La Jeunesse de deux idéalistes - Sigismond Krasinski et Henry Reeve

La jeunesse de deux idéalistes – Sigismond Krasinski et Henry Reeve [1]
Louis Léger

Revue des Deux Mondes tome 15, 1903


LA
JEUNESSE DE DEUX IDÉALISTES

SIGISMOND KRASINSKI ET HENRY REEVE[2]

J’ai eu plus d’une fois l’occasion de déplorer l’oubli dans lequel on laissait la littérature polonaise. Le bruit qui s’est fait autour de Quo vadis ? contribuera-t-il à rappeler l’attention sur elle ? Je ne sais. Si l’on se décidait sérieusement chez nous à étudier cette littérature trop négligée, on constaterait que Krasinski y tient une des premières places. Quelque grand qu’ait été son talent, il ne lui a point assuré chez nous le rang qu’il mériterait d’occuper parmi les maîtres de la poésie européenne. On sait vaguement son nom : on ne lit guère ses œuvres. Quelques délicats ont recherché la traduction de ses poèmes[3] et l’étude que M. Klaczko lui a consacrée autrefois dans la Revue des Deux Mondes[4]. Les hommes de ma génération se rappellent les pages ardentes que Laurent Pichat écrivit dans les Poètes de combat[5]. Les œuvres complètes du poète ont pourtant été publiées en français. Mais, durant bien des années, la littérature polonaise n’a guère eu la faveur du public.

Elle la mériterait pourtant en dépit de si nombreux ouvrages consacrés à des questions historiques, politiques, ethnographiques que le public français, même au temps de ses plus ardentes sympathies, n’a jamais suffisamment comprises. Le moment serait peut-être venu d’intéresser notre curiosité à l’œuvre des Skarga, des Pasek ou des Kochanowski. C’est mal connaître un peuple et une littérature que de l’étudier uniquement dans l’œuvre de quelque romancier. Un lecteur qui ne connaîtrait que Dickens, Walter Scott et Thackeray n’aurait que de bien vagues idées sur l’Angleterre.


I

Rappelons brièvement la carrière de Sigismond Krasinski et celle de son correspondant Henry Reeve. Krasinski, né en 1812, était le fils d’un général polonais, qui se distingua au service de sa patrie et de la France, et qui, après les traités de 1815, se rattacha loyalement au régime russe, représenté par un souverain humain et éclairé, Alexandre Ier. Même après la mort de ce prince, le général Krasinski estima qu’une révolution était impossible ; que son pays n’avait rien à y gagner. Pour mettre son fils à l’abri de la contagion de l’effervescence patriotique qui devait aboutir à la révolution néfaste du 29 novembre 1830, il l’envoya à Genève. Le jeune Krasinski souffrit cruellement de cet ostracisme. Il ne souffrira pas moins plus tard de l’échec de cette révolution qui lui a donné tant d’espérances et de l’asservissement de sa patrie. Rappelé en 1832 par son père, il résida à Varsovie, à Pétersbourg même, où l’empereur Nicolas lui offrit d’ « entrer au service. » Il ne put s’y résoudre, il repartit pour l’étranger. Il exhala les angoisses de son âme dans une série de poèmes douloureux et mystiques : la Comédie non divine, Irydion, l’Aube, les Psaumes de l’Avenir, le Dernier, Resurrecturis.

Exilé volontaire, point émigré, il erra sans cesse à travers l’Europe et mourut jeune encore, à l’âge de 47 ans. C’est un poète chrétien comme Mickiewicz ; comme lui, c’est un mystique ; mais, plus docile que lui aux enseignemens de l’Eglise, il ne s’aventure point comme lui à verser dans l’hérésie[6] ; il est à bien des égards un précurseur de nos symbolistes modernes et sa pensée, comme la leur, est parfois bien difficile à entendre. Son style a des envolées superbes : nul peut-être parmi ses compatriotes n’a plus de grandeur et de majesté ; mais il est difficile à suivre dans son essor ; il trouvera dans l’élite des lecteurs des admirateurs passionnés, enthousiastes : il ne sera jamais populaire.

Bien différente fut la destinée d’Henry Reeve[7]. Il était né en Angleterre en 1813 ; il était de quelques mois à peine le cadet de Krasinski. Il devait lui survivre de longues années. Il mourut à quatre-vingt-trois ans, le 21 octobre 1896. Vers l’âge de quinze ou seize ans, sa mère le conduisit à Genève pour consolider sa santé délicate-, et pour le perfectionner dans l’étude du français. C’est là qu’il rencontra Krasinski ; les deux jeunes gens se lièrent d’une amitié intime et fraternelle. Tous les cœurs généreux battaient alors pour la cause de la Pologne ; en dehors de Krasinski, Reeve rencontra tour à tour Adam Mickiewicz, dont il mit en vers anglais le poème Faris, puis, plus tard, soit à Genève, soit en Angleterre, Adam Czartoryski, Walewski, le futur ministre de Napoléon III, le poète Niemcewicz ; etc. Sa mère le destinait d’abord à la médecine, mais il s’en dégoûta vite et se tourna du côté des sciences sociales et politiques.

Il suivit à Genève les cours de Rossi, retourna en Angleterre, voyagea en France, en Italie, en Autriche, en Allemagne, en Pologne, fut l’un des fondateurs de la British and Foreign Review, et, vers 1840, fut nommé, grâce à l’amitié de lord Lansdowne, Clerk of appeals to the privy Council, plus tard, en 1852, Regislrar (directeur du service d’enregistrement) du Conseil privé ; vers 1840 également, il était entré à la rédaction du Times et fut un des plus vaillans collaborateurs du célèbre journal. Il y resta jusqu’en 1855, époque à laquelle il prit la direction de la Revue d’Edimbourg.

Il fut en relations avec tous les hommes distingués de l’Angleterre et de la France, avec Guizot, Thiers, Barthélémy Saint-Hilaire, Jules Simon, Victor Duruy, le Duc d’Aumale, qui fut un de ses patrons à l’Académie des sciences morales, dont il devint membre associé en 1889. Le Duc d’Aumale l’honorait d’une amitié particulière et le reçut souvent à Chantilly. Après la mort de Reeve ce fut lui qui prononça son éloge devant l’Académie des sciences morales (séance du 16 novembre 1895).

La figure de M. Reeve, disait l’illustre académicien, était essentiellement originale, et il devait ce caractère non seulement à la nature de son esprit, mais à l’éducation qu’il avait reçue. Sur la base anglaise de la forte instruction classique, son père voulut ajouter le couronnement des hautes études continentales. Peu de personnes, de nos jours, ont aussi bien connu que lui cette charmante et originale société de Genève qui semblait dater du XVIIIe siècle et qui en a si souvent conservé les traditions. C’est là qu’il acquit la connaissance approfondie de notre langue. Il en avait saisi les nuances délicates ; il connaissait toute notre littérature. Je ne connais guère d’étrangers qui puissent parler, comprendre et écrire le français mieux que lui.


Les deux jeunes gens étaient nés dans des circonstances et des milieux bien différens : l’un, fils d’une nation puissante, riche et glorieuse, n’avait pour ainsi dire qu’à se laisser vivre en s’abandonnant à l’essor naturel de son activité ; l’autre, fils d’une nation vaincue, était enchaîné dès le berceau, comme disait son compatriote Mickiewicz[8]. Déchiré par une lutte douloureuse entre les rêveries du patriote, les devoirs d’un fils soumis, et les réalités impérieuses de la vie, Krasinski devait traîner après lui pendant toute sa carrière une incurable mélancolie. Les circonstances qui avaient amené à Genève les deux amis étaient tout aussi différentes que l’étaient leurs origines et que devaient l’être leurs destinées.

Henry Reeve était venu volontairement à Genève pour y compléter son éducation, comme tant de ses compatriotes. Sigismond Krasinski, lui, était exilé sur les bords du Léman. Tout jeune encore, — il n’avait que dix-sept ans, — il était déjà victime des épreuves qui avaient accablé son pays. Son père avait accepté sans arrière-pensée la situation que les circonstances avaient faite à la Pologne. Il estimait que les révolutions n’aboutiraient qu’à des catastrophes : il avait, hélas ! cruellement raison. Il servait loyalement le régime russe, sachant qu’aucun autre ne pouvait le remplacer. En 1827, dans un procès politique intenté à des Polonais accusés de menées révolutionnaires, il avait franchement voté leur culpabilité. Un peu plus tard, en 1829, le jour d’un enterrement qui devait donner lieu à une manifestation patriotique, il avait prescrit à son fils de se rendre au cours de droit comme d’habitude. Le jeune homme avait obéi, la mort dans l’âme, et s’était trouvé seul en tête à tête avec le professeur ; le lendemain, il avait été en butte aux outrages et aux brutalités de ses camarades. Pour mettre fin à cette situation douloureuse, le père se résolut à envoyer son fils à l’étranger, non pas en France, où il pourrait avoir à craindre encore la contagion révolutionnaire ; mais, dans cette sage ville de Genève, où la splendeur de la nature et le ciel bleu du Léman ne pouvaient qu’exercer une action sédative sur les nerfs et l’imagination du sensible adolescent.

Sigismond Krasinski arriva dans cette ville en 1829. Il avait une grande fortune et ne sentait pas le besoin de conquérir des diplômes. Il ne s’inscrivit pas sur le « Livre du recteur » où figurent les noms de Henry Reeve et d’Auguste Zamoyski.

A peine arrivé, il rencontra Reeve et se lia avec lui d’une tendre et confiante amitié. Il fut admis dans la colonie anglaise, dont il savait admirablement la langue, et, avec une précocité qui n’est pas trop faite pour surprendre chez un poète, il s’éprit d’un amour passionné pour une jeune Anglaise en villégiature à Genève, miss Henriette. Il fut payé de retour ; des boucles de cheveux, des bagues, des sermens, furent échangés. Krasinski, catholique fervent, savait bien que son père ne lui permettrait jamais d’épouser une hérétique. Mais, en attendant, suivant le mot de saint Augustin, il « aimait à aimer, »

Reeve, de son côté, filait le parfait amour avec une jeune Genevoise, qui devait être aussi étrangère au reste de sa vie que miss Henriette Willan l’a été plus tard à celle de Krasinski, En ce qui les concernait personnellement, tous deux croyaient à l’éternité de leur amour et de leur amitié. On ne doute de rien à vingt ans. La vie devait donner quelques démentis à ces illusions. Nous verrons, dans cette correspondance même, Krasinski trahir l’adoration qu’il a vouée à Henriette Willan pour des amours beaucoup moins idéales, et Reeve oublier bien vite son caprice de Genève.

À cette aube de leur vie intellectuelle, tous deux se croient poètes, Sigismond l’est à coup sûr ; mais Reeve, qui lui envoie tant de rimes et qui recueille de son ami tant de sages conseils et de témoignages d’admiration, passera sa vie en pleine prose. Ce n’est pas en vers blancs ni en strophes spencériennes qu’il écrira les leading articles du Times ou les massifs essays de la Revue d’Edimbourg.

Et cette amitié si ingénue, si ardente, si tendre, si passionnée, comme elle sera bientôt refroidie par les événemens, le temps et la distance ! Les Memoirs of the life of Henry Reeve sont accompagnés d’un index alphabétique : le nom de Krasinski y revient cinq ou six fois dans les vingt-cinq premières pages du premier volume, puis il disparaît tout à fait. Il ne reparaîtra que près de trente ans plus tard, en 1859, au moment de la mort de Krasinski. Reeve en avait été informé, et il avait écrit à Ladislas Zamoyski une lettre où il lui parlait des regrets que la perte de son ancien ami lui faisait éprouver.

La comtesse Krasinska, à laquelle ces condoléances avaient été transmises, crut devoir lui en témoigner ses remerciemens : « Mon mari ; lui écrivait-elle, n’a cessé de vous porter un sentiment inaltérable et sincère. Bien souvent, en me parlant des jours de sa jeunesse, il me parlait de cette amitié qui vous unissait. Il m’avait aussi parlé des manuscrits que vous auriez, et je vous avoue que vous allez au-devant de mes désirs et de ma prière en voulant bien me les communiquer. »

Cette lettre est datée du 29 mars 1859. Reeve ne se rendit pas alors au vœu qu’elle exprimait. En 1892 seulement, peu de temps avant sa mort, il reçut dans sa villa de l’île de Wight la visite d’un jeune homme qui n’était autre que le petit-fils de Sigismond Krasinski. Il lui remit toutes les lettres du poète polonais, un certain nombre de manuscrits que cet ami de sa jeunesse lui avait confiés, et sa propre correspondance, que Krasinski lui avait rendue sur sa demande lors de leur première séparation. Ce sont ces précieux documens que M. Kallenbach a réunis dans les deux volumes qu’il vient de publier avec une véritable piété. Ils constituent tout ensemble un chapitre de la vie du poète, un fragment de l’histoire de la société genevoise, et un document psychologique de premier ordre.


II

Le premier volume renferme cent cinq lettres échangées entre Reeve et Krasinski pendant les années 1830-1832. Ces lettres sont en général fort longues. Les deux correspondans sont jeunes ; ils ont du loisir, ils sont encore dans la lune de miel de l’amitié. Puis surviennent les épreuves de la vie : Krasinski a manqué de perdre la vue et il est obligé de se ménager ; souvent, il réside en Pologne ou à Pétersbourg, et la peur du cabinet noir l’oblige à beaucoup de prudence et de laconisme. Il ne garde plus les lettres de Reeve ; il les détruit. D’autre part, il a commencé à publier : il a fait paraître la Comédie non divine et Irydion. Les lettres se font de plus en plus rares ; Reeve est absorbé par son labeur de fonctionnaire et de publiciste : les deux amis, entrés dans la vie réelle, ne peuvent pas vivre éternellement sur les souvenirs de leur adolescence à Genève. La correspondance languit. Elle s’arrête définitivement sur une lettre de Krasinski, datée de Vienne le 12 avril 1838.


Le Council office renferme-t-il, lui, la source du Léthé, que vous semblez m’avoir oublié complètement ?


demande le poète, et il termine tristement :


Prospérez ! Soyez plus heureux que le soussigné. Je vous ai toujours prédit que vous parviendriez plus haut que moi. Rappelez-vous toujours que vous eûtes et que vous ne cesserez jamais d’avoir un ami dans l’obscur propriétaire de campagne qui apparemment ne vous reverra que quand il sera tellement rouillé qu’il ne sera plus bon à rien. Quand vous lirez cette lettre, je sais que vous sentirez quelque chose au fond de votre âme.

La correspondance des deux amis est en français. Elle fait honneur à l’éducation qu’ils avaient reçue et que Genève avait encore perfectionnée. Tous deux, l’Anglais et le Polonais, manient notre langue comme leur langue maternelle. Ils ne se risquent point cependant à écrire des vers en français. Car tous deux sont poètes ou croient l’être. Reeve nous entretient à tout moment de ses poésies anglaises, dont il cite des fragmens nombreux, que Krasinski admire ingénument. Krasinski est naturellement obligé de traduire en français ses essais polonais. Reeve est, — comme l’étaient alors tous les jeunes gens, — un ami fanatique de la Pologne ; mais son enthousiasme s’arrête devant la grammaire et le dictionnaire. C’est là un obstacle que les plus passionnés amis de ce peuple malheureux n’ont jamais osé franchir. Dans ma jeunesse, on me racontait que M. De Montalembert avait appris le polonais et traduit le Livre des Pèlerins de Mickiewicz ; j’ai cru à cette légende : vérification faite, il semble que l’illustre écrivain catholique se soit contenté de raccommoder le français douteux d’un traducteur polonais, feu Jasinski.

La correspondance s’ouvre par une lettre de Krasinski, datée de Genève, 26 juin 1830. C’est déjà la profession de foi d’un poète navré, pessimiste. Il nous entretient de ses mélancolies, de ses idées de suicide, d’un article sur les Légions polonaises, qui a paru en effet dans la Bibliothèque universelle de Genève, en juillet 1830, d’un projet de roman dont le début rappelle quelque peu le Lac de Lamartine :


Te rappelles-tu encore cette soirée où, sur les bords du Léman qui venait mourir au pied des jardins, loin de ma patrie, tu me demandas, en prévoyant que nous serions séparés sur cette terre, si nous nous reverrions dans ces régions semées d’étoiles brillantes au-dessus de nos têtes ?


Krasinski se rencontre ailleurs avec Musset :


Je donnerais tout pour que l’amour soit ma vie. Mon cher, ne croyez pas que je sois si mal dans mes affaires. Elle m’aime toujours, et puis, si même ce n’était pas, elle m’a aimé. C’est assez.

C’est le cri de Musset :


Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu,
Un jour je fus aimé, j’aimais, elle était belle.
J’enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
Et je l’emporte à Dieu[9] !


A cet amour juvénile se mêlent de graves préoccupations. Krasinski est catholique. Celle qu’il aime est hérétique. Il vient de lire l’Essai sur l’indifférence de Lamennais. Il s’est heurté brusquement à ce dogme terrible de l’Église catholique : Hors de moi, point de salut. Il ne peut s’y plier. Il ne voit autour de lui que du sang et des ruines. Il est vrai qu’il écrit de Rome et qu’il a tout le loisir de raisonner sur la théologie ; ses lettres ont parfois jusqu’à dix pages. Je sais beaucoup de jeunes gens de valeur, peut-être même de génie, qui n’ont jamais eu le loisir d’écrire de si longues épîtres. Les deux camarades, Krasinski surtout, se complaisent évidemment dans leur correspondance. Comme on l’a dit spirituellement : ils s’écrivent parfois « devant une glace. »

Ils sont jeunes, et les impressions les plus diverses se confondent sous leur plume. Krasinski entend passer des soldats sur la place du Molard à Genève (4 avril 1831) et ses yeux « se mouillent de larmes de rage » à l’idée de l’inaction que lui imposent les circonstances, au moment même où ses compatriotes meurent sur les champs de bataille.

Et puis, brusquement, il revient à Henriette, la jeune fille sémillante et légère qui a ensorcelé moins son cœur que son imagination. Le patriote et l’amoureux se livrent dans l’âme de Krasinski de terribles combats. Tous deux se font de singulières illusions.


Mon père a fait une faute grave, terrible ; ce n’est point à moi à lui en demander compte : la Pologne va être libre et grande ; moi, je vais être misérable et méprisé… Le sacrifice est grand ! il ne retentira pas sur la terre, mais il retentira dans les cieux aux pieds du trône du Fils de l’homme.


Et un peu plus loin :


Elle renaîtra, cette belle Pologne, et tous ses enfans se réjouiront dans les rayons de sa splendeur, hors un seul. (Lettre du 12 juin 1831.)


Il ne peut se décider à croire que son père ne se décidera pas à entrer dans la lutte et à lui permettre de combattre à ses côtés (12 juillet 1831). Il a parfois de prodigieuses trouvailles de style. Celle-ci, par exemple, dans une lettre, peu intéressante d’ailleurs, datée du 27 juillet : « Mon orgueil est un pavillon déchiré qui bat au bout d’une vergue. » Et plus loin :


Il faut se faire un monde à soi en soi, il faut se mesurer avec le destin, entrer en champ clos avec lui, le suivre pas à pas dans son vol pesant et oppressif, lui opposer partout un courage d’athlète. (Lettre du 12 septembre.)


L’occasion semblait venir de se mesurer avec le destin, — non pas, il est vrai, sur les champs de bataille. Le choléra s’avançait en Europe. Krasinski rêvait d’une mort prochaine, mais il n’était point destiné à succomber au fléau. Dans la Bibliothèque universelle de novembre 1831, il avait publié sous ce titre : Une étoile, une sorte de poème en prose, où il racontait, sous une forme allégorique, les destinées de sa patrie et prédisait sa résurrection.


… C’était une jeune comète, échevelée, flamboyante, indomptable, effrénée ; elle s’élança d’un bout du ciel à l’autre, sans compter ses années de marche, sans compter les myriades d’obstacles, ne voyant, n’adorant que son but et poursuivant ses fins.

Quoique belle et fraîche, elle ne rallia personne à sa cause ; pas une de ses compagnes ne la précédait dans sa course, pas une seule ne marchait à sa suite. Les unes, en silence, bordaient sa route, disparaissaient sous les gerbes d’étincelles qu’elle jetait en passant ; les autres, plus éloignées, gravitaient dans leur indifférence, de peur de rompre l’équilibre d’un monde si vieux. Mais il y en eut qui coururent à sa rencontre pour la heurter de leurs masses. Elle ne s’arrêta point pour cela, mais, poussant en avant, elle passa par-dessus et les envoya tourner plus bas.

Elle volait, elle volait toujours, ayant confiance en son ange gardien, en son Dieu, qui l’avait créée, invoquant parfois de ses rayons d’or le reste des cieux ; mais le reste des cieux, immobile, oubliait ses célestes destinées.

Alors elle s’arrêta comme pour prendre haleine ; et c’était pour mourir. Se balançant dans le plus pur de l’espace, elle attendit l’avalanche des sombres étoiles qui se détachaient de toute part pour se précipiter sur elle. Ses derniers rayons étaient pâles et sanglans, mais pourtant, quelquefois encore, se ranimaient de clartés qui éblouissaient nos yeux et faisaient frémir nos âmes. Puis nous entendîmes le choc immense et nous vîmes comme une image de sang et de feu qui s’étendit sur l’horizon, et, quand il se fut dissipé, en vain nous cherchâmes à découvrir la jeune martyre dans les cieux. Où est-elle maintenant, l’Etoile de notre amour, l’Etoile de notre délire ? N’avons-nous fait que reversa lumière, ou bien sa lumière a-t-elle vraiment brillé sur nous ? Qui dira la route qu’elle a suivie dans sa détresse après que ses rayons eurent pâli ? Masse déserte, sans vie, sans chaleur, sans rayons, a-t-elle été s’abattre pour toujours vers des plages lointaines, ou bien ses débris se sont-ils éparpillés comme des grains de sable qui ne se réuniront jamais ?

Non, au Dieu vengeur et juste ne faisons point d’injure. Si, du haut de son trône, il a permis une éclipse, il ne permettra point un anéantissement, et, un jour, sur l’horizon, nous verrons de nouveau poindre le monde perdu…


Une lettre datée de Genève, 21 septembre 1831, est tout entière consacrée à pleurer sur la ruine des espérances que le jeune enthousiaste avait si tendrement caressées. Cette fois son rêve était bien fini. Cependant il ne voulait point douter de Dieu. Il se consolait en transcrivant un généreux article de Lamennais dans l’Avenir ; il gémissait éloquemment sur la fin de ses illusions, il sanglotait à la pensée que « ses forces n’étaient point de niveau avec sa destinée. » Puis, dans une lettre ultérieure, il revenait sur ses juvéniles amours : la famille, la patrie, la femme, avaient également trompé ses espérances, et il n’avait pas encore dix-neuf ans ! Son imagination s’exalte, il se voit de retour en Pologne, déporté en Sibérie, et il se plaît à établir de poignans contrastes entre la majesté sereine des Alpes et du Léman et les mornes solitudes du Septentrion. (Lettre du 31 décembre 1831.) L’avenir ne devait pas être aussi tragique qu’il l’imaginait pour lui et aussi pour son ami. Reeve, nous l’avons déjà dit, se croyait poète, et Krasinski partageait ses illusions :


Avant que votre heure sonne, il faudra, lui disait-il (lettre du 10 novembre 1831), que vous ayez agi sur le monde, arraché des cris d’admiration et de louange, d’horreur et de tendresse, d’après le ton dans lequel vibreront vos accords.


Le grave publiciste du Times et de la Revue et Edimbourg’ dut sourire étrangement, s’il lui arriva vers la cinquantaine de relire cette correspondance :


Oh ! mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse[10] !


Au milieu de. ces généreuses rêveries, un cri d’ironie éclate parfois brusquement, perce la nue comme une flèche acérée et sifflante. Au début de leur insurrection, les Polonais avaient envoyé en Angleterre un des leurs, un fils naturel de Napoléon, le jeune Walewski, qui devint plus tard ministre de Napoléon III. Walewski n’avait point réussi dans sa mission et s’était consolé en épousant une jeune Anglaise.


Par la mort de Dieu ! s’écriait Krasinski, cet homme a choisi un beau moment pour se marier ! Voilà ce que c’est d’avoir vécu dans les salons et d’avoir été diplomate. Ses négociations auprès du cabinet de Saint-James ont abouti à une jeune héritière, et c’est le seul secours que l’Angleterre a accordé à la Pologne représentée par l’aimable M. Walewski. Misérable, il aurait dû jouer de la baïonnette ; mais il a eu de l’esprit, du tact, des convenances et, homme comme il faut, il a fait la cour. Il se marie aujourd’hui, il sera riche, il fera des paris de courses de chevaux, pendant qu’en Sibérie, courbés dans les mines, pourriront ses frères et ses parens.


Krasinski est un patriote polonais, mais un patriote de caste, un gentilhomme imbu jusqu’aux moelles des préjugés de sa naissance. Il n’est pas moins dur pour Lelewell que pour Walewski. Lelewell, le profond érudit, le sévère historien, est un démocrate qui s’efforce de faire pénétrer ses doctrines parmi les émigrés. Pour Krasinski, « Lelewell est un coquin ; il a voulu introduire les vices et le délire de l’Occident au sein de la pureté. » De temps en temps revient sous la plume du poète, comme un leitmotiv amoroso, le souvenir d’Henriette Willan. Reeve essaye de faire entrevoir à son ami la possibilité d’un mariage, mais Krasinski se dérobe. Il ressemble à ce personnage de comédie qui faisait la cour à une belle veuve et à qui on proposait de l’épouser : « Mais, répondait-il, je ne saurais plus où aller passer mes soirées. » Pour parler en style plus poétique, on pourrait le comparer à Pétrarque, qui pourtant sut fort bien se consoler ailleurs des rigueurs qui inspiraient ses sonnets et ses canzoni. Krasinski se refuse aux sollicitations de son ami avec une plaisante ingénuité :


J’ai été un homme à périr pour elle, à faire le sacrifice d’une carrière, d’une fortune pour elle, mais non pas à aller demander sa main, à changer mes illusions en une pesante réalité. D’elle, je n’ai désiré que son cœur, et toujours sa main est venue se mettre entre moi et son cœur. Henriette, pour moi, n’a jamais dû être une épouse, mais elle a été le point de départ poétique de toute ma vie.


Suivent deux pages de subtilités que je laisse au lecteur le soin de savourer (lettre du 6 décembre 1831) et que je recommande particulièrement aux psychologues. Il me semble qu’un fin analyste comme M. Paul Bourget y trouverait quelque plaisir.

Hélas ! des hauteurs vaporeuses de cet amour platonique, le poète devait bientôt descendre à des réalités beaucoup plus misérables 1


III

Le second volume de la correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve n’est pas entièrement rempli par la correspondance des deux amis : elle devient de plus en plus languissante, de plus en plus terne et s’interrompt définitivement en 1838. Les lettres n’y tiennent guère que cent trente pages. Tout le reste est occupé par des œuvres de jeunesse du poète polonais, œuvres écrites primitivement en français et qui parurent pour la plupart dans la Bibliothèque universelle de Genève. Nous n’avons, pour cette seconde partie, que les lettres de Krasinski à Henry Reeve. Elles sont datées des endroits les plus différens, de Vienne, de Varsovie, de Pétersbourg, de Rome.

Celles qui viennent de Pologne ou de Russie sont les plus ternes. La crainte du cabinet noir retient la plume du poète et l’empêche de se livrer à ses épanchemens patriotiques. Les tempéramens des deux jeunes gens sont fort différens. Reeve entre dans la vie pratique, dans la carrière administrative et dans la presse ; Krasinski reste « un jeune homme qui ne fait rien » pour toutes sortes de raisons. D’une part, il ne veut pas servir un régime qui lui est odieux : d’autre part, il est possesseur d’une fortune considérable qui lui permet d’attendre l’inspiration et de promener sa fantaisie inquiète à travers tous les pays de l’Europe.

Krasinski souffre profondément des misères de sa patrie ; il souffre aussi du mal du siècle.


Qui peut prévoir où il vivra, où il mourra ? Je voudrais bien revoir Henriette en même temps que vous, puis finir cette vie si mauvaise. Je ne sais quel amour du néant s’empare peu à peu de moi. Le repos commence à me sourire, à moi qui n’ai rien fait.


Ces lignes attristées sont datées de Vienne, 21 juillet 1832. Quelques jours après, le poète assistait dans cette ville à l’enterrement du Roi de Rome.

Je voudrais pouvoir citer en entier la lettre mélancolique où il raconte les impressions que lui a laissées la funèbre cérémonie. C’est à lui-même évidemment qu’il songe en rapportant les dernières paroles, — vraies ou imaginaires, je ne sais, — du fils de Napoléon. « Entre mon berceau et ma tombe, il n’y a rien. » Il devine fort bien l’abîme qui va se creuser de plus en plus entre lui et son ami :


Vous devenez le bon sens personnifié. Je sens qu’il en sera de même avec moi : il faudra dire adieu & tout. Damnation ! Mais, tous deux, nous avons rêvé, et nous nous sommes aimés. Éveillés, aimons-nous tout de même. La poésie pourtant nous reviendra un jour, vous verrez.


Du mois d’avril 1832 au mois d’avril 1833, la correspondance de Krasinski est datée de Varsovie et de Pétersbourg. Il faudrait être bien habile pour savoir y lire quelque chose, même entre les lignes. Le spleen ronge le poète au milieu du luxe qui l’entoure et dont il étale complaisamment les splendeurs. Il constate lui-même combien ses lettres deviennent vides et insignifiantes. Nous savons pourquoi. Ne pouvant se risquer sur le terrain politique, Krasinski se rejette sur la philosophie, et il aboutit à un scepticisme désespérant :


C’est une étrange existence que la nôtre. Nous avons des preuves pour le matérialisme, pour l’idéalisme, pour le mysticisme, et nous n’avons de certitude en rien : la foi comme le doute nous vient par momens, sans que nous puissions découvrir pourquoi nous croyons aujourd’hui, ou pourquoi nous avons douté hier.


Il a perdu la foi chrétienne, il a perdu aussi la foi en l’avenir de son pays ; lui qui naguère s’exaltait à l’idée de sa résurrection glorieuse, il en est réduit à reconnaître que la vieille Pologne est bien finie. « Le nom peut rester et s’appliquer à mille modifications, mais la chose n’est plus et ne reviendra plus. » La lettre où il fait ce triste aveu est datée non pas de Varsovie ou de Pétersbourg, mais de Cracovie, où le poète est allé saluer les tombes des héros nationaux.

Nous le retrouvons à Rome en décembre 1833. Il vient d’écrire son drame la Non divine comédie. Il essaye de l’expliquer à son ami. Je n’ai pas l’intention d’analyser ici l’œuvre littéraire de Krasinski, et je n’insiste pas.

Ce qui nous intéresse dans cette étude, c’est la personne et non l’œuvre du poète : une lettre sans date, mais écrite à Rome vers 1833, nous révèle les impressions que lui a fait éprouver le mariage d’Henriette Willan :


Amen ! Quand j’eus appris le mariage d’H…, je sentis un frisson dans ma poitrine, puis je tombai dans un sommeil fiévreux qui dura une demi-heure, et, quand j’en sortis, j’étais très nerveux et mes pensées s’égaraient. Cette disposition a continué jusqu’à aujourd’hui et je ne peux comprendre que H… soit mariée quoique, d’autre part, j’en rende grâces à Dieu et je le prie de la bénir dans sa nouvelle position. C’est étrange, ces vieilles amours qui dorment dans votre sein, puis tout à coup se réveillent, sans énergie, sans frénésie, mais pleines de langueur et d’amertume. Voilà au moins un drame dénoué, fini, accompli ! Amen !


Au fond, Krasinski aurait été cruellement gêné, si Henriette Willan était restée vieille fille et était venue lui rappeler, dans quelque étape de sa vie errante, les engagemens échangés naguère sur les bords du Léman. Le poète ne tarda pas à chercher et à trouver ailleurs de moins nobles consolations. Il s’en explique avec son ami, dans une lettre assez amphigourique, datée de Wiesbaden, 25 août 1834.


Étendu sur mon sofa, à Rome, je me morfondais en tristes pensées et je sentais tous les jours la vie me manquer de plus en plus, je ne pouvais plus écrire. Vers le printemps, il y eut un désir extrême de vie et d’action qui s’éveilla en moi. Pourtant il arriva que je rencontrai ce que je pressentais, dix jours avant mon départ de Rome. Alors, l’étincelle une fois jetée, la vue une fois émue et ébranlée, je rejetai toute considération loin de moi, comme on jette le fourreau de son épée dans une question de vie ou de mort.

Et cela en était bien une pour moi ; car, sans cette subite transition de l’assoupissement au réveil, de l’apathie à la passion, de l’inertie à l’action, vous couriez grand danger de ne plus trouver en moi qu’un idiot. Donc, depuis ce moment, — et si je ne me trompe, c’était le jour de Pâques, tout de suite après la bénédiction du Pape, — j’ai mené une vie pleine de réalités et de songes, une vie corps et esprit, une vie humaine enfin, environnée de dangers graves et de petitesses ridicules, embellie par une poésie de saccades, attristée par des positions fâcheuses, tour à tour s’élevant au tragique, puis tombant dans le bouffon ; une vie parsemée d’admiration et de moquerie, de faiblesses et d’exaltations, de niaiseries, telles que la mode, un ruban, un commérage, et de choses graves, solennelles, telles que la séduction, l’enivrement d’amour, le remords d’une femme vertueuse après s’être sacrifiée, la haine pour celui qui est son mari, les mille craintes de surprise et de vengeance, les mille attentes de bonheur, trompées cent fois et accomplies une fois ; enfin le désespoir, fin habituelle d’un drame semblable, « où, comme dit Balzac, deux belles âmes sont séparées par tout ce qu’il y a de lois, et réunies par tout ce qu’il y a de séductions dans la nature. » Et ces scènes se passèrent à Florence, à Venise, par des journées de printemps, par des soirées délicieuses où tout criait volupté, amour ; — puis parfois, en passant sous le Pont des Soupirs, j’entendais une voix qui me disait : punition et crime. Mais cette voix, c’était une niaiserie pour la passion qui me dévorait. Souvent je souffrais comme un damné ; mes yeux étaient presque détruits, et néanmoins, au milieu du jour, aux reflets éblouissans du soleil d’Italie, je la menais sur ma chaloupe au Lido, à Malamocco, à Chiosa…


Ne traduisons pas ceci en vile prose. M. Kallenbach, dans une note d’une précision cruelle, nous explique l’aventure du poète et nous donne le nom de son amie. C’était une femme mariée, une compatriote. Krasinski, dans la lettre où il raconte longuement son erreur, n’a pas un mot de remords. Il se sait cependant coupable : « Depuis cinq mois, je n’ai pas dit une seule prière, et pourtant je ne sens pas de remords, tellement forte était en moi cette nécessité d’action qui m’a poussé à vivre de toutes mes facultés, à chercher un salut là-bas où les autres trouvent la mort. »

Krasinski était catholique : mais il avait vraiment une singulière façon d’aller en pèlerinage à Rome. Nous n’avons malheureusement pas les réponses de Reeve. J’aurais été curieux de savoir quels conseils le jeune Anglican donnait à son ami dans la crise morale qu’il venait de traverser. Peut-être le rappelait-il au sentiment du devoir, et peut-être Krasinski a-t-il détruit cette correspondance parce qu’il lui eût été trop pénible de la relire. Nous n’en savons rien. Quoi qu’il en soit, Krasinski nous avoue qu’il en est réduit, « seul dans une misérable chambre de la misérable auberge Goldener Hirsch de la misérable ville de Munich, à suicider son âme à force de tournions et de souvenirs. »

Ainsi, cette déchéance entraîne avec elle son châtiment. Krasinski est bien obligé de le reconnaître.


Je suis maintenant plongé dans la plus profonde apathie, dégoûté de tout, haïssant jusqu’au nuage qui passe au-dessus de ma tête et demandant à Dieu, à la nature, à la société humaine, à l’univers, quelque chose qui puisse remplir mon cœur, combler le vide de mon âme. Creuse et vide est mon âme. Je ne suis qu’un sépulcre blanchi. Mes idées ne valent pas la pourriture des os des morts. Tous les jours, je deviens plus seul, plus isolé dans le monde ; à chaque moment, j’ai moins de choses en commun avec les hommes. Tout ce qui leur arrive en outre ne m’arrive à moi qu’en partie. Leurs plus simples jouissances renferment de gigantesques obstacles pour moi et, d’un autre côté, mes désirs, mes passions sont incompréhensibles pour eux. Ils ne savent pas comment m’appeler ; un jour, ils disent : « c’est un fou, » puis : « c’est un enfant, » puis : « c’est un démon. » Et qu’en savent-ils, et qu’en sais-je moi-même ? Je ne sais que le poids qui m’accable, que l’ennui qui me dévore, que les désirs effrénés qui m’agitent. Je voudrais me dissoudre dans quelque chose que j’aimerais comme une sainte aime Jésus-Christ. Je voudrais qu’il m’arrivât ce qui advint à Sémelé quand Jupiter dans sa gloire descendit au chevet de son lit. Elle devint cendre à force d’avoir été flamme ; à force d’avoir éprouvé et senti, elle devint néant. Et moi, je suis quelquefois si proche du néant que j’ambitionnerais, pour me remettre, pour me relever, les sensations d’un demi-Dieu.

… Il y a des sentimens infernaux qui se glissent parfois dans le cœur de l’homme. La douleur physique vous fait revenir à Dieu et lever vers lui les yeux pour qu’il ait pitié de vous. Mais la douleur morale vous repousse, vous éloigne du ciel. Dans une âme qui se dévore, qui se retourne sur elle-même et n’avance pas, il y a des œuvres sataniques, des appétits d’orgueil sans bornes, des hallucinations de vengeance contre ce qu’il y a de plus puissant dans l’univers. Vous serez étonné d’entendre parler ainsi l’homme qui croyait et espérait réellement en Dieu ; mais j’ai marché vite sur une route fatale, Je suis devenu la proie de mes désirs et de mes passions ; rien n’a pu me contenter. J’ai tué ma vie aussi bien sur le chemin du mal que sur celui du bien…

J’ai vu aujourd’hui un paysan polonais, sale et décrépit, qui, le bourdon à la main et deux coquilles de pèlerin sur le dos, était venu à pied de Varsovie jusqu’à Rome pour aller s’agenouiller au tombeau de Saint-Pierre. Quand je le vis, je lui enviai son voyage et l’idée qui l’avait si puissamment poussé. Donnez-moi une idée pareille, et je ferai encore un monde.


L’amour adultère a fait du poète un simple détraqué. Chez ce détraqué, la perversion morale confine avec un mysticisme de nature malsaine. En 1835, il est à Naples. La femme qu’il aime d’un amour coupable est malade. Il veut savoir si elle guérira et il va demander la bonne aventure à des religieuses renommées, des sepolte vive.


L’une d’entre elles, la signora Agata, prédit l’avenir. J’y fus. Je prononçai un nom de baptême aux grilles de la clôture. J’étais séparé par une cloison de la religieuse, à qui il n’est pas permis de voir le visage d’un humain ; à l’instant, la voix change de son, s’altère, elle s’écrie qu’elle se sent défaillir, que son cœur est oppressé, mais qu’elle invoquera Dieu pour elle. Après neuf jours, je reviens. Alors la religieuse m’annonce qu’Elle mourra de cette maladie ; et, depuis ce jour, j’y suis revenu dix fois, et toujours la lugubre prophétie a été réitérée. Puis, sur moi, sur mon père, elle m’a dit d’étranges choses, prouvant une inspiration mystique.


La personne dont la voyante de Naples prédisait la mort prochaine devait vivre encore plus d’un demi-siècle. Elle mourut à quatre-vingt-deux ans.

Ce n’est pas dans cet épisode que la figure de Krasinski nous apparaît sous le jour le plus favorable. J’aime mieux, dans la Correspondance, les digressions littéraires, malheureusement beaucoup trop rares. Il y fait preuve de plus de bon sens et d’un plus solide jugement. Ainsi il s’enthousiasme pour l’Histoire de France de Michelet.


C’est un ouvrage remarquable, le premier en français qui soit vraiment et hautement philosophique. Auprès de lui, Lerminier est un sot et un fat, un élégant en fait de philosophie.


Dans ses réponses qui ne nous sont pas parvenues, Reeve se plaisait probablement à réveiller les souvenirs du passé vécu sur les bords du Léman ; ces souvenirs vibraient encore dans l’âme de Krasinski. La pure figure d’Henriette Willan ! se représentait parfois à son imagination et chassait de moins nobles souvenirs.


Vous avez réveillé je ne sais quoi d’inexprimable en me parlant d’Henriette. Il m’a semblé entendre une cloche des morts dans mon propre cœur. Aucune des femmes que j’ai aimées dans ce monde n’a été heureuse, car je n’ai aimé aucune d’elles dans les voies du monde, selon les ordonnances et cérémonies instituées par la société. Et, maintenant que vous avez fait pousser à cette corde assoupie en mon cœur un long gémissement, toute ma première jeunesse revient à moi ; je revis les mêmes paysages, les mêmes traits, je sens le parfum des mêmes fleurs et le vague des mêmes songes ; cet étroit jardin où, agenouillé après son départ, j’ai tant prié pour elle, m’enlace de ses arbres, de ses étoiles ; et les vagues du lac semblent se plaindre, et, aux rayons de la lune, j’aperçois ma barquette sur les eaux[11].


Je citais tout à l’heure le jugement de Krasinski sur Michelet. Celui qu’il porte sur Tocqueville n’est pas moins juste. Reeve était très lift avec le célèbre auteur de la Démocratie en Amérique et avait traduit cet ouvrage en anglais ; peut-être avait-il appelé sur lui l’attention de son ami.


J’ai commencé, ces derniers jours, à lire Tocqueville, et, depuis, je l’ai dévoré. Depuis Tacite, pareil style, depuis Montesquieu, pareil cercle d’idées ne sortit de la plume de personne. Il y a je ne sais quoi de sublimement austère dans l’esprit de cet homme : une odeur de vertu antique perce partout Où a-t-il retrempé son âme, cet avocat du XIXe siècle ? Qui lui a enseigné le secret des siècles passés et peut-être celui de ceux qui sont à venir ? J’ai un profond respect pour cet homme.


Il n’a pas moins d’enthousiasme pour les Lettres d’un Voyageur, que George Sand venait de publier :


C’est lord Byron idéalisé par le système nerveux d’une femme ; je ne sache rien de plus beau dans la littérature française. Le désespoir s’y fait sentir à chaque page, et pourtant vous diriez le parfum des roses. C’est l’œuvre la plus artistiquement composée de nos jours, quoiqu’elle ne soit pas un drame. Toutes les fois qu’elle vous dépeint son cœur solitaire et dévasté, son cœur si ferme, et pourtant si endolori, souffrant, déchiré, il vous est impossible de ne pas l’accepter telle qu’elle est, et de ne pas bénir ses erreurs, puisqu’elles ont fait naître de si sublimes regrets.


La lettre à laquelle j’emprunte ces jugemens est datée de Vienne, 25 septembre 1837. Reeve est à ce moment en Suisse ; Krasinski a gardé la nostalgie de cette terre bénie :


Dites au lac que je me recommande à son souvenir, au Mont-Blanc que je suis de ses amis ; dites au Rhône que, si jamais je me noie, je veux me noyer dans ses ondes si bleues qu’Henriette Willan s’étonnait qu’elles pussent perdre leur azur dans une bouteille.


Le 16 novembre 1837, Reeve a été nommé Clerk of appeals to the Council office ; la place est lucrative et entourée de considération ; il s’absorbe tout entier dans ses fonctions nouvelles il cesse d’écrire à Krasinski.

Le poète essaye en vain d’éveiller une amitié qui se dérobe. Il ne peut se faire à l’oubli. Il prévient son ami qu’il va lutter en Pologne. Il lui donne des conseils de prudence et de discrétion pour les lettres qu’il attend de lui dans son pays. La vie de voyages et d’aventures est finie. Il va falloir maintenant se prendre corps à corps avec la réalité.


Je ne sais ce que je vais faire. Probablement, la réalité de cette vie m’apparaîtra sous la forme de bœufs, charrues, choux, blés, pommes de terre, machines à faire de l’eau-de-vie, et autres formes tout aussi gracieuses et tout aussi sympathiques avec mon intelligence.


J’ai déjà cité plus haut la conclusion mélancolique de cette lettre, qui devait être la dernière de la correspondance.

Telle qu’elle est, cette correspondance est particulièrement précieuse pour la psychologie de Krasinski. Suivant la remarque célèbre de Sainte-Beuve, il y a chez beaucoup d’entre nous « un poète mort jeune en qui l’âme survit. » Ce fut le cas de Henry Reeve. C’est pourquoi je n’ai guère insisté sur ses accès poétiques, sur ses juvéniles illusions. Chez Krasinski, au contraire, le poète est resté fidèle à lui-même jusqu’à la fin d’une vie malheureusement trop courte pour l’honneur des lettres polonaises.


IV

Nous remercions M. Kallenbach de nous avoir donné cette correspondance. Nous ne lui sommes pas moins, obligés d’y avoir joint, dans la dernière partie du second volume, toute une série de morceaux écrits par le poète, de 1830 à 1832, et dont il avait remis les autographes à son ami Reeve. A côté de ces morceaux l’éditeur a réimprimé quelques études publiées dans la Bibliothèque universelle, au cours de l’année 1830, et qu’il est intéressant de remettre en lumière. Parmi les étrangers qui ont collaboré à cette revue, il en est peu d’aussi illustres que Krasinski.

Le premier article paru dans la Bibliothèque est une lettre, adressée de Paris à M. Bonstetten. La Bibliothèque universelle venait de publier un article de Mlle de Klustine, l’amie de Mickiewicz, sur la littérature russe. Krasinski lui donnait comme pendant une lettre sur l’état actuel de la littérature polonaise (livraison de février 1830, p. 135-158). Il avouait lui-même « son incapacité et le manque de livres nécessaires. » Néanmoins le morceau est intéressant. C’est un hymne enthousiaste en l’honneur de l’ancienne Pologne, idéalisée par un patriotisme exalté. Ce patriotisme emporte un peu loin le jeune poète. Ainsi il affirme, de bonne foi évidemment, que la Pologne n’eut point de guerres de religion, et il oublie que ce fut précisément le défaut de tolérance de ses ancêtres catholiques, leurs efforts pour dominer ou assimiler les orthodoxes, qui amenèrent de terribles réactions et provoquèrent en partie la catastrophe finale. Il caractérise de façon fort agréable les principaux littérateurs du XVIIIe et du XIXe siècle ; il rend un légitime hommage à Mickiewicz :


Plein de verve et de cet enthousiasme propre au printemps de la vie, il prend souvent un essor sublime, et, planant au-dessus de la terre, il force l’admiration et excite l’étonnement par son audace. C’est Icare volant près du soleil, mais ses ailes ne se fondront point ; au contraire, elles se déploieront d’autant plus qu’il s’élève. Nourri de Shakspeare et de Byron, il est loin de les imiter servilement. Il a su tracer une route où personne n’avait porté ses pas jusqu’à lui et il maintient dignement l’honneur d’avoir été le premier…


En écrivant ces lignes, Krasinski ne se doutait guère que Mickiewicz aurait un jour l’occasion d’invoquer son témoignage, alors que, candidat à la chaire de Lausanne, il devrait justifier de son talent et de sa notoriété. Il revenait encore sur Mickiewicz, dans la Bibliothèque d’octobre 1836, à propos d’une traduction de 'Konrad Wallenrod et des Sonnets de Crimée publiée récemment à Paris.

Dans une nouvelle inachevée, intitulée Adam le fou, qui fut écrite en polonais, mais dont il ne nous est resté que des fragmens traduits en français à l’intention de Reeve, le poète s’est mis encore lui-même en scène sous un pseudonyme transparent.


C’est donc mon destin, que je ne peux mourir pour ma patrie. Ils m’ont entouré comme une bête sauvage et partout, à ma sortie, je rencontre des filets tendus qui tremblent d’impatience pour me prendre… Vains regrets ! ils combattent ; moi, je ne fais qu’écouter le cliquetis de leurs armes. Ils tombent ; et je ne saurai pas même où on a élevé les tombeaux à mes frères.

O mes ancêtres qui voyez votre fils de la gloire du Seigneur, élevez vers Dieu vos mains durcies sur les casques des païens et des infidèles pour qu’il prenne pitié de lui ! Dans ma jeunesse, je m’agenouillais devant vos portraits comme devant ceux des saints. Maintenant, je me mets en prière devant vous. Ainsi cette vie ne me convient plus, puisque je m’y trouve si mal. Ne serait-ce pas mieux de couper tout de suite le nœud qui tous les jours se détache lentement ?… Non ! quand nous n’avons pu périr pour la liberté de nos frères, ce serait une bassesse que de mourir pour notre propre paix. Prions plutôt le Seigneur, pour qu’il accepte nos peines en sacrifice pour le bonheur de notre patrie…


D’autres morceaux sont de véritables petits poèmes en prose. On les goûterait peu aujourd’hui ; ils étaient les bienvenus à l’époque de la ferveur romantique et provoquaient sans doute chez les sensibles lectrices quelques larmes fugitives. Le romantisme, la Pologne, comme tout cela est loin de nous aujourd’hui !

Je me ferais scrupule d’épuiser par une sèche analyse toute la substance de ce second volume. Il faut laisser au lecteur le plaisir de quelques trouvailles. La belle publication de M. Kallenbach vient à point, à un moment où l’attention paraît se reporter un peu sur cette littérature polonaise qui, — malgré les variations de la politique européenne, — n’a jamais cessé de mériter la sympathie et l’intérêt des esprits éclairés.


LOUIS LEGER.


  1. Correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve, publiée par M. Kallenbach, 2 vol., gr. in-8 ; Ch. Delagrave.
  2. Correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve, publiée par M. Kallenbach, 2 vol., gr. in-8 ; Ch. Delagrave.
  3. Voyez la Revue des 1er août et 1er octobre 1846 et du 1er novembre 1861.
  4. 1er Janvier 1862.
  5. Les Poètes de combat, 1 vol. in-8 ; Hetzel, 1862.
  6. Voir mon étude sur Mickiewicz, Russes et Slaves, t. II, et le Monde Slave, 2e série. Paris, Hachette.
  7. L’ouvrage capital sur Reeve est celui de J. K. Laughton, Memoirs of the life and Correspondance of Henry Reeve, 2 vol., Longman, Green and C°. London, 1898. Voyez sur cet ouvrage, dans le Correspondant du 25 octobre 1898, un article de M. Dronsart et dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1898 une étude de G. Valbert : Un Anglais qui aimait la France.
  8. Mickiewicz, Messire Thadée, chant XI.
  9. Dernière stance de la pièce intitulée : Souvenir.
  10. Victor Hugo.
  11. Lettre datée de 1837.