La Journée du 7 mai à Versailles
Le grand quartier général des armées alliées se trouve actuellement à Versailles, boulevard de la Reine, au « Trianon-Palace, » qui, pendant la guerre, a servi d’hôpital pour les troupes britanniques. C’est là que les délégués allemands ont été convoqués pour connaître les conditions de la paix qu’ils ont demandée après la défaite de l’Allemagne et de tous ses complices autrichiens, hongrois, bulgares et turcs. Cette démarche de l’ennemi battu étant un résultat militaire, que nous devons au courage de nos soldats et à la science de leurs chefs, on a voulu que cette notification, qui est encore un acte de guerre, eût lieu dans un établissement militaire, sous le fanion du maréchal de France, commandant en chef, qui a conduit nos armées à la victoire.
Un poste de chasseurs alpins, en tenue de campagne, garde la grille de l’hôtel. Les consignes sont très sévères. Nul n’est admis au grand quartier général sans une autorisation spéciale et motivée.
Dans la rayonnante beauté de cette journée historique, on dirait que le goût instinctif de notre race suffit à mesurer avec une justesse parfaite l’attitude et l’allure de chacun. La foule ne se plaint pas d’être maintenue à une certaine distance, aux abords du grand quartier général. Elle attend patiemment les hommes d’État qui vont donner une consécration finale aux succès de nos hommes de guerre…
Tout à coup, une acclamation s’élève, douce, affectueuse, profondément touchante à force de sincérité enthousiaste et de discrétion quasi diplomatique. On a reconnu les moustaches blanches, la figure énergique de M. Clemenceau, dans une automobile qui passe entre deux haies de têtes découvertes, de visages souriants, et se range, après un savant virage, devant le perron de l’hôtel Trianon. Le président du Conseil descend de voiture, très alerte, plus juvénile que jamais. On entend la voix du lieutenant qui commande la compagnie du 26e bataillon de chasseurs à pied, rangée dans la cour, face à la porte d’entrée, pour rendre les honneurs : « Présentez armes ! » M. Clemenceau, très pressé, se dérobe à la poursuite d’une nuée de reporters-photographes qui essaient de braquer sur lui toute une batterie de kodaks. Il se dirige tout droit vers la salle de la séance, respectueusement salué par les officiers de service. On sent qu’il a hâte d’en finir. Son allure fait comprendre qu’il a réuni la Conférence pour une séance de travail et non point pour une cérémonie d’apparat. Pareillement, les plénipotentiaires alliés arrivent, avec une ponctualité militaire, à l’heure indiquée, dans des autos conduites par des soldats. On reconnaît, on salue, on acclame au passage le Président des États-Unis, que le colonel House a précédé de quelques instants. La compagnie d’honneur présente les armes à toutes les délégations, que le directeur du protocole et le préfet de Seine-et-Oise reçoivent au haut du perron.
Voici M. Pachitch, le doyen des plénipotentiaires alliés, vieillard à longue barbe blanche ; M. Vénizélos, souriant et silencieux, avec ses deux collaborateurs, M. Polilis, M. Romanos, Parisiens d’Athènes et Athéniens de Paris ; M. Orlando, affable et cordial, visiblement heureux d’être revenu parmi nous ; M. Lloyd George, resplendissant de bonne santé ; sir Robert Borden, vers qui s’empressent les officiers d’état-major du corps canadien ; M. Bratiano, vigoureux et jeune ; M. Balfour, figure robuste et pensive de Cette écossais ; M. White, grave et doux ; M. Pichon, M. Cambon, M. Klotz, M. Tar-dieu, dont les traits nous sont familiers. Le maréchal Foch, très acclamé, passe en revue, rapidement, les chasseurs de la compagnie d’honneur et serre la main de l’officier qui les commande, un glorieuse mutilé de la guerre, le lieutenant Pietri. La Belgique, le Japon, le Siam, le Brésil, la République tchéco-slovaque ont arboré leurs couleurs nationales aux autos de leurs plénipotentiaires. Un fanion de pourpre, écussonné d’un aigle blanc aux ailes éployées, annonce le président Paderewski, la Pologne ressuscitée… Il est 2 h. 20. Les Allemands sont convoqués pour trois heures.
La salle du Congrès est vaste, largement éclairée, toute blanche. La lumière du ciel bleu entre à flots par les hautes baies vitrées. De sorte que les limites de ces quatre murs sont prolongées par les lignes d’un paysage où l’ingénieux arrangement des parterres, des futaies et des charmilles compose à l’arrière-plan d’un drame plein d’images émouvantes un décor fait à souhait pour le plaisir des yeux. Tout cet espace libre donne une impression d’affranchissement. La vue s’étend au loin, en de riantes perspectives, au-delà du lieu pathétique et de l’instant solennel, par les échappées d’un parc aux profondeurs mystérieusement belles. On voit des ondulations de pelouses fraîches, un frémissement de feuillages touffus, un luxe de verdures neuves et de floraisons printanières, comme si la nature éternelle et de nouveau rajeunie voulait mêler aux derniers actes de l’immense tragédie, proche du dénouement, les consolantes images du rendu véhément et de la renaissance.
Les tables des plénipotentiaires sont recouvertes de drap vert et arrangées en rectangles, conformément aux dimensions de la salle.
Ce que les délégués des Puissances alliées voient devant eux, en pleine lumière, au bout de cette vaste salle claire, en face de la table où siège M. Clemenceau, premier plénipotentiaire de France, président de cette assemblée, ce sont les places encore vides, réservées aux envoyés de l’Empire allemand, qui, dans quelques minutes, viendront demander la paix dans cette même ville de Versailles où fut célébré en grande pompe, il y a quarante-huit ans, le triomphe insolent des Hohenzollern.
Dès qu’on a su, par téléphone, que le colonel Henry, chef de la mission française auprès de la délégation allemande, a quitté l’hôtel des Réservoirs, amenant dans quatre automobiles, les six délégués, Mme le comte de Brockdorff-Rantzau, ministre d’Empire pour les Affaires étrangères, le docteur Landsberg, ministre d’Empire à la Justice, M. Johann Giesberts, ministre d’Empire pour les Postes, le premier bourgmestre Leinert et le docteur-professeur Walter Schücking, on a vu aussitôt notre directeur du protocole, M. William Martin, introducteur des ambassadeurs, se diriger vers l’entrée de l’hôtel, sous le péristyle, afin d’y remplir, avec son tact habituel et sa correction coutumière, les devoirs d’une charge qui jamais n’exigea de ce diplomate, expert en l’art des nuances, un sens plus délicat de la parole à dire, du silence à observer ou du geste à faire.
En même temps, les hommes de la compagnie d’honneur, n’ayant plus à présenter les armes à personne, se retirent par files à droite, au commandement du lieutenant Pietri, qui leur accorde un bon moment de pause et de récréation dans le beau jardin vert où les petits chasseurs bleus, casqués d’acier, ayant formé les faisceaux et prenant leurs ébats auprès des parterres de myosotis, ressemblent presque à une gentille troupe d’écoliers en vacances.
C’est exactement à 3 h. 3 que les membres de la délégation allemande descendent de leurs automobiles pour gravir le perron de l’hôtel Trianon, et pénétrer dans la galerie qui conduit à la salle du Congrès. D’un geste courtois et mesuré, sans rien dire, le directeur du protocole, introducteur des ambassadeurs, debout, tête nue, au haut du perron, a répondu poliment au salut automatique, gêné, des plénipotentiaires d’outre-Rhin et leur a fait signe de le suivre. Le doyen des huissiers du ministère des Affaires étrangères, correct et impassible, très décoratif avec sa face rasée, son habit noir, sa chaîne d’argent au cou, son épée au côté, sa culotte courte et ses bas de soie, son bicorne sous le bras droit, marche devant le cortège. Ce respectable doyen rappelle seul par son costume, par son allure, par une sorte de majesté répandue dans toute sa personne, l’époque des diplomates du Congrès de Vienne et le temps lointain où le prince de Talleyrand réglait en personne tous les détails de l’étiquette des chancelleries. Toutefois, rien n’a été négligé pour que les plénipotentiaires ennemis fussent traités avec tous les égards compatibles avec l’état de guerre que l’armistice a suspendu, et qui ne prendra fin qu’après la signature de la paix. A l’Allemagne, qui n’a pas montré plus d’humanité dans ses victoires éphémères que de dignité dans sa défaite finale, la France et ses Alliés épargneront les humiliations dont les Allemands vainqueurs n’eussent pas manqué de nous accabler. Bismarck, au mois de septembre 1870, dictait à son secrétaire, Moritz Busch, les pages féroces de ses Mémoires, où l’on voit que Jules Favre, au sortir des entretiens du château de Ferrières, « avait l’air égaré, abattu, presque au désespoir ; » que ce pauvre homme « poussait de profonds soupirs, levait les yeux au ciel », que même « il s’était maquillé, » et cent autres traits du même goût. Nous ne sommes pas de ceux qui disent avec le cynique chancelier du Kaiser Guillaume Ier : « En politique, il n’y a pas de place pour la pitié. »
Aurions-nous pu compter sur la pitié du comte Ulrich von Brockdorff-Rantzau, si la marche du général von Kluck à travers la Belgique, le mouvement du prince Ruprecht sur la frontière des Vosges, la ruée du Kronprinz sur Verdun avaient abouti, selon les directives du grand état-major de Berlin, à l’encerclement de la France, à la prise de Paris, à une autre paix de Versailles, achevant par notre ruine totale les catastrophes de l’Année terrible ? On en peut douter, avoir le profil raidi, les sourcils froncés, le regard aigu, les lèvres minces, retirées sous la moustache courte, le menton obstiné, l’hostilité visible, l’air autoritaire, l’allure très allemande de ce diplomate pâle, qui passe vite, en redingote boutonnée et chapeau rond, mais que l’on n’eût pas été surpris, en d’autres temps, de rencontrer sous la tunique et le casque à pointe de la garde prussienne, où il fut effectivement lieutenant de réserve du premier régiment des grenadiers à pied. L’ancien ministre de Guillaume II à Copenhague, devenu le secrétaire d’État des Affaires étrangères de la Révolution allemande, est visiblement animé d’une passion intérieure qu’il a beaucoup de peine à maîtriser. Derrière cette Excellence socialiste, issue d’une authentique lignée de l’ordre équestre du Holstein, les quatre collègues du Herr Graf, apparemment pénétrés de l’idée de la hiérarchie qui les subordonne à un homme de caste féodale et d’ancien régime, nous montrent des figures de bourgeois « sozialdemokrates » ou d’intellectuels du Vorwaerts, peu connus hors de leurs groupements professionnels et qui, portés sur la scène politique par l’avènement de Friedrich Ebert, « président d’empire, » de David, de Scheidemann et des autres représentants du socialisme impérial, n’ont pas tardé à prendre le pli des anciens fonctionnaires du Kaiser. L’un d’eux a une grosse barbe rousse. Un autre se fait remarquer par un costume digne des touristes que dessina le crayon de Hansi.
La porte vitrée de la salle du Congrès s’ouvre à deux battants. Le doyen des huissiers du ministère des Affaires étrangères annonce d’une voix forte, bien timbrée :
— Messieurs les plénipotentiaires de l’Empire allemand.
Le comte de Brockdorff-Rantzau et ses collègues entrent d’un pas qu’ils essaient d’affermir, regardant fixement devant eux, vers la table vide, qui est réservée à leur délégation. Le personnel de leur secrétariat, composé surtout de professeurs et de conseillers de cour ou de commerce, leur service de presse, leurs interprètes sont là, au fond de la salle, déjà installés devant une table recouverte d’une étoffe rouge. Les plénipotentiaires ennemis reconnaissent leurs places, marquées sur le drap vert de leur table, par six petits carrés de carton, portant ces mots calligraphiés : Délégation allemande. Ils vont s’asseoir sur leurs chaises cannées, lorsqu’ils s’aperçoivent que tous les assistants, d’un mouvement spontané, se sont levés. Alors, sans avoir l’air de bien comprendre le sentiment qui nous dicta ce geste de silencieuse dignité, ils restent un instant debout et s’inclinent devant l’assemblée, qui ne donna pas en vain cet exemple de haute politesse.
C’est alors que le président de cette assemblée d’hommes d’État et de chefs de peuples, M. Clemenceau, ayant à sa droite M. Wilson, président des États-Unis d’Amérique, à sa gauche M. Lloyd George, premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, autour de lui les représentants des puissances alliées et le maréchal Foch, commandant en chef des armées victorieuses, prononce, debout, dans un silence chargé d’émotions et de souvenirs, les paroles attendues. Sa voix est brève, nette, son débit est rapide, son accent est aussi ferme que pénétrant. On le sent saisi jusqu’au fond de l’âme par la poignante gravité de cette minute, par la dramatique portée de cette échéance qu’en des jours critiques il n’espérait, peut-être pas si proche et si conforme aux arrêts de l’éternelle justice.
Ce n’est ni le temps ni le lieu des longs discours. Il s’agit d’un règlement de compte. Ce compte, ouvert de peuple à peuple, est terriblement lourd. Il sera payé. Les conditions de la paix demandée par l’Allemagne sont inscrites dans un livre qui sera remis tout à l’heure au chef de la délégation allemande. La procédure adoptée pour les observations relatives à ces conditions ne comportera pas de discussions verbales. Les observations devront être présentées par écrit. Les représentants des puissances alliées et associées ne sauraient admettre aucune discussion sur leur droit de maintenir les conditions de fond de la paix telles qu’elles ont été arrêtées. Ils ne pourraient prendre en considération que les suggestions d’ordre pratique que les plénipotentiaires allemands pourraient avoir à leur soumettre. Telle est la pensée clairement indiquée, sous des formes polies, par M. Clemenceau, président de la Conférence de la Paix.
M. Clemenceau résume son allocution en ces termes : « Ce volume, que va vous remettre M. le secrétaire général de la Conférence, vous dira quelles conditions nous avons déterminées. Pour étudier ce texte, toutes facilités vous seront nécessairement accordées, sans parler des procédures de courtoisie qui sont d’usage chez tous les peuples civilisés. »
En écoutant cette allocution, et tandis qu’elle est traduite successivement en anglais et en allemand par Mme Mantoux et Laperche, officiers interprètes, les délégués ennemis sont immobiles et s’efforcent de paraître impassibles. M. de Brockdorff-Rantzau est assis à peu près au milieu de leur table, ayant à sa droite le Reichsjustizminister, Otto Landsberg, l’Oberburgermeister Leinert, le banquier Melchior, à sa gauche le ministre Johann Giesberts, député d’Essen au Reichstag, et le docteur Walter Schücking, professeur de droit public à l’université de Marbourg. Celui-ci, les bras allongés sur la table, les mains croisées, la tête penchée, semble particulièrement accablé.
Le Livre de la Paix est un fort volume in-quarto, de plus de 400 pages, recouvert d’une reliure blanche, qui porte ce double titre : Conditions de paix ; Conditions of peace. Ayant reçu de M. Dutasta, ambassadeur de France à Berne, secrétaire général de la Conférence, l’exemplaire destiné à la délégation allemande, le comte de Brockdorff-Rantzau place cet exemplaire devant lui, sans l’ouvrir, et pose, d’un mouvement sec, ses gants sur la couverture blanche. Ensuite, d’un geste lent, il lève la main droite, deux doigts en l’air, faisant signe qu’il veut parler. Le président Clemenceau lui donne aussitôt la parole. Le chef de la délégation d’Empire entreprend de lire tout haut, en allemand, un papier dactylographié, pour lequel il ajuste sur ses yeux une paire de grosses lunettes à monture d’écaille. On remarque qu’il parle assis, comme si Son Excellence était hors d’état de disposer de toutes ses forces physiques. Quoi qu’il en soit, son discours est prononcé d’une voix sourde et comme lointaine, sur un ton distant, avec une froideur et une monotonie d’élocution qui ne seraient pas autres s’il s’agissait d’obtenir, de la part d’un tribunal respecté, le maximum d’antipathie.
Cette déclaration officielle, soigneusement rédigée en style convenu, en formules dépourvues d’action persuasive, s’annonce, tout de suite, comme une formalité diplomatique. Si M. de Brockdorff-Rantzau, en restant jusqu’au bout diplomate allemand, à la manière d’un Jagow ou d’un Bernstorff, a voulu déplaire aux plénipotentiaires des Puissances alliées, notamment aux représentants de l’Amérique et de l’Angleterre, à M. Wilson, à M. Lloyd George, à M. Balfour, on doit dire qu’il a parfaitement réussi dans ce dessein. L’impression générale est nettement défavorable. Il s’arrête, après ses premières phrases, pour laisser à deux interprètes, placés derrière lui, le temps de traduire en français et en anglais son exorde. « On n’entend rien ! » observe M. Clemenceau, prêtant vainement l’oreille à une version française qui manque de clarté. Et M. Clemenceau ajoute : « Que l’interprète vienne auprès du bureau ! » Les deux collaborateurs du comte de Brockdorff-Rantzau obéissent à cette invitation, et sont guidés vers leur nouvelle place par le secrétaire général de la Conférence. Alors, se tenant debout, devant le bureau où siègent Mme Clemenceau, Wilson et Lloyd George, ils vont translater, phrase par phrase, le discours de leur chef. C’est d’abord un aveu de défaite, la reconnaissance solennelle de la victoire de la France et de ses fidèles alliés. On entend ces mots : « … La force des armées allemandes est brisée… Nous ne nous faisons point d’illusion sur l’étendue de notre défaite, sur le degré de notre impuissance. Nous connaissons la puissance de la haine que nous rencontrons ici… » Ainsi l’aveu de la défaite est aussitôt suivi d’une manifestation très germanique. En effet, qui ne sait que l’Allemand a toujours mis une espèce de point d’honneur et de gloriole à se proclamer haï de tout l’univers ? C’était une des forfanteries de Bismarck…
Or, si l’on regarde la physionomie de ceux qui, dans cette salle, entendent tour à tour, en allemand, en français, en anglais, cet écho de la phraséologie bismarckienne, où trouve-t-on l’expression de cette haine dont parle l’envoyé d’Ebert et de Scheidemann ? Voici les délégués belges, dont la patrie a été ensanglantée, ruinée, pendant près de cinq ans, par l’Allemagne, violatrice des traités : l’un d’eux, M. Vandervelde, en présence de ses collègues, Mme Paul Hymans et Van den Heuvel, demandait à la Conférence de la paix, réunie en séance plénière, le 14 avril dernier, que les Allemands fussent admis le plus tôt possible, après la signature du nouveau traité, au Congrès international du Travail, à Washington ! Voici M. Pachitch, patriarche de la Serbie en deuil, et nos hommes d’État, chargés des justes revendications de notre France, qui est fière de sa victoire, mais qui pleure, hélas ! sur dix-sept cent mille tombeaux. Ces hommes ont le visage empreint d’une gravité attristée, où se mêle l’austère satisfaction que donne à leur conscience le sentiment d’un devoir de justice à remplir sans faiblesse. Lequel d’entre eux, en vérité, respire cette fureur de haine ? N’en trouve-t-on pas plutôt l’expression visible à des signes certains, dans le ton de cette diatribe savamment étudiée, mais vraiment trop connue, qui nous répète, une fois de plus, les récriminations souvent adressées, même en temps de paix, à la France pacifique par l’Allemagne belliqueuse, provocante, agressive ?
M. de Brockdorff-Rantzau reprend ses argumentations en allemand. C’est d’abord un essai de plaidoyer en faveur du peuple allemand qui, dit-il, « était convaincu qu’il menait une guerre défensive. » Tandis que le ministre des Affaires étrangères de l’Empire socialiste d’Allemagne, naguère encore ministre impérial en Danemark, où il fit fermer impérieusement, malgré la neutralité danoise, les détroits de la Baltique, s’efforce de faire retomber sur ce qu’il appelle « l’impérialisme de tous les États européens » et la « politique de revanche » toutes les responsabilités d’une « maladie » qui aurait « empoisonné l’Europe » et « atteint sa crise aiguë dans la guerre mondiale, » le sourire silencieux de M. Venizélos en dit long sur cette théorie d’université germanique. Le président du Conseil des ministres de Grèce se trouvait à Munich au moment où l’Allemagne nous a déclaré la guerre : il revenait de Bruxelles où avait été décidée une conférence avec le grand-vizir de Turquie, en vue d’une entente et de la solution de la question des îles de l’Archipel. Témoin des scènes dont M. Allizé, alors ministre de France en Bavière, rendit compte à son gouvernement, il sait à quoi s’en tenir sur le prétendu pacifisme de l’Empire allemand. M. de Brockdorff-Rantzau parle ensuite de la mobilisation russe qui « ôta, dit-il, aux hommes d’État la possibilité de la guérison et remit la décision entre les mains des pouvoirs militaires. » Les diplomates présents sont trop au courant de l’histoire de ces cinq dernières années, pour oublier la démarche conciliante que l’ambassadeur de Russie à Berlin fit auprès du chancelier Bethmann-Hollweg, par ordre de M. Sazonoff, afin de déclarer que les précautions militaires prises dans les arrondissements d’Odessa, Kiew, Moscou et Kazan n’étaient à aucun degré dirigées contre l’Allemagne et ne préjugeaient pas non plus des mesures agressives contre l’Autriche-Hongrie…
C’est ainsi que les objections viennent en foule à l’esprit des auditeurs de cette harangue. On éprouve d’ailleurs quelque difficulté à suivre les développements de l’orateur allemand, son discours étant morcelé, à chaque instant, par la double traduction en anglais et en français. Il lit une phrase. Puis, il attend qu’on la traduise dans les deux langues. Cette procédure donne des loisirs à ceux qui n’ont pas besoin de ces versions successives. Par exemple, le premier plénipotentiaire de l’État tchéco slovaque, M. Carel Kramar, qui comprend très bien la langue allemande, ayant été accusé, jugé et même condamné à mort en cette langue, profite de ces instants de répit pour prendre connaissance du traité. Lentement, posément, il coupe les grandes pages du livre avec un coupe-papier d’ivoire, et tourne les feuillets, aussi tranquille que s’il étudiait un ouvrage de Sorel ou de Vandal dans la bibliothèque de notre École des sciences politiques dont il fut un des élèves les plus distingués.
Maintenant M. de Brockdorff fait cet aveu :
« Nous sommes prêts à confesser les injustices que nous avons commises. Nous ne sommes pas venus ici pour atténuer la responsabilité des hommes qui ont conduit la guerre au point de vue politique et économique et pour nier les crimes commis contre le droit des gens. Nous renouvelons la déclaration qui, au début de la guerre, a été faite au Reichstag allemand : il a été fait tort à la Belgique, et nous voulons réparer ce tort. »
Cet acte de contrition annonce la « réparation » des massacres de Dinant-sur-Meuse, de Visé, de Thamines, d’Aerschot, et sans doute aussi des ruines de Louvain. Mais comment réparer l’irréparable ?
La fin du discours de M. Brockorff-Rantzau est un développement sur le droit, sur la justice, sur la nécessité d’améliorer le sort des classes laborieuses, sur la « protection internationale de la vie, de la santé des travailleurs, » avec une mention élogieuse des principes du président Wilson et des vues sur la cité future… L’attitude du ministre travailliste liâmes et du délégué socialiste Vandurvelde, les regards de M. Wilson, fixés directement, obstinément sur le visage pâle du chef de la délégation allemande, prouvent, avec une saisissante netteté, que ces considérations, au moins inattendues, ne sont pas du goût des personnes à qui elles sont particulièrement adressées.
Kt c’est fini. M. Clemenceau demande, d’une voix nette, si quelqu’un a encore des observations à présenter. Le comte de Brockdorfï-Rantzau répond en français : « De notre côté, non. » La séance est levée. Les Allemands sortent de la salle, les premiers, ayant apparemment hâte de s’en aller. La pâleur croissante de leur chef indique une violente crise intérieure. Les autres conservent la même physionomie atone, inexpressive dont ils ne se sont pas départis dans tout le cours de cette séance historique où l’on sentait planer quelque chose de supérieur aux hommes et comme la présence invisible d’une Némésis vengeresse.
Tandis que les Allemands s’en vont, dans l’émouvant silence de cette fin d’audience, un jeune aspirant de l’armée française, presque un enfant encore, rose et blond, mais déjà formé par l’expérience de la guerre, grand et fort sous le bleu horizon de sa vareuse ornée de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire, dit à un camarade :
— Nous venons de voir un dominateur dominé.
Et il ajoute :
— C’est aujourd’hui l’anniversaire du torpillage de la Lusitania.
GASTON DESCHAMPS.