Mercvre de France (p. 261-303).
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XIII

Il passa, ce jour de printemps, comme le jour de Noël, par le petit jardin dont la grille était ouverte.

Son cœur battait délicieusement, et il ressentait une gaieté frondeuse, sans avoir, pourtant, des idées ridicules d’hommes fat sur le triomphe prochain.

Elle cédait.

Cela était plus simple, plus conforme à la vie ; mais cela n’irait pas tout seul, car une jongleuse de sa force devait lui ménager des surprises.

Agréables ou désagréables, les surprises ? Serait-il obligé de se fâcher au dernier moment, d’agir comme les dompteurs en face de la buveuse d’air, la fameuse cavale à qui l’on dut brûler les yeux pour lui faire porter Mahomet ?

Et il récapitulait :

— Non, elle ne se tuera pas, mais elle est capable d’essayer tout de même ? Elle aura expédié Missie aux crèches populaires et le diplomate sourd chez son ami le dégustateur. Nous aurons tout le loisir de discuter le genre de mort, l’après-midi. Vers le soir, la collation, le vin des îles, nous attendriront. Moi, je réclame l’asphyxie par les roses. J’en ai envoyé suffisamment pour garnir toute sa chambre et joncher les tapis. Maintenant, il y a le poison et le coup de revolver. Très sale dans ses résultats, le poison ; le revolver… c’est bien vieux jeu, en outre, ça fait beaucoup de bruit, surtout quand on se rate, et ça vous ameute les domestiques. Reste à lui persuader qu’en la tenant au lit, l’espace d’une semaine, je me charge de lui faire oublier le goût du piment chinois dont M. Donalger assaisonnait ses caresses conjugales. Je crois que, tout bien réfléchi, mon plus dangereux ennemi, c’est cet officier de marine qui commande encore le vaisseau-fantôme de ses rêves. Il y a des gens qu’il est nécessaire d’enterrer sous des montagnes ! C’est drôle, je me sens dispos, très heureux, je n’ai plus peur d’elle, mais, le mort m’obsède. Il convient de secouer cela vivement. Après tout, hier, je la voyais en magicienne capable de m’envoûter ; aujourd’hui, j’ai le glorieux réveil du spectateur revenu du théâtre qui retrouve la grande actrice à ses côtés, bien en chair, pas trop en os, et offrant ses bras, moins le plâtre. Le mari ? Le souffleur, quoi ! Je n’ai nul besoin de m’en embarrasser pour mes répliques personnelles. D’abord, on ne parlera plus. Les choses éternelles sont dites !… Sacrebleu !… Missie !

Debout, sur le perron, Marie Chamerot le saluait, un peu rougissante, charmante d’ailleurs, car elle embellissait depuis qu’elle était sincèrement éprise de l’étudiant. Elle aussi cherchait à étouffer dans son cœur le battement furieux des ailes d’Éros ! Ses yeux brillaient, ajoutaient des sous-entendus aux moindres phrases ; elle se coiffait en guerrière d’amour comme sa tante, elle portait fièrement le casque lisse de ses cheveux, dégageant son front, montrant sa nuque, et elle avait revêtu, ce jour-là, un coquet costume d’avril blanc et rose, des petits bouquets Pompadour se noyant dans un fond crème. Toujours les œufs à la neige ! et déjà la pointe de galanterie du bouton carminé qui crève son enveloppe.

— Bonjour, Mademoiselle ! Vous ne cyclez donc pas aujourd’hui ? Mme Donalger va bien ? Est-ce que je me présente trop tôt ? Vous alliez sortir ? Je suis si mal élevé, moi.

— Non, Monsieur, nous ne devions pas sortir. Ma tante est un peu souffrante.

— Qu’a-t-elle ? interrompit le jeune homme anxieux, toute sa gaieté triomphante envolée.

— Oh ! rien de grave ! Elle s’est levée très tard, s’est plainte de douleurs nerveuses, a déjeuné cependant mieux que de coutume ; elle a bu du vin, elle qui n’en boit jamais, et elle est descendue chez elle, me déclarant qu’elle voulait préparer sa chambre pour nous montrer ses belles robes. Vous savez, la collection des pays chauds ? Au contraire, elle est très gaie, quoique souffrante, elle veut nous faire danser… pour vous apprendre, Monsieur.

Et elle esquissa une gracieuse révérence.

— Elle n’est pas sérieusement malade, Marie, vous me le diriez, n’est-ce pas ?

Marie examina le jeune homme, la physionomie inquiète, comme si elle le voyait pour la première fois. Son regard de petite personne libre avait quelque chose de dur, un effarouchement ou une résolution, mêlée d’une inexplicable timidité.

— J’apprendrai, Mademoiselle, j’apprendrai tout ce qu’on voudra, et j’espère que vous m’aiderez ? murmura Léon poliment.

— Oh ! moi, je ne connais pas les rites espagnols ! Ce sera fort amusant pour vous si elle s’en mêle. Moi, je suis une élève encore.

— Une élève très… stylée, Mademoiselle ! je vous ai vue danser. (Ils rentrèrent ensemble dans la salle à manger vert-d’eau.) Tous mes compliments sur votre robe, Missie, et sur votre nouvelle coiffure ? Une taille, des cheveux ! Vous êtes exquise ! Est-ce que vous permettez ?

Et il lui prit une fleur au corsage, un petit boulon mi-épanoui, qu’il glissa dans sa boutonnière.

— C’est pas du jeu ! fit-elle tristement. Vous ne m’aimez pas…

— Vous croyez que je ne vous aime pas ? Vous vous trompez, Mademoiselle. Aujourd’hui, effet de printemps, j’aime tout le monde. J’adore toutes les femmes… et je les épouserai toutes si on voulait me les donner toutes ! Hélas, on ne me donne jamais rien… que des fleurs… et encore, quand je les… reprends ?

— Pardon ! Quand vous les volez ! riposta Missie le feu aux joues, ignorant que le jeune homme avait envoyé des bottes de roses à sa tante, le matin même.

— Dame ! fit hypocritement l’étudiant, on prend son bien où on le retrouve ! il y a là une équivoque, mais ça ne vous regarde pas. Missie, montrez-moi donc vos progrès dans l’art de la médecine ! de quelle façon soignez-vous les migraines de Mme Donalger, mon cher confrère ?

— Vous tenez à ce que je vous parle d’elle ? Voulez-vous que j’aille la chercher ? Elle s’habille. Vous êtes incorrigible, Monsieur. C’est vous qu’on ne guérira pas facilement. Je ne soigne pas ma tante. Elle a peur de tous les médecins, y compris les étudiants en médecine, vous savez !

— Bah ! Je suis donc bien terrible, Mademoiselle mon cher collègue ?

Il jeta son chapeau et sa canne sur un canapé d’un geste d’homme qui est chez lui. Mlle Chamerot souriait, mais il s’aperçut que ses yeux étaient tout humides d’une grave émotion. Il y avait de la cruauté à se moquer d’elle un jour pareil. Du moment que Mme Donalger allait venir, il serait bon, tendre, fraternel. Il ferait son métier de séducteur, discrètement, en attendant mieux.

— Je vous en prie, Missie, dit-il très câlin, se plantant devant elle les mains offertes, si elle ne peut pas me souffrir, tâchez de me le faire oublier l’espace d’une après-midi. Soyez charitable ?

— C’est pourtant vrai, soupira Marie, lui serrant les mains malgré son violent désir de lui tourner le dos, il faut que je vous aime pour ceux qui ne vous aiment pas. Ce qu’elle s’en fiche, des amoureux, elle ?

Léon hochait la tête, souriant.

— Elle a tort… un cœur tout chaud, c’est un objet très gentil à placer sur le coin d’une cheminée quand on lit des romans.

Marie haussa les épaules, et n’y tenant plus, elle s’écria, de sa plus pure voix de gavroche parisien :

— Votre cœur ? Bien ! Elle en a plein une armoire, des cœurs tout chauds. Et elle s’en sert pas, c’est comme ses belles robes qui moisissent ! Je vous dis qu’elle est folle !

— C’est absolument mon avis ! déclara Léon, qui ne put s’empêcher de rire et de l’attirer jusqu’à lui pour l’embrasser chastement, sur le front.

Marie lâcha ses mains, alla dresser des fruits sur un compotier de cristal.

— Nous ferons collation chez elle, dit-elle fébrilement, essayant de dissimuler son trouble ; Mlle Louise en sera ; nous mangerons des tartelettes à la frangipane, nous boirons de la crème de violette, et nous goûterons les pommes d’Anam qui sont mûres, paraît-il ! Est-ce que vous connaissez la pomme d’Anam ? Ça se hume avec des pailles, comme les sorbets. C’est très bon. Mme Louise, c’est la musicienne du bal blanc, une grande blonde, plus blonde que moi ; elle porte des bandeaux à la vierge, et, si elle n’avait pas le nez long, elle serait bien belle ; mais, voilà, j’ai remarqué que toutes les musiciennes avaient le nez long !

— Va pour les pommes d’Anam ! Je me sens en appétit, et il n’y en aura jamais trop, affirma le jeune homme ; seulement, qu’est-ce que le nez de Mlle Louise vient faire dans ce joli dessert, ma chère Missie ?

— Vous êtes drôle ! Nous ne pouvons pas vous apprendre à danser sans lui. Mlle Fréhel tiendra le piano. Ma tante n’admet pas qu’on fasse de la musique soi-même, alors qu’il y a de grands artistes pour s’en charger.

— Je la reconnais bien là ! Sacrée princesse ! gronda-t-il, mais il garda ses réflexions. On entendait la voix d’Éliante, derrière la porte, la voix d’Éliante, sa vraie voix.

Elle entra, conduisant Mlle Louise Fréhel par le bras.

— Bonjour, mes enfants, dit Éliante affectueusement, les yeux à moitié clos comme quelqu’un qui vient de s’éveiller, je vous amène notre madone à la harpe, elle est bien gentille de s’être dérangée pour nous. Mademoiselle Louise, je vous présente M. Léon Reille, un futur danseur… s’il veut apprendre, et il faut qu’il apprenne. Vous allez bien, mon petit ami. Moi, je suis nerveuse… je casserai tout… mes doigts tremblent… Voyez !

Elle lui tendit la main.

Léon se sentit tout inondé d’une puissante joie. Elle était là, debout, souriante, et si sa petite main tremblait, elle avait ses beaux yeux d’amour, ses yeux les plus passionnés, et, si elle n’osait pas encore les montrer aux autres, lui les devinait bien sous leurs franges de fourrure. Elle était en blanc, drapée d’un grand velours ivoire ; elle portait la robe des fiançailles, la robe de Noël.

— Noël ! répondit le cœur du jeune homme en bondissant.

— Madame, à votre école, fit-il s’inclinant, que n’apprendrait-on pas ? Et comment va M. Donalger ?

— Mon beau-frère est chez un notaire, en ce moment, des histoires de paperasses dont je suis incapable de me charger moi-même. Je pense que nous le verrons soit pour la collation, soit pour le dîner, car nous vous garderons ce soir, monsieur Reille, nous ne vous renverrons qu’à la nuit close. C’est une affaire entendue.

— Je comprends très bien, se dit le jeune homme rassuré, je ferai semblant de m’en aller officiellement, et je reviendrai par le jardin, dès que les lumières seront éteintes ; il n’est plus question de suicide, et cela simplifie le dénouement. Voilà une nuit nuptiale qui s’annonce encore mieux que je n’osais la rêver. J’ai presque envie d’apprendre à danser.

Missie sautait au cou de la grande fille blonde. Celle-ci ôtait son chapeau, son manteau, et apparaissait artistiquement vêtue d’une robe de laine brune, une sorte de costume religieux d’une grâce austère, faisant ressortir les bandeaux à la vierge et le nez aquilin… oui, un peu long, mais joliment dessiné, de la virtuose.

Et les trois femmes, précédant le jeune homme, entrèrent dans le temple.

La haute chambre était éclairée par ses trois fenêtres ovales toutes rutilantes de soleil ; les trois topazes ruisselaient de feux magnifiques sans aucune indication de paysage et baignaient d’une lumière chaude tous les meubles sombres ; Léon reconnut, à la place de l’Éros antique, ses roses du matin, trempant dans une colossale coupe de verre vénitien, de la nuance des opales. Au-dessus du pouf de cygne, les fleurs de toutes couleurs s’enchevêtraient, se mêlaient, se révoltaient, petits boutons ou grosses roses épanouies, comme des amours dans un nid, et il en débordait sur la fourrure blanche, il en tombait partout. Des pétales volaient de tous les côtés, mais cette cascade claire et embaumée ne pouvait lutter contre la violence du parfum de la chambre mystérieuse. Cela sentait le vétiver, aussi le fruit des îles… et plus haut, sous la voûte de ténèbres, régnait cette inexplicable odeur d’huile nègre, dont parlait quelquefois Mme Donalger, une odeur de fauve.

Endormis profondément, les lions, les tigres, les panthères présentaient toujours leurs têtes redoutables au centre des panneaux de draps d’or et toujours le grand lit singulier, en forme d’œuf, tout pâle sous les soies de Brousse bleue paon, semblait protégé par eux comme l’œuf du monde, le germe de tout amour.

Les trois femmes se mirent à jaser doucement.

— Vous avez caché le piano là ! C’est bien de vous ! Pauvre piano ! vous le traitez dédaigneusement, Madame, disait Mlle Louise Fréhel en ouvrant un clavier au milieu d’une petite oasis de palmes vertes.

Et le monstre-piano exhiba ses dents blanches, brutalement. Il eut l’air du nègre géant qui sentait ainsi l’huile rance, bâillait.

— Oh ! ma tante, nos pommes d’Anam ! Elles sont bien trop fondantes ! déclara Missie, s’occupant d’une jolie table de laque à plusieurs étages, tout encombrée de mets spéciaux et délicats.

— Eh bien, il faut les serrer dans la sorbetière, répondit Mme Donalger, très effrayée à la seule idée que cela ne serait pas mangeable.

Et les deux femmes, pendant un tendre prélude de valse, s’agenouillèrent devant un seau d’argent rempli de glace, plongèrent leurs mains agiles, retirèrent des ustensiles de vermeil ronds et sonores, se heurtant avec d’étranges bruits de cymbales, y déposèrent les fruits doucement, comme on mettrait des têtes de petits enfants sur des coussins dans des berceaux.

Léon souriait. Il était roi, ce jour de printemps, et c’était sa royauté de mâle que les trois femmes adorables berçaient.

— Cette nuit ! pensait-il.

Jamais jeune marié n’avait eu plus merveilleuse journée de noces, et jamais non plus il ne reverrait cela. Tout ce qui faisait la beauté de la vie s’unissant pour lui plaire et préparer son bonheur.

Quand Éliante se releva, laissant à Missie le soin de poudrer de glace pilée ses petits moules de vermeil où reposaient les pommes d’Anam, leurs yeux se croisèrent.

Il se mordit nerveusement les lèvres.

Très grave, Éliante s’avança vers lui, arrondit son bras en-dessus de sa tête, comme portant tout à coup une lyre.

Maintenant, dit-elle, il faut nous amuser sans nous souvenir que la vie… passe.

— Je t’aime, répondit Léon la voix toute tremblante d’espoir, et elle ne passera jamais assez vite, aujourd’hui.

— Missie, appela Mme Donalger fermant les yeux, ton menuet, je te prie, cela donnera une première leçon de maintien à notre élève.

Mlle Louise Fréhel entama le menuet dans un silence recueilli. Éliante vint s’accouder au piano. Léon s’assit sur le pouf de cygne, et Missie, toute baignée de lueurs blondes, se dressa presque jolie, d’une joliesse de gravure dans le fond de topazes de la chambre.

Là il y avait une large toile verte étalée sur le tapis de Smyrne, formant un gazon ras, et elle sembla danser sur la pelouse d’un parc, au soleil couchant. Missie, un peu maigre, un peu déhanchée, marchant en garçon pâtissier qui cycle avec une manne, devint subitement élégante, posa, et le charme de la mélodie aigrelette, mièvre, un brin sure, aidant, elle eut une révérence solennelle, jointe à un plissement de bouche et de paupière du plus comique effet.

Le menuet s’accélérant, ses pieds vifs piétinant dix minutes la mesure, elle arriva trop tôt sur le dernier accord, exécuta une glissade, deux ou trois sauts de chèvre en révolte, et retomba sur un salut, bref et hardi, de son invention.

Léon éclata en applaudissements chaleureux.

— Bravo !… c’est délicieux, absolument réussi, mais j’espère bien qu’on ne va pas me demander d’en faire autant… J’aimerais mieux m’aller pendre !

— On ne vous demande pas d’apprendre ça, c’est trop difficile, déclara généreusement Missie essoufflée et s’éventant avec son mouchoir, Mlle Fréhel maintenant va nous danser une pavane. Elle est fort habile, vous savez, et c’est moi qui l’accompagnerai. C’est seulement pour vous former la vue. Comprenez-vous, mon petit !

— Moi, je suis le plus heureux des quatre, si on ne me fait rien faire. Je comprendrai, à la condition de rester assis.

— Votre tour viendra, Monsieur, dit en passant Mlle Fréhel, avec un bon sourire d’encouragement, car il lui plaisait, ce joli garçon sauvage, qui se blottissait dans leurs jupes avec la joie sournoise d’un grand chat voluptueux.

Et Missie joua la pavane. Et Éliante alla chercher un éventail pour la danseuse. Chose étrange, cette vierge à la harpe en costume de bure prit tout de suite les altitudes d’une grande dame du grand siècle. Elle agita sa jupe d’un côté et son éventail de l’autre, comme si elle eût fait glisser dans ses doigts du brocart et un sceptre. Ses mouvements doux, cadencés, toujours nobles, avaient une harmonie extraordinaire. Léon, cette fois, ne riait plus, il commençait à deviner que la danse n’est probablement pas ce qu’un vain peuple pense… au quartier latin.

— Oh ! que c’est joli ! C’est d’une pureté de lignes ! Encore ! Encore ! Mademoiselle ! On se croirait dans les galeries de Versailles.

— Il faut la voir danser en toilette de cour, dit Éliante qui rêvait derrière lui, le front appuyé à la fraîcheur du vase rempli de roses.

— Non ! je préfère sa robe de religieuse, c’est plus mystérieux, et la noblesse de son art en est plus transparente.

Éliante laissa tomber sa main moite sur l’épaule du jeune homme.

— N’est-ce pas, dit-elle bien bas, que l’art peut consoler de beaucoup de choses… Cette fille-là est très pauvre, très bonne, très pure encore, et personne ne songe à l’épouser, je crois qu’elle en souffre.

— Oui, fit Léon, en touchant son nez de son index, il est trop long !

Un sourire hautain retroussa les lèvres de Mme Donalger.

— Vous parlez comme Missie. Elle est belle, cette fille-là.

— Si tu veux, souffla le jeune homme, profitant de la présence de Missie au piano pour frotter sa tête au corsage d’Éliante. Celle-ci se recula, un éclair dans les prunelles.

Il y avait pourtant un orage qui couvait dans cette atmosphère d’amour, des jalousies féroces qui dormaient comme les grands fauves pendus et crucifiés aux murailles, et, quelquefois, dans un coup d’éventail éparpillant l’odeur des fleurs et la saveur des fruits des îles, on sentait monter plus haut le parfum des races nègres, des anthropophages !

Après la pavane, Missie et Léon dansèrent, se disputèrent, s’égosillèrent et finirent par se prendre à bras le corps. Il s’agissait de la valse.

Mlle Fréhel frappait de désespérés accords, s’efforçant d’inculquer la science du rythme au jeune homme qui s’irritait peu à peu.

Un moment, Missie le menaça de le pincer.

Alors, il vint, tout piteux, vers Éliante.

— Vous ne voudriez pas vous charger de moi ?

— Non, dit-elle d’une voix dure. Je ne peux danser qu’avec ceux qui savent. Je suis trop vieille pour apprendre… à ne plus savoir.

— Cruelle ! Vous êtes odieusement cruelle ! Essayons…

— À table d’abord, nous danserons plus tard, fit Éliante s’échappant de ses bras.

Elle poussa la table au milieu de sa chambre.

— Allons… songea Léon, elle a quelque chose… mais quoi ? La pudeur ? Un remords ? L’idée de se venger de sa défaite par une recrudescence de coquetterie ? Je la tiens et je l’aurai… cette belle nerveuse… ou c’est cette nuit que je la bats !

Le chat sauvage commençait à se faire les griffes sur les fourrures blanches.

Il vint s’asseoir à la droite d’Éliante, et Mlle Fréhel se mit à gauche, Missie en face.

Ce fut un joli tintement de petites cuillères sur les porcelaines et les cristaux, des mots vifs tombant en coups de pattes sur les fruits et des morsures gourmandes dans les pulpes savoureuses. Les pommes d’Anam eurent un grand succès. Missie et Léon changèrent de paille sans y faire attention. Léon se grisait doucement, car il sentait le genou d’Éliante près du sien. Effleurer son genou ? Ce soir il l’aurait toute ! Peu lui coûtait d’être respectueux. Missie, en lui passant une coupe de champagne, en répandit sur la nappe, et Mlle Fréhel dit gaîment :

— Signe de mariage !

— Promesse d’amour, Mademoiselle ! répondit Léon vivement.

— C’est plus modeste, risqua Missie, et les deux jeunes filles éclatèrent de rire en buvant à sa santé.

Léon regardait Éliante. Elle ne riait pas. Une souffrance infinie crispait parfois son beau visage, le décomposait en masque tragique, elle paraissait une minute absente, dans un tout autre monde, puis elle se penchait sur ses convives, découpait les gâteaux, servait les crèmes et leur épluchait des fruits. Avait-elle donc donné tout son amour la veille et ne lui en restait-il plus pour frémir d’impatience avec lui ?

Après la collation, des domestiques emportèrent la table et, furtivement, rapportèrent deux vastes caisses. Une curiosité enflammait Léon et les jeunes filles. C’étaient les costumes orientaux.

Les grandes caisses en bois de camphre, cloutées de cuivre, semblaient avoir traversé les mers bien souvent… L’une d’elles, moisie, ses clous rouillés, gardait une espèce d’humidité comme sortant d’un naufrage.

Éliante ouvrit les caisses et les jeunes filles poussèrent des cris d’admiration, pendant que le jeune homme, avec une maladroite satisfaction d’animal qui ravage, tirait à lui des velours, des soies, des lainages bariolés lamés d’or et d’argent, des verroteries, des franges, des parures de coquillages ou de dents humaines. Tout cela, les colliers naïfs, les écharpes un peu crasseuses, les coiffures à sequins et les voiles de gaze constellés de perles de couleurs, c’étaient les joies de l’amour volées à des femmes ou rajustées pour une femme. Éliante avait porté tout cela ; et ses mains, devenant fiévreuses, il les plongeait sensuellement dans ce torrent de choses douces qui lui chatouillaient les paumes. Il y avait des jupes en lourd lainage et des culottes en damas filigrané, des chemisettes de soie légère comme des nuées, des ceintures énormes, damasquinées et bossuées de gemmes. Les jeunes filles ne finissaient point de s’extasier. Missie avait les yeux hors de la tête, et la madone, Mlle Fréhel, perdant sa gravité d’artiste, s’asseyait par terre pour mieux manier et soupeser les broderies.

— Allons, Mesdemoiselles, que l’on déplie les paravents et que l’on se déguise. Il faut essayer mes robes.

Ce fut un délire. La joyeuse gamine et la sérieuse madone se précipitèrent, celle-ci sur un brillant costume turc or et bleu, celle-là sur une ample robe japonaise à ramages d’argent sur fond vert. Derrière les paravents, on entendit cliqueter les agrafes de métal et se froisser les satins. Une odeur de fraîches femmes coquettes se mélangeait aux dernières vapeurs sucrées de la collation.

Mais plus haute, bien plus haute se dégageait la forte odeur de poivre s’exhalant des caisses ouvertes, une odeur de piraterie.

Bientôt Léon eut autour de lui, papillonnant, tournoyant, s’arrêtant aux miroirs ou consultant son goût toutes les beautés d’un harem ; les deux jeunes filles changèrent quatre fois de costumes, puis revinrent à la dame turque et à la dame japonaise qui leur seyaient mieux. Toute pâle, toute blanche, agenouillée devant les caisses, plongeant sans cesse les bras et en retirant ses belles mains chargées, Mme Donalger puisait toujours de nouvelles richesses. Elle retira un costume de Malaise, un sarrong de laine verte et bourrue, ornée de perles noires, une écharpe d’un tissu noir et jaune, sonnant sous l’ongle comme un feuillage sec, et un chapeau de vieille paille tout plein de poudre de safran. Au chapeau pendait un affreux madras, et à l’écharpe s’attachait, dans une gaine de cuir, un kriss à lame tortillée comme un sinistre dard de reptile, puis un costume océanien, très sommaire, un pagne étroit à raies bleues, en coton blanc, un petit étui d’os travaillé contenant un jeu d’épingles en arêtes de poissons. Ceux-là… on ne pouvait guère les essayer.

— Voilà, c’est tout ! Mes petites amies, je vous les donne, déclara Éliante d’une voix lente. Partagez-les en sœurs. Prenez chacune votre caisse pour les mettre dedans, où ils se conserveront peut-être quelques années, mais je m’aperçois que ces étoffes sentent le moisi. Elles vieillissent, je ne veux plus les garder chez moi. Les joujoux sont faits pour amuser les enfants.

Missie poussa un cri. Mlle Fréhel joignit les mains :

— Oh ! Madame, y pensez-vous ? Pourquoi nous les sacrifier alors que vous allez encore au bal ? Cela doit être une mine pour la saison des travestis.

— Je n’irai plus au bal, dit Mme Donalger… au moins cet hiver, ajouta-t-elle d’un ton plus sourd.

Léon sourit fièrement.

— Les lauriers sont coupés, murmura-t-il, avec un geste qui fauchait les doigts d’Éliante en train de déplier un grand voile de gaze criblé de perles.

Missie et Mlle Fréhel s’éloignèrent un peu, chuchotant. Il comprenait. Certainement elle avait obéi à sa mise en demeure. Elle partageait sa fortune entre sa nièce et son beau-frère, lequel beau-frère était allé chez son notaire le jour même pour des histoires de paperasses, et, maintenant, elle distribuait les souvenirs de sa vie conjugale aux deux jeunes filles. C’était bien, c’était beau ! Il se sentait fou… Ensuite on fuirait ensemble pour s’aimer !

Et à genoux dans les soieries, tout noir, très souple, vêtu de son simple veston d’étudiant, une petite rose à la boutonnière, sa jeune tête pâle de volupté levée vers elle, tout orgueilleux de son rôle de démon exterminateur, les yeux scintillants du reflet des pierreries, Léon Reille rampa jusqu’à elle :

— Est ce que je ne te verrai pas danser pour moi tout seul ? Est-ce que toi aussi tu ne t’habilleras pas pour que je l’admire ? Pourquoi t’effaces-tu perpétuellement devant moi lorsque mes yeux te cherchent ? Tu ne m’aimes donc plus, Éliante ?

Il priait comme un enfant jaloux, désirant sa part de jouets.

— Tu l’exiges ?

— Oui, je le veux ! Je veux que tu sois ici la plus belle, la plus jeune, et celle que je dois préférer. Si tu ne m’obéis pas absolument, je le battrai, cette nuit, je deviendrai le plus méchant des hommes !

Éliante répondit :

— C’est juste ! j’ai gardé deux costumes. Je les mettrai… quand il faudra…

Mlle Fréhel, au piano, commençait une valse.

Missie vint inviter son fiancé. Ils valsèrent très mal, se disputant, puis ce fut le tour de la dame japonaise, mais cela n’allait pas plus qu’avec la dame turque. Éliante souriait.

Léon, de dépit, se jeta par terre, s’écriant :

— Non, à la fin, je ne saurai jamais. D’ailleurs l’homme n’est pas fait pour danser, il a l’air idiot. Je donne ma démission, Mesdemoiselles.

— Il a raison, dit gravement Éliante, arrêtant d’un signe les deux jeunes filles, qui le fustigeaient à coups d’écharpe ; la danse, qui est l’expression même de la grâce de l’amour, ne peut pas concerner l’homme. Fatalement un homme doit regarder danser… puis jeter le mouchoir.

— C’est cela, s’écria Léon enthousiasmé ! Vite, Mesdemoiselles, étendez les nattes, apportez les coussins, éventez-moi, car j’ai bien chaud, qu’on me prépare ensuite mon narghilé, non, mes cigarettes, que Mlle Missie a encore dans sa poche et… je suis le roi, je me repose.

Docilement, les jeunes filles étendirent des burnous, des châles et des écharpes, empilèrent les coussins, et on lui présenta les cigarettes sur un plateau, pendant que Louise Fréhel balançait en des gestes harmonieux un grand éventail multicolore.

— Ça va mieux, bien mieux, déclara Léon, s’étirant sur la mollesse des soieries en face d’un grand tigre mort. Voilà une existence confortable ! Maintenant, je vous permets de danser devant moi. Je distribuerai des récompenses. À qui le tour, Mesdames ?

— C’est le tour de Mme Éliante, si elle n’est pas trop fatiguée, dit Louise Fréhel en lissant ses bandeaux de madone. Il faut lui demander sa jota, si elle daigne… c’est une chose inouïe. Est-ce que vous voulez bien, Madame, pour nous trois seulement, en famille ?

— Pardon, interrompit Léon péremptoirement, pour moi tout seul, s’il vous plaît. N’oublions pas que je suis le roi.

Missie supplia :

— Oh ! petite tante, puisque l’oncle n’est pas revenu, il ne te grondera pas…

— Oui, oui, leur répondit la voix lointaine d’Éliante, je m’habille.

Entre deux bouffées de cigarettes, Léon eut le temps de pincer la cheville de Missie et de baiser au vol un bras blanc qui pouvait bien appartenir à Louise Fréhel. Missie lui tira les cheveux à pleine poignée, et Louise rougit légèrement.

— Vous comprenez, mes chères petites, répliqua l’étudiant tout à fait gris parce que la fumée, les senteurs poivrées des étoffes et les vapeurs du champagne se combinaient terriblement dans sa cervelle, du moment que je suis le roi, vous êtes mes esclaves… et je vous défends de crier !

En jeunes filles bien élevées, elles ne crièrent pas, très complaisantes pour ce beau garçon tout frémissant de plaisir et qui, d’ailleurs, pensait à une autre en les caressant…

— Mademoiselle Louise, dit une voix étouffée derrière un paravent, voulez-vous aller au piano, je suis prête ; et toi, Missie, fais donc de la lumière. Le soir tombe, on n’y voit plus chez moi.

D’un bond, Mlle Fréhel fut à sa place, et d’un autre bond Missie alla presser un bouton électrique.

La chambre s’incendia. Les fumées, les vapeurs semblèrent remonter au plafond, sous la voûte noire, en volutes légères. Sur les panneaux de drap d’or, les fauves lustrèrent leurs fourrures soyeuses, les meubles de laques lancèrent des fusées d’étoiles bleuâtres, et la grande coupe vénitienne pleine de roses, au milieu du temple, érigea toute la grâce naïve de la vie en la personne innocente et bénie de la fleur.

— Elles sont bien dressées, les petites filles ! songeait Léon, fumant, le front dans des nuages. Tiens, voilà le temple qui s’allume ! Si Mme Éliante pouvait flamber un peu… ce serait autre chose.

Alors on entendit comme un grondement d’orage, le son sourd et martelé des tambourins que Mlle Fréhel, qui faisait du monstre-piano tout ce qu’elle voulait, imitait à ravir, puis comme le grincement de mandolines, qui s’accordent ou jurent ensemble.

Le paravent s’écarta.

— Hein ? L’Espagne ! cria Léon, se soulevant sur un coude, et mettant sa main au-dessus de ses yeux pour les protéger.

— Ollé ! Ollé ! répondirent les jeunes filles en écho.

Et le grondement de la danse espagnole s’accéléra, bourdonnant et violent avec des notes, vibrant tout à coup, en éclat de cristal qui se brise.

Dans le jour froid de l’électricité, sur la toile verte et lisse, ayant pour seul décor un soleil de topaze, une femme parut vêtue d’une jupe de satin jaune, mi-courte et presque collante, une jupe sans les dessous traditionnels du théâtre. On sentait que la femme était misérable et ne pouvait point s’offrir, ni offrir le luxe des dentelles. La robe se recouvrait d’un haut volant de chenilles noires formant réseau. Une ceinture de toréador en soie rouge pliait la taille sans la serrer, et le boléro de satin jaune résilié de chenilles noires, frangé de pompons de velours, s’ouvrait librement sur un buste nu. La ceinture ne montait pas jusqu’aux seins, parfaitement dégagés, des seins droits à leur place normale, tendant leurs petits bouts durs avec l’aspect farouche de deux reliefs de cuirasse.

Fardée d’une manière canaille, cette femme, dont le corps pouvait appartenir à une jeune fille, avait un visage étrangement beau et vieux. Les yeux noircis de koheul étaient trop grands, trop sombres, faisant une ombre sur tout le reste, et la bouche, sabrée de rouge, évoquait une sensation de douleur comme on peut en éprouver devant une opération chirurgicale. Les cheveux noirs, retenus par un peigne à galerie en écaille, se fleurissaient d’un seul œillet rouge fixé au-dessus de l’oreille, posant là comme le rappel de cette bouche vermillonnée, l’apposition d’un récent baiser couleur de sang. La danseuse, dont les petits bras nus, des bras d’enfant, se tendaient, dont les mains se crispaient nerveusement sur des castagnettes, se pencha, lentement, et sa jambe frêle, ses pieds minuscules chaussés de soie noire, eurent une espèce de frisson, une ondulation de la peau, ressemblant au premier tremblement de la fièvre.

Missie était venue s’asseoir par terre à côté de Léon ; elle arrangeait les plis de sa culotte turque, les paupières baissées.

— Vous ne la reconnaissez pas ? souffla-t-elle en tirant le jeune homme par la manche. Hypnotisé, le jeune homme regardait toujours.

— Voilà, ça m’a fait le même effet, à moi aussi… Pourtant, il n’y a pas d’erreur, vous savez, c’est Éliante Donalger, ça !

— Oh ! murmura le jeune homme, ce n’est pas possible.

— On lui donnerait deux sous, hein ?

— Taisez-vous donc ! supplia Léon Reille.

La femme dansait.

Mais cette danse non plus ne ressemblait à rien de connu, de déjà vu sur un théâtre ou sur les tapis d’un salon. C’était le poème vivant et souffrant d’un corps tourmenté de passions bizarres. D’abord, le boléro par un continu et singulier mouvement de hanches, de reins et d’épaules se mit à monter, à descendre le long du dos, il suivait les plis de peau, et ces petits gestes invisibles qui le faisaient s’ouvrir, ou se fermer sur les seins comme les deux battants d’une de ces petites armoires dyptiques, d’un de ces tableaux clos où l’on serre les icônes, étaient curieux, sinon effrayants, cela ne paraissait pas naturel, et cela restait bien simple, mais on ne s’expliquait pas pourquoi cela troublait abominablement. Il y a des insectes qui font cela très longtemps avant de s’envoler ; ils ouvrent et ferment leurs ailes, on aperçoit dessous des élytres transparents ou les organes mêmes de leur petite vie mise à nue, et c’est tout d’un coup charmant, léger, attendrissant, tout d’un coup affreux, cela révèle des choses qu’il ne faut jamais savoir.

Éliante se penchait en arrière, et un sourire éclairait sa face blanche où les yeux mettaient deux puits de nuit. On apercevait ses dents blanches, de belles dents bien rangées qui avaient l’air de dents de morte. Elle souriait tristement. Le sourire s’accentua tandis que le piano grondait plus fort, un roulement de tambourin fit se briser, plus haut, s’éparpiller en mille éclats de verre les notes des mandolines. On entendait comme l’immense piétinement d’hommes haletants, parqués dans un endroit trop restreint et cherchant à s’échapper pour fuir ou avancer plus près de ce qu’ils apercevaient.

Un instant le boléro d’Éliante faillit sauter, craqua dans son dos, et, comme elle se tournait, ils virent qu’il était déjà fendu et qu’on pouvait deviner la chair des épaules.

— Comment peut-elle faire ça ? questionna Léon, rampant sur le tapis pour s’approcher, essayer de comprendre.

— Ah ! bien, c’est une invention des filles de là-bas… des filles des rues, ça ne serait pas tolérable au théâtre et… ça ne s’apprend pas, heureusement ! Regardez ses dents, est-ce drôle ? On croirait qu’elle va mordre.

— Elle a des dents admirables !

— Oui… on dirait qu’elles sont fausses ! conclut Missie.

Elles castagnettes firent un bruit sec de pluie de grêle sur les vitres. Éliante se jeta en avant d’un bond souple, énorme, et tourna, la jupe enlevée jusqu’à ses yeux, tout son corps noir en dessous apparut dans un maillot, mais le maillot laissait transparaître la chair, se moirait. eût-on dit, d’une espèce de sueur laiteuse, et on finissait par apercevoir, très distinctement, la chair blanche de tout le corps comme on apercevait les jambes nues sous ses bas.

Parfois, en tournant, elle frappait son petit talon droit et en même temps son coude sur son genou gauche, disloquant dans une étrange révolution des lignes toute l’harmonie de sa personne, et plus vite, ayant tourné, placée de profil, le col tendu, les yeux appelant quelqu’un, elle se redressait, toute attirée en haut par une force, un fil qui semblait la tenir suspendue, ses petits pieds trépignant sur place, foulant rageurs et frêles une herbe de Saint-Jean, qu’on sentait lui brûler les plantes.

De bonds en bonds plus grands, partant comme un ressort détendu, elle dépassa la toile verte posée sur le tapis.

— Ma tante, cria Missie, révoltée intérieurement parce que les seins de Mme Donalger étaient vraiment un peu trop à l’air, et que Léon, au lieu de se scandaliser, demeurait décidément en extase, dégrisé ou plus ivre que jamais ; ma tante, vous allez attraper une entorse !

Éliante souriait, ne s’occupant plus de la terre. Elle dansait pour elle, dans un enfer qu’elle connaissait bien, et ne redoutait pas les obstacles.

Louise Fréhel, jouant, debout, devant son piano, la regardait avec l’effroi d’une artiste qui constate une chose rare.

Sur un dernier accord, elle fit un signe imperceptible à Léon ; celui-ci se leva et vint à elle, très inquiet.

— Jetez-lui le châle sur lequel vous êtes étendu. Ça va être fini, et il ne faut pas qu’elle rate ce tableau-là. Missie a oublié le châle.

Passivement, Léon ramassa au hasard un grand burnous noir lamé d’or.

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? demanda-t-il tout bas à Missie.

— Jetez… n’importe comment ! Il est vraiment temps qu’elle se couvre, elle a trop l’air d’une saltimbanque.

Léon se rapprocha, mais il avait très peur.

Éliante saisit l’extrémité du burnous et, d’un seul tour sur elle-même, s’en enveloppa, le poing posé sur la hanche, faisant saillir sous le voile noir une ligne droite, rigide, en barre de fer.

— Ah ! chérie ! chérie ! criait Mlle Fréhel. Et elle vint se jeter follement à son cou. C’est l’Espagne… c’est la vraie !…

— Oui… l’Espagne ! répéta Léon, l’air d’un chien battu.

— Ma tante, c’est horrible ! Des danseuses pareilles, faudrait les tuer.

Éliante s’enfuit dans la coulisse des paravents, en éclatant d’un rire maladif.

— Madame Donalger, cria Louise Fréhel, ne l’écoutez pas… c’est une gamine qui ne sait pas ce que c’est.

— Nous allons tuer la danseuse ! répondit la voix lointaine de Mme Donalger.

Il y eut une seconde de réelle angoisse.

Elle rentra, et ils poussèrent un cri. Elle tenait un pot de fard, qu’elle avait répandu tout entier sur le devant de son costume. Cela formait une écharpe torrentielle d’un rouge obscur partant de la ceinture jusqu’aux franges en chenilles, et de ses deux doigts trempés au fond du pot elle creusa sa gorge, les promena sur son sein nu et traça le chemin du sang qui jaillit à flot.

— C’est horrible ! hurla Missie. Tu vois bien que nous avons mal au cœur !

Léon, pâle comme un mort, s’efforçait de sourire.

— Madame, vous ne danserez plus jamais, n’est-ce pas, dit-il d’un ton impérieux.

— Non, plus jamais ! Excusez-moi, c’est une dernière fantaisie de ma jeunesse qui… agonise… Je m’en vais…

Quand elle revint, elle était en grande dame blanche, bien correcte, et elle leur tendit les mains.

— Mon mari aimait beaucoup ce divertissement, et c’était ma Ninaude, la pauvre négresse si sale qui me l’avait appris. Ce n’est ni espagnol ni caraïbe, cela tient des deux, mais je suis un peu rouillée, et cela ne me fait plus aucun plaisir de danser maintenant. Il manque des choses…

Elle regardait Léon doucement, et elle s’assit sur le pouf de cygne.

— Mes petits enfants, ajouta-t-elle en s’éventant, soyez gais ! la danseuse est morte.

Ils s’assirent tous les trois à ses pieds, blottis comme des oiseaux effarés par le vent d’orage.

— Voilà un beau costume gâché ! murmura Missie boudant.

— Ah ! sur la scène de l’Opéra, dans la pleine lumière d’une grande soirée !… répétait Mlle Fréhel, hochant la tête.

— Il en avait des goûts… votre mari !… balbutiait Léon, s’entrant les ongles dans les paumes.

Il ne fut plus question de fanfreluches.

Quelqu’un semblait être venu s’installer au milieu d’eux, sans cérémonie, et il prenait sa part, absorbait toute la gaieté.

— Nous dînerons bientôt, mes petits, bientôt, et je vous laisserai aller dormir après dîner, car nous sommes tous fatigués, n’est-ce pas. Toi, Missie, tu as faim, tu bâilles… et vous. Louise, vous devez jouer ce soir encore ?

— Oui, un intermède, deux morceaux de harpe chez la baronne d’Esmont. Faut bien reprendre son collier ! (Elle ajouta, caressante :) Pourquoi n’avez-vous pas été une artiste, simplement, vous ?

— Parce que jongler ou danser, ce n’est pas de l’art… c’est…

Elle allait avouer : c’est de l’amour, mais elle se tut.

— Racontez-nous une histoire, Madame, souffla Léon, reprenant ses esprits, une histoire dans le genre de celle des opales, ça nous calmera.

— Une histoire espagnole, dit Missie.

Mme Donalger caressait leurs trois mains réunies dans les siennes.

— Ah ! les bons petits enfants, qui pourraient valser et qui veulent des histoires !… Eh bien, il y avait une fois une religieuse tout au fond d’un sombre couvent d’Espagne, une religieuse brûlée de tous les feux de l’enfer et qui croyait cependant en Dieu. Cette nonne du diable était fort belle, une grande brune à la lèvre ombrée très légèrement de moustache. Elle s’ennuyait tellement qu’une nuit elle passa par-dessus les murs de son couvent ; mais, avant de passer par-dessus les murs de ce couvent, elle était allée dans la chapelle pour se fabriquer un beau costume. Elle avait taillé un pourpoint dans une chasuble d’or, mis des chausses violettes et pris les dentelles de l’autel de la Vierge, puis aussi la forte épée ornée de pierreries de saint Michel Archange. Elle courut le monde ainsi déguisée, bouleversa l’Espagne, enlevant les filles à leur mère et les femmes à leurs maris sous le nom de… Don Juan.

— Hein ? fit Léon sursautant. Et personne, ni les filles, ni les femmes…

— H y a des grâces d’état, Monsieur ! Elle portait les ornements de l’autel, et Dieu, pour la

punir de son sacrilège, l’avait changée en… homme. Mais elle mourut femme et repentante, devant Madame la Vierge, qu’elle n’avait pas pu séduire ou voulu offenser.

— Ainsi soit-il ! gronda Léon. J’aimais mieux l’histoire des opales.

— Vous savez, conclut Éliante, que cette légende existe dans un livre écrit par un ancien moine, un inquisiteur, je suppose, soucieux d’excuser d’avance les Don Juan à venir, et il n’y a réellement que ce conte qui ait pu permettre la création du type de tous les séducteurs légers, car Don Juan, premier du nom, le roi d’Espagne, mourut d’amour pour sa femme légitime, et Don Juan d’Autriche, le général, le conquérant, fut un pieux personnage bien plus féru de gloire que d’amour. Moi, je croirais volontiers que, pour être le passionné par excellence, il faut avoir le cœur aussi près du diable que de Dieu, c’est-à-dire être un homme orgueilleux ou une femme… rêveuse d’infini ! Maintenant, mes enfants, allons dîner ! Voici l’oncle Donalger qui rentre, j’entends la voiture…

On dîna. Le vieux diplomate versa, dans des coupes de cristal roses teintées d’or, un vin datant, prétendait-il, de sa naissance, et on but chacun avec sa particulière dévotion.

Missie paraissait folle, s’étourdissait en bavardage de gamine, un peu grise déjà.

Louise Fréhel causait musique, l’air ennuyé de quitter la maison où elle se trouvait bien.

Éliante se taisait, songeant peut-être à l’Espagne.

Léon se taisait… pensant à la nuit.

Cette nuit

Il redoutait une complication mondaine. Mlle Fréhel lui demandant de l’accompagner, mais Éliante avait prévu cela. Elle offrit sa propre voiture à la jeune fille, qu’elle savait pauvre.

Léon prit congé, très sérieux, absolument dégrisé, le cœur ballant, et il revint par le jardin une heure après, le petit jardin mystérieux, dont il trouva la grille ouverte.

Éliante Donalger l’attendait toute blanche, sur le perron, toute blanche et fantastiquement baignée de lune.

— Entrez, dit-elle, la maison est endormie, et les lumières sont éteintes. Venez vite et refermez bien les portes.

Elle parlait simplement.

Dans la salle à manger verte, on était comme dans l’eau d’une source tiède, et cela embaumait les fruits des îles.

Éliante lui tenait la main, elle continua lèvre à lèvre :

— J’ai fait tout ce que mon maître m’a commandé. Aujourd’hui même j’ai envoyé chez un notaire la copie de l’acte qui partage ma fortune entre Missie et son oncle. Je suis pauvre, plus pauvre que la petite artiste qui est allée, ce soir, gagner son pain en faisant valser les autres. La maison ne m’appartient plus. Je J’ai donnée en toute propriété à quelqu’un avec tout ce qu’elle contient d’agréable. Mais j’ai brisé les statues de cire et la collection des ivoires pour que les enfants n’en soient point scandalisés… je reste nue… dans ma robe, ma seule robe et mon maillot noir… mon costume de jongleuse, mon dernier travesti… Demain matin, je partirai…

— Pour où, mon Dieu ?

— J’irai retrouver mon pays, le royaume de mes songes ! La chaleur !

— Et moi ?

— Tu resteras ici !

— Jamais ! je te suivrai…

— Non ! Accepte cette nuit, l’unique nuit d’amour possible entre nous, celle qui ne doit pas finir, car je te laisserai un souvenir inoubliable. Je suis une grande coquette ? Soit ! Je veux qu’on respecte mes volontés.

Il la serra éperdument dans ses bras.

— Assez ! Assez ! Pas de jongleries macabres. Je te veux, et si tu me veux, tu ne peux pas avoir d’autre volonté que la mienne. Je suis le maître, tu ne l’en iras pas, je me charge bien de t’en empêcher. Passe devant pour m’indiquer où est ton lit… et tais-toi !

— Me laisseras-tu au moins le temps de poser ma robe ?

— Je ne t’accorderai pas une minute… je te suivrai.

Il la suivit.

Dans sa grande chambre close, tout était tellement obscur qu’il eut l’impression vertigineuse de se jeter dans un gouffre.

Et il lui fallut s’orienter un instant, lâcher son poignet.

Une angoisse horrible étreignit le jeune homme.

— Éliante ! parle-moi… Éliante, où es-tu ?… Je le défends de te taire, à présent, je veux entendre la voix.

— Je suis là, mon bien-aimé, répondit la voix déjà lointaine, je pose ma robe… devant mon lit… Viens…

Et il perçut un léger bruit de soie froissée.

Vraiment, ce n’était plus faire l’amour ! C’était presque commettre un crime, mais ayant arraché ses propres vêtements en des gestes fous, il se précipita vers le lit.

Enfin, elle y était, vivante, et elle l’enlaça avec un étrange frisson d’enfant qui a peur.

 

… Le jeune mâle, fatigué, entr’ouvrit les yeux, s’étira nerveusement dans les dentelles et les soieries de ce lit bizarre, en forme d’œuf. Il se retourna, laissant glisser le buste de celle qui dormait encore profondément à côté de lui.

Qu’était-ce que ce jour qui pénétrait à travers les vitres de topaze ?

L’aurore ou le feu ?

Il referma les paupières, soupira, les releva de nouveau, soupira plus fort. Non, il rêvait !

Il rêvait que la chambre d’Éliante s’illuminait comme pour une de ces jolies fêtes galantes qu’elle savait offrir à ses petits enfants, les hommes !

Il rêvait qu’il la voyait, elle, la singulière femme dont la froide chair de vierge ne savait pas s’émouvoir sous les caresses, dont le cœur ne s’épanouissait pas en ardentes paroles sous les battements d’une poitrine ardente… qu’il la voyait jongler…

Toujours ses couteaux de jongleuse ! Ses damnés couteaux qu’elle osait lui préférer !

Mordaient-ils mieux ?

De mauvaise humeur, le jeune homme, las et nu, remonta les draps. Il pensa confusément qu’elle ne sauterait pas de ce lit sans être obligée de lui passer sur le corps.

Et cette pensée le réveilla davantage… parce que le lit était au milieu de la chambre. Il regarda les choses.

Mais non, son rêve continuait. Il est très difficile de secouer un cauchemar d’amour.

Il revit Éliante en costume de jongleuse. Elle s’avançait, dans une gloire d’or, tenant par la pointe les cinq glaives de douleur.

Elle s’approchait peut-être du lit pour le tuer ?

Décidément, ce devrait être ce parfum de fruit des îles dont elle abusait, qui le saoulait, lui faisait mal à la tête, saturait sa peau et la rendait toute moite.

Et aussi cette odeur de fauve, l’odeur dominante de la chambre, du temple, ce relent de graisse nègre !

Ah ! Il respirait du feu. Il voulait se réveiller, constater qu’elle était toujours bien là, endormie, et non pas en train de jongler devant leur couche…

… Elle approchait, à pas menus, si belle dans son costume sombre tout scintillant d’étoiles et son casque de guerrière farouche, ses cheveux noirs brillaient comme de l’acier. Ses prunelles fixes flambaient, faisant sa face d’ivoire, sa bouche rouge aux rides accentuées, plus tragiques.

Et Léon Reille, bâillant un peu, s’accouda, la regardant jongler sans trop d’étonnement, parce que, ce cauchemar, il l’avait eu bien souvent, et cela lui paraissait naturel de la trouver à la fois toute nue couchée près de lui, et debout devant lui, jonglant en maillot de soie noire.

Il ne comprit absolument que lorsque l’autre Éliante, réveillée à son tour par le cliquetis des couteaux, poussa un cri aigu, un cri d’indicible terreur enfantine. Alors il bondit, voulut s’échapper des bras de Missie, qui se cramponnait à lui, affolée.

— Éliante ! Éliante ! râla-t-il se tordant de douleur et de honte. Un couteau pour moi… je ne peux plus vivre ! Un couteau pour moi…

Éliante, toujours impassible, mit un genou en terre et levant ses yeux d’inspirée, joyeuse d’une joie surnaturelle, lança très haut son beau couteau de jongleuse… mais au lieu de retirer la tête, de présenter la poitrine, elle changea d’exercice, tendit la gorge. Le couteau, plus lourd, venant de plus haut, se planta droit, et ses petits doigts puissants l’y enfoncèrent, appuyèrent de toutes leurs forces, crispés sur le manche d’ébène.

La femme glissa en arrière. Un flot pourpre noya le masque pâle… son dernier fard…

… Évanouis, bouche à bouche, les deux enfants étaient retombés dans leur lit nuptial, indissolublement unis, maintenant, par la même horreur sacrée.

Moins d’un an après. Marie Chamerot put croire que son mari oublierait, car il avait souri en embrassant la petite fille qui venait de naître.

— Tu l’aimeras, notre enfant ? dit l’accouchée tout heureuse. Elle sera jolie…

— Oui, répondit Léon, j’espère qu’elle aura ses yeux, les yeux du rêve.

FIN