La Jonction du Rhône à Marseille

La jonction du Rhône à Marseille
J. Charles-Roux

Revue des Deux Mondes tome 115, 1893


LA
JONCTION DU RHONE
A MARSEILLE

L’application du nouveau système douanier a provoqué une diminution si rapide dans le mouvement maritime de nos ports et principalement dans notre commerce franco-méditerranéen, que nous croyons urgent de rechercher les moyens, non pas de remédier au mal, mais de l’atténuer.

Nous n’en trouvons pas d’autres que l’abaissement des frais de transport dans l’intérieur de notre pays, l’aménagement de voies fluviales permettant à la marchandise de circuler à meilleur compte que sur les voies ferrées, la création de centres industriels placés dans des conditions absolument favorables pour leur installation, la fabrication et l’expédition de leurs produits.

Nous avons donc été amenés à reprendre l’examen d’un projet, déjà ancien, sur lequel l’attention des pouvoirs publics a été bien souvent attirée, mais qui, malgré des rappels réitérés et solidement motivés, dort paisiblement dans les cartons des ministères.

Si nous fondons quelque espérance sur la publication de cette étude, qui n’a d’autre mérite que de résumer fidèlement les remarquables travaux déjà élaborés sur la matière ; si nous pensons que l’on finira peut-être par ouvrir les yeux à la lumière, malgré la souplesse de la statistique et l’habileté de ceux qui en connaissent les secrets, c’est que les faits sont d’une éloquence trop brutale pour ne pas s’imposer et que le mal est trop manifeste pour être contesté. Nous avons même assez de confiance dans le patriotisme de nos adversaires économiques pour être certain qu’ils ne peuvent prétendre à la destruction de cet élément indispensable à la vie d’une nation qu’on appelle « le commerce. »

Le canal de jonction du Rhône à Marseille et l’utilisation de l’étang de Berre ne sont pas des œuvres d’un intérêt local et limité ; elles visent des intérêts essentiellement généraux. Leur exécution contribuerait non-seulement à sauvegarder l’existence de notre commerce franco-méditerranéen, c’est-à-dire de la plus large part du commerce français, mais encore ceux de l’agriculture ; elle rendrait la vie à toute une région, absolument déshéritée et qui tend à se dépeupler de plus en plus, malgré les avantages incontestables dont la nature l’a douée et dont les générations qui nous ont précédés se sont obstinées à ne pas tirer parti.

Si je ne présume pas trop de mes forces, je voudrais essayer de prouver que la situation critique, bénévolement créée à notre commerce, impose aux moins clairvoyans des devoirs nouveaux, car il est vraiment étrange qu’on ait choisi, pour revenir aux doctrines du protectionnisme, le moment où tous les peuples voisins en ont reconnu les désastreux effets, les ont abandonnées et se sont liés entre eux par des traités à longue échéance. Cette révolution économique n’a-t-elle pas été opérée d’une façon irréfléchie ; ne nous a-t-elle pas surpris d’autant plus que, faute de prévision et d’esprit d’initiative, nous n’avons su utiliser les ressources que nous avions en mains, tandis que nos concurrens, cependant moins favorisés, nous ont devancés en mettant en jeu tous leurs moyens d’action ?


I

Ainsi qu’on l’a dit souvent, les fleuves sont une pénétration des mers dans l’intérieur des terres, comme ils servent aussi de chemin naturel vers elles ; ils continuent la route de mer, et le rôle de la navigation intérieure soit sur les fleuves, soit sur les rivières, soit sur les canaux, ne doit être que le prolongement de la voie maritime.

Les peuples anciens, Phéniciens, Grecs, Carthaginois et Romains eurent soin de choisir, pour fonder leurs comptoirs, les larges estuaires. Plus tard, les grandes artères fluviales qui sillonnent les deux Amériques ; le Saint-Laurent, le Mississipi, le Paraguay, facilitèrent la transformation du Nouveau-Monde. De même aujourd’hui, le Sénégal, le Niger, le Congo, le Zambèze, sont les meilleurs auxiliaires que rencontrent les nations européennes dans leurs tentatives d’appropriation et de mise en valeur du continent africain.

Les ports maritimes dont l’avenir paraît le plus assuré se trouvent situés sur une voie navigable. Tels sont : Londres, Anvers, Hambourg, Liverpool, Le Havre, Rotterdam, Calcutta, Saigon, New-York, New-Orléans, Buenos-Ayres et Montevideo, pour ne citer que les plus considérables.

Marseille occupe le huitième rang parmi les grands centres commerciaux du monde entier et le premier parmi les ports français. Cependant elle n’est pas située sur un fleuve ; elle n’est traversée ni par une rivière, ni par un canal. Pourquoi ses créateurs ont-ils choisi l’emplacement qu’elle occupe et n’ont-ils pas établi ses fondations à l’embouchure du Rhône ? Cette particularité tient à plusieurs causes. Le delta du Rhône, irrégulier et d’une mobilité excessive, est difficilement praticable ; il est, en outre, couvert de lagunes et de marécages dont les eaux croupissantes engendrent des fièvres paludéennes. On devait hésiter à élever là une ville. Puis, la position de Marseille est, par ailleurs, si exceptionnellement favorable que l’on n’avait pas même songé jusqu’à ces dernières années à remarquer cette anomalie.

L’Europe du Nord, séparée des contrées que baigne la Méditerranée par une chaîne ininterrompue de massifs montagneux, n’a d’autre voie naturelle pour atteindre cette mer que la vallée du Rhône. Il a suffi à la cité phocéenne d’être placée à l’entrée de cette vallée pour qu’elle se trouvât comme à cheval sur l’un des principaux courans d’échanges et devînt rapidement un port, un entrepôt, un marché importans ; d’autant plus que, pendant longtemps, le trafic des nations policées fut concentré sur les bords du grand lac intérieur dont elle semblait appelée à demeurer la reine incontestée. Et, quand fut percé l’isthme de Suez, le bénéfice de cette situation privilégiée s’accrut du nouvel essor que prirent les relations internationales avec l’extrême Orient.

L’utilisation de la vapeur par l’industrie et le développement des chemins de fer devaient troubler et compromettre cette paisible possession d’état. Des pays qui s’étaient montrés jusqu’alors insoucieux ou incapables de prendre part à la lutte économique ont fièrement relevé la tête. Ils ont visé le grand marché de la Méditerranée, et les tunnels du Brenner, du Mont-Cenis et du Saint-Gothard leur en ont ouvert l’accès.

Des ports qui eurent, à leur moment, une renommée universelle : Venise, Gênes, Trieste et Salonique, semblent maintenant renaître et se préparer à de nouvelles destinées. Car, — ils le sentent bien, — le courant commercial qui part de l’Angleterre, du Nord et du Centre de l’Europe pour aller, en passant- par Suez, s’épandre jusqu’aux confins de l’Asie, ce courant a une tendance manifeste à se déplacer vers l’Est. Aussi chacun d’eux se croit-il appelé, grâce aux voies ferrées qui le desservent, à prendre la meilleure part des dépouilles d’un rival envié et trop longtemps triomphant.

Si l’on n’y prenait garde, Gênes aurait bientôt réalisé cette ambition. L’ouverture du Mont-Cenis, en assurant à ce port l’avantage sur Marseille d’une moindre distance de 430 kilomètres environ, a eu pour résultat de le mettre en relations immédiates par le bassin supérieur du Rhône avec le Nord de la France, par le Rhin avec une partie de l’Allemagne, et de reporter à Brindisi le point d’attache de la malle des Indes. Le percement du Saint-Gothard a encore aggravé cette situation. Les marchandises expédiées par l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse allemande et l’Alsace-Lorraine à destination du littoral de la Méditerranée et de l’Asie se détournent des rails français pour suivre de Bâle à Gênes un itinéraire dont la longueur ne dépasse pas 532 kilomètres, alors que cette même ville est séparée de Marseille par une distance de 773 kilomètres. Enfin, quand l’entreprise du Simplon sera réalisée, cette nouvelle trouée n’enlèvera pas seulement à la France la clientèle de la Suisse romande, déjà sérieusement compromise par le rejet de la convention franco-suisse voté par la chambre des députés dans sa séance du 24 décembre ; elle amènera encore une dérivation vers Milan des provenances du Havre, de Rouen, de Paris, des régions du Centre et de l’Ouest.

La ville de Gênes a fait, d’ailleurs, les sacrifices et les efforts nécessaires pour profiter de ces circonstances et pour justifier les préférences dont elle est l’objet de la part de l’Allemagne, de la Hollande, de la Belgique et de la Suisse, laveurs qui se traduisent par un sensible abaissement des tarifs internationaux. Rien n’a été négligé pour outiller et améliorer son port, relié désormais périodiquement et d’une façon régulière à New-York, Bombay, Calcutta, Singapour, Batavia, Buenos-Ayres, Montevideo, au Mexique, à la Vera-Cruz et aux Antilles. C’est ainsi qu’elle est parvenue à priver la France d’une partie de son trafic en céréales, farines, cotons, huiles, vins et autres denrées que l’Europe centrale consomme en grande quantité.


II

Il serait intéressant d’analyser les effets et de connaître exactement la répercussion que cette mise en relations directes de pays, jusqu’alors privés de communications faciles entre eux, n’a pu manquer de produire sur leur intermédiaire pour ainsi dire obligé, sur la France, sur son commerce, sur ses industries de transports.

Cette évaluation, quelque peu ardue, a fait l’objet de plusieurs tentatives.

Le percement du Mont-Cenis n’avait fait naître que des espérances. La voie était française et desservait des intérêts avant tout nationaux, qu’elle avait pour but de favoriser presque exclusivement. On ne s’arrêtait guère à cette considération que la nouvelle ligne réussirait, pour partie, en proportion du tort qu’elle causerait au Bas-Rhône et à Marseille. Cette région se trouvait ainsi sacrifiée dans une certaine mesure, et l’on n’en était pas autrement ému.

Mais lorsqu’à son tour l’ouverture d’un tunnel à travers le Saint-Gothard fut décidée, lorsque l’on vit quel haut prix l’Italie, l’Allemagne et la Suisse attachaient à la réalisation de cette entreprise, lorsque furent connus les sacrifices considérables consentis par ces trois pays pour contribuer à l’exécution des travaux, sacrifices qui représentaient déjà à cette époque la somme respectable de 113 millions, une certaine anxiété se répandit dans les sphères gouvernementales.

Le 8 février 1881, M. Amédée Marteau fut chargé par le président du conseil, ministre des affaires étrangères, de rechercher l’influence que le Saint-Gothard pourrait avoir sur la situation commerciale de la France. Voici quelles furent les conclusions du rapport rédigé à la suite de cette mission. Il ne peut être question du détournement au profit de l’Italie, de Gênes en particulier, d’un grand courant international se dirigeant de l’Angleterre vers l’Orient et spécialement vers les Indes, par la raison péremptoire et toute simple que ce courant n’existe pas et ne saurait exister. Le prix du fret pour ces destinations n’est pas plus élevé à Londres et dans les autres ports du royaume-uni, qu’à Marseille ou à Gênes, et l’escale sur ces deux points du littoral entraînerait des dépenses et des retards que la marine britannique est trop soucieuse d’éviter. De ce côté donc, rien à redouter. En revanche, le trafic direct de l’Angleterre et de la Belgique avec l’Italie se trouve menacé, et les marchandises qui sortent par Modane, en provenance de ces deux pays, tomberont dans la zone d’attraction du Saint-Gothard.

Si, se plaçant à un autre point de vue, on envisage la concurrence que Gênes, désormais favorisée par une sensible réduction de parcours, peut faire à Marseille, quant à présent il n’y a pas trop lieu de s’alarmer. Le développement des opérations du premier de ces ports est encore entravé par l’insuffisance des installations, que l’on se propose du reste d’étendre dans de vastes proportions. Puis Marseille a cette supériorité d’être le grand marché de la Méditerranée, et c’est la principale des raisons pour lesquelles sa rivale éprouvera les difficultés les plus sérieuses à la supplanter.

Le vrai péril, le danger pressant, c’est la substitution des produits de l’industrie allemande aux objets de fabrication française dans la consommation de l’Italie. Telle est l’éventualité qu’il importe surtout d’écarter, et si, pour sauvegarder le transit, il peut suffire provisoirement aux compagnies de chemins de fer de se résigner aux abaissemens de tarifs nécessaires, l’établissement d’une route plus directe et plus rapide entre l’Italie et la France, de préférence par le SimpIon, peut seul donner quelque espoir d’éviter ou de retarder la trop rapide décroissance des relations commerciales entre les deux nations.

Ce premier document ne contenait et ne pouvait contenir que des prévisions. Quelques années plus tard, en 1886, M. Lockroy, ministre du commerce et de l’industrie, confia à M. Edmond Théry le soin de procéder à une nouvelle enquête. La situation, déjà vieille de quatre ans, avait eu le temps de se définir et de s’affirmer. Le rapport qui fut remis au ministre en exécution de ces instructions est fort probant et n’a pas reçu la publicité qu’il méritait.

M. Théry recherche d’abord si le but poursuivi par chacun des trois peuples qui ont contribué à l’ouverture du Saint-Gothard est atteint ou s’il est sur le point de se réaliser.

L’intention de l’Allemagne était d’envahir le marché italien, d’y remplacer la France, puis d’atteindre Gênes et de faire pénétrer de là ses marchandises sur le littoral méditerranéen. Ses espérances ont été si peu déçues, que, de 1881 à 188A, les exportations allemandes ont augmenté de 66 pour 100 en Italie, et de 72 pour 100 en Espagne.

La Suisse visait également l’Italie et le port de Gênes. Or, durant la même période, elle a vu croître de 102 pour 100 ses exportations dans ce pays.

Quant aux Italiens, ils songeaient à se mettre en rapport avec l’Europe du Nord, puis à concentrer dans le port de Gênes le mouvement d’échanges qui devait naître et croître rapidement entre toute cette région et les bords de la Méditerranée. Ils ne faisaient point fausse route : les résultats sont là pour en témoigner. Tandis, par exemple, que les importations de vins en Suisse par la frontière française diminuaient de 19 pour 100 de 1881 à 1884, les importations de même nature par la frontière italienne augmentaient de 156 pour 100, et l’entrée des céréales par l’Italie progressait de 322 pour 100, alors que, du côté de la France, elle demeurait à peu près stationnaire. Et vins comme céréales traversent en majeure partie la Suisse sans s’y arrêter.

Pour tout résumer, de 1881 à 1884, le mouvement commercial de l’Italie a augmenté de 19 pour 100 avec la Suisse, de 63 pour 100 avec l’Allemagne, de 18 pour 100 avec la Belgique, avec la France il a fléchi de 22 pour 100.

M. Théry complète ce tableau, déjà fort démonstratif, par un examen détaillé du trafic du Saint-Gothard. Il montre que, d’après le tonnage kilométrique, ce trafic consiste principalement en marchandises de transit et, loin de partager l’opinion de M. Marteau, il considère l’existence d’importantes relations par chemins de fer entre le nord de l’Europe et la Méditerranée comme prouvée surabondamment par l’origine des convois qui traversent le tunnel, par la concordance de l’accroissement de la circulation sur cette voie avec l’essor du port de Gênes, par le développement des rapports de l’Italie avec l’Europe septentrionale et la diminution des transactions franco-italiennes. Il établit aussi qu’en 1885 le Saint-Gothard a réellement enlevé au réseau français 150,000 tonnes environ, c’est-à-dire le chargement de 15,000 wagons de 10 tonnes et de 300 trains de 50 wagons. Ce qui, au tarif moyen de 0 fr. 056 la tonne kilométrique, se traduit pour les compagnies françaises par la perte d’un chiffre d’affaires de 6,750,000 francs, chiffre d’affaires dont les chemins de fer suisses et italiens ont profité. Ces 150,000 tonnes représentent, en outre, le fret, aller et retour, de 75 navires de 1,000 tonnes, qui se détourne de Marseille pour se porter sur Gênes.

La solution, suivant lui, et son opinion diffère encore sur ce point de celle de M. Marteau, ce n’est pas au percement du Grand Saint-Bernard ou du Simplon qu’il faut la demander. Il convient plutôt d’abréger la route française de la Mer du Nord à la Méditerranée, soit en rectifiant les voies ferrées dans la direction Anvers-Marseille, soit en construisant une ligne spéciale entre Dijon et Bruxelles. L’un ou l’autre de ces moyens, combiné avec des tarifs à très bas prix, aurait certainement pour effet de battre en brèche le Simplon, peut-être même de remettre les choses en l’état.

À la vérité, ce que conseillait là M. Théry ne pouvait être qu’un expédient d’une durée et d’une efficacité très douteuses. Il semble qu’il l’ait reconnu lui-même, car dans le nouvel et important rapport qu’il rédigea en 1888, à la demande du ministre du commerce et de l’industrie, sur la question du Simplon, il ne fait déjà plus mention des idées émises et soutenues par lui deux ans auparavant. Après s’être attaché à mettre en lumière le surcroît de dommages que l’ouverture d’un quatrième tunnel à travers les Alpes causerait à la France et à son influence dans la Méditerranée, il indique dans les termes suivans le parti qui lui paraît devoir être adopté désormais, à l’exclusion de tout autre : « J’ai pu nettement me rendre compte, dit-il, qu’il dépendait du gouvernement de la république : d’empêcher, et d’une manière absolue, le Simplon d’être nuisible aux intérêts français méditerranéens ; d’enlever en même temps à la marine marchande italienne et à Gênes le trafic actuel de la Suisse centrale à la Méditerranée que le Saint-Gothard a pris à notre commerce…

« Ce résultat peut s’obtenir d’une façon très simple, très rapide et très économique : en achevant les améliorations du cours du Rhône commencées depuis dix années et qui ont déjà donné des résultats d’une extrême importance ; en construisant le canal de Jonction de Marseille au Rhône. »

Puis il ajoute : « Il suffit de prendre une carte de l’Europe centrale et de considérer Lyon comme le point terminus de la Méditerranée pour comprendre qu’à partir du jour où (les améliorations du Rhône achevées, le canal de jonction ouvert) les marchandises pourront prendre envoûtes saisons cette route économique, il n’y aura plus de concurrence possible ni pour la Suisse, ni pour le Gothard.

« C’est la grande revanche économique que la France peut prendre sur ses rivaux ; c’est la prépondérance éternelle de sa marine et de son commerce dans la Méditerranée. »

Dans ses conclusions générales, il revient encore sur ces considérations et termine ainsi : « De tout ce qui précède, il résulte que les effets de la concurrence du Simplon peuvent être annulés d’avance et que le Gothard peut lui-même être battu sur son propre terrain si le gouvernement français, — répondant aux besoins urgens du commerce franco-méditerranéen, — laisse achever sans entrave les améliorations du Rhône et fait exécuter le canal de jonction de Marseille au Rhône.

« Tout est prêt pour cette double solution, il ne reste à faire qu’un léger effort, et soyez bien persuadé que le ministère qui aura l’honneur de réaliser ce programme, patriotique entre tous, rendra à l’industrie et au commerce français le plus grand des services qu’un gouvernement puisse leur rendre. »

Cela devait déjà paraître décisif. D’autant que statistiques, pas plus que raisonnemens, ne sauraient être soupçonnés d’avoir été habilement travaillés, ingénieusement établis pour les besoins de la cause. Outre que toutes ces données émanent d’hommes dont le gouvernement a lui-même consacré l’autorité et la compétence en les honorant de son choix et en leur confiant le mandat de l’éclairer, le dessein spécial dans lequel elles ont été réunies semblait d’abord n’avoir aucun lien avec le projet de jonction du Rhône à Marseille, et les deux questions ne se sont confondues que peu à peu, au fur et à mesure que se faisait la lumière. L’évolution qui s’est produite à ce sujet dans l’esprit de M. Edmond Théry est même tout à fait caractéristique.

Sans doute, les chiffres fournis par lui s’arrêtent à l’année 1885 ; mais leur sincérité et leur valeur n’en sont que plus incontestables ; car ils ont singulièrement empiré depuis cette période. Ce qui rend l’étude des phénomènes économiques particulièrement délicate, c’est la difficulté que l’on éprouve à bien discerner leurs effets propres des conséquences que peuvent entraîner d’autres phénomènes connexes ou secondaires. La création d’une voie de communication n’est-elle pas, notamment, le point de départ d’une foule d’actions réflexes dont l’importance croît assez rapidement pour masquer ou affecter profondément le fait originel considéré en lui-même ?

Dans l’espèce, la période d’observation n’aurait pu être prolongée de beaucoup, car la rupture des relations commerciales entre la France et l’Italie est venue jeter dans les rapports de ces deux pays et des nations voisines un trouble tel qu’on ne saurait se dispenser d’en tenir le plus grand compte. Loin de contrarier les constatations de M. Théry, cette circonstance n’a tait qu’y ajouter et les aggraver.

Il suffit, pour s’en convaincre, de mettre en parallèle le développement relatif des deux ports de Gênes et de Marseille. Déjà, de 1881 à 1885, pendant les quatre années qui ont suivi le percement du Saint-Gothard, le mouvement général de Gênes avait progressé de 626,377 tonnes, accroissement qui représentait le double de l’augmentation totale de 344,605 tonnes, relevée au cours des dix années précédentes, de 1872 à 1881. Et il est naturel de conclure que cette augmentation est toute au détriment du commerce français, ainsi que cela ressort des renseignemens récemment fournis par M. Augustin Féraud, président de la chambre de commerce de Marseille.

De 1880 à 1890, le tonnage de Gênes s’est développé dans la proportion de 116 pour 100, et Marseille n’a gagné que 22 pour 100. Il y a là un symptôme d’autant plus inquiétant et suggestif que la stagnation du commerce marseillais ne saurait être attribuée à un événement fortuit. Elle ne peut être que l’indice d’une décadence prochaine ; car, seul parmi les grands ports qui tiennent la tête du commerce maritime en Europe, alors que le mouvement de Hambourg a augmenté de 145 pour 100, celui d’Anvers de 82 pour 100, Marseille décline en pleine paix, après vingt ans de complète sécurité, après une période plus longue encore, passée sous le régime libéral et bienfaisant des traités de commerce. Que sera-ce sous le régime actuel ?

Envisagé en lui-même, cet état de choses est déjà fort alarmant ; mais, pour en apprécier la gravité, il importe de ne pas oublier que nos ports ne sont plus des ports francs ; qu’ils ne constituent pas des républiques isolées ; qu’ils ne sont pas seuls à bénéficier ou à souffrir d’une situation économique mal comprise. Marseille dans le mouvement général de la navigation représente le tiers environ du commerce maritime du pays tout entier, et à elle seule, elle fournit le sixième du produit des douanes françaises, douanes maritimes et douanes terrestres, douanes frontières et douanes intérieures réunies. Ne pas veiller à la prospérité des ports de commerce en général et de Marseille en particulier serait donc risquer de compromettre une des principales sources de richesse et d’influence que possède la France.


III

Le remède est tout trouvé en ce qui concerne le commerce franco-méditerranéen, et l’efficacité n’en est pas douteuse. Il n’est d’autre besoin pour lui restituer les avantages qu’il a perdus que de mettre, par un canal, Marseille en communication directe avec le Rhône. Alors cette ville ne sera pas seulement en mesure de rétablir l’ancienne suprématie de la France ; elle jouira désormais d’une sorte de privilège indestructible que ses rivales ne sauraient lui disputer. Quels sont, en effet, les ports méditerranéens qui peuvent se mettre en contact avec le réseau de navigation intérieure de l’Europe ? Ce n’est pas Salonique, qui a les Balkans derrière elle ; ni Trieste, avec les Alpes styriennes ; ni Gênes, adossée aux Apennins ; ni Barcelone, bloquée par les Pyrénées ; et si Venise songeait à profiter du voisinage du Pô, le cours de ce fleuve est trop irrégulier pour se prêter à une circulation qui ne soit purement locale. Les uns et les autres pourront, s’il leur plaît, construire de nouvelles lignes de chemin de fer ; ils seront tous impuissans à créer une voie navigable. C’est-à-dire qu’il leur faut renoncer à l’incontestable supériorité que procure un semblable moyen de communication, tandis qu’il dépend de la France de s’en assurer le bénéfice. Car Marseille est le seul port qui puisse, par sa jonction avec le Rhône amélioré, se mettre en relations constantes avec tous les canaux et rivières de l’Europe.

D’ailleurs, l’importance capitale du Rhône n’a jamais été méconnue. Le premier des géographes, Strabon, signalait que les bateaux lourdement chargés pouvaient remonter le Rhône, la Saône et le Doubs pour déposer sur les bords de cette rivière des marchandises qui, transportées ensuite jusqu’à la Seine, en suivaient le cours et passaient de là en Angleterre. Pour revenir à une époque plus moderne, Vauban, en 1679, soutenait la même thèse ; mais il ajoutait que les embouchures du Rhône sont et seront toujours incorrigibles. Cette opinion, confirmée dans la suite par le célèbre ingénieur Bélidor, n’est que trop justifiée. Aussi pensa-t-on à tourner cette difficulté en remplaçant les bras du fleuve par un canal.

En 1802, fut commencée la construction d’une voie navigable à petite section de 47 kilomètres de longueur reliant Arles à Port-de-Bouc. Cet ouvrage, terminé seulement en 1835, ne pouvait donner aucun résultat pratique, et son trafic ne dépasse pas aujourd’hui 65,000 à 70,000 tonnes. L’exécution du projet avait coûté 15 millions.

Une autre tentative fut faite en 1865 ; il s’agissait d’éviter les barres de l’embouchure et d’ouvrir l’accès direct du Rhône aux navires d’un fort tonnage. On creusa dans ce dessein une large dérivation mettant le port Saint-Louis en communication immédiate avec la mer. L’État consacra une vingtaine de millions à cette entreprise.

Les promoteurs de ce second projet, dont la complète réalisation date de 1870, nourrissaient de vastes ambitions ; ils rêvaient de faire de Saint-Louis du Rhône un centre industriel de premier ordre. « Marseille, disaient-ils, sera la grande place par excellence, et Saint-Louis, la grande, l’infatigable usine. » Les faits n’ont point répondu à ces espérances. Le nombre des établissemens fondés au port Saint-Louis est fort restreint. L’agglomération elle-même est à l’état embryonnaire, et l’on a peine à s’imaginer que la situation puisse se modifier sensiblement et avec quelque rapidité. En voici les raisons.

Saint-Louis est entouré de terres incultes, marécageuses et malsaines. Il suffit de rappeler à ce propos que les travaux du canal ont coûté la vie à de nombreux ouvriers et qu’en 1872 la mission hydrographique chargée de réviser le tracé des côtes méridionales de la France dut quitter ces parages au bout de quelques mois et fuir devant la fièvre qui avait frappé vingt hommes sur trente que comprenait l’équipage.

Puis, Saint-Louis du Rhône est situé sur le golfe de Fos, et si les eaux de cette rade atteignent encore 7 à 9 mètres de profondeur, il est fort à craindre qu’il n’en soit pas longtemps ainsi. M. l’ingénieur Lenthéric, dans sa savante étude sur le Bas-Rhône, qu’a publiée la Revue[1], s’exprimait ainsi : « Toutefois, des dangers bien autrement sérieux menacent l’avenir du canal Saint-Louis, dont le présent est déjà assez pitoyable. Le promontoire du Grand-Rhône s’avance toujours en se maintenant sur le même axe ; il se trouve ainsi directement exposé au choc de la mer.

« Dans ces conditions, les troubles charriés par le fleuve sont arrêtés et rebroussés presque sur place, et les atterrissemens qu’ils produisent sont distribués des deux côtés de l’embouchure. La plus grande partie de ces troubles est emportée, sans doute, par le courant littoral de l’est à l’ouest et va nourrir la base du delta et augmenter la largeur des plages désertes de la Camargue, mais une assez grande quantité est refoulée à l’est dans le golfe même de Fos. Ce golfe tend donc à s’ensabler, et, quoi qu’on ait pu dire à ce sujet, le doute n’est malheureusement plus permis aujourd’hui. »

En 1889, M. Guérard, ingénieur en chef du service maritime, renouvelait cette prédiction dans les termes suivans : « Le golfe de Fos est envahi par les dépôts du Rhône, le port de Saint-Louis est menacé. »

À ces causes d’infériorité physique, pour ainsi parler, s’en ajoute une autre non moins grave, bien qu’elle soit d’un ordre différent. En dépit de tout, Marseille est et restera longtemps encore le grand foyer d’attraction du littoral français de la Méditerranée. Un centre commercial ne s’improvise pas… Il a fallu vingt-six siècles de travail, d’efforts, de persévérance pour créer Marseille, pour y installer cet ensemble d’établissemens maritimes, industriels et financiers, ces docks, entrepôts, bassins de radoub, ateliers de constructions et de réparations, pour y attirer et y fixer les nombreuses industries et les capitaux nécessaires à ce qui constitue un centre commercial offrant pleine sécurité. C’est là que les lignes de paquebots aboutissent, que se nouent les transactions, que viennent forcément converger les affaires.

Le problème serait donc résolu de la façon la plus complète et la plus heureuse, si les penelles pouvaient pénétrer dans le port de Marseille et, bord à bord avec les steamers, échanger denrées et matières premières contre le fret de sortie qui nous fait de plus en plus défaut et que fourniraient en abondance la houille, la chaux, les pierres, le fer, la fonte et les vins. Elles enlèveraient, en outre, les produits manufacturés qui se fabriquent à Marseille. Car il est bon de signaler ici un fait que l’on s’obstine à ignorer ; c’est que Marseille a eu la sage prévoyance de se convertir en ville au moins aussi industrielle que commerciale.

Ce dernier et décisif progrès assurerait l’entière efficacité des efforts qui ont été faits durant ces dix dernières années pour améliorer le cours du Rhône entre Arles et Lyon : cette question, soumise aux délibérations d’une commission inter-départementale réunie à Lyon en 1875, fit l’objet d’un projet de loi adopté le 17 mars 1878 par la chambre des députés et qui engageait une dépense de 45 millions.

Au sein de cette assemblée inter-départementale, M. Charles Gounelle, délégué municipal de Marseille, tout en appuyant énergiquement les projets d’amélioration du Rhône, d’Arles à Lyon, préconisa l’idée de faire aboutir ce fleuve à Marseille au moyen d’un canal. La conception n’était pas nouvelle : elle remonte au règne de Louis XII, à l’année 1507. Mais pour la première fois, M. Marchand, colonel-directeur du génie à Marseille, venait de lui donner une forme vraiment pratique en proposant un canal souterrain traversant le massif de la Nerthe pour déboucher ensuite dans l’étang de Berre. Lors de la discussion de la loi autorisant les travaux d’aménagement du Rhône, le ministre, se rappelant sans doute ce passage du rapport de M. Krantz à l’assemblée nationale : « Si l’on se bornait à conduire nos voies navigables jusqu’à l’embouchure du Rhône, Marseille y perdrait assurément ; mais notre réseau de navigation y perdrait encore plus ; » le ministre prit l’engagement de construire plus tard un canal de jonction. Enfin, le 21 juin 1878, M. de Freycinet, ministre des travaux publics, prononçait ces paroles à l’occasion du voyage officiel qu’il fit à Marseille : « Un canal de jonction du Rhône à Marseille me paraît avoir une importance considérable pour notre commerce. Je ne puis me faire à l’idée que la capitale des Bouches-du-Rhône soit séparée du fleuve. »

Ces promesses furent d’abord suivies d’effet : un avant-projet fut dressé en 1879 par M. l’ingénieur en chef Bernard, puis complété par son successeur, M. Guérard. La même année, le ministre ; des travaux publics faisait demander au département des Bouches-du-Rhône, à la ville et à la chambre de commerce de Marseille, de prendre à leur charge le quart de la dépense totale évaluée à 80 millions. Ces propositions furent immédiatement acceptées.

L’enquête d’utilité publique à laquelle il fut ensuite procédé donna lieu à des dépositions en grande majorité favorables et que le rapporteur de la commission, M. Barthelet, actuellement directeur du Sémaphore et membre de la chambre de commerce, résumait ainsi : « Il y a nécessité pressante d’établir un canal qui mette Marseille en rapport direct avec le Rhône et le réseau fluvial. La commission donne son approbation entière au projet mis à l’enquête, remercie le gouvernement d’avoir fait l’étude du projet, qui doit rendre au commerce français de si grands services, et le supplie, non-seulement d’y donner suite, mais encore d’apporter à son exécution toute la célérité possible. »

Tout était donc prêt, et, depuis lors, rien n’a été fait.

C’est en vain que tous les corps constitués, à maintes et maintes reprises, et chacun dans leur sphère, ont rappelé au gouvernement les engagemens qu’il avait pris. C’est en vain qu’une commission spéciale nommée en 1890 chercha à faire aboutir cette question et que M. George Borelli lui adressa un rapport aussi remarquable que concluant… Vox clamans in deserto !


IV

Cette inaction est d’autant plus lamentable que l’ajournement de la jonction du Rhône à Marseille est la véritable cause d’un second scandale économique, la non-utilisation de l’étang de Berre.

Le lac connu sous ce nom ne rappelle les étangs occidentaux ni par sa configuration, ni par l’aspect et la nature des terres qui l’entourent. C’est une côte rocheuse et non une flèche de sable qui le sépare de la Méditerranée. Au lieu d’être géologiquement une apparition passagère comme les étangs de Thau, de Maguelonne, de Mauguio, il appartient au relief général de la contrée et constitue un vrai golfe. Alors que sur les côtes dangereuses on crée des ports artificiels conquis sur les eaux profondes, arrachés à la zone des tempêtes, on s’étonne de voir un aussi admirable bassin absolument désert depuis quinze siècles, car les Romains y avaient un port. À peine aperçoit-on à sa surface quelques barques de pêcheurs ; les navires de commerce, les caboteurs ne le visitent jamais, car on ne trouve sur ses rives aucun centre industriel, mais seulement une usine de produits chimiques et des marais salans.

D’après la carte hydrographique levée en 1844 et contrôlée depuis par une nouvelle exploration, l’étang de Berre offre aux navires du plus fort tirant d’eau un mouillage de très bonne tenue, ayant plus de cinq mille hectares de superficie, soit sept fois l’étendue de la rade de Toulon.

De temps immémorial, on s’occupe de l’étang de Berre, mais sans jamais mettre la main à l’œuvre.

En 1867, au sénat, dans la séance du 16 mars, à propos d’une pétition du baron de Rivière, réclamant des ports de refuge dans le Bas-Rhône, en particulier, le général marquis de Laplace, rapporteur de la commission chargée d’examiner la pétition, se livra sur ce sujet à des développemens d’une haute portée et dont la précision était le résultat d’une étude approfondie.

« Il n’est pas nécessaire, dit-il, d’entrer dans une exposition détaillée du projet de M. le baron de Rivière pour reconnaître qu’un port de refuge dans le Bas-Rhône, en amont de l’écluse du canal Saint-Louis, serait d’une utilité fort contestable, si l’on vient à considérer qu’il existe sur la rive opposée de la baie de Fos tous les élémens d’un magnifique établissement maritime à la fois militaire et commercial.

« Il est de notoriété que le général Bonaparte, après le siège de Toulon, inspectant les côtes pour y organiser les moyens de défense, vint à Martigues et monta sur un mamelon dans le voisinage qui domine toute la contrée et d’où il put apercevoir d’un seul coup d’œil : à gauche, la mer, Berre et les collines qui l’entourent ; à ses pieds, la ville bâtie comme Venise au milieu des lagunes ; à droite, l’étang de Caronte, puis le port de Bouc, et son entrée dans le golfe de Fos ; enfin, au-delà de ce golfe, dans le lointain, les bouches marécageuses du Rhône. On assure que Napoléon dit que c’était là, à Martigues, que devaient être les principaux établissemens maritimes de la France dans la Méditerranée.

« C’est à cette visite que l’on attribue la construction du canal d’Arles à Bouc, qui fut commencé plus tard sous le consulat.

« Le service de la marine, le conseil-général des ponts et chaussées, ainsi que les comités de l’artillerie et des fortifications n’ont jamais manqué, chaque ois que l’occasion s’est présentée, de faire ressortir les avantages des travaux à entreprendre dans le port de Bouc pour le rendre praticable aux bâtimens du plus fort tirant d’eau, et dans l’étang de Caronte, afin d’en faciliter la traversée à ces bâtimens pour pénétrer dans l’étang de Berre, dont la nature a fait, en très grande partie, les frais de la transformation en un beau et vaste port pour toutes les marines.

« La ville de Marseille, dont les bassins, échelonnés le long de la côte, sont, en cas de guerre, tort exposés, a un puissant intérêt à la création de ce port qui deviendrait une annexe des siens et offrirait, en tout temps, une sécurité complète aux navires qui y stationnaient. »

M. Michel Chevalier répondit à l’honorable rapporteur « qu’il était évident que l’existence d’un refuge était nécessaire. »

M. le vice-amiral comte Bouët-Willaumez réclama la parole, parce qu’il se croyait appelé, plus que personne, à donner des explications sur la question, et il ajouta : « La pétition demande qu’il soit fait un port de refuge là où le canal Saint-Louis viendra communiquer avec ce même golfe de Fos ; mais nous avons tous fréquenté le golfe ! Le fond y est de sable mouvant, comme dans toutes les approches de ce littoral… On ne peut donc songer à y bâtir des jetées quelque peu stables. Mais ce qui est bien préférable, comme le dit l’honorable rapporteur, c’est de poursuivre les études du port de Bouc et surtout l’approfondissement de ce magnifique étang de Berre, pour en faire une petite mer intérieure, en un mot, une des plus belles nappes d’eau que possédera la France sur le littoral méditerranéen. »

L’honorable rapporteur a oublié de mentionner qu’en 1844, sur l’initiative du prince de Joinville, les ingénieurs de la marine s’occupèrent de l’étang de Berre. Le prince avait repris les études de Napoléon Ier, mais la révolution de 1848 y mit forcément un terme.

En 1865, le général de Ghabaud-Latour disait, en parlant de la transformation du matériel naval et des modifications apportées dans la défense des côtes et l’outillage maritime : « Si les grands établissemens qui existent à Toulon étaient situés sur l’étang de Berre, ils seraient à l’abri de tout danger. » Que dirait-il aujourd’hui ?

Cependant, bien que, dans ces dernières années, mon honorable collègue, M. Leydet, ait porté deux fois la question à la tribune de la chambre ; bien qu’il la signale encore aujourd’hui dans son rapport sur le ministère du commerce, bien que M. le commandant Sibour, un de nos officiers de marine qui connaissent le mieux le littoral de la Méditerranée, se soit fait l’apôtre chaleureux de la transformation de l’étang de Berre, malgré l’opinion du général marquis de Laplace, de Michel Chevalier, de l’amiral comte de Boüet-Willaumez, de l’amiral Krantz, du prince de Joinville, du général de Chabaud-Latour, de Bonaparte, de Vauban et de Louis XIV, l’État s’est borné à établir à travers l’étang de Caronte, entre l’étang de Berre et la mer, un canal maritime de 6 mètres de profondeur, mais dont l’entrée est toujours gênée par des rochers sous-marins. Et la flotte commerciale moderne, en raison de ses dimensions, ne peut toujours pas utiliser l’étang de Berre comme port de refuge !

N’est-ce pas là une négligence coupable et manifeste ? On ne se demande donc pas ce que deviendraient les ports de Marseille, les navires et les marchandises qui y sont accumulés, si la fatalité amenait un conflit maritime ? Ainsi que l’ont prouvé les dernières manœuvres navales, il suffirait qu’un croiseur ennemi trompât la vigilance de la flotte française, pénétrât dans le golfe et lançât quelques obus sur Marseille, pour que docks et bâtimens fussent incendiés en quelques heures avec tout ce qu’ils contiennent, et qu’il en résultat des dommages irréparables. Les récens perfectionnemens des engins de destruction et la portée sans cesse croissante des pièces d’artillerie exposent la ville à des dangers que les forts de la rade seraient impuissans à conjurer. Aussi l’étang de Berre ne serait pas seulement pour la flotte commerciale un bassin spacieux et tranquille à l’abri de toute atteinte. Celle-ci s’y trouverait encore hors de la vue de l’ennemi, grâce à la chaîne de montagnes qui sépare la mer et les eaux intérieures.

Que reste-t-il à faire pour utiliser ce merveilleux port de refuge ? Draguer quelque peu l’étang de Caronte, en rectifier surtout les courbes ; faciliter l’accès du port de Bouc. Moyennant ces travaux peu coûteux, dont la dépense n’excéderait pas 400,000 francs, et qui pourraient être rapidement exécutés, toute la flotte de commerce aurait la faculté de se réfugier au nord de l’étang, dans la partie dite Golfe de Saint-Chamas.

Mais si l’on n’est pas arrivé jusqu’ici à convenablement aménager ce lieu de retraite, dont pourraient profiter, avec la marine marchande, ceux des bâtimens de guerre qui auraient besoin d’un abri momentané, c’est que la question de l’utilisation de l’étang de Berre n’a pas encore été envisagée dans toute son ampleur, et que la plus intéressante des faces qu’elle présente est demeurée dans l’ombre.

En réalité, la création du port de refuge ne sera un fait accompli que le jour où l’étang aura été réuni par le canal de jonction aux ports de Marseille. Alors naîtra sur ses rivages un faubourg industriel de la grande ville. Usines, entrepôts et magasins viendront chercher là des terrains à bas prix, des frais généraux peu élevés, des dépenses de camionnage réduites au minimum, en un mot, des conditions meilleures que celles qui leur sont faites au sein d’une agglomération importante et fort ancienne. Que l’on se représente les deux lignes de chemins de fer, qui maintenant desservent les vastes solitudes environnantes, alimentées par un trafic copieux ; les penelles descendant d’Arles, remontant de Marseille, allant et venant dans les deux sens, chargées de matières et de produits qu’elles prennent ou déposent en passant sur les rivages de l’étang, et les steamers pénétrant par Port-de-Bouc et l’étang de Caronte rectifié, pour accoster le long des hangars et des fabriques. Que l’on s’imagine les incalculables avantages que procurera la mise en valeur d’une région si complaisamment traitée par la nature et si délaissée par les hommes !


V

Pourquoi donc tant tarder dans l’accomplissement de ces deux entreprises qui ont réuni les suffrages d’un si grand nombre d’hommes compétens et peuvent influer sur les destinées commerciales de la France entière ?

On ne saurait prendre pour prétexte la facile navigabilité du Rhône entre Arles et Saint-Louis. La circulation sur le Bas-Rhône n’est pas sans rencontrer de sérieux obstacles. Le propre d’une artère fluviale est d’avoir une surface calme. Or cette partie du fleuve, sans courant marqué, avec l’immense largeur de son lit qui dépasse souvent 1 kilomètre, a l’aspect d’un lac. Le vent soulève fréquemment des vagues qui clapotent le long des penelles découvertes. Le marinier doit faire attention aux vents, ne pas partir tous les jours et, quand il part, prendre la précaution de surélever artificiellement les bordages ou de ne charger qu’incomplètement sa penelle. D’où une augmentation de dépenses dans le premier cas, une diminution de recettes dans le second, et dans les deux une surélévation des prix. D’un autre côté, tantôt des bancs de poudingues, tantôt des hauts fonds barrent la navigation maritime à grand tirant d’eau. Ainsi Saint-Louis est une porte magnifique, mais cette porte ne donne sur rien. La penelle ne peut y venir prendre le chargement du navire de mer, car le fleuve n’est pas assez calme, et, faute de fond, le steamer ne peut continuer sa route. La navigation fluviale finit donc à Arles, la navigation maritime ne commence qu’à Saint-Louis, et cet hiatus ne peut être comblé que par l’emploi entre Arles et Saint-Louis de chalands spéciaux d’un usage plus coûteux que les bateaux destinés à circuler sur les canaux, ce qui nécessite le transbordement de la marchandise si on veut la confier, à partir d’Arles, à l’économique penelle.

Quant aux relations par mer entre Marseille et Saint-Louis, elles sont loin d’être aisées et régulières. Employer pour ce service des bateaux à vapeur de grandes dimensions serait immobiliser pendant les opérations répétées de chargement et de déchargement des capitaux relativement considérables sans qu’il soit possible de compenser, sur un parcours aussi restreint, ces pertes d’intérêts. Si, pour éviter des frais généraux aussi excessifs, on utilisait des navires à vapeur de moindre tonnage, on se heurterait à une autre difficulté, celle de réunir le fret spécial qui convient à ce genre de caboteurs. Aussi les transports se font-ils surtout par chalands remorqués. Les grosses mers, fréquentes dans ces parages, ont pour effet de rendre le remorquage impossible, pendant quatre-vingt-dix ou cent jours par an, quelles que soient d’ailleurs la forme et la résistance des bateaux employés : — « L’expérience a démontré, dit une personne très autorisée, que l’on ne peut compter en aucune saison sur une traversée pour le lendemain. Le remorquage entre Marseille et le Rhône, c’est l’incertitude à l’état chronique, c’est la nécessité d’un excédent considérable de matériel et d’une augmentation notable des stocks de marchandises, avec un service toujours incommode. »

Une voie nouvelle est donc indispensable.

Dans un autre ordre d’idées, on peut supposer que l’État hésite à faire le sacrifice de 60 millions qu’il a de lui-même consenti. Cette hésitation a de quoi surprendre, pour peu que l’on se livre aux rapprochemens suivans. Les améliorations des ports de Londres, de Liverpool et de Glascow ont coûté, jusqu’à ce jour, 500, 400 et 120 millions. La Belgique a dépensé 150 millions pour Anvers ; la Hollande, 360 pour Rotterdam et Amsterdam ; l’Allemagne, 170 pour Hambourg. Les dépenses effectuées depuis 1836, en France, pour la mise en état des trois ports principaux, ont été de 131 millions au Havre, de 40 à Bordeaux et de 87 à Marseille. En présence de pareils chiffres, est-on vraiment fondé à déclarer inabordable une entreprise de 80 millions, — dont la ville, la chambre de commerce de Marseille et le département des Bouches-du-Rhône supporteront le quart, — alors que les Anglais ne reculent pas devant les sommes bien autrement considérables que coûtera la jonction de Manchester à la mer ?

Il est enfin une dernière objection que l’on s’est naturellement dispensé de formuler, mais qui pèse du poids le plus lourd sur les destinées du projet.

On craindrait que la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, qui dessert aujourd’hui Marseille à l’exclusion de toute autre entreprise de transport[2], ne se vit enlever par l’établissement d’un canal une importante fraction de son trafic. De là une diminution notable des recettes ; de là aussi un appel correspondant aux ressources de la garantie d’intérêts. Tel est sans doute le spectre que l’on se plaît à faire surgir devant les yeux des ministres intéressés, et cette apparition contribue à les paralyser ; il y a tout au moins lieu de le supposer.

Ainsi que cela a été prouvé au cours des divers congrès de navigation intérieure, notamment à celui de Francfort-sur-le-Mein et tout récemment encore au congrès qui vient d’avoir lieu à Paris, ce danger est purement chimérique. Les voies navigables et les chemins de fer sont destinés non à se supplanter, mais à se compléter ; entre les uns et les autres s’effectue un partage naturel d’attributions. Les canaux ne peuvent convenir qu’aux matières lourdes, encombrantes et de peu de valeur, à celles-là même que les compagnies de chemins de fer sont obligées d’admettre sur leurs rails, pour ainsi dire, par devoir et sans en retirer de bénéfice sensible. Ces tarifs les plus bas, elles peuvent les appliquer à des marchandises plus avantageuses à transporter, et il se produit ainsi une sorte de déclassement dont le résultat est d’améliorer le trafic, de l’augmenter et de faire progresser les recettes. D’autre part, les objets qui ont pris la voie fluviale ne pénètrent pas dans l’intérieur du pays sans donner lieu à un supplément de transactions qui entraînent à leur tour un surcroît de production et d’expéditions dont les chemins de fer prennent leur large part.

La compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, à la prospérité de laquelle nous sommes plus que qui que ce soit attaché, ne saurait, par une sorte de privilège à rebours, échapper aux heureux effets de cette loi générale, et déjà maintes fois vérifiée.

Il est du reste une considération qui prime toutes les autres. Ainsi que nous l’avons dit en commençant, l’œuvre dont nous souhaitons ardemment la réalisation n’est point une entreprise locale, mais une œuvre vraiment nationale.

Par suite de la concurrence acharnée que les nations européennes se font sur le terrain industriel et commercial, le bon marché est devenu le principal, pour ne pas dire le seul élément qui puisse dans cette lutte, en assurant les préférences, retenir le succès. Aussi les frais généraux sont-ils partout réduits à leur strict minimum et à peine un perfectionnement est-il découvert que chacun s’empresse de l’adopter. Il en résulte que le coût des matières premières et notamment les dépenses nécessaires pour les amener au lieu de leur transformation prennent une importance croissante dans la détermination des prix de revient, et que le facile placement des produits fabriqués, leur force de pénétration, dépendent surtout des conditions qui leur sont faites par les entreprises de transport, — à la condition toutefois qu’on ne leur barre pas absolument la route par des droits prohibitifs.

C’est ce que les autres pays ont compris. Aujourd’hui les voies ferrées qui aboutissent à Hambourg, à Anvers, Brème, Rotterdam, sont doublées par des voies navigables, et la vitalité de ces ports, leur richesse, en sont sensiblement augmentées. Puis, on l’a vu, l’Allemagne, la Suisse et l’Italie se sont coalisées pour créer des lignes de chemins de fer de trajet plus court et à tarifs moins élevés que la direction Lyon-Marseille. Leurs espérances se sont réalisées : la France a perdu en partie le trafic du nord-est de l’Europe. Il suffirait, pour tout remettre au point, d’employer les mêmes armes que nos voisins. La vallée du Rhône redeviendrait la route la plus économique et de beaucoup la moins longue, en tenant compte de la différence des tarifs applicables à une marchandise voyageant sur rails ou par eau. Le nouveau régime économique, inauguré il y a moins d’un an, ne peut manquer de porter un sérieux préjudice au commerce extérieur. Il a pour but avoué de diminuer les importations. Assurément, ses effets ne s’arrêteront pas là : les exportations subiront aussi un ralentissement de plus en plus prononcé. Un grand port comme Marseille, point de départ et d’arrivée de courans considérables d’échanges avec l’étranger, est tout désigné pour ressentir les conséquences directes de cette politique internationale. Et les résultats de l’année 1892 sont malheureusement là pour le prouver : ils se traduisent par un déficit de 1 million de tonnes environ. Mais, comme on ne saurait méconnaître ses intérêts sans compromettre ceux du pays, il devient urgent de lui faciliter la pénible tâche de conserver son rang déjà diminué. Il faut pour cela lui permettre de prendre une part plus directe, plus personnelle, au mouvement d’affaires intérieur. Le littoral de l’étang de Berre fournira les emplacemens nécessaires à l’établissement d’une sorte de succursale industrielle ; la région se transformera ; les villes que le Rhône traverse reverront l’activité et l’aisance que le chemin de fer leur a ravies sans pouvoir les leur rendre. L’agriculture elle-même trouvera à la fois facilités et profit dans l’établissement d’un moyen de transports aussi propre à ses produits qu’à ceux de l’industrie. Enfin, les régions du Nord et de l’Est participeront à cette nouvelle source de richesses qui, grâce à la solidarité que créent les voies de communication, se répandra sur la France entière. Car, c’est ici le lieu de rappeler ce passage de l’exposé des motifs du projet de loi de 1878, dû à l’éminent et regretté Dupuy de Lôme : « Le Rhône forme la première section de cette grande artère qui se continue par la Saône, de Lyon à Saint-Jean-de-Losne ; par le canal de Bourgogne de Saint-Jean-de-Losne à La Roche-sur-Yonne ; par l’Yonne, de La Roche à Montereau ; par la Haute-Seine, de Montereau à Paris ; par la Basse-Seine, de Paris à Rouen ; enfin, par la Seine maritime de Rouen au Havre.

« L’Oise, le canal de Saint-Quentin, l’Escaut et les nombreux canaux qui s’y rattachent, joignent cette grande ligne principale avec les houillères de la Belgique et avec les ports du littoral du Nord.

« D’un autre côté, l’ouverture du canal de l’Est entre la Haute-Saône canalisée et la Meuse procure à la vallée du Rhône un nouveau débouché vers nos frontières de l’Est. »

Dans quelle mesure ces larges vues d’ensemble ont-elles reçu la consécration des faits ? Il n’y a, pour en juger, qu’à jeter un coup d’œil sur une des cartes de l’Atlas, publié sous la direction du savant statisticien M. Cheysson, par le ministère des travaux publics, qui représente les trafics respectifs des voies navigables françaises. Alors que les réseaux du Nord et de l’Est s’épanouissent comme les larges feuilles d’un palmier, il semble que le Rhône forme le tronc mince, élancé, presque malingre, d’où part cette frondaison luxuriante sous le poids de laquelle il paraît succomber. Cette représentation est d’autant plus frappante que l’ensemble des marchandises déposées à Marseille couvre une superficie relativement énorme et que l’on est ainsi conduit à se demander pourquoi la voie du Rhône, toute proche, n’en absorbe pas une plus grande partie. Il s’agit donc, en réalité, de parachever une œuvre qui a déjà coûté d’importans sacrifices, sacrifices beaucoup plus élevés que le dernier qui reste à consentir et auquel il est réservé de faire porter aux autres tous leurs fruits.

Si l’on tarde, le mal peut devenir irréparable, et le commerce français entier en portera la peine à jamais ; car les courans commerciaux, une fois détournés, ne peuvent plus être ramenés dans leurs anciens lits et les marchandises oublient pour toujours le chemin qu’on leur a laissé désapprendre.

À mon sens, nous avons grandement tort de ne pas nous préoccuper suffisamment de ce qui se passe au-delà de nos frontières,.. de ne pas voyager. Nous sommes les victimes trop résignées des petits intérêts coalisés, des passions de clocher, des exigences électorales et de l’inertie administrative. Aussi considère-t-on volontiers comme des trouble-fêtes, comme des oiseaux de mauvais augure, ceux qui, obligés par profession à parcourir les mers et à entrer en contact direct avec les peuples étrangers, constatent leurs progrès, établissent des comparaisons et poussent des cris d’alarme.

Si nous persévérons dans nos erreurs, si nous nous abandonnons aveuglément au « zèle iconoclaste des démolisseurs d’accords commerciaux, » si nous nous endormons dans une coupable quiétude et dans une confiance irréfléchie en la pérennité de notre situation acquise, nous nous exposons sûrement à un triste réveil.


J. CHARLES-ROUX.


  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1881.
  2. Une grande faute économique a été commise en 1865, quand on n’a pas permis à la compagnie du chemin de fer du Midi de pénétrer jusqu’à Marseille. Actuellement, la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée enserre cette ville de tous côtés, et une concurrence par voie ferrée est devenue impossible.