La Jeunesse de Madame de la Pouplinière/03

La jeunesse de madame de La Pouplinière [1]
Ségur

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


LA JEUNESSE
DE
MADAME DE LA POUPLINIÈRE[2]

III
UN SALON DE FERMIER GÉNÉRAL

L’union irrégulière, formée pendant quatre ans par Mlle des Hayes avec M. de La Pouplinière, ressemblait de si près à un ménage légal qu’au lendemain de la noce ces amans, devenus époux, n’eurent à peu près rien à changer dans leur existence. Ils continuèrent à habiter, la plus grande partie de l’année, le bel hôtel de la rue des Petits-Champs, et à passer les beaux jours de l’été au château de Saint-Vrain. Longtemps, l’entente parait avoir été parfaite, établie, à défaut d’une bien profonde tendresse de cœur, sur une grande parité de goûts, sur un commun amour du monde, de la vie élégante, de l’art, de la littérature. « Nous avons beaucoup parlé du bonheur de la vie de Saint-Vrain, et de celui de partout ailleurs, car, partout où vous êtes avec M. de La Pouplinière, règne la même douceur de société. » Ainsi s’exprime en 1740[3], dans une lettre à sa sœur, le chevalier d’Assay, frère aîné de Thérèse.

Le même personnage nous apprend combien sont bonnes les relations entre le fermier général et les proches parens de sa femme. Mimi Dancourt fait de longs séjours à Saint-Vrain. Elle prend même parfois en main la gestion des affaires et la direction du ménage ; car la vieille comédienne a l’esprit plus pratique, plus ordonné que les deux maîtres du logis, tout occupés de leurs plaisirs, aux dépens de leurs intérêts, et elle fait volontiers profiter ses enfans de sa longue expérience. « J’apprends par votre lettre, ma chère maman, écrit son fils[4], que vous êtes à Saint-Vrain, et que vous vous efforcez à y rétablir le bon ordre… Ah ! ma chère maman, que ce séjour doit vous êtes agréable ! Vous êtes utile au bon maître ! Que j’envie votre sort ! Tandis que moi, je ne lui suis qu’à charge… Je voudrais partager vos fatigues, si l’on en peut trouver, quand on a un aussi beau motif que la reconnaissance qui vous fait agir. »

Rien de plus justifié que cette reconnaissance. Le « bon maître, » en effet, — comme, dans le cours de cette correspondance, le chevalier d’Assay appelle constamment son beau-frère, — a pris complètement à sa charge l’entretien de toute cette famille. Il défraie entièrement les deux frères de Thérèse, aussi bien le cadet, Marc-Antoine de Courcelles, que l’aîné, Charles-Louis, le chevalier d’Assay. Ce dernier, particulièrement, bénéficie de ses largesses, tantôt sous forme de pensions et de crédit pour suivre sa carrière, en France, à l’étranger, au cours de ses voyages, tantôt sous forme de cadeaux, pour compléter son équipement et subvenir à ses frais de toilette. « Que de grâces n’ai-je pas à vous rendre, écrira-t-il ; je ne passe pas un jour de ma vie, sans recevoir des marques de vos bontés… Je viens de recevoir la veste que vous m’avez envoyée. Elle est très riche et d’un goût infini. Je ne la méritais pas si belle, assurément ; mais j’ai reconnu la main de mon bon maître, qui ne se borne jamais dans ses bienfaits. » Comme le jeune homme a le cœur bien placé, il ne laisse pas de souffrir quelquefois d’une pareille dépendance ; mais, en dépit de ce malaise, la gratitude ne pèse pas à son cœur. « Il serait ridicule à moi, ma chère sœur, de vous faire ressouvenir de l’état où je suis, sans biens, sans fortune… Ce qui m’est le plus dur, c’est d’être, malgré moi, à charge à M. de La Pouplinière, vous le savez aussi bien que moi. » Mais, après cet aveu, il ajoute aussitôt : « J’ai les mêmes sentimens que vous, ma chère sœur, ayant le même sang dans les veines. Ce que M. de La Pouplinière a fait pour moi, il l’aurait fait pour son fils. Par où ai-je pu mériter tant de bontés ? Vous ne sauriez croire combien je tremble de ne point paraître à ses yeux assez reconnaissant[5]. »

Convenons d’ailleurs que si Thérèse, pour elle et pour les siens, doit beaucoup à celui dont elle porte aujourd’hui le nom, elle s’acquitte de sa dette par les grands services qu’elle lui rend et par tout l’agrément qu’elle répand dans sa vie. L’attrait d’une maîtresse de maison jeune, jolie, spirituelle, admirablement douée, ne pouvait manquer d’attirer et de retenir la meilleure et la plus brillante société parisienne. À ceux qui jusqu’alors, dans le salon du financier, avaient principalement cherché une hospitalité fastueuse, une magnificence profitable, s’ajoute une clientèle plus désintéressée, qui goûte le charme de l’esprit, la séduction de la beauté, le commerce des arts, sous la forme la plus raffinée. On y entend la meilleure musique de ce temps, exécutée par les meilleurs artistes ; et les petits concerts intimes, où ne sont guère admis que les vrais amateurs, sont enviés par tous ceux qui n’ont pas l’heur d’y être priés. La maîtresse de maison y chante ou y joue du clavecin ; Rameau y accompagne Mme Carle Van Loo, la femme du peintre fameux, dont, écrit Marmontel, « la voix de rossignol » fait connaître au public français les plus beaux chants importés d’Italie.

Le public de ces réunions est choisi sans nul parti pris, avec un complet éclectisme. Auprès de Vaucanson, le mécanicien de génie, de La Tour, le grand pastelliste, au caractère fantasque et aux lubies inattendues, du bon Carle Van Loo et des plus grands musiciens, on rencontre les plus beaux noms de la littérature, Jean-Jacques Rousseau, Marmontel, Voltaire surtout, grand ami du ménage. C’est là, dit le duc de Croy, que « je vis pour la première fois M. de Voltaire et soupai avec lui, Mme du Châtelet et des esprits. Il me parut charmant et bien brillant dans la conversation. » Nous retrouverons bientôt quelques-uns de ces personnages.

L’hôtel de la rue des Petits-Champs, écrivait un contemporain, « était le rendez-vous des grands et des gens à talens de Paris. » La formule est exacte, car les gens de la Cour ne tardent pas longtemps à fréquenter un si agréable logis, et les femmes du grand monde s’associent bientôt au mouvement. On cite au nombre de celles-ci, Mme de Tencin, la duchesse de Boufflers, la marquise du Deffand, la marquise de Mailly. Telle est l’ascension du ménage qu’en l’an 1744 le mari et la femme sont reçus à la Cour, présentés à la Reine. Et la renommée de Thérèse passe les frontières de France, se répand peu à peu dans toutes les capitales. A Rome, au sortir d’un souper où l’on avait fait d’elle le plus pompeux éloge : « Ces Italiens, assure le chevalier d’Assay, ne pouvaient pas s’imaginer qu’une femme pût rassembler tant de talens et tant d’esprit. » Cette fortune grandissante, ce succès de l’ex-comédienne suscitait quelque jalousie parmi les familiers d’antan, restés dans leur médiocrité première, et notamment parmi ses anciens camarades de planches. Dans une pièce satirique du temps, on pourra lire ces vers, plus plats au reste que méchans :


On vit au bout de quelques jours
La fille de Mimi Dancourt,
Du grand, du sublime idolâtre
Mépriser les gens de théâtre
Et ne plus fréquenter que les gens de la Cour.


Cette existence mondaine fut bientôt à l’étroit dans le cadre, élégant sans doute, mais trop restreint, de la rue des Petits-Champs. La Pouplinière se mit en quête d’une demeure plus spacieuse, et son choix se porta sur un hôtel de la rue de Richelieu, situé en face de la bibliothèque du Roi, l’hôtel que devait illustrer plus tard, au grand chagrin du fermier général, sa retentissante aventure. Cette maison, qui porta longtemps le n° 59 de cette rue, a été jetée bas en 1882, par la pioche des démolisseurs. Mais, avant qu’elle ne s’écroulât, un érudit, M. Auguste Vitu, suivant de l’œil avec mélancolie la chute de ces vieilles pierres, où revivait l’âme du passé, ne put retenir, certain jour, une exclamation de surprise : sur le mur, mis à nu, de la maison voisine, à la hauteur du second étage, apparaissait un grand carré de plâtre, figurant une porte bouchée. C’était, à n’en pouvoir douter, l’emplacement de la cheminée qui, un siècle et demi plus tôt, avait acquis une célébrité sans pareille ; et les souvenirs du fameux épisode surgissaient, à cette vue, dans l’esprit curieux du chercheur.

Mais, à l’automne de 1739, où nous a conduits notre étude, aucun scandale n’était encore en germe, et les lambris du bel hôtel de la rue de Richelieu, qui prit bientôt le nom d’hôtel La Pouplinière, n’abritaient qu’un couple paisible, n’évoquaient que l’image du bonheur et de l’harmonie. Le fermier général en fit l’acquisition, pour la somme de 105 000 francs, de la demoiselle Villedo, qui l’avait loué à vie au président Hénault. Hénault céda son bail à M. de La Pouplinière et reçut en échange une rente de 5 000 francs, payable au président et à ses héritiers[6].

Une description qui date de la mort de La Pouplinière permet de se représenter l’aménagement de la maison. Au premier étage, sur la rue, se trouvait la salle à manger, meublée de sièges de velours d’Utrecht jaune, et égayée d’une quinzaine de tableaux. Ensuite, une « salle de compagnie, » avec des meubles de satin broché, un « clavecin de bois, façon de la Chine » et « des groupes figurant des nymphes. » Un autre salon, plus petit, donnait sur la chambre à coucher du maître du logis. A l’entresol, et au bout d’une petite galerie, étaient son cabinet de travail et sa bibliothèque. La chambre de Thérèse, à l’étage supérieur, communiquait par un vestiaire avec un cabinet de toilette, appelé aussi cabinet de musique, qui semble avoir été le séjour favori de Mme de La Pouplinière, la pièce où elle se tenait d’habitude, où elle recevait ses intimes. ; C’est là que, par la suite, se jouera le drame de sa vie. Cette sorte de boudoir, d’un luxe de bon goût, était tendu de damas bleu, avec des rideaux assortis ; sur les murs, cinq tableaux de maîtres ; un trumeau, renfermé dans un cadre de bois doré, surmontait la grande cheminée, la cheminée devenue historique ; çà et là, des fauteuils, un clavecin de bois peint, une toilette garnie de dentelles, une écritoire en marqueterie avec des ornemens de cuivre, bref tout l’appareil ordinaire du sanctuaire d’une femme élégante.

Le personnel était nombreux : maître d’hôtel, secrétaire » femme de charge, chef de cuisine, rôtisseur, valet de chambre, valet de chambre chirurgien, cochers, laquais et postillons, outre les services accessoires. Pour son service particulier, Thérèse avait un valet de chambre, deux femmes de chambre et deux laquais. On verra le rôle ultérieur de certains de ces subalternes. Plusieurs carrosses dans les remises, et des chevaux en nombre dans les écuries, des caves abondamment garnies, une immense argenterie aux armes du propriétaire, complétaient un ensemble qui ne dépassait pas d’ailleurs le train accoutumé des riches financiers de ce temps.

Un si grand accroissement de fortune et de luxe exigeait, pour la belle saison, une propriété de campagne où pût se continuer cette fastueuse existence. Saint-Vrain ne tarda guère à être jugé trop modeste, et La Pouplinière s’en défit au mois d’avril 1747, pour acquérir le mois suivant une demeure plus digne de lui.

On n’a pas oublié ce château de Passy, donné jadis à Mme de Fontaine par Samuel Bernard son amant, et où Thérèse des Hayes, en compagnie de sa tante et de ses cousines, avait passé une bonne partie de sa première jeunesse. Le ménage de La Pouplinière y avait aussi fréquenté pendant les deux années qui suivirent le mariage. A la mort de Samuel Bernard, en 1739, le château fut rendu par Mme de Fontaine au fils du célèbre banquier, Bernard de Rieux, qui le laissa lui-même, en 1745, à son fils Gabriel Bernard, plus connu sous le nom de Bernard de Boulainvilliers. Deux ans après, le château de Passy était offert en location à M. de La Pouplinière, lequel, après une visite minutieuse[7], s’en déclarait « content » et, le 4 mai 1747, au prix une fois payé de 120 000 livres, signait un « bail à vie, » comprenant la maison, le parc et toutes les dépendances. Une somme de 35000 livres environ était versée en plus pour le mobilier du château. Bien qu’il ne soit que locataire, La Pouplinière.ne s’en regardera pas moins « comme le seigneur et suzerain du village, donnant des fêtes aux habitans, couronnant des rosières » et célébrant des mariages à ses frais, — cinquante-quatre noces eu onze ans[8], — se constituant ainsi le protecteur et le bienfaiteur du pays.

Le château de Passy était une magnifique demeure[9], capable de lutter, affirment les contemporains, avec la demeure royale de la Muette. Située entre la hauteur occupée aujourd’hui par la rue de Boulainvilliers, et rebâtie à neuf par les soins de Samuel Bernard, qui n’y avait pas dépensé moins de 300 000 livres, — 1 200 000 de notre monnaie, — la maison comprenait deux corps de bâtimens, reliés par une façade de 48 mètres de long. Il s’y trouvait une chapelle, vaste et couverte de jolies peintures, un théâtre où pouvaient tenir plus de trois cents spectateurs. Des scènes champêtres ou galantes, dues au pinceau de Coypel, ornaient les salons, les galeries. Le parc, dessiné par Le Nôtre, était de quarante-cinq arpens, avec des parterres merveilleux, des serres pleines de fleurs rares, des volières en filigrane d’or où s’ébattaient des essaims, d’oiseaux exotiques. Dans cette demeure se donnaient fréquemment des fêtes, les plus belles de l’époque. Sur le théâtre, on jouait des opéras entiers, avec un orchestre de choix, des chœurs nourris, de ravissans décors. Aux offices du dimanche, dans la chapelle ovale, surmontée d’un dôme lumineux, l’orgue était tenu par Rameau. Ainsi, du profane au sacré, tout enchantait les yeux et les oreilles. La variété des invités, pris avec art dans toutes les conditions, dans toutes les sociétés, avait valu à ces réunions bigarrées un surnom familier : les habitués s’appelaient entre eux la ménagerie de Passy[10].

Quels étaient, de cette ménagerie, les hôtes les plus marquans ? Ou plutôt, pendant cette période, quels étaient, à Paris aussi bien qu’à Passy, les intimes du ménage et les coryphées du salon ? Par droit d’illustration comme par droit d’ancienneté, il faut d’abord citer Voltaire, dont le nom déjà plus d’une fois a paru dans notre récit et qui fut en effet l’un des assidus du logis dans les premières années qui suivirent le mariage de Pollion avec Polymnie. Non content de briller dans le cénacle littéraire de la rue des Petits-Champs, d’encenser en prose et en vers les deux amphitryons, l’auteur de la Henriade envoyait à La Pouplinière les manuscrits de ses poèmes et sollicitait ses avis. Le financier ayant exercé sa critique sur un de ses Discours sur l’Homme[11], Voltaire est plein de gratitude : « Je vous avoue, écrit-il à Thiériot[12], que je suis enchanté de l’action de M. de La Pouplinière. Il y a là un caractère si vrai, quelque chose de si naturel, de si bon, à prendre intérêt à l’ouvrage d’un autre, à l’examiner, à le corriger, qu’il mérite plus que jamais le nom de Pollion. » Il n’en discute pas moins les corrections proposées à ses vers et il soutient, non sans raison, l’excellence de son propre texte, mais il le fait de bonne humeur et avec gentillesse : « Je fais tant de cas de l’esprit et de l’amitié de Pollion, que je lui dis mon sentiment sans aucun ménagement. Son caractère est au-dessus des simagrées, des complimens. Une vérité vaut mieux chez lui que cent fadeurs. »

Il s’élève bien, toutefois, quelques petits nuages passagers. A propos de nouvelles critiques sur un poème destiné à Rameau, Voltaire montre un peu d’amertume : « Je sais[13]que je n’ai jamais eu l’honneur de plaire à M. de La Pouplinière et qu’il pense sur la poésie tout différemment de moi. Je ne blâme point son goût, mais j’ai le malheur qu’il condamne le mien… Je ne me plains ni de M. de La Pouplinière, ni de personne, mais je vous expose seulement mes doutes. » Ailleurs, il débaptise Pollion pour le nommer Tucca, mauvais poète latin qui prétendît corriger l’Enéide. Mais ces légères piqueries sont de courte durée. Après avoir un peu boudé, Voltaire désarme et rend son amitié. Jamais, dans tous les cas, sa méchante humeur ne s’étend à Mme de La Pouplinière ; et il paraît, jusqu’à ses derniers jours, lui avoir conservé la sympathie dont il entourait sa jeunesse.

C’est que le tact et le goût de Thérèse maniaient avec plus de délicatesse l’orgueil chatouilleux des poètes. Elle possédait l’art difficile de dire son avis sans blesser. Marmontel lui rend sur ce point un précieux témoignage. Il lui avait, sur sa demande, donné lecture d’Aristomène, une de ses premières tragédies. « De tous les critiques, assure-t-il[14], dont j’avais pris conseil, ce fut à mon gré le meilleur. Après avoir entendu ma pièce, elle en fit l’analyse avec une clarté, une précision surprenantes, me retraça de scène en scène le cours de l’action, remarqua les endroits qui lui avaient paru beaux, comme ceux qu’elle trouvait faibles, et, dans toutes les corrections qu’elle me demanda, ses observations me frappèrent comme des traits de lumière. » Nous retrouvons ici l’héritage maternel. Peut-être le lecteur se rappelle-t-il Mimi Dancourt jugeant, encore enfant, les œuvres de son père et prédisant avec une étonnante justesse le prochain accueil du parterre. « Ce coup d’œil si vif, si rapide, et cependant si juste, dit encore Marmontel, étonna tout le monde, et dans cette lecture, quoique assez applaudi moi-même, je dois dire que son succès fut plus éclatant que le mien. »

Le ton n’est pas le même sous la plume de J.-J. Rousseau. Ses Confessions sont dures pour Mme de La Pouplinière, et son orgueil froissé ne lui ménage pas les reproches. Mais c’est qu’ici il se heurtait à l’un des sentimens les plus profondément ancrés dans le cœur de Thérèse, et qu’il entrait en lutte avec l’homme qui lui inspira la plus durable amitié de sa vie.

Rousseau ne parut à l’hôtel de La Pouplinière qu’en 1745. Il avait des amis communs avec le fermier général, l’abbé Hubert, et l’excellent Gauflfeourt, ancien horloger enrichi devenu grand bibliophile. Tous les deux, Hubert et Gauffecourt, originaires de Genève, étaient fort répandus dans la société parisienne. Ce fut Gauffecourt qui, le premier, introduisit Rousseau dans le salon du financier. Jean-Jacques venait de terminer les Muses galantes, opéra-ballet en trois actes, dont les paroles et la musique étaient de sa façon. Il y avait travaillé trois années et comptait beaucoup sur cette œuvre, qu’il destinait à l’Opéra de Paris, mais sans savoir comment il l’y ferait admettre. Gauffecourt lui suggéra l’idée de gagner les suffrages et le patronage de Rameau, inséparable ami du ménage La Pouplinière ; et le philosophe consentit à se faire présenter dans ce milieu mondain. Il n’eut pas, si l’on doit l’en croire, à s’en féliciter.

Rameau, pour commencer, refusa catégoriquement de lire la partition, alléguant la fatigue. La Pouplinière, alors, offrit d’en faire jouer chez lui des morceaux, pour que Rameau pût juger sa valeur. On choisit les fragmens, on rassembla des chanteurs et des « symphonistes, » et la séance eut lieu devant le fameux maestro. Le résultat fut désolant. Rameau, l’audition terminée, apostropha rudement Jean-Jacques, soutenant qu’une partie de l’ouvrage était d’un homme « consommé dans son art, » l’autre « d’un ignorant qui n’entendait pas la musique, » et concluant que le compositeur n’était qu’un « petit pillard » éhonté, qui avait gauchement démarqué l’œuvre de l’un de ses confrères. « Et il est vrai, ajoute sans modestie Rousseau, que mon travail inégal et sans règle était tantôt sublime, et tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s’élève que par quelques élans de génie, et que la science ne soutient point. » Rameau, plus tard, soutiendra son jugement, disant que certains airs étaient dans le goût italien et de la plus brillante facture, et que d’autres étaient parmi les plus mauvais de la musique française, et que Rousseau, d’ailleurs, interrogé par lui, avait presque avoué le plagiat. La musique, aujourd’hui perdue, ne permet pas de trancher le débat. Jean-Jacques, dans tous les cas, parut fort affecté et pleura même, dit-on, « comme un enfant[15]. ».

Certains des assistans furent, pour les Muses galantes, moins sévères que Rameau ; et, parmi ces derniers, était le duc de Richelieu, alors très puissant à la Cour. Le duc, pour consoler Rousseau, fit jouer son opéra « à grand chœur et en grand orchestre, » chez M. de Bonneval, intendant des Menus. Le succès fut complet, et Richelieu ne tarit pas d’éloges. Rameau avait refusé de venir. Thérèse, en revanche, était présente ; mais elle ne dit pas un mot à l’auteur. « Le lendemain, dit Rousseau, Mme de La Pouplinière me fit un accueil fort dur, affecta de me rabaisser ma pièce et me dit que, quoiqu’un peu de clinquant eût d’abord ébloui M. de Richelieu, il en était bien revenu, et qu’elle ne me conseillait pas de compter sur mon opéra. » Le duc, survenant sur ces entrefaites, tint un moins rude langage, mais conseilla pourtant de faire des changemens à l’ouvrage, si l’on désirait qu’il fût joué à la Cour, ce qui d’ailleurs n’eut jamais lieu.

Le ressentiment de Jean-Jacques s’aviva l’an d’après, à la suite d’un nouveau conflit qu’il raconte dans ses Confessions avec de longs détails, quelque peu embrouillés. Je le résume. En février 1745, en l’honneur des noces du Dauphin, un opéra de Voltaire et de Rameau, la Princesse de Navarre, avait été joué à la Cour. A quelque temps de là, le duc de Richelieu désira le faire remanier pour le donner à l’Opéra, sous le nom des Fêtes de Ramire, et il chargea Rousseau, — Voltaire étant absent et Rameau occupé par un nouvel ouvrage, — de revoir paroles et musique et d’y apporter des changemens. Rousseau se mit à l’œuvre et travailla deux mois, dit-il, à cette besogne ingrate. Lors des premières répétitions, en décembre 1745, Mme de La Pouplinière, toujours d’après Rousseau, critiqua aigrement tous les morceaux composés par Jean-Jacques, l’accusant d’avoir fait « une musique d’enterrement » et obtenant de Richelieu, qui eût été enclin naturellement à plus de bienveillance, que l’on chargeât Rameau d’effectuer à son tour de nouveaux changemens dans la pièce. Sur quoi désolation, déception amère de Rousseau, qui en tombe malade de chagrin et s’alite pour plusieurs semaines.

Néanmoins, le 22 décembre, l’opéra fut représenté, avec un médiocre succès, et tint l’affiche quelques soirées. Mais Mme de La Pouplinière, par une nouvelle noirceur, suggérée par Rameau, se serait arrangée, assurent les Confessions, pour que, sur le livret, on omît le nom de Jean-Jacques. Richelieu, parti pour la guerre, ne put parer le coup, si bien que le pauvre Rousseau en fut pour sa peine inutile et n’eut ni honneur ni profit. Relevons ici tout d’abord une légère erreur de Rousseau. Son nom, sans doute, ne figure pas sur la partition imprimée des Fêtes de Ramire ; mais on n’y lit pas davantage ceux de Rameau et de Voltaire ; seul est inscrit le nom du sieur Laval, qui était l’auteur du ballet. De plus, la lettre de Voltaire autorisant Jean-Jacques à corriger la pièce porte la date du 15 décembre, huit jours avant la représentation. Il est peu vraisemblable que, dans ce court espace de temps, les changemens et les additions opérés par Jean-Jacques aient pu avoir une bien grande importance. Il faut donc, dans cet épisode, ne voir qu’un nouveau témoignage du caractère ombrageux de Rousseau, de sa manie de tout grossir et de sa tendance maladive à découvrir partout l’œuvre de la persécution.

Que Mme de La Pouplinière ait montré cependant peu de sympathie à Jean-Jacques, cela ne parait pas douteux. Il en propose l’explication suivante : « Je ne pouvais rien comprendre à l’aversion de cette femme, à qui je m’étais efforcé de plaire et à qui je faisais assez régulièrement ma cour. Gauffecourt m’en expliqua les causes : « D’abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prône.se en titre et qui ne veut souffrir aucun concurrent, et de plus un péché originel qui vous damne auprès d’elle et qu’elle ne vous pardonnera jamais, c’est d’être Genevois. » Cette haine collective était fondée, ajoute Rousseau, sur le souvenir des efforts de l’abbé Hubert, citoyen de Genève, pour empêcher jadis La Pouplinière d’épouser sa maîtresse ; de là, une rancune implacable envers tous ses compatriotes.

Je donne pour ce qu’elle vaut cette allégation singulière, mais la première raison me paraît plus fondée. Thérèse, effectivement, professait pour Rameau un culte ardent et exclusif, qui lui faisait épouser fougueusement toutes ses querelles, et jusqu’à ses lubies, lesquelles étaient fréquentes. C’était, chez elle, ce sentiment, complexe, fait d’attachement pour la personne et d’admiration enthousiaste pour l’esprit ou pour le génie, qui se rencontre assez fréquemment chez les femmes, et que la marquise du Deffand, clairvoyante pour elle-même en un cas analogue, définira éloquemment « un emportement d’amitié. » Notons encore ceci : Rousseau, ainsi qu’il le déclare, était l’un des fidèles du salon de Mme Dupin[16], la fille de Mme de Fontaine, par conséquent la cousine germaine de Thérèse, mais ne la voyant pas et brouillée avec elle depuis plusieurs années : rivalité de jolies femmes, de maîtresses de maison et d’étoiles de bureaux d’esprit. Cette circonstance assurément n’était pas faite pour plaire à Mme de La Pouplinière.

Quoi qu’il en soit, ce dernier incident marqua la fin des fréquentations de Jean-Jacques dans le salon de la rue des Petits-Champs. Il fait parler ainsi Gauffecourt : « Quoique La Pouplinière ait de l’amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme, elle vous hait, elle est méchante, elle est adroite. Vous ne ferez jamais rien dans cette maison. » Rousseau conclut : « Je me le tins pour dit. » Et, en effet, il se retira pour toujours. Rien de moins surprenant. Formée dans une simple pensée d’intérêt, cette liaison ne pouvait survivre à un désappointement sur un point si sensible. Jean-Jacques, tout apôtre qu’il fût, n’était pas moins utilitaire.

Nous avons déjà plus d’une fois, au cours de cette histoire, rencontré le grand homme auquel fut sacrifié Rousseau. Il convient de le présenter avec un peu plus de détails. Jean-Philippe Rameau, né en 1683, avait alors une soixantaine d’années. Son long corps, maigre et sec, était dégingandé ; il marchait la tête inclinée, le dos un peu courbé, les mains derrière le dos, perdu dans des méditations profondes. Son visage osseux et creusé rappelait, a-t-on écrit, le masque de Voltaire[17]. Sans méchanceté réelle, capable même, à l’occasion, de bonté et de dévouement, il avait l’accueil brusque, l’humeur rude et sauvage, un immense fond d’orgueil, une jalousie féroce à l’égard de ses pairs. Au total, un original, un bourru bienfaisant, mais moins souvent bienfaisant que bourru. Il paraît, en tout cas, avoir voué à Thérèse un réel attachement, l’affection attendrie d’un vieux maître pour son élève, une élève qui lui fait honneur, dont le charme le touche, dont le succès l’enorgueillit. On ne voit pas qu’en aucune circonstance un nuage ait obscurci le ciel de leur amitié réciproque.

S’il était l’ami de la femme, il l’était non moins du mari et à aussi juste titre. C’était La Pouplinière qui, l’un des premiers à Paris, avait accueilli, deviné, prôné, mis en lumière l’obscur compositeur, longtemps réduit à donner, pour gagner sa vie, des leçons de clavecin et à mettre en musique des divertissemens pour la foire. L’un des désespoirs de Rameau était de ne pouvoir trouver de librettiste. Le fermier général lui en procura un, qui n’était autre que Voltaire. Mais le Samson promis par ce dernier n’avançait pas, traînait étrangement en longueur[18]. La Pouplinière alors découvrit pour le musicien un autre collaborateur, un certain abbé Pellegrin, plus ou moins défroqué, qu’on surnommait l’aumônier de l’Opéra, et qui écrivit pour Rameau le livret d’un de ses chefs-d’œuvre, Hippolyte et Aricie. La pièce fut jouée à l’Opéra en 1733 ; mais elle avait été donnée, quatre ou cinq mois auparavant, dans le salon du fermier général devant un groupe de connaisseurs, dont le suffrage contribua puissamment à la faire accepter au théâtre du Roi. Ce sont là des services qu’il est difficile d’oublier.

Après le succès d’Aricie, la collaboration, entre Voltaire et Rameau, devient fréquente et presque régulière. Ce sont successivement la Princesse de Navarre, le Temple de la Gloire, d’autres morceaux encore, inutiles à énumérer ; et de l’intimité du poète et du musicien on peut juger par ce joli billet que Voltaire écrit à Rameau[19] : « Mon mariage avec vous m’est bien aussi cher que celui que je viens de faire (un projet de mariage pour-le duc de Richelieu, dont s’était occupé Voltaire) ; nos enfans ne seront pas ducs et pairs, mais, grâce à vous, ils seront immortels… Je me flatte que Mme Rameau est à présent debout et qu’elle chante au clavecin. Adieu, vous avez deux femmes, elle et moi. Mais il ne faut plus faire d’enfans avec Mme Rameau ; j’en ferai avec vous jusqu’à ce que je devienne stérile ; pour vous, vous ne le serez jamais… » Et tout cela, poèmes en vers, marivaudage en prose, se fait sous les auspices, sous les yeux de Mme de La Pouplinière, et avec ses encouragemens.

L’intimité, en de telles conditions, ne pouvait que se resserrer entre le grand compositeur et le grand financier. u M. et Mme Rameau, dit un contemporain[20], passaient pour ainsi dire leur vie chez M. de La Pouplinière, soit à Paris, soit à sa belle maison de Passy. » Mme Rameau n’avait pas tardé, en effet, à partager toute la faveur dont jouissait son époux dans l’hôtel fastueux du « Mécène. » C’était une femme intelligente, bonne musicienne, possédant « une fort jolie voix, » s’en servant avec goût. Elle chantait au clavecin les airs nouveaux du maître, et parfois aussi les romances de la façon du fermier général. Tous deux, la femme et le mari, avaient leur appartement attitré rue Richelieu comme à Passy. Le 5 décembre 1740, lorsque naît un fils à Rameau, Thérèse est sa marraine et on nomme l’enfant Alexandre, prénom du fermier général. Trois ans plus tard, le 28 septembre 1744, c’est La Pouplinière, à son tour, qui tient Marie-AIexandrine Rameau sur les fonts baptismaux[21]. Non content, comme nous l’avons vu, de remplir l’emploi d’organiste aux offices du dimanche, Rameau, dans les concerts, manie le bâton de chef d’orchestre ; il compose la musique pour les cantates, pour les couplets, pour toutes les pièces de circonstance et il se constitue ainsi le fournisseur patenté de l’hôtel de La Pouplinière. Cet échange de bons procédés et cette étroite communauté de vie se poursuivront, sans nuage, tant que subsistera le ménage de La Pouplinière. La rupture ne se produira que lorsque la séparation intervenue entre les deux époux aura privé Rameau de sa meilleure amie et de sa plus chaude avocate dans la maison du fermier général.

À cette phase, encore calme et douce, de l’histoire de notre héroïne se réfère une correspondance, dont je voudrais mettre quelques fragmens sous les yeux du lecteur[22]. Ce sont les lettres adressées à Mme de La Pouplinière par son frère aîné Charles-Louis, le chevalier d’Assay, élevé, comme je l’ai dit plus haut, aux frais et par les soins du fermier général et comblé par lui de bienfaits pendant toute sa jeunesse. Favori du ménage, Charles-Louis justifiait par son bon caractère et par ses heureuses qualités cette prédilection très marquée. Il semble avoir été un fort gentil garçon, de brave cœur et de belle humeur, simple, modeste et consciencieux, d’intelligence ouverte. Il aimait tendrement sa sœur, qui le lui rendait sans conteste, tout en étant à son égard un peu stricte et sévère, et tout en le traitant avec autorité, moins en cadette qu’en sœur aînée. La distance, il est vrai, était entre eux d’un an à peine ; le mariage, la fortune et la situation sociale avaient interverti les rangs.

Non contente de le gourmander pour la plus légère peccadille, elle le faisait parfois réprimander par sa mère et par son mari, ce qui désolait le jeune homme. « J’ai reçu votre lettre, ma chère sœur, gémit-il, avec l’addition qu’y a faite ma chère mère. Hélas ! mérité-je tous ces reproches ?… J’ai eu la fièvre, de la frayeur que j’ai eue de la colère de M, de La Pouplinière. Vous auriez pu adoucir cela. Bien loin de là, vous me faites quereller par ma chère maman. N’était-ce pas assez de vous ?… » La vieille Mimi Dancourt se montrait, elle aussi, tant soit peu sermonneuse. Mais, tandis que Thérèse, pratique et positive, s’en tenait volontiers aux manquemens d’ordre matériel, prêchait l’ordre et l’économie et insistait sur les questions d’argent, la mère, rigoriste et dévote, s’occupait particulièrement du salut de l’âme de son fils, s’inquiétait qu’il ne communiât sans être en parfait état de grâce et l’exhortait à fuir toutes les occasions de péché. À ces édifiantes homélies, il réplique simplement et avec gentillesse : « Je m’abstiens autant que je peux de faire des péchés mortels. Mais, pour ce qui est des bonnes œuvres, je ne suis pas encore arrivé au point d’en faire tous les huit jours. » D’ailleurs, ces légères discussions n’altéraient aucunement l’harmonie qui régnait entre d’Assay et sa famille. Plus tard, au cours de ses voyages, il ne sera question que des menus présens, des petits souvenirs d’amitié qu’échangeront le frère et la sœur. Il expédiait des morceaux de musique et les airs d’opéra nouveaux ; elle ripostait par des ballots de livres, du tabac fin, des bas de soie.

Quant à La Pouplinière, d’Assay semble avoir éprouvé pour ce beau-frère, de vingt ans plus âgé que lui, si puissant, si fastueux, une sorte de vénération mêlée, à doses égales, de frayeur et de gratitude. Le billet que voici, qui date de son séjour à Rome, donnera une idée du ton, de la nature de leurs relations familiales : « Monsieur et cher bon maître[23], de quelle faveur ne suis-je pas comblé en recevant une de vos lettres ? Des volumes entiers ne me coûteraient rien à écrire pour mériter toujours la même bonté. Je sais combien sont précieux tous vos momens, et assurément un polisson corme son io, ne devrait pas s’attendre d’en occuper quelques-uns ! Je me meurs de peur en vous écrivant, mon cher bon maître, que vous ne trouviez que j’aie oublié ma langue. Cela ne serait pas surprenant ; ici, depuis le matin jusqu’au soir, je lis et parle italien autant que je le puis. Quand ma chère sœur vous lit mes lettres, je suis bien persuadé qu’en bonne sœur elle a la charité de les traduire en beau français, et surtout de me passer les fautes d’orthographe. Je crains bien que vous n’ayez pas la même indulgence ! »

Ce fut La Pouplinière qui orienta la carrière du jeune homme et détermina le seul fait important qui ait marqué dans sa courte existence. Voici de quelle façon et dans quelles circonstances. En juillet 1739, Tencin, cardinal depuis peu, était expédié à Rome par Louis XV avec le titre de chargé d’affaires, pour y attendre le prochain conclave que l’âge et la santé précaire du pontife régnant, Clément XII, faisaient considérer comme proche. Les Tencin, frère et sœur, étaient demeurés, comme on sait, dans des termes d’intimité avec Thérèse et son mari. Les billets échangés entre eux, et dont je possède quelques échantillons, font foi de ces excellentes relations. En voici un, pris au hasard, qui nous montre La Pouplinière écrivant à Tencin dans la maison et sur la table même de l’ancienne chanoinesse. « Votre lettre est charmante, monsieur, lui dit le cardinal[24]. Il ne s’est jamais rien écrit de plus joli sur la petite table de Mme de Tencin, et, entre nous, vous savez bien qu’il s’y écrit de jolies choses. Mais elle gagnerait beaucoup à vous avoir pour secrétaire. Que ce petit compliment très sincère soit le remerciement du vôtre. A peine, dans l’accablement où m’ont mis tous ceux que j’ai reçus, ai-je le temps de vous renouveler, monsieur, le tendre attachement avec lequel je vous honore. — Le cardinal de Tencin. »

La Pouplinière, en homme pratique, tenait beaucoup à entretenir les liens qui l’unissaient à ce couple puissant, dont, au moment de son mariage, il avait pu mesurer l’influence. En conséquence, il proposa qu’à son départ pour l’Italie le cardinal prit avec soi, en qualité de secrétaire, son jeune beau-frère, le chevalier d’Assay, alors âgé de vingt-six ans et dont il connaissait le caractère sérieux et la sagesse précoce. L’offre fut agréée. D’Assay, à la suite de Tencin, partit pour Rome, où il resta à peu près deux années. Le fermier général promettait de prendre à son compte les frais de voyage, de séjour, voire les dépenses mondaines. Il n’y mettait qu’une condition, c’est que d’Assay aurait avec sa sœur une correspondance régulière ; qu’il enverrait, pour mieux dire, une sorte de journal, où il noterait, au courant de la plume, ce que, du poste intéressant où il était placé, il entendrait conter ou verrait par ses yeux. Le chevalier tint fidèlement parole. Malheureusement, de cette correspondance, il ne subsiste qu’une partie : ce sont les lettres envoyées au cours de la seconde année. On doit regretter cette lacune. Alertes, naturelles, écrites avec simplicité et avec bonne humeur, ces lettres tracent un vif et amusant tableau du monde romain à cette époque. Les unes, les premières qu’on possède, ont trait spécialement au conclave, dont elles content les dernières semaines. Les autres, plus nombreuses, sont pleines de menues anecdotes sur divers personnages laïques ou ecclésiastiques, et de petits croquis peignent les mœurs et les institutions de la Ville Éternelle. De ces récits variés, tous adressée à Mme de La Pouplinière, j’extrais les passages qui vont suivre.

Le conclave de 1740 est demeuré fameux dans les fastes du Vatican. Entrés dans leurs cellules le 19 février, les cardinaux, au mois de juin, semblaient aussi loin d’aboutir qu’au jour où verrous et cadenas les avaient isolés du monde. Je ne referai pas, après tant d’autres historiens, — dont le dernier en date a publié une curieuse étude ici même[25], — le récit des intrigues, des machinations compliquées, des scènes de violence, pour ne pas dire des pugilats, qui excitèrent, au cours de cette période, l’attention, la surprise et parfois le scandale des cours européennes. Il suffit d’indiquer que le Sacré-Collège se trouvait divisé en deux parties, à peu près d’égale force, le parti d’Albani, cardinal carmerlingue[26]et notoire intrigant, et le parti de Corsini, auquel la France, représentée par le cardinal de Tencin, se montrait favorable. Chaque jour, à chaque scrutin, pendant quatre grands mois, chacun de ces deux candidats réunissait régulièrement vingt-sept ou vingt-huit voix, sans qu’aucun atteignit jamais la majorité des deux tiers, — c’est-à-dire trente-quatre voix, — exigée pour l’élection., Le chevalier d’Assay constate, dans les notes ci-après, cette situation singulière. « 2 juin 1740. On est aujourd’hui plus éloigné que jamais de faire un pape ! Nous attendons le chaud avec grande impatience ; il n’y a que lui, les punaises et les puces qui soient capables de déterminer ces messieurs-là à nous donner promptement un pape !… Notre vieux renard de camerlingue ne dort plus ni jour ni nuit, depuis qu’on lui a levé le masque ; il est toujours en mouvement. Il a, heureusement, à côté de lui le cardinal de Tencin, qui lui tend des bâtons en travers des jambes et qui lui fait casser le nez. Il règne dans ce conclave une animosité si terrible qu’on est surpris comment ils ne viennent pas aux coups de poing tous les joursI » — « 7 juin. Hier vendredi est mort à vingt-trois heures le cardinal Portia. Les uns disent qu’il a été empoisonné, les autres qu’il est mort de chagrin. Il y a une grande prophétie qui court la ville, qui est qu’il mourra quatorze cardinaux avant l’élection d’un pape, et que ladite élection ne se fera et ne se déclarera que le 22 octobre. »

Pourtant, dans les premiers jours de juillet, on eut une lueur d’espoir. Les adversaires du camerlingue se rallièrent sur un nouveau nom, celui d’Aldovrandi, lequel eut jusqu’à trente-trois voix, mais sans pouvoir jamais décrocher la trente-quatrième, faute de laquelle il n’y avait point d’élection. Ce chiffre se maintint pendant encore environ cinq semaines. Je laisse ici la parole à d’Assay : « 16 août 1740. — Hier on proposa Lambertini, qui est un drôle de corps. Je ne le connais point de figure, parce qu’il n’est venu à Rome que pour entrer dans le conclave. Il dit avant le scrutin à MM. les cardinaux : « Messieurs les cardinaux, je sais très bien que vous n’avez pas l’intention de me faire pape, que vous voulez simplement me ballotter. J’y consens ; mais, si vous prétendez faire comme avec le cardinal Aldovrandi, dénigrer toute ma vie passée et l’assaillir de toutes sortes de calomnies, vous pouvez être certains que je ferai l’histoire des manèges, des intrigues et de toutes les fourberies dont j’ai été témoin. Je la ferai imprimer et je la répandrai dans le monde entier. »

« 20 août 1740. — Chère sœur, nous avons à la fin un Souverain Pontife. Les uns l’ont reçu de la main du Saint-Esprit, les autres prétendent que c’est le diable qui s’en est mêlé. Les plus éclairés disent que c’est notre cardinal. Ce qu’il y a de sûr, c’est que c’était son plus grand ami, et son ami depuis vingt ans. Or, voici la façon dont nous l’avons eu. Mardi matin, les cardinaux étaient encore obstinés pour le cardinal Aldovrandi, et au scrutin il avait eu, comme à l’ordi-nuire, ses trente-deux voix. Le soir, il se fit nue assemblée de quelques cardinaux, même du parti contraire, chez le cardinal de Rohan. Après s’être beaucoup échauffés sur le compte d’Aldovrandi, quelqu’un dit : « Mais pourquoi ne finissons-nous pas tous ces différends sur Lambertini ? » (archevêque de Bologne, et l’un des quarante nobles de cette ville. C’est lui dont je vous ai parlé ci-devant). « C’est un sujet très digne et très propre. On ne peut pas mieux remplacer Aldovrandi. » Aussitôt, chacun s’accorde sur ce sujet. On va consulter Corsini, lequel dit qu’il n’avait nulle difficulté d’y consentir. Et sur-le-champ, on rassembla les trente-quatre voix. On le fit savoir au camerlingue, qui accourut sur-le-champ et fit fort l’empressé ; de façon qu’il y eut cinquante voix dans un instant.

« Ils furent dans la cellule du cardinal Lambertini, deux à deux, en procession, et le saluèrent pape. Il ne voulait point se persuader, mais quand il vit que c’était tout de bon : Siamo papa dunque, poiche le vogliate voi altri[27]. Et cela ne lui fit pas plus d’impression que ce que je vous dis là. Vous jugez bien que, dans Rome, personne ne s’attendait à rien moins que d’avoir un pape. J’avais diné le matin chez M. l’ambassadeur[28], qui disait que les cardinaux tiendraient bon pour Aldovrandi et qu’ils avaient l’ordre de s’opposer à l’élection d’un cardinal du parti contraire… Je me levai de très grand matin, le lendemain, pour me trouver des premiers à Saint-Pierre ; je furetai partout pour tâcher de me glisser dans le conclave ; mais il n’y eut pas moyen, et je fus obligé d’aller, comme les autres, attendre sur la place la fil du scrutin et la publication. Ce scrutin se fait par pure cérémonie. Lambertini eut toutes les voix, et il donna la sienne à Aldovrandi, voulant persister jusqu’à la fin. Ordinairement, le Pape la donne au doyen des cardinaux. »

La lettre continue par le récit de l’intronisation, qui s’effectua solennellement dans la basilique de Saint-Pierre, et elle se termine par ces lignes, qui reflètent bien l’état d’esprit d’un jeune Français du temps, religieux cependant et même catholique pratiquant : « Le Pape a extrêmement plu au peuple. Il est d’une assez belle figure et est fort gai, d’ailleurs homme d’esprit et plein de savoir. Il a soixante-cinq ans ; c’est un jeune cadet, pour un pape. En vérité, cela me fit faire bien des réflexions. Un simple prêtre devient cardinal, et le voilà en un moment adoré de ses confrères, déclaré très saint, maitre et souverain d’un Etat, et élevé au-dessus des plus grands rois. Il dispose à son gré de nos âmes, les damne ou les sauve selon sa volonté, car enfin il est proclamé présentement infaillible, et très infaillible ; je sais bien qu’on le conteste à Paris, mais à Rome ce n’est pas de même. Moi qui l’ai vu simple cardinal, cela me parait bien étrange ! »

Ce grand événement accompli, le chevalier d’Assay se borne à amuser sa sœur d’une série d’anecdotes sur la société qu’il fréquente. Voici un malicieux croquis du cardinal de La Tour d’Auvergne, qui, arrivé tard au conclave, était resté à Rome une fois l’élection terminée. C’était un brave homme, de mœurs simples, ennemi de l’étiquette pompeuse qui entourait alors les membres du Sacré-Collège. « Le cardinal d’Auvergne, mande d’Assay à sa sœur[29], nous a donné ici des scènes charmantes. Un très grand seigneur de ce pays-ci s’était fait un honneur de lui servir de maître de chambre, comme c’est la coutume, et il réglait les pas de notre cardinal, qui ne pouvait sortir de sa chambre que par compas et par mesure. Plus d’une fois, oubliant qu’il était sous sa direction, il s’émancipait, en courant au-devant de quelqu’un ou en voulant l’accompagner. Alors le maître de chambre courait à lui et l’empêchait à toute force de sortir… Je l’ai vu dans des mouvemens d’impatience dignes de Sancho Pança, lorsqu’il était gouverneur de l’île et qu’on l’empêchait de manger. « Eh ! quoi, monsieur, lui disait-il, ne serai-je pas le maitre de faire ce qu’il me plaira dans ma maison ? » L’autre, qui n’entendait pas le français, ne répondait que par une profonde révérence et, croyant qu’il lui demandait l’explication de ce cérémonial, se lançait dans de longues considérations en italien sur ce qu’exigeait la dignité cardinalice. Le cardinal d’Auvergne était alors furieux : « Comment ! criait-il, on a pris plaisir à mettre auprès de moi des Italiens, qui ne me font que des révérences et ne savent point me parler une langue qui s’entende ! » C’étaient tous les jours de nouvelles scènes. »

Je détache encore ce portrait d’un prédicateur populaire : « Nous avons[30]un jubilé et un certain Père Léonard, espèce de capucin, qui prêche extraordinairement bien. Il n’est point dans la chaire, comme les autres prédicateurs. Il a un petit théâtre, sur lequel il monte, accompagné de deux pénitens blancs, l’un qui tient un christ et l’autre une discipline. Il vous damne tout son auditoire, si promptement ils ne font pénitence. Il finit par des appels aux cœurs ingrats et endurcis et, pour les amollir, il prend la discipline, qui est longue d’une à une et garnie de lames de laiton ; le frère, qui est derrière lui, lui découvre le dos et les épaules ; on entend alors des cris épouvantables dans l’église, accompagnés de perdono ! Le bon Père, après s’être réellement bien fustigé, leur fait une petite exhortation pour recevoir la bénédiction du Saint-Sacrement, puis il leur chante des prières. Cela fini, il s’en va. Cet homme passe ici pour un saint, marchant pieds nus et ne mangeant que des racines. »

La lettre suivante décrit un jeune « prodige, » qui rappelle en tous points cet extraordinaire Inaudi, le pâtre calculateur, dont s’émerveilla de nos jours le public parisien : « 1er décembre 1740. Le duc de Modène a envoyé ces jours-ci au Pape un jeune paysan de vingt-six ans qui est, à ce qu’on dit, un prodige. Il ne sait ni lire, ni écrire, et connaît si parfaitement le calendrier qu’il n’y a sorte de questions auxquelles il ne réponde, et cela sans hésiter. On lui demande, par exemple : « Je suis ne tel quantième du mois d’avril 1640, quel jour était-ce ? » Il vous répond sur-le-champ : « C’était un vendredi, tel quantième de la lune, telle lettre dominicale. » On lui a fait quantité de questions sur les Pâques, il y a répondu fort juste et a démontré combien de fois l’on s’était trompé. On lui proposa une fois, dans ce genre-là, une question qu’on dit avoir été résolue par Newton ; il prouva que celui-ci s’était trompé grossièrement. Tout le monde reste surpris, et alors notre paysan se met à rire, quand il voit qu’il a résolu quelque grande difficulté. Le Pape a ordonné qu’on l’instruisît et prétend, avec son secours, réformer le calendrier grégorien. La première fois qu’on le mena au Pape, il avait ses habits de gardien de bœufs, et, depuis qu’il était au monde, il n’avait point eu d’autre eau sur le corps que celle de son baptême. Le Pape lui jeta ses bras au col, et peu s’en fallut qu’il ne l’embrassât. »

Le théâtre romain, dont à Paris on faisait alors grand état, paraît n’avoir été pour notre apprenti diplomate qu’une amère déception. « Nous causâmes, écrit-il, du mauvais goût qui règne ici pour les spectacles. Hélas ! que l’on s’en donne une belle idée à Paris ! Il faut vous dire, ma chère sœur, que, outre les deux opéras de musique, il y a six autres théâtres, où l’on représente des comédies, et qui sont remplis tous les soirs, et de la noblesse et du peuple, tandis que les deux grands théâtres restent presque déserts. Or, ces comédies sont un assemblage d’infamies et d’horreurs, qu’on ne souffrirait pas chez nous aux parades de la Foire. Cela est si mauvais, si détestable, que je ne saurais pas même vous en faire le récit. Ce peuple, cependant si fin, si délicat, va se repaître toute la semaine les oreilles des lazzis de Polichinelle, et ne va au théâtre que le dimanche. »

Après cette dure exécution, il passe à l’Opéra : M. le cardinal (de Tencin) dit l’autre jour, à ce sujet, quelque chose de fort bon : c’est qu’il défiait que l’on fit d’autre péché que de s’ennuyer, aux opéras ‘d’Italie. Effectivement, pour deux ou trois ariettes qui vous plaisent, il faut s’ennuyer cinq heures d’horloge à une suite de récitatifs, d’une monotonie continuelle. M. l’abbé Franquini, se trouvant dernièrement auprès d’une dame qui paraissait charmée du récitatif et le vantait fort, lui dit : « Madame doit avoir bien du goût pour les sermons ? » Pour intermède, ce sont de misérables danseurs, qui dansent des paysannes en se donnant du talon dans le c…, ne pouvant mieux faire. »

On a souvent décrit le carnaval à Rome, et les coutumes anciennes se sont, sans grand changement, perpétuées jusqu’au temps présent. D’Assay ne manque pas, à son tour, de conter à sa sœur les folies consacrées par la tradition séculaire, et son récit contient certains détails piquans. Je le reproduis ci-après, en l’abrégeant un peu. « 12 février 1741. — Nous sommes présentement dans le fracas du carnaval qui est ici, je crois, plus curieux et plus tumultueux que dans aucun autre endroit du monde. Tumultueux en ce sens que, depuis le matin jusqu’au soir, on ne cesse d’être occupé. Le matin, on l’emploie à préparer les habits de masque pour aller au Cours (Corso) l’après-midi. L’après-dinée, la file des carrosses commence à vingt heures, qui font une heure et demie de notre monnaie. Ils vont le long de cette grande rue qu’on appelle aujourd’hui il Corso, et qui anciennement s’appelait Via Flaminia. Elle est ornée à droite et à gauche de superbes palais, dont toutes les fenêtres et tous les balcons sont remplis de beau monde… Les carrosses se partagent en deux files, l’une qui va et l’autre qui revient. On y voit d’assez beaux masques, mais cependant sans le goût qui règne dans les nôtres. Ils se servent beaucoup de gondoles à la vénitienne, extrêmement bien peintes, suspendues comme d’autres carrosses. Ces gondoles sont remplies pour la plupart de masques habillés en mariniers, avec beaucoup d’or et d’argent. Quand vingt-trois heures sonnent, qui font quatre heures et demie, le Barigello, ou capitaine des sbires, passe au milieu, fait serrer les carrosses à droite et à gauche, et va donner le signal pour la course des chevaux barbes. Les Romains attendent ce moment-là avec impatience. Le prix est d’une demi-pièce de velours ou de brocart, pour celui qui arrive le premier à la place Saint-Marc. Ce sont les Juifs qui fournissent ces prix, étant obligés autrefois de courir à la place des barbes, le corps à moitié nu. Ils étaient insultés par la populace, qui les maltraitait avec cruauté. Pour se racheter de cette infamie, ils fournissent les susdits prix… On va, à sept heures de France, à l’Opéra, qui dure jusqu’à minuit. On y va en habit de masque, mais à visage découvert, l’ordre étant qu’on ne peut aller masqués par les rues passé l’Ave Maria, et quiconque serait trouvé ainsi serait mené en prison. De l’Opéra, on va au bal dans les maisons particulières. Le curieux est de voir les moines et les prélats masqués, les cardinaux aux fenêtres, et quelquefois masqués au bal. Ce qu’il y a d’admirable, c’est la tranquillité avec laquelle chacun songe à ses affaires. Pas le moindre tapage, pas le moindre embarras… La noblesse doit donner des bals, et c’est là où il y aura de bonnes histoires, que je vous écrirai par le prochain ordinaire. »

Fidèle à sa promesse, d’Assay, cinq jours plus tard, vient narrer à sa sœur les incidens des bals mondains et ses petites aventures personnelles, qui d’ailleurs, ainsi qu’on verra, n’ont rien de bien effarouchant et dont sa mère elle-même, l’austère Mimi Dancourt, ne pourrait se scandaliser. « 17 février 1741 Nous sommes enfin délivrés du carnaval, et l’on peut dire que, pendant ces huit jours, messieurs les Romains sont fous pour plus de deux ans. La santé, ni la bourse n’y sont épargnées ; le plus petit, comme le plus grand, quand il ne devrait manger que des carottes le reste de l’année, dépense ces jours-là tout ce qu’il a d’argent en mascarades et opéras. Les bals qu’ont donnés li cavalieri romani étaient fort beaux et bien entendus, à la confusion près. Le peuple, affolé de spectacles, y était en si grand nombre que les dames ne pouvaient approcher de la porte, et plusieurs tombèrent évanouies sur les escaliers, pressées et maltraitées par la foule. On avait tâché de suppléer à cet inconvénient en donnant des billets, mais la plus grande partie se trouvèrent falsifiés. On prétend même que les cavaliers qui étaient intéressés dans la banque de pharaon firent entrer les gens et donnèrent des billets beaucoup plus nombreux qu’ils ne l’avaient promis, pour se procurer des pontes…

« Quand j’entrai, je cherchai à faire danser mes masques[31] et à les faire placer commodément ; j’allai ensuite chercher les aventures. Le bal se donnait dans le palais qu’occupait en été le cardinal de Rohan ; il y avait trois salles à danser et trois salles de jeu, entremêlées. On entrait ensuite dans un superbe salon, où M. le cardinal tenait sa salle, et qui était orné de miroirs et de lustres en quantité ; dans le fond, un orchestre nombreux, où il pouvait y avoir de cinquante à soixante instruirions. Autour de la salle, les masques étaient placés sur des gradins fort élevés ; au milieu était une enceinte pour les dames, qui étaient réellement toutes mises superbement et chargés de diamans. Le prince de Galles s’y trouvait, habillé à l’écossaise, avec quantité de pierreries qui effaçaient sans contredit toutes celles qui étaient là, quoiqu’il y eût de beaux morceaux.

« Je m’arrêtai pendant quelque temps à voir Mme Patrizzi, une de nos femmes galantes[32], de laquelle je crois vous avoir parlé plusieurs fois, qui dansait avec un masque, que je reconnus pour être monseigneur Accaioli, prélat petit-maître, qui, depuis quelque temps, était soupçonné d’avoir avec elle quelque liaison secrète. J’en fus bientôt éclairci, quand je jetai les yeux sur monseigneur majordome, le favori du Pape, lequel écumait de rage. « Bon, dis-je, je rirai tout à l’heure. » Le menuet fini, la dame vint reprendre sa place, qui était auprès du susdit majordome, lequel se leva et sortit de la salle. La Patrizzi, qui le vit si agité, ne jugea pas à propos de le laisser dans cet état-là longtemps ; elle le suivit. Moi, qui n’avais pas perdu un coup d’œil, je la suis à mon tour, et nous voilà tous trois dans un petit cabinet ; je m’éloignai, mais cependant de façon que je pusse voir tout ce qui se passerait ; j’entendis une partie des injures et des menaces qu’ils se firent, et la conversation s’échauffait de façon que je craignais que l’ecclésiastique n’en vint aux voies de fait, quand arriva une autre dame masquée, qui ajusta heureusement tout. Lorsque je vis les choses en si bon état, je pus rejoindre ma compagnie, avec qui je dansai jusqu’à la fin… »

Avec ces racontars prend fin, ou peu s’en faut, la chronique romaine du jeune homme. Depuis un certain temps déjà, il désirait quitter la ville, voyager et voir du pays, d’abord en Italie, puis dans une partie de l’Allemagne. Mais ses parens combattaient ce projet, La Pouplinière parce qu’il lui convenait que son beau-frère demeurât auprès de Tencin, Thérèse parce qu’elle redoutait les dépenses du voyage. Il y eut d’assez longs débats et des pourparlers laborieux. La Pouplinière céda enfin ; son consentement emporta toutes les résistances. Il fut donc entendu que le chevalier visiterait le Nord de l’Italie et le Sud de l’Allemagne, avec Francfort pour but et terme du voyage. Son beau-frère prenait à son compte les frais « d’hôtel, de postes, de gondoles ; » mais d’Assay s’engageait à être raisonnable. « Ce voyage, mande-t-il à sa sœur, coûtera sûrement bien de l’argent, et vous ne sauriez croire combien je tremble de déplaire à mon bon maître. Je puis vous assurer que je ne jetterai pas l’argent par les fenêtres. » Ceci dit, sa joie est complète, ainsi que sa reconnaissance : « J’irai affronter les froids de l’Allemagne. Les dangers me seront chers et agréables, s’ils servent à m’instruire et qu’ils puissent un jour vous amuser, quand j’aurai le bonheur de vous les raconter. M. le cardinal approuve ce voyage[33]. »

Des dangers, il n’en courut point ; mais les désagrémens ne lui firent point défaut. Il s’était affublé d’un compagnon de voyage, le baron de La Poujade, « gentilhomme de Castelnaudary, » âgé d’une cinquantaine d’années, sur lequel il avait, dit-il, reçu des renseignemens excellens, si bien qu’il fut convenu que l’on ferait « bourse commune. » Tous deux partirent de compagnie les premiers jours de mars. D’Assay emportait les regrets de toute la société romaine : « J’ai eu chez moi tous ces jours-ci, écrit-il à sa sœur, princes, ducs, évêques et généraux d’ordres. » Tout alla bien dans les premières semaines, jusqu’au moment où le chevalier s’aperçut que le baron de La Poujade était un aventurier sans scrupule, viveur, fripon, tricheur au jeu. Une explication s’ensuivit ; et le baron fila un beau soir, emportant la voiture, les effets et la malle de son naïf compagnon de voyage. D’Assay eut bien du mal à en rattraper une partie.

Le pire est qu’à Turin, où advint cette mésaventure, les façons du baron, sa fâcheuse renommée avaient jeté du discrédit sur sa dupe innocente. Le chevalier s’aperçut vite qu’on le regardait de travers, qu’on le traitait avec une froideur offensante. Une dame de ses amies, interrogée par lui, l’informa du bruit qui courait qu’il n’était qu’un simple imposteur, « point gentilhomme, » et fils d’un obscur ingénieur, et que M. de Sennecterre, l’ambassadeur de France, refusait de le présenter à la cour de Piémont[34]. Sur quoi, d’Assay prit le meilleur parti ; il fut trouver M. de Sennecterre, lui conta son histoire, lui montra ses papiers, le renseigna sur sa famille : « Je lui appris ce qu’étaient mon père, mon grand-père ainsi que mon aïeul. » Le lendemain même, l’ambassadeur l’invitait à diner, le traitait avec distinction, et, le dimanche suivant, il le présentait à la Cour, ce qui faisait taire tous les bruits et confondait les calomniateurs.

Je ne suivrai pas le jeune homme dans ses pérégrinations diverses, à Milan, à Venise, puis dans les petites cours d’Allemagne. De ses lettres, longues et nombreuses, adressées à sa sœur, je ne citerai que deux menus fragmens, qui donnent une idée du reste. D’abord, cette brève esquisse du peuple piémontais : « Je ne crois pas[35]qu’il y ait un endroit où l’on soit plus ignorant avec plus d’esprit, pour les hommes et pour les femmes. Ce pays ressemble à ce qu’était autrefois la terre après le déluge, lorsque ni les sciences, ni les arts n’étaient encore inventés ; et la beauté de l’un et l’autre sexe fait ressouvenir du commerce qu’ont eu les anges avec les mortels. Au reste, on ne s’occupe que de tracasseries et de médisances. Le Piémontais est fin, fourbe et dangereux ami. »

Et voici, pour finir, la description d’une chasse à la cour de Bavière, où l’on verra quel goût, quel raffinement présidaient aux plaisirs de ces grands seigneurs germaniques. « De Munich, 5 novembre 1741. A neuf heures du matin, j’ai été à la Cour, et de là je montai dans un carrosse préparé pour plusieurs étrangers, et j’accompagnai les princes et princesses à cette fameuse chasse de Saint-Hubert. C’était à deux lieues de la ville. Nous arrivâmes à un bois entouré de marais, de là à une maison de bois qu’on avait préparée et assez proprement ajustée. Je m’approchai des fenêtres, et je vis devant moi une grande décoration représentant un bois en perspective. On avait ménagé des galeries le long de cette décoration, qui sortaient en dehors. Au milieu était un grand arbre, effectif, mais faisant corps avec la décoration. Au bas des fenêtres, il y avait une plage d’eau, au travers de laquelle il fallait que les bêtes passassent pour arriver à la décoration. Le tout faisait un carré qui pouvait avoir 50 à 60 pas au plus. On commença par tirer quelques coups de canons qui étaient enfermes dans des tonneaux. Le coup parti, il sortit des sangliers en abondance. Mais, ce qu’il y avait de plus plaisant, des fenêtres à côté desquelles on était, il sortait une quantité prodigieuse de ces animaux, qu’on aurait jugés sortir du milieu de la compagnie. Ces animaux furent pour la plupart tués dans l’eau par l’adresse des princesses. Ceux qui gagnèrent la décoration et qui montèrent sur les galeries, entendant le sifflement des balles, se pressaient les uns les autres, et le terrain n’étant point assez large, ils culbutèrent dans l’eau. On lâcha une grande quantité de renards, lesquels ayant autant de peur pour le moins que les sangliers, se cachaient avec esprit derrière les corps de ces derniers morts, et disputaient hardiment le passage aux plus forts sangliers qui le voulaient forcer. Cette chasse a duré jusqu’au soir, et on a tué deux mille bêtes. Il y a eu un paysan tué par les sangliers et plusieurs autres blessés… »


SEGUR.


La mort a interrompu ici l’historien de Mme de La Pouplinière. La fin de l’histoire manque. Mais, le 25 octobre 1911, à la séance publique annuelle des Cinq Académies, le marquis de Ségur, délégué de l’Académie française, donna lecture d’un essai qu’il avait intitulé Une aventure d’amour et qui est, sous sa plume, la première esquisse de l’ouvrage, bien autrement développé, qu’il méditait et qu’il n’a pu terminer. En nous reportant à cette esquisse de 1911, nous pouvons du moins résumer les événemens et le drame dont nos lecteurs connaissent maintenant le prélude.

En 1744, Mme de La Pouplinière était mariée depuis sept ans et fidèle épouse. Avec une imprudence naïve, son mari lui présenta certain jour Armand du Plessis, duc de Richelieu, veuf deux fois, âgé de quarante-neuf ans, un peu « usé et chiffonné, » mais renommé pour ses bonnes fortunes, et lieutenant général des armées, premier gentilhomme de la chambre, fort avant dans les bonnes grâces du Roi. Mme de La Pouplinière aima le duc de Richelieu, qui eut l’air de l’aimer. Elle écrivait à son amant : « Je sens une émotion, en t’écrivant, qui me donne presque la fièvre. Mon cœur, tu ne peux m’aimer assez pour sentir comme je t’aime. Mon cher cœur, je me meurs de n’être pas avec toi… » Au bout de quelque temps, et même assez vite, La Pouplinière sut presque tout, devina le reste, fut jaloux, le fut assez pour que, plus d’une fois, sa jeune femme en pâlit. Une nuit de printemps, l’année 1746, après souper, la scène tourna au tragique : injures, et coups de poings, coups de pieds. Le lendemain, Mme de La Pouplinière appela le commissaire, qui attesta des contusions, des meurtrissures, des blessures. Désormais, les amans comprirent qu’un mari peut être dangereux. Ils résolurent d’être prudens, comme ceci. M. de Richelieu acheta, sous un nom supposé, la maison mitoyenne, fit percer le mur à la hauteur du « cabinet de musique » de Mme de La Pouplinière : la plaque de la cheminée, rendue mobile, tournait sur des gonds, s’ouvrait sans bruit, donnait passage au galant. Ce chef-d’œuvre de mécanique, après la découverte du manège, excitait fort l’admiration de Vaucanson.

Or, le 28 novembre 1748, le maréchal de Saxe passait une grande revue dans la plaine de Chaillot. Thérèse y fut ; non pas son mari. La Pouplinière, pour demeurer chez lui, raconta qu’il était souffrant. Mais il se portait à merveille ; et, Thérèse partie, il entra dans le « cabinet de musique, » avec ce Vaucanson, et avec l’avocat Ballot, et avec un magistrat de police. La cheminée, examinée par le jaloux, trahit tout le secret des amans.

Un homme averti ne vaut rien : si Thérèse ne fut pas battue, c’est qu’elle avait eu soin de ne rentrer chez elle, chez son mari, qu’avec le maréchal de Saxe ; et le vainqueur de Fontenoy la protégea. Mais elle eut à déguerpir, sans linge, sans vêtement, sans argent. Elle se réfugia chez Mimi Dancourt, sa mère, et coucha par terre, sur un matelas. Cependant, le duc de Richelieu tenait avec magnificence, à Montpellier, les États de Languedoc.

On obtint un peu plus tard que M. de La Pouplinière voulût bien faire à la coupable et malheureuse une pension. Et le duc de Richelieu, devenu maréchal de France, ajouta quelques subsides, afin qu’elle pût vivre ou, du moins, vivoter dans un petit appartement de la rue Ventadour. M. de La Pouplinière, onze ans après, se remaria, reprit sa fastueuse existence ; et il mourut vieux. Thérèse, en conséquence de telles émotions, fut malade pour la fin de ses jours. Le maréchal de Richelieu, pour peu que le lui permissent et ses devoirs de Cour et ses plaisirs de délicat, venait passer à son chevet quelques momens. Elle succomba, dans la souffrance et le chagrin, les premiers jours de l’année 1752.


A. B.


  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.
  3. Lettre du 17 septembre 1740, passim.
  4. Lettre du 10 janvier 1741, passim.
  5. Lettres des 2 juin et 23 septembre 1740.
  6. Cucuel, loc. cit. La description qui suit est extraite du même ouvrage.
  7. Avril 1747.
  8. Cucuel, passim.
  9. Le château de Passy, par la duchesse de Clermont-Tonnerre. Revue hebdomadaire du 16 novembre 1912.
  10. Après avoir passé de mains en mains, le château de Passy fut démoli en 1826 ; il n’en subsiste aucun vestige.
  11. Le quatrième discours, qui traite de La Modération.
  12. Lettre du 29 novembre 1738.
  13. Lettre à M. Berger, du 29 juin 1740.
  14. Mémoires, tome I.
  15. Cucuel, passim.
  16. Louise-Marie-Madeleine de Fontaine, née en 1706, mariée à Claude Dupin, fermier général, morte en 1769, célèbre par sa beauté, son esprit, ses amitiés littéraires.
  17. André Hallays. Trois articles sur La Pouplinière, dans le Journal des Débats des 7, 14 et 21 juin 1907.
  18. Samson, d’ailleurs, connut toutes les malchances. Terminé après des années, l’opéra fut interdit par la police royale, à cause de l’inconvenance qu’on prétendit trouver à traiter un sujet biblique sur la scène.
  19. Sans date, probablement de 1734.
  20. Éloge historique de Rameau, par Maret.
  21. Cucuel, passim.
  22. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  23. 25 novembre 1740.
  24. 14 octobre 1740. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  25. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1914, Un conclave de six mois au milieu du XVIIIe siècle, par le comte G. de Mun. — Voyez aussi l’ouvrage de M. de Coyaart, Les Guérin de Tencin, p. 329 et suivantes.
  26. C’est-à-dire chargé, pendant la vacance du Saint-Siège, de l’administration temporelle.
  27. « Je suis donc pape, puisque vous autres le voulez. »
  28. Le duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France à Rome.
  29. 1er octobre 1740.
  30. 15 novembre 1740.
  31. C’est-à-dire les dames masquées qu’il avait amenées avec lui.
  32. Cette expression, au XVIIIe siècle, n’avait pas le même sens que de nos jours.
  33. 1er février 1741.
  34. Lettre du 16 juin 1741.
  35. 24 juin 1741.