La Jeunesse de Madame de la Pouplinière/02

La jeunesse de madame de la Pouplinière
Ségur

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


LA JEUNESSE
DE
MADAME DE LA POUPLINIÈRE

II[1]
LE MARIAGE

Le ménage Boutinon des Hayes eut trois enfans, deux garçons et une fille, qui tous vinrent au monde à Paris. Le premier, Charles-Louis, né en 1713, une année après le mariage, porta le titre de chevalier d’Assay ; nous le retrouverons par la suite. Puis ce fut, en 1714, une fille, Françoise-Catherine-Thérèse : l’héroïne de cette étude. Enfin, six ans plus tard, le 3 avril 1720, naissait un dernier fils, Louis-Marie-Marc-Antoine, qui fut connu sous le nom de Boutinon de Courcelles. Ce jeune frère de Thérèse semble n’avoir joué aucun rôle dans la vie de sa sœur, qui marquait peu de goût pour lui. D’Assay, écrivant à celle-ci, l’exhortera parfois à montrer un peu d’indulgence envers ce garçon turbulent : « C’est notre frère, quoique bien différent d’humeur et de caractère. Nous devons toujours l’aimer. Je ne doute point qu’à la fin vos bontés ne le rendent raisonnable. » Marc-Antoine de Courcelles fut, des descendans de Mimi, le seul qui ait perpétué sa lignée. Il épousa, en l’an 1757, Françoise de Valmalette de Marsan, et il en eut une fille, laquelle devint la charmante comtesse de Guibert. C’est elle qui, peu après la mort de son époux, livrera au public les lettres immortelles de Mlle de Lespinasse.

Sur l’enfance de Thérèse des Hayes, — c’est ainsi qu’on l’appelait, le nom bourgeois de Boutinon ayant disparu assez vite, — on n’a pas de détails précis. Ses premières années se passèrent tantôt au château de Courcelles et tantôt à Paris, rue Saint-Louis au Marais, parfois aussi au château de Passy, chez sa tante, Mme de Fontaine, où elle se retrouvait avec les filles de la maison, ses jeunes cousines germaines, sous l’égide du « chevalier Bernard. » C’est à Passy, croit-on, que fut fait le joli portrait, attribué à Tocqué[2], qui représente Thérèse dans sa septième ou sa huitième année. La fillette, se dressant dans un large fauteuil, est vêtue d’une simple chemise, barrée vers le milieu du corps par une écharpe de soie blanche ; elle tient à la main une perruche, que guette, en bas, un petit chien ; plus haut, un singe, écartant un rideau, contemple sournoisement la scène. L’enfant, grasse et potelée, a des yeux noirs perçans, sous des sourcils bien dessinés ; sur ses cheveux, bruns et bouclés, sont semées quelques fleurs. La physionomie spirituelle et la moue malicieuse évoquent déjà, vingt années à l’avance, les pastels que le même modèle inspirera plus tard à La Tour.

Thérèse, à la mort de son père, était dans sa quinzième année. C’est sans doute en ce temps que, sous l’influence de sa mère, elle se tourna vers le théâtre. Son atavisme, fatalement, la poussait dans celle voie ; c’était une tradition de famille, et elle n’y manqua pas. Mais, si le fait est avéré, sa courte carrière dramatique est pour nous pleine d’obscurité. On pourrait supposer qu’à l’exemple des siens, elle ait fait ses débuts au Théâtre-Français ; mais, dans les archives de la troupe, on ne voit mentionnée nulle trace de son passage. Il paraît plus probable qu’elle ait choisi, pour se produire, quelque théâtre de musique. C’est de ce côté, en effet, que l’inclinaient ses dispositions naturelles. Thérèse des Hayes, dès son jeune âge, fut une musicienne accomplie.

Ce goût pour la musique est un de ses traits dominans. Elle avait une fort jolie voix et s’en servait avec adresse. Dans sa correspondance avec son frère aîné, le chevalier d’Assay[3], elle se révèle avide de toutes les nouveautés, se faisant envoyer de Rome tous les morceaux, toutes les partitions d’opéra, toutes les productions en tous genres de l’école italienne, en ce temps si féconde. Elle prétendait, bon gré mal gré, inculquer ce goût à son frère et l’obligeait, quoi qu’il en eût, à étudier cet art, à prendre notamment des leçons de violoncelle, qui le faisaient suer sang et eau, sans obtenir de progrès bien sensibles[4]. Elle était également bonne exécutante au clavecin. Nous la verrons bientôt prendre des leçons de Rameau et s’engouer jusqu’au fanatisme de l’illustre compositeur. Enfin, de la pratique, elle passait à la théorie ; elle s’instruisait avec passion dans l’harmonie et dans le contrepoint ; et de sa maîtrise dans cette science nous la verrons donner un témoignage indiscutable.

Sa culture, au surplus, était fort étendue. Non seulement elle lisait beaucoup, mais elle lisait avec profit ; grâce à sa merveilleuse mémoire, elle possédait à fond tous les meilleurs auteurs. Elle parlait et elle écrivait couramment l’italien. Il semble même qu’elle se piquât de purisme en cette langue ainsi qu’en sa langue maternelle. D’Assay, souvent repris par elle pour quelque incorrection, tantôt s’incline devant ses remontrances, tantôt se rebiffe : « Pour les fautes d’orthographe italienne que vous me reprochez, lui écrit-il un jour, vous me permettrez de les contester. Les françaises, je m’en accuse coupable. » Il faut d’ailleurs concéder à Thérèse qu’elle écrit à merveille, d’un style facile et naturel, avec parfois des trouvailles d’expression. On en aura ultérieurement la preuve.

Ces talens et ces dons eussent été peu de chose sans ce qui seul les vivifie, les féconde et les met en œuvre, je veux dire sans l’intelligence, faute de laquelle tout reste vain et qui supplée à tout. Intelligente, Thérèse des Hayes l’était à un extrême, degré. C’est un point sur lequel s’accordent tous les témoignages, si divers et parfois même si contradictoires sur certains autres points de sa nature et de son caractère. Marmontel, qui ne l’aimait guère, rend le plus éclatant hommage à « cette heureuse facilité de mémoire et d’intelligence, cette verve d’éloquence qui tenait de l’inspiration, » enfin à « cet accord de l’esprit et du goût, » dont s’émerveillent tous ceux qui l’ont plus ou moins approchée. Personne n’avait une compréhension plus rapide, une clarté de jugement plus nette, une faculté d’analyse plus vive et précise à la fois. N’avons-nous pas, d’ailleurs, déjà rencontré chez sa mère ces rares et précieuses qualités ?

Avec l’intelligence, une de ses caractéristiques semble avoir été l’ambition. À toutes les étapes de sa vie et dans toutes les situations, elle désirera toujours s’élever, dominer, conquérir. C’est chez elle un instinct, une disposition de nature. « Vous savez, dira-t-elle, que tout ce qui s’oppose à mes volontés me tue… Je suis extrême en tout[5]. Si je faisais la guerre, je voudrais commander l’armée, ou demeurer dans ma chambre. » Et je ne voudrais pas omettre cette exclamation : « Je ne désire jamais rien faiblement, jusqu’à un verre d’orgeat ! » Mais cela tient aussi aux complexités singulières de son état social, du moins au temps de sa jeunesse. À moitié comédienne, à moitié femme du monde, ayant pied dans toutes les sociétés, toujours en marge et toujours à côté, avec cela foncièrement orgueilleuse, il est aisé d’imaginer qu’elle ait voulu sortir de cette position fausse, ambiguë et mal définie. De là ce qu’on lui reprochera d’ « habileté, » de « calcul, » de « manœuvres intéressées. » Mais, chez elle, cet effort constant ne comporte point de bassesse ; si elle louvoie parfois, elle ne se prosterne jamais.

Certains de ses contemporains l’ont accusée d’avoir plus de tête que de cœur. « Elle était d’une extrême froideur, » affirme Marmontel, qui s’y connaissait en glaçons. Pour nous, qui, mieux que les gens de son temps, par ses lettres intimes, avons pu pénétrer dans le fond caché de son âme, nous savons aujourd’hui ce que cette froideur apparente dissimulait de passion vraie et de flamme dévorante. Toute sa vie amoureuse le prouvera sans réplique et nous pouvons l’en croire quand elle écrit ces lignes éloquentes : « Je suis d’une sensibilité et d’une vivacité à me jeter par la fenêtre pour tout ce qui me contrarie. Mon imagination est toujours en mouvement. Ce sont des projets, des langueurs, des fureurs, je suis folle !… Mon père, qui est heureusement né gai et doux, me dit que je me tuerai. Il a raison… » Et elle termine par cette phrase pittoresque : « Cet animal (c’est son mari) disait l’autre jour : Votre frère est heureux ; il n’a que les ondulations de la sensibilité ; il n’en a pas les vagues. Ah ! c’est bien moi qui les ai, ces chiennes de vagues[6] ! » Mais, énergique, volontaire et maîtresse de soi, elle dérobait aux regards du public les mouvemens violens et désordonnés de son être. Son ardente sensibilité restait enfouie dans les régions profondes, semblable aux lames de fond dont je secret ravage laisse immobile et presque lisse le miroir argenté des eaux.

Sur son charme physique, le témoignage de ses contemporains s’accorde avec les deux admirables pastels où La Tour l’a représentée. L’un fait partie de la collection Lécuyer, au musée de Saint-Quentin. On avait longtemps cru y voir, d’après je ne sais quelle tradition, Mme de Mondonville, jusqu’au jour où, en changeant le cadre du portrait[7], on découvrit au dos cette mention, deux fois répétée, de la main même du peintre : « Mme de La Popelinière, de Latour. » Elle est assise devant une table, le menton dans la main, lisant un papier de musique. L’autre pastel[8], l’un des plus beaux qui soient, la montre dans un grand fauteuil, le corps légèrement penché en avant, tournant d’une main distraite les pages de quelque partition. La physionomie est rêveuse, presque mélancolique, passionnée cependant et dénotant une volonté tenace. C’est celle d’une femme qui a souffert, mais non pas d’une femme résignée.

Thérèse des Hayes était de taille moyenne, svelte, bien faite, le corps nerveux et souple comme une lame d’acier. Brune de cheveux et de sourcils, elle avait des yeux noirs, très vifs, qu’adoucissait souvent une expression de langueur voluptueuse. Les lèvres minces, un peu serrées, indiquent une nature énergique. Le visage, à vrai dire, n’est pas d’une beauté régulière, mais il respire l’intelligence, l’esprit et l’éloquence. Et en effet, c’est bien par-là qu’elle frappait et qu’elle attirait. « C’était plus qu’un visage, c’était une âme, » écrira l’un des hommes qui l’ont le mieux connue[9]. Le grand charme qu’elle exerçait se rehaussait d’une sorte d’instinct romantique, d’un goût désordonné de l’étrange et du pittoresque, assez rare de son temps, et qui séduisait d’autant plus. Un contemporain la décrit errant parmi les bois, toute seule, à l’aventure, « vêtue en Diane et les cheveux épars[10], » tableau qui, à l’imaginer, évoquerait plutôt une héroïne de l’époque de Chateaubriand qu’une contemporaine de Voltaire.

Tout donne à supposer qu’avec ces brillantes séductions et malgré les nombreux hommages, facilités par son métier d’actrice, Thérèse demeura sage jusqu’à sa vingt-deuxième année. Du moins, nul témoignage sérieux n’incrimine sa vertu[11], avant que son destin n’ait placé sur sa route celui auquel elle devait associer sa vie. Et l’événement, autant qu’il y paraît, remonte à 1734. Dans une lettre de cette année et datée du 1er décembre, où il s’adresse à l’un de ses amis, La Pouplinière parle familièrement de celle qu’il nomme « notre jeune muse. » Or, c’est l’appellation par laquelle constamment, au cours de cette liaison, est désignée Thérèse, dans la correspondance intime de Voltaire, de Thiériot, de tous les beaux esprits qui fréquentaient le salon de La Pouplinière. Où et comment s’était opérée la rencontre ? Assurément dans les coulisses, ou tout au moins dans ces régions avoisinant la scène, où fraternisent les interprètes et les amateurs de théâtre. Thérèse des Hayes était alors dans tout l’éclat de sa radieuse jeunesse, assez jolie pour se passer d’esprit et assez spirituelle pour se passer, au besoin, de beauté, « une rose fraîche, à peine épanouie, et d’un parfum déjà irritant, » comme la qualifiera plus tard un subtil connaisseur[12].

Sur les circonstances de la chute, aucun détail n’est venu jusqu’à nous. La seule chose avérée, c’est que, dès le début, la liaison s’affirma comme tout autre chose qu’une simple amourette de passage. La preuve en est qu’elle entraîna l’adieu définitif de Thérèse au théâtre et l’abandon de sa brillante carrière, avec, pour conséquence, l’habitation sous le même toit, la vie, le ménage en commun[13], une association publique et quasi conjugale, à laquelle manquait seule la sanction officielle. Dans la famille Dancourt, une telle situation ne semblait ni neuve, ni choquante. Rien ne donne à penser qu’autour de la jeune fille personne en ait pris de l’ombrage. C’est Thérèse seule, sans intervention des siens, qui conduira bientôt la savante et heureuse campagne dont le succès, trois ans plus tard, transformera le libre choix du cœur en union légitime, en lien indissoluble.

Il est temps de nous arrêter à l’homme qui jouera désormais un si grand rôle dans cette histoire et de le faire connaître avec quelques détails.

La famille Le Riche de Courgains, originaire du Limousin, s’était, dans le cours du XVIIe siècle, établie en Touraine. Pierre Le Riche, le grand-père de notre personnage, valet de chambre de la Reine, fut anobli en l’an 1638. Sa femme, Claire de Minquarque, lui avait apporté en dot une terre située près de Chinon, qui avait nom La Pouplinière, c’est-à-dire lieu planté de peupliers, et qui, à dater de ce jour, figura constamment dans les titres de la famille. Le plus jeune fils de Pierre Le Riche, Alexandre Le Riche de Courgains, venu au monde en 1656, fut le premier qui fit une grosse fortune. Successivement receveur des gabelles, puis receveur général des finances pour la généralité de Montauban, enfin, vers l’an 1715, associé dans les baux de la Ferme générale, il avait en outre, dit-on, réalisé d’importans bénéfices dans des spéculations heureuses, puis, plus tard, dans la banque de Law. Quand il mourut, le 10 avril 1735, il laissait à ses six enfans une situation prospère et qui d’ailleurs, pour quelques-uns d’entre eux, allait encore s’améliorer grandement. À ces avantages substantiels, il avait ajouté les joies de vanité, s’étant fait délivrer, en mars 1690, par de nouvelles lettres patentes, une confirmation de noblesse, le titre d’écuyer, et un règlement de d’Hozier, descriptif de ses armoiries : un coq d’argent, posé sur une chaîne d’or et l’œil fixé sur une étoile. Lorsqu’on évêque, parmi ses descendans, celui qui va nous occuper, jamais blason ne fut plus merveilleusement symbolique.

Alexandre Le Riche s’était marié deux fois. Sa première femme, Thérèse Le Breton de la Ronnelière, lui avait donné deux enfans, une fille, qui fut la marquise de Saffray, un fils, Alexandre-Jean-Joseph, qui fut le célèbre fermier général Le Riche de La Pouplinière. La date de sa naissance, ce dernier la rapporte en ces termes : en inscrivant, dans ses notes de voyages, le nom du bourg de Nerwinden, « c’est là, dit-il[14], où Luxembourg triompha, au mois de juillet 1693, et fit une action signalée, le jour même que, bien loin de là, j’en faisais une autre bien ridicule : c’est que je naquis. »

Dans la réalité, la bataille de Nerwinden est du 29 juillet, tandis que Jean-Joseph, comme en fait foi son acte de baptême, débarqua en ce monde le 26, à Chinon. Mais on peut bien se tromper de trois jours, pour le plaisir de se forger un anniversaire mémorable.

Il fit ses premières études en province, au Mans, à Caen, sur les bancs du collège ; puis ses parens l’expédièrent à Paris, afin, écrit l’un de ses frères, « d’y étudier sa vocation dans quelque état solide, » c’est-à-dire, vraisemblablement, dans la finance ou la magistrature. Mais il déçut les espoirs paternels, et il entra aux Mousquetaires[15], d’où résulta qu’on lui coupa les vivres. La « vocation, » sans doute, n’était pas bien solide ; elle ne résista pas longtemps à un traitement si rigoureux. Au bout de peu d’années, le mousquetaire se faisait financier, et s’instruisait à Montauban dans ce nouveau métier, sous la tutelle d’un commis de son père. Il regagna Paris en l’an 1720, et dès l’année suivante, le 15 janvier 1721, La Pouplinière, — c’est le titre qu’il a désormais adopté, — signe avec son père et l’un de ses frères puînés un acte d’association dans le bail renouvelé des Fermes. Au terme du contrat, il sera seul titulaire de la charge ; mais les pertes et les profits seront communs entre les trois. Voici donc, à vingt-sept ans d’âge, La Pouplinière fermier général, à Paris, et menant la grande vie traditionnelle de ses confrères.

C’est pendant cette période, — on est alors en pleine Régence, — qu’il s’introduit dans la haute société, ainsi que dans le monde artiste, et qu’il développe son penchant naturel pour les lettres, pour le théâtre, pour la musique surtout, dont il est bientôt passionné. Il n’eût pas été de son temps si, à ces goûts brillans, il n’eût joint celui des plaisirs, des fêtes galantes et des jolies femmes en renom. C’est même grâce à une aventure de ce genre[16]que, pour la première fois, il attira l’attention du public et commença d’être un homme à la mode.

Une des actrices les plus en vue à Paris était alors Marie Antier, chanteuse à l’Opéra, fort goûtée du public pour son talent et sa beauté. Mariée au sieur Duval, inspecteur des greniers à sel, la demoiselle Antier n’en était pas moins la maîtresse du prince de Carignan, — Victor-Amédée-Joseph de Savoie, — et richement entretenue par ce grand seigneur mélomane. Mais ce dernier n’était pas jeune ; il passait pour fort ennuyeux ; de plus, il était joueur et il délaissait volontiers le boudoir pour le tapis vert. La Pouplinière, grand admirateur de la belle, entreprit de la consoler et y réussit parfaitement. Certain soir de printemps, en 1727, il était dans l’appartement de Mlle Antier, lorsque le prince de Carignan, qui possédait une double clé, fit brusquement irruption et trouva la place occupée. Il y eut grand tapage. Le prince voulut bâtonner son rival ; mais La Pouplinière dégaina, fit mine de se défendre et, par sa contenance intrépide, sauva l’honneur de la finance. Il fallut le laisser sortir, et la rage de l’amant trompé se tourna contre l’infidèle, qui reçut, affirme la chronique, « une demi-douzaine de soufflets et autant de coups de pied » pour sa peine.

L’affaire n’en demeura pas là. Dès le lendemain matin, le prince de Carignan se rendait à Versailles et racontait sa triste histoire au premier ministre du Roi, le vieux cardinal Fleury, lequel, par une coïncidence piquante, bien que septuagénaire, passait alors pour faire la cour à la princesse de Carignan. Quoi qu’il en soit du bien-fondé de ces médisances, le cardinal ne voulut pas entrer dans les rancunes du prince, ni, en tout cas, comme le demandait celui-ci, chasser des Fermes le coupable. Il accueillit ses doléances avec quelque ironie et lui promit seulement, pour rassurer sa jalousie, d’éloigner son rival et de l’expédier en province. En effet, peu de temps après, La Pouplinière fut désigné pour faire une tournée en Provence, avec défense de se remontrer à Paris sans l’autorisation du Roi, sous peine d’emprisonnement. Carignan, cependant, n’avait pas l’esprit en repos, et les archives de la police contiennent trace de perquisitions opérées à plusieurs reprises, pour s’assurer que le redouté séducteur n’avait pas, en sourdine, reparu dans la capitale. La police ne découvrit rien, et le résultat de l’histoire fut de donner à l’exilé une certaine renommée et le prestige, alors puissant, d’un homme à bonnes fortunes.

L’éloignement imposé par Fleury se prolongea pendant environ quatre années, au cours desquelles La Pouplinière vécut tout d’abord à Marseille, puis un peu plus tard à Bordeaux, enfin dans quelques villes du Nord, Amiens, Soissons et Lille. Dans ces diverses résidences, il menait joyeuse vie, donnant des bals, courtisant les dames de province, et faisant « grosse figure, » comme l’écrit un contemporain. Quand, dans l’été de 1731, il vit sa pénitence levée, il ne jugea pas à propos de revenir à Paris en droite ligne. Il fit d’abord un assez long voyage en Flandre et en Hollande, un voyage qui dura trois mois et dont il a laissé, sous forme de journal, un récit vif, alerte, pittoresque, qui fait honneur à son esprit, à son goût de s’instruire et à ses instincts d’artiste. Vers la fin d’octobre seulement, il se réinstallait à Paris, dans le logement qu’il occupait avant son aventure, logement vaste et somptueux, situé rue Neuve-des-Petits-Champs et sur la paroisse Saint-Eustache, dans une maison dont l’emplacement ne peut être déterminé d’une manière plus précise.

C’est au moment de son retour que Le Riche de La Pouplinière inaugura pour de bon la « grande vie » qu’il mènera désormais jusqu’à son dernier jour. Il avait trente-huit ans. Sa fortune s’accroissait chaque jour. Il la dépensait fastueusement, pour ses plaisirs particuliers, parfois aussi pour ceux des autres, ayant gardé à cet égard les « bonnes traditions de la Régence » et aimant mieux se divertir que de « cuver son or, » comme l’en louait cyniquement Piron. C’est aussi vers cette heure qu’apparaissent dans son entourage deux hommes dont l’amitié allait lui apporter l’éclat de leur illustration : Rameau, auquel l’unira étroitement sa passion pour l’art musical ; Voltaire, qui le flattera, l’exploitera même à l’occasion et le haussera un jour, en récompense, au rang glorieux de collaborateur.

Deux autres personnages, ceux-là de second plan, surgissent en même temps dans sa vie. L’un est Nicolas-Claude Thiériot, satellite de Voltaire, son « compère, » comme disait ce dernier, quelque peu complaisant, quelque peu parasite, assez bon homme au demeurant, capable d’affection, de dévouement et de fidélité, pourvu qu’on l’entretienne et le nourrisse à ne rien faire. L’autre, plus pittoresque, est Ballot de Sovot, un petit avocat, d’extérieur assez ridicule et de manières assez vulgaires, bavard intarissable, curieux jusqu’à l’indiscrétion, louangeur hyperbolique et détracteur dangereux selon l’instant et l’occasion, galantin acharné, et lier d’afficher les faveurs de Mlle Salle, la célèbre danseuse, d’ailleurs intelligent, rusé et bon connaisseur en musique. Thiériot et Ballot de Sovot seront l’un et l’autre mêlés, mais de façon bien différente, à l’histoire de notre héroïne.

La Pouplinière, en tant qu’artiste et en tant que viveur, fréquentait fort assidûment dans le monde des théâtres. Habitué des coulisses, il connaissait familièrement tous les acteurs et actrices en renom. Ce fut ainsi, comme je l’ai dit, qu’en 1734 il rencontra Thérèse des Hayes et s’en éprit violemment, au point de la prendre chez lui et de faire d’elle, non seulement sa maîtresse, mais la compagne de son existence. Ce n’était pas un amant méprisable, et l’on a droit de voir, dans l’acceptation de Thérèse, quelque chose de plus et de mieux qu’un simple calcul d’intérêt. Si la raison l’y engagea, le cœur y eut aussi sa part.

Jean-Joseph de La, Pouplinière ne présentait nullement le type classique du gros financier de son siècle, — ou plutôt, pour dire vrai, du parvenu de tous les temps, — insolent et vulgaire, bouffi de vanité et, au physique comme au moral, tout gonflé de ses sacs d’écus. S’il méritait l’épithète de jouisseur, c’était avec des raffinemens, avec une certaine distinction, à la fois innée et acquise. Sans être précisément beau, il était bien de sa personne. Elégant, bien tourné, il avait une longue figure pâle, le nez mince, la bouche voluptueuse, de grands yeux noirs ombragés de sourcils épais, une physionomie sarcastique, qui se tempérait volontiers d’une ombre de mélancolie. Il possédait le ton et les manières du monde. Sa courtoisie savait demeurer digne et « noble, » avec une nuance d’exagération théâtrale, où certains malveillans prétendaient reconnaître, en même temps que l’usage de la bonne société, la fréquentation des coulisses. Cependant, assure Marmontel, son orgueil même, qui était grand, s’enveloppait habilement « de politesse et de modestie, » et « jusque dans les respects qu’il rendait aux grands, il ne laissait pas de garder un certain air de civilité libre et simple qui lui allait bien, parce qu’il lui était naturel. Personne, lorsqu’il voulait plaire, n’était plus aimable que lui. »

Médiocrement instruit, il suppléait à cette insuffisance par une souplesse d’esprit et une facilité qui lui donnaient l’apparence du talent dans tous les genres qu’il cultivait. « Entre nous, écrivait Voltaire, je pense qu’il ne lit guère et qu’il doit son goût à la manière dont il a plu à Dieu de le former[17]. » Voltaire avait raison ; mais les succès du fermier général dans les poésies de salon n’en sont pas moins incontestables. Nul ne tournait plus vite, plus agréablement, un quatrain, un couplet, au besoin une romance. Certaines de ses compositions légères, Charmantes prairies et Ma tendre musette, connurent une vogue réelle. Il ne se bornait pas à en écrire les paroles ; il en composait la musique et les chantait lui-même, s’accompagnant de la vielle ou de la guitare[18].

Plus tard, il prétendra plus haut, il se lancera dans le roman et publiera Daïra, « une turquerie dans le goût du XVIIIe siècle[19] » que Voltaire louera en ces termes, dans une lettre à l’auteur : « J’ai dévoré votre Daïra ; je vais la faire lire à Mlle Corneille ; je ne peux mieux commencer son éducation… Vous devez avoir reçu autant de complimens que vous avez donné de Daïra. Continuez à cultiver cette aimable partie de la littérature. Vous serez connu par de beaux ouvrages et par de belles actions. » Il est vrai que, dix jours plus tard, le même Voltaire, s’adressant à Mme de Fontaine, écrira de ce même roman : « C’est, je vous jure, un des plus absurdes ouvrages qu’on ait jamais écrits. Pour peu qu’il en fasse encore un dans ce goût, il sera de l’Académie[20] ! »

A l’heure où il entre dans cette histoire, La Pouplinière passait pour un grand conquérant, un redoutable séducteur. Et cette réputation le suivra jusqu’au seuil de la véritable vieillesse. Dans sa soixante-septième année, il tournera la tête à la fillette précoce qu’était Félicité du Crest, la future Mme de Genlis. « Il disait souvent, raconte-t-elle[21], en me regardant et en poussant un profond soupir : Quel dommage qu’elle n’ait que treize ans ! Je compris fort bien, à la fin, ce mot si souvent répété, et je fus fâchée moi-même de n’avoir pas trois ou quatre ans de plus ; car je l’admirais tant que j’aurais été charmée de l’épouser. C’est le seul vieillard qui m’ait inspiré cette idée. » Elle redira plus tard : « J’étais décidée à n’épouser qu’un homme de qualité, un homme de cour. J’aurais préféré à tout autre M. de La Pouplinière. »

il n’est donc nullement surprenant que le même personnage ait pu, trente ans plus tôt, plaire à une fille d’esprit, coquette, recherchant les hommages, éprise d’art, de littérature, et passionnée comme lui pour la musique sous toutes ses formes. Ce ne fut sans doute pas un amour frénétique, mais une affectueuse sympathie, où il entrait de la reconnaissance, un sentiment sincère, tranquille et présentant ainsi plus de chances de durée. Quant à La Pouplinière, il adorait alors fougueusement sa maîtresse, et rien, comme chacun sait, n’est plus contagieux que l’amour. Nous avons d’ailleurs là-dessus l’aveu spontané de Thérèse. Ecrivant, bien longtemps après, à son amant, le duc de Richelieu, elle rappelle l’ancien sentiment maintenant effacé de son âme : « Suis-je sûre de mériter que vous m’aimiez toujours ? Mon cœur, je le crois ; mais je le croyais aussi il y a dix ans. Il n’y a aucune comparaison, mais je suis la même femme[22]. »

Le faux ménage établit ses pénates dans cette maison de la rue des Petits-Champs dont j’ai fait mention tout à l’heure. C’est là qu’était leur demeure officielle ; mais, pour la belle saison et pour les réceptions champêtres, La Pouplinière avait acheté une petite maison de campagne, une sorte de « folie, » pour parler le langage du temps, dans le quartier des Porchérons, aujourd’hui quartier de Clichy. C’était un pavillon, situé au milieu d’un jardin d’environ trois arpens, un jardin dont le centre est présentement marqué par la place Vintimille. La Pouplinière avait là pour voisin le duc de Richelieu, dont un mur mitoyen séparait seul la propriété de la sienne. Il semble que le sort ait mis quelque malignité à rapprocher constamment ces deux hommes.

L’association amoureuse du financier et de la comédienne durait depuis un an à peine lorsque survint la mort d’Alexandre Le Riche, père de La Pouplinière. Il succomba, le 10 avril 1735, dans son hôtel de la rue de l’Université, laissant des biens considérables que se partagèrent les enfans issus de ses deux mariages. La fortune de La Pouplinière semble en avoir été sensiblement accrue. C’est six mois après l’héritage qu’il acquiert du marquis de Broglie et du sieur de Verton, maître d’hôtel de feu la Dauphine, le château de Saint-Vrain, « près Arpajon sous Montlhéry, » avec un parc d’environ 160 arpens et une terre assez importante. Il achetait en même temps tout le mobilier du château, meubles, tapisseries et tableaux. Pour ces divers achats, il versait, au total, une somme de 275 000 livres[23]. La Pouplinière acquérait du même coup le marquisat de Saint-Vrain, dont il joindra désormais le titre à son nom. C’est à Saint-Vrain que, pendant douze années, Thérèse et lui passèrent les mois d’été et parfois aussi ceux d’automne, en compagnie de quelques familiers, dans une intimité restreinte, qui prochainement deviendra familiale[24], et dans un repos relatif, dont Thérèse appréciait le charme.

Cette belle simplicité ne s’étendait nullement à leur existence citadine. A Paris, on menait grand train. Les réceptions fastueuses, les soupers, les concerts se succédaient sans trêve. De plus en plus, dans cette maison, l’art musical régnait et reléguait au second plan le reste. Rameau, de longue date l’ami et le commensal du fermier général, s’adonnait à parfaire l’éducation musicale de Thérèse, s’émerveillait de ses dispositions, de ses progrès rapides. Il lui donnait des leçons de clavecin et lui enseignait l’harmonie. L’élève, de son côté, s’attachait à son maître avec une sorte de passion et le prônait avec ardeur, à l’exclusion de ses rivaux. Elle épousait toutes ses querelles, violentes et nombreuses, car le compositeur avait l’humeur étrangement difficile. « M. de La Pouplinière, dira Jean-Jacques Rousseau, était le mécène de Rameau, Mme de La Pouplinière était sa très humble écolière. Rameau faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps dans cette maison[25]. »

Au reste, les largesses à l’égard des artistes, des musiciens, des gens de lettres, devenaient peu à peu, chez ce couple opulent, une habitude et une règle établie. Quand il ne s’agit pas de subsides financiers, ce sont des politesses, des recommandations, des bienfaits de tous genres. On peut juger de cette réputation d’après les noms et sobriquets que leurs amis, Voltaire en tête, décernent à La Pouplinière, Mecœmas, Pollion, Platiis-Pollion, le Pêriclès de la finance, etc., etc. Pendant un séjour à Circy, Voltaire mande à Thiériot : « Continuez à faire ma cour aux gens de bien qui peuvent se souvenir de moi. Je voudrais bien que Pollion de La Pouplinière pensât de moi plutôt comme les étrangers que comme les Français[26]. » Quant à Thérèse, Voltaire l’appelle tantôt la Muse Deshayes, et tantôt Polymnec. Il semble faire autant de cas de sa compréhension, de sa souplesse d’esprit que de son talent musical. En lui conseillant la lecture d’un travail qu’il fait sur Newton : « Je prétends, écrit-il, que Polymnie entendra toute cette philosophie, comme elle exécute une sonate. »

Nous avons, au surplus, un précieux témoignage des sérieuses études de Thérèse et de ses connaissances techniques dans la science difficile de l’harmonie, de la composition. Au commencement de 1737, elle publiait dans Le pour et le contre, — une espèce de gazette dirigée par l’abbé Prévost, — un article des plus savans sur le traité musical de Rameau intitulé La génération harmonique[27]. Elle en donnait une analyse, démontrait l’importance de la « basse fondamentale » et rattachait le système de Rameau à des idées philosophiques. Dans une époque où, chez les femmes, l’érudition était particulièrement à la mode, où Mme du Châtelet, la maîtresse de Voltaire, s’illustrait par de gros traités sur la géométrie et sur l’astronomie, ce morceau de littérature sur un sujet aussi austère, très étudié et bien écrit, dû à la plume d’une jeune et jolie femme, la veille encore actrice en vogue, occupa l’opinion et valut à son auteur la considération et l’admiration du public. « Je lus, — mandait, à quelques mois de là, Voltaire à son ami Thiériot, — le petit extrait que Mlle des Hayes avait fait de l’ouvrage de l’Euclide-Orphée, et je dis à Mme du Châtelet : Je suis sûr qu’avant qu’il soit peu, Pollion épousera cette muse-là. Il y avait dans ces trois ou quatre pages une sorte de mérite peu commun, et cela, joint à tant de talens et de grâces, fait en tout une personne si respectable qu’il était impossible de ne pas mettre tout son bonheur et toute sa gloire à l’épouser. Que leur bonheur soit public, mon cher ami, et que mes complimens soient bien secrets, je vous en conjure. »

Ces lignes sont datées du 3 novembre 1737. Voltaire n’avait pas grand mérite à formuler sa prophétie, car le mariage était chose faite depuis environ deux semaines. Comment, à la suite de quelles circonstances, c’est ce que nous apprennent les mémorialistes du temps, et, tout le premier, Marmontel, familier du logis.

Il semble peu douteux qu’en prenant Mlle des Hayes pour maîtresse, La Pouplinière n’ait conçu tout d’abord aucune pensée matrimoniale. Le mariage, tout d’abord, en tant qu’institution, ne lui agréait guère. De plus, personnellement, il ne se sentait point de goût pour l’état conjugal. Dans l’espèce de journal qu’il intitule son Voyage en Hollande, on lit des passages dans ce goût. A propos du mariage, considéré comme le remède aux appétits charnels : « Ce remède, écrit-il, n’est qu’une misère de plus, puisqu’il impose un joug sous lequel un esprit libre ne peut fléchir, puisqu’il tend à fixer l’inconstance naturelle des goûts, que jamais rien n’arrêtera. » S’il faut cependant en passer par cette nécessité sociale, il parait incliner franchement vers la polygamie : « Orientaux, mes amis, ne serez-vous jamais nos modèles ? »

Toutefois, avec le temps, l’accoutumance, le charme de Thérèse, la sincère affection qu’il ressentait pour elle, purent modifier insensiblement ses idées et l’amener peu à peu à envisager l’hypothèse d’une union régulière. L’attitude de Thérèse était bien faite pour l’y encourager. « Elle observait avec lui tous les dehors d’une austère pudeur, écrit un homme qui lui est assez peu favorable ; et ses faveurs étaient toujours accompagnées de larmes, qui leur donnaient encore plus de prix aux yeux de son amant. Son amour s’en allumait davantage. Enfin il fut question de cesser un commerce dont la vertu avait à rougir, ou de le rendre légitime[28]. » D’après Jean-Jacques Rousseau, l’abbé Hubert, « sincère ami de M. de La Pouplinière, » aurait fait les plus grands efforts pour l’empêcher d’épouser sa maîtresse, d’où il appert qu’il y songeait. D’autre part, Luynes, dans ses Mémoires, écrira sans ambages : « M. de la Pouplinière s’était marié par amour. » Dans tous les cas, si La Pouplinière hésitait, Thérèse était bien résolue, et sa mère encore davantage[29]. Celle-ci, Mimi Dancourt, loin de rompre avec sa fille pour s’être laissé engager dans un chemin irrégulier, parait l’avoir toujours soutenue et dirigée de ses conseils, et être même demeurée en bons termes avec celui dont, tôt ou tard, elle prétendait faire son gendre[30].

L’important, pour atteindre au but, était de découvrir un bon intermédiaire, qui acceptât d’attacher le grelot, de lancer l’entreprise et de la mener à bonne fin. Ce rouage indispensable, l’heureuse chance des deux femmes le leur fournit à point nommé, et le meilleur qu’elles pussent rêver, car ce n’était rien de moins que Mme de Tencin, un vrai « Machiavel en jupons » et le « génie même de l’intrigue. » Ces qualificatifs sont de la plume du duc de Richelieu, qui se proclamait son élève et qui faisait d’ailleurs honneur à ses leçons.

Je n’ai pas à refaire ici, après les études copieuses, attachantes et documentées que lui ont consacrées Pierre-Maurice Masson et mon ami Charles de Coynart[31], l’histoire de cette jeunesse singulière, si étrangement passée du couvent à la galanterie et de la galanterie à la haute politique, d’une intelligence supérieure, peu scrupuleuse sans doute sur les moyens, mais cependant si souvent calomniée, influente de toutes les façons, par son esprit, par sa famille, par ses amis, par le charme qu’elle exerçait, par la frayeur qu’elle inspirait, touchant par quelque endroit à tout ce qui comptait en France, à la Cour, à l’Eglise, au grand monde, aux bureaux d’esprit, pour tout dire une manière d’entremetteuse géniale, dont la haine était un danger et la sympathie un bienfait.

Au temps où elle vient jouer un rôle dans ce récit, Alexandrine de Tencin avait cinquante-cinq ans. De son ancienne beauté, elle ne gardait qu’une physionomie expressive, des yeux où rayonnait sa vive intelligence, et sa « voix de sirène »[32], qui ajoutait encore au miel de sa parole. Avec ces dons et avec l’appui de son frère, la seule réelle affection de sa vie, Pierre de Tencin, alors archevêque d’Embrun et bientôt cardinal, elle demeurait merveilleusement puissante. Le vieux cardinal de Fleury, premier ministre de Louis XV, admirait fort, dit un contemporain, « son bon sens et sa clairvoyance implacable, » et il la consultait fréquemment, en cachette, sur les affaires publiques. D’ailleurs, désintéressée pour elle-même, cette « grande artiste en trames secrètes » n’intriguait guère que pour le compte d’autrui, sans profit personnel, par goût du jeu et pour l’amour de l’art. Ainsi fit-elle, lorsqu’il s’agit de servir la fortune de Mlle des Hayes.

Elle la connaissait de longue date, l’ayant vue tout enfant chez sa tante de Fontaine, au château de Passy, dont elle était voisine ; car elle possédait une bicoque dans ce joli village, alors réputé pour ses eaux. Des liens assez étroits s’étaient ainsi formés entre les Tencin, frère et sœur, et les Boutinon, mère et fille. Charles-Louis Boutinon, le chevalier d’Assay, frère aîné de Thérèse, deviendra prochainement secrétaire de Pierre de Tencin, devenu cardinal, et, pendant deux années, le suivra dans ses déplacemens. Les lettres du jeune secrétaire, adressées à sa sœur dénotent l’intimité qui unissait son illustre patron avec « Mimi Dancourt » et avec les La Pouplinière, devenus ménage régulier. Il n’est nullement surprenant que Thérèse et sa mère aient fait à leur vieille et adroite amie la confidence de leurs désirs et l’aient priée de les aider dans leurs projets matrimoniaux.

Elles ne pouvaient mieux tomber. Marier les gens était une des marottes de Mme de Tencin, qui n’avait point tâté du mariage pour son compte. Dans le cours de sa longue et laborieuse carrière, entre deux négociations politiques ou diplomatiques, on la voit sans cesse occupée à quelque entreprise de ce genre[33]. Ce fut donc avec empressement qu’elle consentit à s’employer pour forcer les hésitations du fermier général. « Il vous épousera et j’en fais mon affaire, aurait-elle répondu à l’intéressante suppliante. Cachez-lui que vous m’avez vue et dissimulez avec lui[34]. » Ceci dit, Mme de Tencin se mit résolument à l’œuvre.

On approchait alors d’une heure toujours critique pour les participans de la Ferme générale, l’époque du renouvellement de leur bail. C’est en octobre 1737 que le nouveau contrat devait être signé. Tous les intéressés étaient plus ou moins sur le gril, et La Pouplinière comme les autres. Quelques semaines avant cette échéance, un entretien eut lieu entre le cardinal de Fleury et Mme de Tencin. Celle-ci lui parla de sa protégée comme d’une jeune innocente, séduite, sur promesse de mariage, par un riche libertin, par un don Juan de la finance. Elle peignit habilement la bonne foi, la « crédulité » de l’une, la rouerie dépravée et « la lubricité » de l’autre. Le cardinal parut sincèrement indigné. « Il se piquait, dit Marmontel, de maintenir les bonnes mœurs, » et « ce n’était pas encore parmi les financiers un luxe autorisé que celui des maîtresses publiquement entretenues[35]. » Dans les Nouveaux Mémoires du duc de Richelieu, on lit aussi, à ce propos, cette phrase caractéristique de l’époque : « Le cardinal de Fleury n’ignorait pas que les fermiers généraux ne pouvaient s’enrichir qu’aux dépens de l’Etat ; il voulait du moins que ce fût dans les règles, avec décence, avec convenance. »

Lorsque, peu après cette conversation, La Pouplinière vint sans défiance solliciter du cardinal ministre ses bontés pour le nouveau bail, Fleury, à brûle-pourpoint, l’interrogea sur le compte de Thérèse des Hayes[36]. « Qui est-ce donc ? lui demanda-t-il. — C’est, répondit La Pouplinière, une jeune personne dont j’ai pris soin. » Sur de nouvelles questions, il ajouta qu’elle était fille d’un « comédien auteur, mort chrétiennement » depuis plusieurs années, et fit l’éloge de son esprit, de ses talens, de son éducation. « Et pourquoi donc ne l’épouse-riez-vous pas ? » reprit le cardinal qui, sans pitié pour l’embarras où il voyait son interlocuteur, poussa vivement sa pointe. Il était, lui affirma-t-il, très aise « de tout le bien » qu’il lui entendait dire d’une jeune personne qu’on lui avait déjà « chaudement recommandée. » Tout le monde, au surplus, parlait d’elle de même sorte. Elle n’avait, à coup sûr, cédé que par faiblesse et après promesse de mariage. Pourquoi donc « prolonger au-delà des convenances une situation fausse ? »

La Pouplinière, de plus en plus troublé, essaya de nier l’engagement ; mais Fleury le prit de plus haut : « Vous l’avez abusée, et sans vous elle aurait encore son innocence. Il faut réparer ce tort-là. C’est le conseil que je vous donne, et ne tardez pas à le suivre, sans quoi je ne puis rien pour vous. » Le cardinal, dans sa chaleur, alla-t-il jusqu’à déclarer que « l’intention du Roi » était que la place dans les fermes fût attribuée à « l’honnête homme » qui épouserait la jeune fille compromise ? Marmontel le rapporte ; mais un tel argument n’était pas nécessaire pour achever de gagner la cause. La Pouplinière, en prenant congé du ministre, lui affirma qu’il ne tarderait guère à être entièrement rassuré sur le sort de sa protégée. De fait, sa résolution était prise ; il s’exécuta de bonne grâce.

Le lendemain 5 octobre, dans le cours de la matinée, il entrait chez Thérèse : « Levez-vous, disait-il, et venez avec votre mère où je vais vous conduire. » Elle obéit, monta dans le carrosse. « Où allons-nous ? » demanda-t-elle en chemin. — « Nous marier, » lui répondit-il. Sur quoi, larmes, évanouissement, puis effusions de joie et de reconnaissance[37]. Mimi Dancourt renchérit sur sa fille d’attendrissement et de gentillesse. On arriva bientôt chez le notaire Fortier, qui n’habitait pas loin du fermier général, au coin de la rue des Petits-Champs et de la rue de Richelieu. Le notaire, peu d’instans après, donnait lecture de l’acte préparé, acte très simple et tenant en fort peu de lignes[38]. Entre les deux époux, point de communauté ; mais, « pour l’amitié que les dits sieur et demoiselle ont dit se porter, et voulant s’en donner des marques, » ils se faisaient donation réciproque, en toute propriété, de tous acquêts, mobiliers et immobiliers, appartenant lors du décès « au premier mourant d’eux, pourvu qu’il n’y ait aucun enfant vivant du dit mariage. » Cette clause entraînera, par la suite, certaines contestations. Sur la célébration du mariage religieux, il n’est point de donnée précise. On incline à penser qu’il eut lieu vers la fin d’octobre, en l’église Saint-Eustache, paroisse des deux conjoints. La mariée avait vingt-quatre ans, le marié quarante-quatre.

La nouvelle, semble-t-il, ne fut pas mal accueillie du public. Outre qu’elle était escomptée, que bien des gens s’attendaient au mariage, on pouvait alléguer, qu’à proprement parler, malgré la différence de position sociale, il n’y avait pas mésalliance.

Au point de vue de la naissance, Thérèse ne le cédait en rien à son mari ; les Dancourt et les Boutinon, comme on l’a fait justement observer[39], valaient bien les Le Riche. De plus, le fermier général entrait, par cette union, dans une sorte d’intimité avec Samuel Bernard[40], le roi de la finance du temps. Quelques esprits grincheux plaignaient pourtant La Pouplinière de confier son honneur aux mains d’une « princesse de coulisses » et, en hochant la tête, lui prédisaient les pires calamités.

Ces jugemens malveillans restent exceptionnels. La plupart des amis, des commensaux du fermier général approuvent sa détermination. Les félicitations pleuvent de tous les côtés, émanant même parfois des plus hauts personnages. Le prince royal de Prusse, le correspondant de Voltaire, celui qui par la suite s’appellera le Grand Frédéric, adressait à la jeune épouse un compliment rimé et celle-ci répondait de même. Par malheur, ces « versiculets » ne sont pas venus jusqu’à nous. Nous ne les connaissons que par une lettre de Voltaire, lequel s’excuse ainsi de n’avoir pas joint son hommage à ceux des « savans et des princes » empressés à couvrir de fleurs celle qui sera dorénavant Mme de La Pouplinière[41].


Mais quoi, si ma muse échauffée
Eût loué cet objet charmant,
Qui réunit si noblement
Les talens d’Euclide et d’Orphée,
Ce serait un faible ornement
Au piédestal de son trophée.
La louer est un vain emploi,
Elle régnera bien sans moi
Dans ce monde et dans la mémoire ;
Et l’heureux maître de son cœur, »
Celui qui fait seul son bonheur,
Pouvait seul augmenter sa gloire.


SEGUR.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1917.
  2. Cette peinture est en la possession de Mme la vicomtesse du Plessis, née de Villeneuve-Guibert.
  3. Archives du comte de Villeneuve-Guibert, passim.
  4. Archives du comte de Villeneuve-Guibert, passim.
  5. Lettre au maréchal de Richelieu. Collection de l’auteur.
  6. Lettre au maréchal de Richelieu.
  7. En 1897.
  8. Collection du comte de La Blotterie.
  9. Nouveaux Mémoires du maréchal de Richelieu, tome III.
  10. Mémoires de Maurepas, tome IV.
  11. On ne saurait considérer comme tel le passage de la correspondance de Grimm où il parle vaguement de « deux seigneurs de la cour, des mieux faits » avec lesquels Thérèse des Hayes aurait eu « des engagemens, » et qui se seraient effacés, à sa prière, pour laisser la place au rice financier. Grimm écrit plus de trente ans après l’histoire, et d’après des on-dit qu’il ne prend pas la peine de vérifier. Son insinuation est donc sans valeur.
  12. Nouveaux Mémoires du maréchal de Richelieu, tome III.
  13. Le fait résulte, non seulement du témoignage des biographes et mémorialistes, mais des termes mêmes du contrat de mariage, passé le 5 octobre 1737.
  14. La Pouplinière, par Cucuel, passim.
  15. Vers 1715, il servait dans les mousquetaires gris. La Pouplinière, par Cucuel.
  16. Notes manuscrites laissées par le baron Jérôme Pichon. — Vie privée de Louis XV, par Mouffle d’Angerville. — La Pouplinière, par Cucuel. Etc., etc.
  17. Lettre à Thiériot, du 29 novembre 1738.
  18. Souvenirs d’un octogénaire, cités par Cucuel, loc. cit.
  19. Articles de M. André Hallays sur M. de La Pouplinière, dans le Journal des Débats.
  20. Lettres des 15 et 27 février 1731.
  21. Mémoires, tome I.
  22. Lettres communiquées par M. Vaucaire, possesseur des lettres provenant de la collection du baron Jérôme Pichon.
  23. Cucuel, loc. cit.
  24. Lettres du chevalier d’Assay à Mme de La Pouplinière, passim.
  25. Confessions, 2e partie, année 1744.
  26. Lettre du 15 juillet 1735.
  27. Le pour et le contre, tome XIII, p. 34 et suiv.
  28. Correspondance de Grimm.
  29. Confessions.
  30. Lettres du chevalier d’Assay à Mme de La Pouplinière, passim. Nouveaux Mémoires du duc de Richelieu.
  31. Une Vie de femme au XVIIIe siècle : Madame de Tencin, dans la Revue des 1er février et 1er juillet 1908 ; et Les Guérin de Tencin, par Ch. de Coynart.
  32. Nouveaux Mémoires du duc de Richelieu.
  33. Souvenirs de la marquise de La Ferté-Imbault.
  34. Mémoires de Marmontel, tome I.
  35. Mémoires de Marmontel, tome I.
  36. Idem et Nouveaux Mémoires du duc de Richelieu.
  37. C’est la version du manuscrit possédé et analysé par feu le baron Pichon. Collection de l’auteur.
  38. Cucuel, loc. cit. La minute du contrat existe encore chez le successeur du notaire Fortier.
  39. Cucuel, passim.
  40. Le « chevalier Bernard » mourut dix-huit mois plus tard, en janvier 1739.
  41. Lettre à Thiériot, du 6 décembre 1737.