La Journée du 18 juin 1919 à Versailles

La Journée du 18 juin 1919 à Versailles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 467-470).
LA JOURNÉE DU 28 JUIN
À VERSAILLES

La Journée du 7 mai à Versailles a été racontée ici-même [1]. Voici, plus mémorable encore, l’autre journée, celle du 28 juin 1919, désormais inscrite parmi les plus grandes dates de l’histoire de France. Dans ce décor de Versailles et de la Galerie des Glaces, évocateur d’un passé magnifique, flottait cependant, depuis l’Année terrible, l’ombre d’un deuil national. C’est là que, dans le clair-obscur d’une morne journée d’hiver, le 18 janvier 1871, nos ennemis, dans le brutal enivrement de leurs succès, ont cru pouvoir abolir dix siècles de gloire française. C’est là que maintenant, dans la lumière d’un beau jour d’été, la France a donné rendez-vous aux peuples de l’univers civilisé, pour y faire constater son droit, aux yeux du monde entier, par la signature de l’Allemagne vaincue.

Le Château, avec sa vaste cour, ses statues, les lignes simplets et nobles de sa façade, forme le fond d’un tableau dont les premiers plans sont animés par un va-et-vient de troupes en marche. Les représentants des nations alliées qui arrivent à Versailles dans des automobiles pavoisées aux couleurs de leurs drapeaux, écussonnées de cocardes tricolores, passent, avant de franchir la grille, entre deux haies de dragons bleus. Ces jolis cavaliers, presque tous imberbes, en tenue de campagne, avec de jeunes visages roses qu’empreint de précoce gravité la jugulaire du casque d’acier, sont armés de lances dont les banderoles blanches et rouges ont des palpitations d’ailes, au souffle du vent léger, sous le tendre azur d’un ciel très doux. Des compagnies d’infanterie viennent, d’un pas allègre et souple, prendre position, pour le service d’ordre, sur les différents points de l’avenue de Paris, de l’avenue de Sceaux, de l’avenue de Saint-Cloud, ou de l’intérieur de la ville de Versailles. La porte dés grilles de la cour des Statues s’ouvre à deux battants pour livrer passage à une troupe qui s’avance en uniforme de gala, ornée de panaches, de crinières, d’épaulettes et de buffleteries dont nos yeux avaient été déshabitués par la simplicité Spartiate de la tenue de guerre. Les tambours roulent. Les clairons chantent. La foule admire ces superbes soldats. Toutes les têtes se découvrent au passage du drapeau,

Dans la Cour de Marbre, les plénipotentiaires alliés sont salués par une compagnie qui présente les armes, tandis que clairons et tambours, autour du drapeau, sonnent et battent aux champs. L’introducteur des ambassadeurs les conduit à la Galerie des Glaces par l’escalier d’honneur, où s’alignent deux rangs de gardes immobiles, en hautes bottes vernies et culottes blanches, tuniques à retroussis rouges, casques brillants à crinière, à cimier, à aigrette, sabre au clair.

Ils vont s’asseoir à leurs places respectives, autour des tables réservées aux délégations de l’Entente. On voudrait connaître leurs noms, voir leurs figures. Mais ici les traits individuels s’effacent, se confondent dans l’immensité de la vaste perspective que nous ouvre l’avenir et dans la beauté de l’œuvre collective qui est née d’une noble fraternité d’armes. Les grands soldats qui furent les héroïques ouvriers de cette œuvre et par qui devint possible, en fin de compte, le dénouement auquel nous assistons en ce jour, n’ont obtenu, pour la plupart, qu’une gloire anonyme. Combien, hélas, ont disparu sans laisser même un nom sur une croix de bois ! Il n’y aura donc point d’appel nominal ni de titres sonores, jetés au public. Pas d’autres uniformes que les uniformes militaires. On a eu l’heureuse pensée de placer au premier plan des invités un groupe de soldats mutilés. Ils sont là, ces témoins qui sont des martyrs, assis souffrants et pâles, mais quand même radieux, dans l’embrasure d’une haute fenêtre dont la clarté fait voir en plein jour les balafres de leurs visages ravagés. Et l’on n’aurait rien à regretter si les yeux qui le cherchent vainement, apercevaient auprès d’eux l’illustre chef qui les a menés à la victoire.

Un émouvant silence s’établit. La table et les sièges assignés aux délégués allemands sont encore vides. On attend. et voici que, dans ce silence, sous les yeux de l’assemblée immobile, entrent par la porte du fond deux hommes à lunettes, vêtus de longues redingotes noires. Précédés par des officiers en khaki ou bleu horizon, qui les guident vers leurs places, ces deux hommes sont suivis de deux ou trois secrétaires de leur délégation, également vétus de noir.

On sait que ce sont les remplaçants du comte Ulrich von Brockdorff-Rantzau et des doctes professeurs qui formaient sa suite. Tout le personnel féodal et universitaire de l’Allemagne impériale a disparu, au moment de l’échéance. En l’absence de tous ces seigneurs et docteurs, aujourd’hui défaillants, voici M. Hermann Müller, qui est un personnage dans la « Sozialdemokratie. » Il est devenu ministre des Affaires étrangères. De sa carrière politique, peu connue chez nous, le plus mémorable épisode, c’est le voyage qu’il fît à Paris, vers la fin du mois de juillet 1914, afin d’apporter à nos socialistes l’assurance formelle que les « sozialdemokrates » du Reichstag ne voteraient pas les crédits de guerre, demandés par le gouvernement du Kaiser. Ce qui n’empêcha pas, du reste, ces « sozialdemokrates » de voter à l’unanimité ces crédits dans la séance du 4 août... L’autre ministre allemand, M. Bell, assis à la gauche de M. Müller, a encore moins de notoriété que son collègue : c’est un homme très brun, avec une moustache très noire, peu de front, des cheveux noirs et drus, hérissés. Une paire de verres fumés, entourés d’écaille, couvre son regard. Le drap noir de sa redingote fait ressortir vivement, au-dessus de sa cravate noire, la blancheur d’un grand faux-col empesé et raide. Les délégués de l’Empire d’Allemagne ont adopté la tenue d’enterrement.

L’ordre du jour de cette séance, nécessairement brève, ne comporte pas de longs discours. Une seule voix se fera entendre, une voix française, celle de M. Clemenceau, président de notre conseil des ministres et président de la Conférence de la Paix. En quelques mots, sans phrases, cette voix, très claire, très nette, résume et définit la situation. Les délégués allemands sont invités, purement et simplement, à signer le traité, dont le texte est certifié conforme aux deux cents exemplaires qui ont été mis à leur disposition. « Les signatures vont être données, qui vaudront un engagement irrévocable d’accomplir, d’exécuter loyalement et fidèlement, dans leur intégralité, toutes les conditions qui ont été fixées. » L’orateur appuie sur ces mots : Irrévocable... Loyalement... Fidèlement... Un interprète s’approche de MM. Müller et Bell, pour leur traduire ces paroles. Sans rien répondre, ils se lèvent, quittent leur place. On le dirige vers la table de la signature. A ce moment, le silence est terrible dans la salle muette. Les plénipotentiaires alliés sont impassibles et graves. Nos mutilés fixent les regards qui brillent dans leurs faces décharnées sur ce couronnement de leur œuvre qui s’achève. Ils sont près de la table, en pleine lumière. C’est sous leurs yeux, qu’aujourd’hui, 28 juin 1919, à trois heures quinze de l’après-midi, les Allemands se courbent pour signer l’aveu de la plus humiliante et de la plus juste défaite qui ait jamais châtié un dessein criminel.

C’est fait. L’injure du 18 janvier 1871 est effacée. Toutes les nations civilisées sont ici, avec nous. Elles vont, à tour de rôle, sceller et signer le pacte d’union morale qui les lie à notre cause, après la lutte d’hier, dans la paix d’aujourd’hui, pour le labeur de demain. Un à un, sans qu’un nom soit prononcé, dans l’ordre et dans le silence qui conviennent à cette heure glorieuse, les plénipotentiaires alliés se lèvent pour inscrire, auprès de la signature de la France, amie, leurs signatures fraternelles.

Et maintenant, c’est le canon, qui annonce aux multitudes accourues sur les places publiques, la fin de nos épreuves, de nos angoisses, de nos agonies par l’avènement de la paix dans le triomphe de la France et de ses fidèles alliés. La Galerie des Glaces vibre à chaque détonation. Chacun de nous pense à l’élan de joie populaire et de fierté nationale qui va succéder à nos inquiétudes et à nos fièvres, tandis que la bonne nouvelle se répand de proche en proche, apportant de la capitale des Français jusqu’au plus humble village un renouveau d’espérance et de force à tout un peuple heureux de trouver enfin sa récompense, c’est-à-dire, après tant de combats, la paix dans la victoire, — après tant de souffrances et de deuils, la consolation dans la liberté.


G. D.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.