La Jeunesse de Louis-Philippe d'après des documents nouveaux

La Jeunesse de Louis-Philippe d'après des documents nouveaux
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 721-758).
LA JEUNESSE
DE
LOUIS-PHILIPPE[1]
D’APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX

Louis-Philippe, Duc d’Orléans, premier prince du sang de France, général des armées de la République, exilé depuis la seconde année de la Convention, est, en 1808, à Malte, et les drapeaux de France flottent maintenant sur les villes d’Allemagne et d’Italie.

Ses frères bien-aimés, le Duc de Montpensier, le Comte de Beaujolais, à la fleur de leur âge, ont passé deux ans dans les prisons de Marseille, n’apercevant, du fond d’une petite cour, qu’un lambeau polygonal du ciel bleu de la Provence. Ce long supplice a détruit leur santé ; la liberté, trop tard recouvrée, les a trouvés languissans ; Montpensier, le premier, est mort, en 1807, à Salthil, près de Windsor, âgé de trente ans. Ses portraits montrent une figure charmante. Les récits de guerre contenus dans ses lettres sont d’un style vif et brillant. Il avait été le compagnon de campagnes de Louis-Philippe, — aide de camp, âgé de seize ans, d’un lieutenant général de dix-neuf ans, — et plus tard son compagnon de voyages. Un cruel regret avait attristé la fin de cette vie si courte.

À Twickenham, Montpensier s’était pris, pour une voisine de leur demeure, d’une vive passion. Lady Charlotte Randon était issue d’une maison noble et ancienne, mais non royale. Et le frère aîné, fils de Philippe-Egalité, s’était opposé à cette alliance inégale. Dans l’esprit de ces jeunes princes, l’éducation de Mme de Genlis, les leçons tirées de Rousseau n’avaient pas laissé de profondes traces. Montpensier était inconsolable ! on s’adressa au chef de la Maison de France, le Roi, depuis la mort du fils de Louis XVI ; car entre Louis XVIII et ses cousins une réconciliation venait de s’accomplir, grâce aux conseils du général Dumouriez et aux bons offices d’un fidèle ami de la famille royale, le comte d’Avaray. L’avis du Roi fut conforme à celui du frère aîné, devant lequel s’était incliné déjà Montpensier, étouffant ses larmes.

Il repose à Westminster, sous un monument et une épitaphe latine. Sa sépulture y fut transférée, en 1829, par les soins du Duc d’Orléans.

Le Comte de Beaujolais ne survécut pas longtemps. Les médecins conseillèrent d’éviter les brumes d’un hiver en Angleterre. Louis-Philippe le conduisit à Malte, et Beaujolais y mourut au printemps de 1808. Ses funérailles eurent lieu en l’église de Saint-Jean, suivies par les principaux officiers de la flotte et de la garnison anglaises, et par son frère désolé.


I. — DE L’ANCIEN RÉGIME À LA TERREUR

Le prince dont j’essaie non d’écrire l’histoire, mais de dessiner la figure, montra une tendre et constante affection à ses enfans, ses frères et sa sœur ; à sa mère, et à son père même, dont il condamna sévèrement la conduite, sans pouvoir cesser de le plaindre et de l’aimer. Aucun mariage ne fut jamais plus heureux ni plus fidèle que celui qui devait plus tard l’unir à la fille du Roi de Naples.

Et, en ce moment, dans ses promenades solitaires, les souvenirs de sa vie reviennent en foule devant son esprit.

Que va faire le Duc d’Orléans ? À Malte, où les Chevaliers Hospitaliers, il y a dix ans, régnaient encore ; dans la Valette, entourée des remparts bâtis par Charles-Quint ; devant les tombeaux des baillis et des commandeurs, les pompes et les gloires d’autrefois ont-elles ému l’imagination d’un prince exilé, et dissipé les illusions de sa jeunesse ?

Ne cherchons pas un portrait de ce prince parmi les héros de la poésie romantique. Il ne ressemble en aucune manière à Oswald rêvant avec Corinne sur les ruines de Rome. Jamais âme ne fut moins docile à des impressions, moins emportée par l’imagination. Le tumulte de l’extérieur n’obscurcit jamais sa raison. Son solide et froid bon sens se maintiendra toujours en pleine santé, en pleine maîtrise de soi-même à travers les aventures les plus extraordinaires qu’une existence humaine ait traversées. Ce bon sens est la qualité remarquable de son esprit. Mme de Genlis, qui lui apprenait l’Histoire ancienne quand il avait neuf ans, avait dit de lui : « Son bon naturel, dès l’abord, me frappa. Il aimait la raison, comme tous les autres enfans aiment les contes frivoles ; dès qu’on la lui présentait à propos et avec clarté, il l’écoutait avec intérêt. »

Il a maintenant trente-cinq ans à peine, et il a.vu la cour de Versailles, la Terreur, les guerres, l’essor prodigieux de l’Empire de Napoléon. Il est né au Palais-Royal, et, quand il était enfant, son père lui apprenait à chanter : « Ça ira ! » Il est premier prince du sang de France, et général de division de la République, petit-fils de Henri IV, neveu de Louis XIV, et fils de conventionnel. La Convention a fait périr son roi, et peu de mois après le conventionnel, son père, a subi le même sort.

Versailles maintenant, et la Convention, sont des rêves évanouis. La France est aux pieds de l’Empereur. Ses armées victorieuses de l’Europe entière ont bousculé toutes les anciennes monarchies. De quel côté le Duc d’Orléans dirigera-t-il ses pas ? Où cherchera-t-il pour sa vie errante un établissement définitif ? Comment, après le trouble des débuts, se formeront, s’installeront dans son esprit d’invariables opinions, une doctrine définitive qui, par la suite, est apparue dans toutes ses actions, et les a dirigées et, on peut le dire, commandées ?

Nous devons supposer que, vers la douloureuse année de la mort de ses frères et dans les premiers momens de repos qui succédèrent a une existence fort agitée, à Twickenham, à Malte, à Palerme, il se mit à repasser dans sa mémoire les événemens de sa vie. Il a pensé et écrit beaucoup : non pas au jour le jour, mais après le temps de la réflexion, avec le recul de quelques années. Le style, un peu prolixe, sans viser à l’éclat, est d’une sincérité, d’une précision, d’une clarté de procès-verbal. « J’étais là, » écrit souvent l’auteur. Et à quelles scènes n’a-t-il pas assisté !


Il est né au Palais-Royal, en 1773. Son grand-père, le Duc d’Orléans, vivait encore ; son père est le Duc de Chartres, et lui-même, en naissant, reçoit le titre de Duc de Valois. De Versailles, de Louis XVI, il gardera les souvenirs d’enfant que les hommes de mon âge ont pu garder du second Empire. Nous avons couru dans les Tuileries, pour voir passer les Cent Gardes et les grandes voitures aux livrées vertes ; en rhétorique, on nous a menés au Corps législatif, pour entendre Jules Favre. Et nous demeurons encore sous l’impression de critiques et d’attaques très vives, qui abondaient parmi les conversations de nos parens, de leurs amis, de nos professeurs, ou de nos aînés déjà admis aux grandes écoles. Sous Louis XVI, le jeune Duc de Valois avait vu non seulement Paris, mais la Cour, étant élevé dans le plus proche voisinage, sinon dans le respect du Trône. Le Palais Royal par tradition ne ménageait pas Versailles ; il était le lieu de réunion d’une autre Cour indépendante et opposante.

Louis-Philippe n’a connu que par les récits de ses parens son arrière-grand-père, le fils du Régent ; savant et saint homme, occupé d’une collection de médailles et d’un cabinet d’histoire naturelle, et qui, depuis la mort prématurée de sa femme, passait ses jours à l’abbaye de Sainte-Geneviève.

Le grand-père, de mœurs beaucoup moins sévères, avait été un homme aimable et gai, très généreux, très bienfaisant.

Lors de l’installation du Parlement Maupeou, il avait pris parti pour les magistrats dépossédés et défendu contre Louis XV des principes violés depuis par d’autres que Louis XV. Il dut justifier sa conduite auprès du Roi et le Mémoire commençait en ces termes : « Je suis, par conviction et par ce que m’impose ma naissance, le plus zélé défenseur de l’autorité royale… Mais parce que les parlementaires étaient coupables, fallait-il les détruire, attaquer la loi de l’inamovibilité des offices pour rappeler les magistrats à leur devoir ? »

Le grand-père de Louis-Philippe aimait la banlieue de Paris, où nous découvrons encore tant de jolis coins entre les tramways et les usines. Il avait acheté un beau domaine nu Raincy, et s’était fait construire à Bagnolet une maison fort agréable. Son fils habitait Saint-Leu. Ce goût de Paris et de ses proches environs a persévéré dans la famille. Le Prince de Joinville a commencé ses délicieux Mémoires par ces mots : « Je suis né à Neuilly (banlieue). »

Aux beaux jours, M. le Duc d’Orléans commandait ses voitures de voyage : ses écuries étaient installées rue Vivienne, en face de la Bourse, en ce temps-là attenante aux terrains de la bibliothèque du Roi, — et il se transportait à Villers-Cotterets. Là, le théâtre de société était une grande affaire ; Mme de Montesson, secrètement épousée, se piquait d’être auteur. L’acteur Grandval venait mettre en scène les œuvres de la dame du lieu ; ou bien Collé et Sedaine, eux-mêmes, importans et gourmés, venaient faire répéter leurs propres œuvres : Le Déserteur, Vertumne et Pomone. Carmontelle dessinait des costumes ou des portraits. Le prince lui-même consentait volontiers à prendre un rôle. Mais un seul convenait vraiment à ses facultés, nous dit Mme de Genlis ; il n’avait qu’une note : il jouait rondement les paysans.

Il mourut à soixante ans, à Sainte-Assise, en l’an 1785. Son fils, Louis-Philippe-Joseph, Duc de Chartres jusqu’alors, depuis Duc d’Orléans, et enfin Egalité, âgé de trente-huit ans alors, avait fort grand air, mais le teint gâté par une vie licencieuse, toujours au dire de Mme de Genlis. Il y a à Chantilly un beau portrait de lui, par Mme Lebrun, en tenue de colonel général des hussards, en bottes de maroquin rouge, la figure pleine, le teint enluminé.

Louis-Philippe-Joseph, quelques années plus tôt, avait refusé de siéger au Parlement Maupeou, suivant en cela les avis de son père qu’il outrepassa bientôt. Après le combat d’Ouessant et le refus du titre d’amiral qu’il croyait dû à ses mérites, il avait attribué cette disgrâce à la mauvaise volonté de la Reine, et, se faisant recevoir franc-maçon, s’était mis à la tête de mécontens.

À l’assemblée des Notables, Louis-Philippe-Joseph n’avait pas manqué de protester contre les édits bursaux, au Parlement, de s’élever contre l’exil des conseillers Sabatier et Freteau. Il fut exilé lui-même : exilé en son château de Villers-Cotterets. Doux exil ! Paris n’était pas si loin qu’une chaise bien attelée ne pût en quelques heures amener deux ou trois philosophes, et Mme de Genlis.

De ce château partent de grandes allées vertes, entre de hautes futaies de hêtres ; plus loin, on découvre les débuchés de Pierrefonds, puis les monts de Compiègne et les détours de la belle rivière d’Oise entre cette ville et Ourscamp, pays merveilleux, au cœur de la vieille France, peuplé de grands animaux et presque toujours résonnant de la voix des chiens de meute et des trompes.

La chasse a ses modes et ses usages et la mode anglaise avait séduit Louis-Philippe-Joseph.

Comparez d’après les peintures d’Oudry, à Fontainebleau, les chasses de Louis XV, au tableau de Carie Vernet que possède le Palais-Bourbon : Chartres, Valois et son tout jeune fils attendent l’attaque, près d’une enceinte ; les selles, les brides, la tenue des veneurs et leur habit rouge sont ce que l’on a maintenant l’habitude de voir. Le grand cheval gris et l’alezan sont de ceux qu’on aimerait monter aujourd’hui : le tout bien différent du luxe des anciens équipages. Chassera courre, sans perruque, sans bottes à chaudron, marquait, un dédain des vieux usages.

Pendant le triste séjour de Malte où son dernier frère vient de mourir, les souvenirs de Louis-Philippe exilé et proscrit le reportaient sans doute beaucoup moins vers Villers-Cotterels, le Raincy, le Palais-Royal, splendides demeures de sa famille, que vers Bellechasse. Bellechasse : ce nom revient sans cesse dans les lettres des jeunes princes, colonels, capitaines de quinze ou seize ans, à peine échappés du nid. C’était leur domaine propre, disposé par leur père pour leur éducation, un petit paradis créé pour eux et où ils étaient chez eux. Il est de vieux parcs ou même de modestes petits jardins, embellis, agrandis par notre imagination d’enfans, où la vue d’une rose de Noël, d’un tournesol, ou bien le sifflet d’un merle ont été pour nous des sensations nouvelles ; là, des joies ont été goûtées entre nous et nos frères, en une foule de petites occasions sans le moindre intérêt pour le reste des hommes. Elles se représentent à nous, alors que beaucoup d’événemens plus graves sont effacés, et nous jettent dans une émotion que nous ne saurions assez exprimer, tant notre sentiment est profond, et tant la cause qui le réveille est futile !

La rue de Bellechasse n’était percée alors que jusqu’à la rue Saint-Dominique. Le plan de Turgot, qui nous promène dans le Paris de Louis XV, montre au bout de cette rue, et fermant le passage, le couvent des religieuses de Bellechasse, dont les jardins s’étendaient, le long de la rue Saint-Dominique, jusqu’à l’hôtel de Broglie, au coin de la rue de Bourgogne ; cet hôtel existe encore. Dans leur largeur, ces jardins couvraient les terrains que la rue Las-Cases occupe aujourd’hui et n’étaient bornés que par ceux de l’hôtel de Villars, mairie actuelle du 7e arrondissement et ceux du couvent de Pentemont.

Dans ce vaste domaine, Louis-Philippe-Joseph avait installé ses enfans ; et près de l’ancien couvent abandonné par les religieuses, on peut dire qu’il avait établi une nursery. Car ayant remarqué trop de pédantisme chez M. de Schomberg, trop « d’imagination et d’emphase » chez M. de Durfort, il avait jugé bon de donner à ses fils une gouvernante au lieu d’un gouverneur. « Qu’il fasse, avait dit le roi Louis XVI, comme il lui plaira : j’ai des frères ! »

La gouvernante avait très vite acquis une considérable influence. Les enfans l’appelaient « mon amie, » et rien ne se décidait sans elle. Stéphanie-Félicité Ducrest de Villeneuve avait épousé un officier de marine, Bruslart de Genlis, celui-ci l’ayant rencontrée avec sa mère dans une somptueuse maison de Passy, où le financier La Popelinière donnait des fêtes, et où la jeune Félicité jouait de la harpe et récitait des vers.

Bruslart, comte de Genlis, plus tard marquis de Sillery, descendait d’un magistrat honoré de la faveur de Henri IV. Par son mariage, Mme de Genlis était devenue la nièce de Mme de Montesson, — qu’elle juge durement, mais qu’à tout propos elle appelle « Ma Tante ; » nièce aussi de Mme de Puisieux, — Bruslart de Puisieux, « ma seconde mère, » dit-elle, avec plus d’attachement encore qu’elle n’en montre à la première. M. de Puisieux, dévoué à M. le Dut de Penthièvre, avait fort contribué à obtenir le consentement de celui-ci au mariage de sa fille avec le Duc de Chartres.

Mme de Genlis avait ainsi, dans la maison d’Orléans, de puissans appuis. Belle d’ailleurs, spirituelle, ayant des connaissances étendues et se prêtant aux idées nouvelles. Elle se défend de les avoir poussées à l’excès et prétend s’être toujours appliquée à modérer M. le Duc d’Orléans, à demeurer royaliste, à ne pas s’avancer plus loin que ne faisait le Roi lui-même. Ses Mémoires donnent l’idée d’une femme très occupée du monde, de ses anciens usages, et non exempte de ses préjugés. Parmi les nombreuses déclarations d’amour dont elle aime célébrer le souvenir, celle d’un médecin non gentilhomme causa à Mlle Ducrest une vraie stupéfaction !

En un passage amusant, elle blâme les mauvaises manières, les formes de langage défectueuses et basses qu’elle trouva à Paris, après la Révolution.

Cependant cette femme du monde, — et de l’ancien monde, — joua le rôle d’une Romaine de la République en tant qu’institutrice. Les jeunes princes eurent de bons maîtres de littérature, mais furent aussi habitués aux travaux manuels. Elle leur fit enseigner un peu de chimie par M. Alyon, maître apothicaire. Elle leur choisit un aumônier, en même temps professeur d’italien, l’abbé Mariottini : choix malheureux, l’aumônier étant un jour, avec de brûlantes déclarations, tombé aux pieds de la gouvernante, au dire de cette dernière.

S’il est vrai qu’elle eût cherché à modérer les opinions de M. le Duc d’Orléans, elle ne prit pas le même soin pour ses enfans. Nos enfans quand ils sont petits acceptent nos idées, et leur affectueuse et encore aveugle confiance les conduit même à les exagérer : c’est une joie que la Providence nous accorde, et une responsabilité dont elle nous charge, tant qu’ils n’ont pas l’âge d’homme et n’ont pas pris possession d’eux-mêmes.

Louis-Philippe rend justice à Mme de Genlis. « Elle avait, a-t-il écrit, l’intention de faire de moi un honnête homme : ma conscience me permet de dire qu’elle a réussi. »

Il ajoute, non sans finesse et sans clairvoyance : « Habituée à tout rapporter à elle-même, elle disait que la meilleure réponse qu’elle pût faire à ses ennemis et aux calomnies dont ils l’avaient noircie, était de donner à ses élèves une vertu austère : cette vertu et cette austérité s’accordaient très bien avec la tendance des idées du siècle et la théorie des principes démocratiques et révolutionnaires. Mme de Genlis faisait de nous des républicains honnêtes et vertueux. Et néanmoins sa vanité lui faisait désirer que nous continuassions à être Princes. Il était difficile de concilier tout cela. »

Epaminondas, Phocion, Cincinnatus, Epictète, Marc-Aurèle étaient les sujets des conversations habituelles. Les figures de ces grands hommes, peintes sur des toiles de Jouy, ornaient les murs de la maison. Les élèves de Mme de Genlis se créaient des âmes antiques et pensaient voir autour d’eux, au lieu de Paris, cette Athènes de convention, ou cette inhabitable Rome qui décorent le fond des tableaux de David. Le pavillon de Bellechasse, par la variété de la décoration, devait rappeler la maison de Fragonard à Grasse : les délicieuses « Saisons » sur les panneaux du salon, pour le bonheur du maître ; de solennels Romains dans l’escalier afin d’édifier les visiteurs.

Elle leur lisait aussi l’Ancien Testament, « omettant les passages dont la pudeur pouvait s’alarmer. » Et il semble qu’elle devait transformer l’Ancien Testament en une sorte d’Ancien Régime. « Que de cruautés, s’écriait-elle, que d’abus ! Mais, Notre-Seigneur a été envoyé sur la terre pour abroger l’ancienne loi : nous ne devons la suivre qu’autant qu’elle s’accorde avec la nouvelle, qui est notre guide… Elle s’efforçait de nous rendre très religieux, et nous excitait à braver sur ce point les idées modernes. Elle nous engageait à nous distinguer de la masse de nos contemporains par une dévotion très rigoriste. En un mot, elle faisait de nous de véritables catholiques puritains. »

Elle commentait pour eux ce passage de Rousseau : « Si j’avais le malheur d’être né prince, d’être enchaîné par les convenances de mon état, que je fusse contraint d’avoir un train, une suite, des domestiques, c’est-à-dire des maîtres, et que j’eusse pourtant une âme assez élevée pour vouloir être homme malgré mon rang… » etc.

« Il est facile d’imaginer, fait remarquer Louis-Philippe, de combien d’amplifications et de commentaires ce texte est susceptible. Quelle fermentation ne devait pas produire un pareil levain dans la tête d’une femme exaltée et dans cette de jeunes princes ardens et portés à l’enthousiasme ! Ils devaient considérer leur rang de princes comme un fardeau… voir avec transport une grande révolution politique qui s’annonçait sur ces principes. C’est ce qui nous est arrivé. Nous ne doutions pas que les pertes personnelles que la Révolution nous faisait faire ne fussent un avantage pour l’humanité : cette opinion nous portait à nous enorgueillir de la joie avec laquelle nous faisions notre sacrifice. »

À Bellechasse était admis César Ducrest, très jeune frère de « mon amie ; » et cette mystérieuse et belle Paméla, envoyée un jour de Londres, âgée de six ans, sous prétexte de parler anglais aux enfans. Le Duc d’Orléans s’était adressé, ou avait fait semblant de s’adresser à Saint-Denis, son marchand de chevaux, et avait reçu de lui cette lettre : « Je vous envoie, Monseigneur, la plus jolie jument, et la plus jolie petite Anglaise que j’aie pu trouver. »

Au milieu de ces évocations des temps anciens, Louis-Philippe revoit, en de rares visites à Bellechasse, la belle et inquiète figure de sa mère : inquiète, parce qu’elle croyait toujours se voir ravir le cœur de ses enfans. Héritière de grands biens, fille du meilleur et du plus respectable des princes, le Duc de Penthièvre, mais descendante du Comte de Toulouse, fils légitimé de Mme de Montespan, elle s’était crue fort honorée en épousant le Duc de Chartres, fils du premier prince du sang royal. Les idées, les mœurs de ce prince avaient fait hésiter beaucoup M. le Duc de Penthièvre. Son ami Puisieux l’avait décidé à conclure l’alliance. Elle était restée deux ans sans enfans. Après une saison à Forges, sa santé s’était rétablie ; elle avait donné le jour à Louis-Philippe, Comte de Valois, à deux autres fils, à deux filles. Ayant pris son parti des habitudes légères de son mari, elle reportait sur ses enfans une affection tendre et un peu jalouse.

Une belle miniature d’Augustin la montre souriante et heureuse pendant un séjour à Spa. La source de la Sauvinière lui avait été salutaire, et ses enfans avaient voulu tracer des allées dans le bosquet de la source et élever en l’honneur de la Nymphe bienfaisante un petit autel orné de guirlandes. C’est la scène qu’Augustin a représentée.

Mais, pour des enfans tendrement attachés à leur père, à leur mère, et aussi à celle qu’ils appelaient « mon amie, » les discussions entre ces trois personnes avaient dû laisser de cruels souvenirs. Ils étaient pris à témoin, au besoin choisis comme intermédiaires. La correspondance autographe que possède l’Institut[2] qui a paru en partie ici même[3] et dont M. le baron de Maricourt, dans un de ses intéressans ouvrages, a publié quelques lettres, nous donne l’idée de ces querelles de famille.

La Duchesse d’Orléans écrit un jour à son mari : « Vous avez résolu de m’ôter plus que jamais mes enfans. »

« Je prendrai mes précautions, riposte celui-ci, pour les élever dans mes principes et non dans les vôtres. »

La fille du Duc de Penthièvre répond avec une bonté et une résignation touchantes :

« Vous semblez craindre que je communique à mes enfans mes opinions. Vous vous trompez bien. Je les aime trop pour cela. Je sens que ce serait faire leur malheur, que de leur donner de l’humeur contre un état de choses qui s’établit, et sous lequel ils sont destinés à vivre. Je ne les porterai jamais à l’exagération, et je leur conseillerai d’avoir une opinion à eux. »

Cette sagesse est un héritage de son père. Le Duc de Penthièvre, vieux soldat de Dettingen et de Fontenoy, ayant fait avorter en Bretagne un projet de débarquement des Anglais, et mérité le titre de grand amiral de France, passa ses dernières années à Rambouillet dans une pieuse et charitable retraite : si aimé, si respecté de tous que, sans avoir embrassé les idées de la Révolution, il n’eut pas à souffrir de ses excès.

À la lettre touchante de sa femme Louis-Philippe-Joseph répondait brutalement : « Vous m’avez privé de la personne en qui j’avais mis ma confiance pour l’éducation de mes enfans. Je prendrai moi-même les précautions nécessaires pour achever leur éducation dans mes principes et non dans les vôtres. Je me chargerai de décider de tout. Vous ne serez l’instrument de rien. Quant au devoir et au besoin de faire tout ce qui peut me plaire, vous ne vous flattez pas que j’y croie, après ce qui s’est passé hier. Je vous verrai demain entre midi et une heure. »

En effet, après un fâcheux incident, une personne indigne admise au service de la jeune princesse Adélaïde[4], la gouvernante a été momentanément mise en congé. Mais le père poussait ses enfans à demander le retour de « mon amie. » Ils écrivent à leur mère, ils la supplient ; Adélaïde tombe malade d’émotion et de regrets. « Mon amie » revient bientôt de Lyon et Mme la Duchesse d’Orléans part pour le château d’Eu.

Mme de Genlis était fort attachée à sa tâche d’éducatrice ; elle tenait à la pousser jusqu’au bout. Elle raconte dans ses Mémoires que sa situation de fortune changea du tout au tout pendant qu’elle était à Bellechasse. Elle y était entrée, comme on l’a vu, sous les auspices, de Mme de Montesson, tante de M. de Genlis. Inopinément, une autre tante, la maréchale d’Estrées, laissa à celui-ci cent mille livres de rente. Il voulut emmener sa femme : elle refusa, et le mari céda, mais à la condition d’être nommé capitaine des gardes du duc d’Orléans.

Egalité avait donc un capitaine des gardes. Le petit Duc de Chartres, colonel de dragons à seize ans, écrit aux autres enfans, demeurés à Bellechasse, et signe « colonel du premier régiment de France, et prince français pour mon malheur ! » Non, comme l’a écrit plus tard Louis-Philippe, tout cela n’était pas très facile à concilier.

Les lettres du fonds Beugnot, lettres fort enfantines que les jeunes princes s’adressent entre eux, font connaître le langage qu’on leur a appris. Le Duc de Chartres écrit à sa sœur : « À la citoyenne Adèle-Egalité. » Une autre lettre est du « républicain Philippe au républicain Leodgar. » Le petit Beaujolais, encore dans la princière nursery de Bellechasse, écrit à son grand frère : « Ça ira, ça ira ; les enrôlemens sont nombreux, tout le monde veut partir. Mais sais-tu ce qui s’est passé dans les prisons ? On dit qu’il y a cinq ou six mille personnes de tuées. » Le Duc d’Orléans ne se trouble pas davantage. « Je suis enchanté de ta conduite, écrit-il à Louis-Philippe, colonel des dragons de Vendôme et âgé de dix-sept ans ; j’en reçois des complimens de tout le monde… Tu recevras incessamment les cent louis que tu m’as demandés. Tout se passe fort bien ici et est parfaitement tranquille. Je t’embrasse de tout mon cœur. »

Tout se passe fort bien ; tout est tranquille ! La lettre est du 27 juin 1791. Et le retour de Varenne avait eu lieu le 22 !

Leur mère essayait encore de les retenir, au moins sur le terrain de la religion ; elle s’efforçait, en s’aidant des conseils du grand-père Penthièvre, de les garder bons catholiques, et recevait du colonel de Vendôme une demi-satisfaction : « Je ne puis parler à maman que de mon opinion personnelle, et quel que soit le prix que j’attache à celle de mon grand-père, non seulement je n’ai aucun scrupule d’aller à ma nouvelle paroisse, mais je regarde ce devoir comme absolument indispensable, parce que je crois fermement que les décrets n’ont porté aucune atteinte aux dogmes de la religion, pour lesquels j’aurai toute ma vie le respect le plus inviolable ; que je regarde toutes les opérations de l’Assemblée comme purement temporelles et que dans cette matière je ne reconnaîtrai jamais d’autre autorité que celle de la Nation. Votre éloignement pour ces principes m’afflige d’autant plus que je crains qu’il ne vous éloigne de nous. Mais je ne doute pas que ma chère maman ne s’en rapproche et qu’alors elle ne rende au tendre et respectueux attachement de ses enfans la justice qu’il mérite ; en particulier celui de son tendre fils. »

Les conseils du père sont autres. Il n’avait pas osé parler de franc-maçonnerie. Mais il ne permettait pas de déserter les clubs. Un jour Mme de Genlis a mené le Duc de Chartres aux Cordeliers : il y a vu des femmes qui interrompaient les orateurs, et prenaient la parole de leur place : en quels termes ! avec quelles propositions !

Louis-Philippe-Joseph l’avait fait admettre aux Jacobins : au début, aux premiers Jacobins, quand cette réunion était fréquentée par des hommes tels que M. Mathieu de Montmorency et M. de Biron.

Le jeune adepte montrait d’ailleurs peu d’enthousiasme. Les assistans étaient rares, dit-il, et de graves décisions étaient adoptées par peu de suffrages. Les séances étaient d’un mortel ennui.

Mais le père insistait. Au lendemain du décret du 29 septembre 1791 (contre les clubs) il écrit au colonel de Vendôme : « Je ne crois pas que ce décret veuille dire grand’chose… Mais je crois aussi qu’on cherchera à s’en servir pour nous donner quelque désagrément. Prenez bien vos précautions, mon cher enfant, ne donnez aucune prise. Mais il ne faut certainement pas pour cela cesser d’aller aux Sociétés des Amis de la Constitution ! »

Ainsi les soins du Duc d’Orléans et ceux de Mme de Genlis avaient obtenu le résultat souhaité[5]. L’éducation est complète. Quand, — en 1791, — le serment civique sera exigé, le colonel des dragons de Vendôme verra partir sans regret ses meilleurs officiers : M. de Martin, M. de Lagondie. Lui-même, se dépouillant de son cordon du Saint-Esprit, écrira à Beaujolais : « J’ai bondi de joie en ôtant la bandoulière aristocratique. »

Il garde cependant ses épaulettes de colonel, et il a dix-huit ans !


Lorsque s’ouvre la période révolutionnaire, on trouve le Duc de Chartres, à son rang de prince du sang, dans la suite du Roi. Le 5 mai 1789, il se rend dans le cortège royal, à l’ouverture des États généraux. La Reine était assise à la gauche du Roi sur un trône moins élevé, les princesses à gauche de la Reine, les princes à droite du Roi, les pairs sur l’estrade derrière le Roi et les princes : salle magnifique, séance belle et solennelle, sans incidens, mais rendue fort longue par la lecture d’un Mémoire de M. Necker. Le Duc de Chartres est rentré au château de Versailles entre les rangs des soldats et parmi les acclamations de la foule, dans la voiture du Roi. Le soir, il est parti pour Saint-Leu.

Il est encore à Saint-Leu, le 22 juin, dans le jardin de sa mère, « en habit de coutil : » arrive un ordre du Roi d’être le lendemain matin à sept heures à Versailles, en costume de pair. Il trouve le Roi tout prêt, au bas des escaliers, ses voitures attelées, attendant que les députés aient consenti à prendre séance. Il faut se rappeler que cinq jours plus tôt, le 17 juin, sur la motion de Sieyès, le Tiers État s’est déclaré Assemblée nationale, invitant le clergé et la noblesse à se joindre à lui, abrogeant les impôts existans, et les rétablissant seulement pour la durée de l’Assemblée nationale. Le Roi avait fermé la salle : les députés s’étaient rendus au Jeu de Paume et avaient prêté le fameux serment. Le 23, le Roi a cédé, la salle est ouverte ; mais les membres du Tiers État discutent avec agitation devant la porte. D’abord, ils ne veulent plus porter ce nom. Ils sont l’Assemblée nationale, ou tout au moins, les Communes de France, comme il y a des Communes en Angleterre. Ils ne veulent pas être introduits et installés par bailliages. Ils finissent par obtenir gain de cause, accordant seulement ce point : les ordres seront séparés, le clergé et la noblesse garderont leurs bancs.

Le Roi attend, dans un « cabinet » du rez-de-chaussée de Versailles. Il a admis auprès de lui ses deux frères, ses deux neveux et le Duc de Chartres. Celui-ci, fatigué d’être debout, n’ose pas demander la permission de s’asseoir, encore moins la prendre. Il raconte que les autres jeunes princes et lui ont fini par se percher sur une table, les jambes pendantes, derrière le Roi. Le Roi s’est fait apporter un fauteuil, et s’est fait remettre, pour passer le temps, la liste des députés. Il la lit tout au long ; à propos des noms qu’il connaît, il fait des réflexions, le plus souvent peu bienveillantes. Il répète : « Que diable celui-ci ou cet autre sont-ils venus faire là ? »

« C’est lui-même pourtant, pensait le jeune prince, colonel de ; dragons de Vendôme, qui a convoqué cette assemblée ; c’est par son ordre que le peuple l’a élue. Aimerait-il mieux qu’elle ne fût composée que d’inconnus ? Il y en a déjà trop de cette espèce. »

Ainsi raisonnait le futur Roi des Français, entendant les propos de Louis XVI sur les premières élections parlementaires ! L’attente dura cinq heures[6].

Vers midi seulement, le cortège royal se met en marche et traverse la ville. Le Roi et sa suite montent sur l’estrade, dans la salle des États généraux. La Reine, les princesses sont demeurées chez elles ; M. Necker aussi. Il a voulu s’abstenir. Point de cris de : « Vive le Roi ! » comme au premier jour. Point de spectateurs étrangers. Le souverain a pris une grave décision. Il prononce quelques paroles ; puis il donne ordre de lire la Déclaration dite du 23 juin. Les arrêtés du 17 juin et des jours suivans sont cassés ; le nom d’Assemblée nationale interdit. Des assemblées provinciales seront organisées suivant un nouveau plan et des États généraux tenus tous les trois ans. Le Roi se retire aussitôt, ordonnant aux trois ordres de faire de même. Le Tiers n’obéit pas et M. de Brézé, qui apporte la sommation du Roi, reçoit la fameuse réponse de Mirabeau : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et n’en sortirons que par la force des baïonnettes. »

Que se passe-t-il alors ? Ces paroles, le Duc de Chartres ne les a pas entendues. Il était parti, avec le Roi et les princes. Mais la suite de cette célèbre histoire est peu connue ; et il en fut témoin. Il a vu arriver chez son maître M. de Brézé « tout hors de lui, et très défait… » « Le Roi pâlit de colère : il dit, en jurant : Qu’on les chasse ! et se retira tout de suite dans ses appartemens intérieurs où je ne le suivis pas. » Brézé repart toujours courant et dans la salle des États ne trouve plus personne. Le Tiers, sans discours, avait maintenu ses décisions, protesté contre la déclaration royale, et s’en était allé au plus vite.

Le Tiers revint le 24, et trouva encore la porte ouverte. Quelques nouveaux curés et la noblesse du Dauphiné se joignirent à lui. Le 25 juin arrivèrent aussi 47 nobles, — et non des moindres, — les 47 qui se mirent ce jour-là à la suite du Duc d’Orléans, Le 26 continua l’arrivée des ecclésiastiques. Et enfin le 27, vint un ordre du Roi ; il cédait au mouvement et il enjoignait au clergé et à la noblesse de se joindre au Tiers-État pour former l’Assemblée nationale.

Citons une autre scène de la Révolution, beaucoup plus longuement racontée dans le Journal, et dont les principaux traits ne peuvent s’effacer de la mémoire d’un lecteur.

Le 5 octobre 1789, le Duc de Chartres est allé avec son frère a l’Assemblée ; ils sont assis dans la tribune des suppléans. Il est parfaitement faux, quoi qu’en ait dit le rapport du Conseiller Boucher d’Argis, dans le procès intenté à leur père devant le Parlement, que son frère et lui, de cette tribune, aient crié : « Ça ira ! » La vérité est qu’un message de Mme de Genlis, apporté par un cavalier, lui enjoignit, — enjoignit à ce colonel, pair de France, — de venir la retrouver à Passy, et de passer par Saint-Cloud et le Bois de Boulogne. Il évite ainsi l’avenue de Paris où la foule arrive par la montée de Sèvres, descend de Saint-Cloud à Suresnes, passe la Seine, et enfin, entre le Rond Mortemart et la Muette, rencontre un groupe de femmes : elles reconnaissent la livrée d’Orléans ; elles crient : « Où courez-vous si vite ? Vous êtes bien pressé, notre grand Duc ! »

À Passy, la garde nationale lui rend les honneurs. Ira-t-elle, n’ira-t-elle pas à Versailles ? La compagnie est aussi hésitante que son grand chef La Fayette, actuellement encore à l’Hôtel de Ville.

Il fend la foule, entre dans la maison où Mme de Genlis l’attend, et se met à la fenêtre. Le flot populaire s’avance gaiement. Les marchands de coco crient : « À la fraîche ! » Aux jours de grandes eaux de Versailles, la route de Sèvres est presque aussi animée. Cependant il recueille de méchans propos, terribles parfois, contre la Cour, surtout contre la Reine. Le retour, à la nuit tombante, devient sinistre. Il aperçoit dans une grande voiture marchant au pas, le Roi, la Reine, Madame Elisabeth, l’air fort calme. Quelques soldats du régiment de Flandre font escorte, mais débordés et mêlés à la foule. Tout à coup, vision d’horreur : une tête apparaît portée au bout d’une pique. Et il a vu, au milieu des éclats de rire, un perruquier arraché de sa boutique et contraint de friser des cheveux sanguinolens !

Où était le Duc d’Orléans ? Mme de Boigne prétend qu’un cavalier poudreux excitait et dirigeait la foule quand elle força la grille de la Cour de Marbre, et que sa femme de chambre, d’une lucarne de la bibliothèque, reconnut le prince. Légende peu vraisemblable. Lui-même a dit avoir voulu se rendre le matin à l’Assemblée et n’avoir pu franchir le pont de Sèvres, un poste ayant arrêté et menacé d’un coup de fusil son jockey anglais, qui poussait en avant, sans comprendre. Et son fils assure qu’il demeura tout le jour à Passy, — et fit bien, — sans réussir à désarmer la calomnie.

Il n’en fut pas moins invité par le Roi, après un procès commencé devant le Parlement et étouffé, à se rendre en Angleterre. La Fayette lui transmit la commission chez Mme de Coigny. Le prétexte était une mission secrète au sujet du Brabant révolté, appelant l’Assemblée nationale à son aide et peut-être souhaitant un souverain. Le Duc d’Orléans demeura à Londres plus d’un an.

Louis-Philippe, arrivant à l’âge d’homme, a la bonne fortune de trouver contre la politique un refuge dans l’armée.

Son ardeur enfantine pour les manifestations civiques s’est éteinte. De nouveaux sentimens se sont élevés dans son âme : la passion du métier des armes auquel le colonel adolescent, dès le premier jour, avait consacré toute son intelligence, et l’amour de la patrie, l’horreur de toute connivence possible avec l’étranger. Il trouve de bons exemples parmi les généraux amis de son père, brillans seigneurs de l’ancienne Cour, comme Biron, comme Montesquiou, ayant accepté les idées nouvelles, et couru consacrer leurs talens et leur vaillance à la défense de la frontière : ils y demeurent même quand les troupes ont pris la cocarde républicaine. Troupes commandées par les chefs de l’ancienne armée, conservant heureusement bon nombre de ses soldats, et fidèles à ses traditions. Il veut devenir l’émule de ces généraux patriotes, avec ou sans cordon bleu. Hélas ! il subira bientôt le même sort.

Très vite la politique paternelle l’avait inquiété : le premier enthousiasme s’était éteint. Les déclamations des Assemblées, dans lesquelles son père se délectait, étaient pour lui sans intérêt. Ce n’est pas qu’il dédaignât les événemens politiques : il s’est livré à leur sujet à de profondes réflexions, dont nous fournirons plus loin des aperçus. Il est honnête homme, et déteste les crimes ; il est plein de bon sens, et se désole des fautes et des faiblesses.

Provisoirement, la Patrie étant en danger, le plus simple, le plus sûr devoir était d’aller se battre pour elle. Il n’y a pas manqué. Un joli mot exprime ses sentimens d’alors. À l’un de ses passages à Paris, Robert Keraglio, collègue de son père, familier du Palais-Royal, lui offre un siège à la Convention. Le Duc d’Orléans approuve l’idée. « Oh ! non, répond Louis-Philippe : je ne troque pas contre un banc la selle de mon cheval. »

Le boute-selle fut sonné pour le bon motif, je veux dire pour l’entrée en campagne, en 1791. Enfin ! s’écrie le jeune colonel : il attendait ce beau jour à Vendôme depuis deux ans. Lors de la prestation du serment civique, le régiment avait perdu beaucoup d’officiers. M. de Martin, M. de Lagondie lui disaient : « Permettez que nous prêtions serment au Roi en même temps qu’à la loi. » Il n’avait pu le permettre. Vingt officiers sur vingt-huit étaient partis. Il lui restait sept officiers « de fortune » et deux cent quarante dragons. Mais tout va bien, puisqu’on part pour la frontière ! La colonne suit les longues routes de Beauce et pénètre en triomphe dans les petites rues de Chartres ; la foule applaudit. Pendant une halte à Paris, le colonel court à Bellechasse : il trouve le salon de Mme de Genlis plein de députés : Pétion entre autres, à qui elle marque une estime particulière. Il part à la hâte, ravi d’entraîner comme adjudant-major, son frère Montpensier, âgé de seize ans. Le colonel en avait dix-huit.

En 1792, soixante mille hommes sont réunis à Valenciennes, Maubeuge et Sedan, autour de Luckner, « un bon vieux hussard (ce mot est de Louis-Phi lippe) aimant la guerre, » sachant peu le français. « Vous avez carte blanche, lui dit un jour le ministre Lajard. — Carte blanche ! Que diable voulez-vous dire ? » répondait le vieux soldat interloqué.

Au 20 juin 1792, grand émoi dans les camps. La Fayette s’est rendu à Paris ; il a protesté bravement contre l’invasion des Tuileries, et réclamé par pétition la fermeture des Clubs. Il est revenu suspect, avec l’ordre de s’en aller à Sedan. En route, à la Capelle, il s’est arrêté ; il a envoyé Duport offrir au Roi de le rejoindre : c’est le 2 juillet, dernier mois de la monarchie. Louis XVI a refusé. La Fayette proscrit a dû fuir à Sedan, et les Autrichiens l’ont enfermé dans la citadelle d’Olmutz.

Le 10 août, le peuple de Paris achève la ruine du vieil édifice : le Roi est enfermé au Temple. Mais le 12 août, aux armées, c’est Valmy ! Dumouriez a tout sauvé en tenant ferme dans l’Argonne. Le camp de la Lune a été levé ; et Kellermann qui courait à Sommesuippe, pensant trouver Brunswick en marche sur Paris, n’aperçoit plus personne : l’ennemi a rebroussé chemin.

Dès lors, et pendant quelques mois, Paris a été oublié par le prince ; l’activité guerrière a absorbé son attention et ses forces ; et la joie de vaincre l’envahisseur a enivré son âme. Avoir la passion de l’art militaire, en avoir compris la grandeur et pénétré les secrets, aux côtés d’un chef plein de génie ; être général avant vingt ans, et le meilleur général de l’armée, au dire de ce chef : n’était-ce pas de quoi enchanter son âme et occuper toutes ses facultés ? — L’ennemi lui fait oublier les factions et les intrigues !

Il suit Dumouriez dans les Flandres ; échange le commandement de la brigade des dragons Chartres, contre une lieutenance générale. À Jemmapes, c’est lui, à n’en pas douter, qui a assuré la victoire.

On avait organisé, à Châlons, les demi-brigades ; la vieille troupe de ligne était placée au centre pour soutenir, les volontaires. « En avant, Navarre sans peur ! » criait le vieux commandant Blanchard. On n’avait jamais pu l’en déshabituer. « Et nous, Auvergne sans reproche ! » répondaient d’autres vieux soldats. L’ardeur était unanime, et ces anciens cris de guerre ne détonnaient pas au milieu des « Ça ira, » de la troupe nouvelle.

Dans ses souvenirs, Louis-Philippe revoit le champ de bataille de Jemmapes : quelle peine pour débrouiller et ranger ses demi-brigades ! Mais sa division occupe le plateau, et s’empare des redoutes en face de Mons, Ferrand l’appuie à gauche, débouchant du village de Cuesmes. Quel beau jour ! Patrie, nouvelles et généreuses idées emplissant les cœurs : et devant les yeux l’ennemi en déroute !

Ce bonheur avait peu duré. L’année 1792 finissait mal. Moins d’ordre et de discipline dans l’armée. Il assiste à de ridicules élections d’officiers : un garçon d’hôtel, nommé capitaine, commande un jour : « Sauve qui peut ! » croyant fort sincèrement bien faire. Les volontaires de 92, troupe révolutionnaire que Louis XVI avait refusée, étaient loin de valoir ceux de 91.

Dumouriez l’avait envoyé assiéger Maëstricht, inutilement, sous les ordres du médiocre Miranda. Après l’échec de Neerwinden, l’armée abandonnant la Hollande s’était repliée devant le prince de Cobourg et son lieutenant Quasdanovitch, jusqu’à de nouvelles lignes voisines de Tournai.

C’est là que l’odieuse politique, évitée au profit des camps, vint poursuivre le jeune prince patriote. Elle l’amena à fuir l’armée qu’il aimait, où il s’était réfugié ; elle l’y contraignit comme La Fayette, comme Montesquiou et tant d’autres. Elle l’arracha de la selle de son cheval, préférée avec tant de raison et d’honneur aux bancs des assemblées politiques.


Une catastrophe, hélas ! trop prévue, va fondre sur la tête du Duc de Chartres et de ses frères : une honte, une tache infligée par leur propre père. Ils ont toujours aimé ce père fastueux, léger, aimable, très affectueux. Ils ont abondé gaiement dans ses idées, avec le sans-souci et la générosité de leur âge, riant de leurs dignités, et oublieux de leur fortune. Mais le roi est en prison ; et un crime se prépare.

Que peut-on attendre du Duc d’Orléans, mal conseillé, mal entouré et faible ? — À l’armée, le Duc de Chartres est dévoré d’inquiétude. Que n’a-t-il pu le garder avec lui à la guerre, l’éloigner des clubs et des assemblées ? Orléans en avait le désir ; mais, en 1791, Louis XVI avait obstinément refusé un commandement à son cousin. Il était alors venu à Maubeuge, en volontaire, amenant avec lui le petit Beaujolais, le faisant assister au combat de Wevelghem. Il avait voulu aussi suivre Luckner à Metz. Mais le Roi avait défendu au vieux maréchal de recevoir le Duc d’Orléans.

Pendant que Louis-Philippe se livrait tout entier à ses devoirs de soldat, son père, rentré à Paris, s’abandonnait, sans défense, à ses camaraderies et à ses habitudes. On allait tous les jours à la Convention, tous les soirs au théâtre. De cette routine, de cette manie persévérante en des temps si troublés il existe de curieux exemples. Quand les Girondins devinrent suspects au 31 mai 1793, il fut décrété, jusqu’à nouvel ordre, que chacun serait suivi d’un gendarme. Vergniaud échappe à son gendarme, sort de Paris, arrive sur les hauteurs de Saint-Cloud. Là il se retourne : la nuit tombe sur la grande ville, les flambeaux et les lanternes s’allument ; c’est l’heure de l’Opéra, tous les autres vont s’y rendre… À cette pensée, la tristesse l’accable. Héros en même temps que maniaque, il descend à la hâte dans Paris, va chercher son gendarme, et court ainsi accompagné au théâtre !

En décembre 1792, Louis-Philippe, ayant obtenu un congé de quelques jours, allait voir son père à Paris.

Le Duc d’Orléans est devenu Philippe-Egalité ; le Palais Royal, Palais-Égalité.

Le prince conventionnel habite encore ce palais, alors que toutes les demeures des princes, ses parens, sont désertes ou envahies par des intrus, et que le Roi est prisonnier au Temple.

À la vérité ce Palais Royal ne ressemblait guère à ce qu’il était encore lorsque Camille Desmoulins dépouillait de leurs feuilles vertes les arbres du jardin et distribuait cet emblème à la foule. Les antichambres vides, sans serviteurs, sans solliciteurs, résonnent sous les pas du jeune vainqueur de Jemmapes.

Les tapisseries des Gobelins et de Beauvais, les portraits des plus illustres personnages peints à partir du siècle de Clouet, par Philippe de Champagne, Rigaud, Nattier, Mme Lebrun, David, le grand tableau entre autres qui représente les enfans au pavillon de Bellechasse, avec Paméla et Mme de Genlis, n’ornaient plus les murs. Les vaisselles d’argent, chefs-d’œuvre de Germain, les boîtes ornées de délicieuses miniatures, images des princesses et des enfans de la famille, tous ces trésors de la maison d’Orléans avaient été, malgré la confiance affectée par le maître en le nouveau régime, portés en des lieux plus sûrs.

Egalité est fort appauvri : la fille du Duc de Penthièvre s’est séparée de lui après « un concordat désastreux. »

Le jeune général aperçoit son père, et son cœur s’émeut. Toutes les fautes, et même le crime final, n’ont jamais effacé chez les enfans du Duc d’Orléans le souvenir de sa bonté et de son affection paternelle.

Il est là, dernière épave de l’ancienne monarchie, premier espoir de la Révolution, abandonné des deux côtés, « isolé, » disent des notes de son fils, « par la politique… Je le défends quand je puis… Je gémis de ce que je ne puis défendre… Personne n’avait voulu le porter au trône et Dieu sait que lui-même n’y pensait pas davantage… » « Il n’y a jamais eu de parti d’Orléans… Tous voulaient s’affranchir du soupçon d’être ses partisans. Les scélérats l’ont envoyé à l’échafaud quand il n’était plus qu’un embarras, un moyen d’attaque ! » Telle était la destinée de ce prince applaudi naguère. Il était un embarras, après avoir été un instrument ; et cela, toujours aux mains des mêmes personnes ; il ne savait pas se dégager d’elles.

Dans le palais presque désert, le diner a lieu avec les rares fidèles : le petit Beaujolais, Biron, une femme dont la liaison avec le Duc d’Orléans était avouée et que ses enfans appellent la dame de la rue Bleue ; elle avait de bons sentimens et essayait d’exercer sur le prince déchu une salutaire influence.

Le fils a le soir un entretien suprême avec son père : c’est en ces jours de décembre 1792 qu’il le vit pour la dernière fois. « Pourquoi siégez-vous à la Montagne ? — Tous les autres groupes depuis 1789 m’ont repoussé : j’ai pourtant tout abandonné, titres et argent. — Renoncez à la Convention, allez vivre en Angleterre, pays que vous aimez. — C’est impossible. — Ou bien en Amérique ? — Des plantations, des nègres ! Comme Washington ! Oh ! non. Ici du moins on a l’Opéra. »

Et il y entraîne son fils. Pas un soir il ne manquait d’aller au théâtre. À la fin de la soirée, une actrice, un drapeau à la main, chante les couplets fameux de la Marseillaise :


Amour sacré de la Patrie
Conduis, soutiens nos bras vengeurs.


Le public acclame. Le jeune général se sent ému. Il regarde son père : Philippe-Egalité dormait.

Le lendemain, il le suit à la Convention et va s’asseoir dans les tribunes. Citons ici quelques lignes de ses notes :

« Mon Dieu, est-ce là l’Assemblée qui va régler sans frein les destinées de la France ?…

« Il était impossible de ne pas distinguer son père, tant sa contenance simple et noble et sa tenue toujours soignée faisait contraste… Leurs costumes plus que négligés se ressentaient de l’esprit d’une époque où la grossièreté passait pour une vertu républicaine. »

Lors d’un précédent voyage, il avait vu Marat monter à la tribune, un foulard sale autour de la tête. Marat demandait un verre d’eau. « Apportez, lui crie quelqu’un, un verre de sang ! » Marat était venu dénoncer les Brissotins. Personne ne l’écoute. Il appuie sur sa tempe le canon d’un pistolet. Nous imaginons une scène de terreur : ce ne fut qu’une scène grotesque. De toutes parts éclataient les rires et les huées. On se moquait de Marat, dont les restes devaient être quelques mois plus tard portés au Panthéon !

Cependant, le Roi est prisonnier au Temple et va être mis en jugement. Le jeune prince, toujours plein de respect et d’affection pour son père, mais saisi d’une affreuse angoisse, le questionne franchement. « Ne crains rien, répond celui-ci ; il est otage pour notre sécurité et aussi pour la sienne. Il retrouvera sa liberté à la paix. — Et si vous aviez à le juger ? — Je me récuserais. »

Le Duc de Chartres rejoint donc sa brigade en Flandre. Il est pressé de reprendre son métier de soldat. Mais, toujours mortellement inquiet, il prie son frère Montpensier d’aller le remplacer à Paris. Il fait plus, il pense avoir trouvé un moyen d’arracher son malheureux père de la Convention ; et il l’essaie aussitôt.

Au moment où va commencer le procès du Roi, un décret est proposé pour exiler les membres de sa famille. C’est peut-être le salut. Il sait quelle peine il aurait eue à décider son père à partir : l’Angleterre, — aimée du duc d’Orléans, — lui est fermée. La force seule pourra le conduire aux États-Unis d’Amérique, dernier asile qui lui soit ouvert.

Le décret n’est pas voté encore ; mais Louis-Philippe le croit voté, et veut se sacrifier lui-même sans retard pour brusquer les choses, et sauver son père. Il écrira au Président de la Convention qu’obéissant à ses ordres sans délai, il va quitter l’armée, et entraîner les siens dans son exil. « Je regardais, a-t-il écrit, ce décret de bannissement comme un coup du ciel. »

Mais le ciel en décida autrement.

Malheureusement, les choses n’étaient pas aussi avancées que Louis-Philippe le pensait. Le décret n’était pas voté. Le vote était demandé seulement par les Girondins.

« Nous sortons, disait Buzot[7], d’un long esclavage… Vous avez immolé Louis XVI à la sûreté publique. Vous devez à cette sûreté le bannissement de sa famille. La liberté… veut éteindre tout espoir de royauté, effacer toute image qui pourrait en rappeler le souvenir… Si Philippe aime la liberté, s’il l’a servie, qu’il achève son sacrifice et nous délivre de la présence d’un descendant des Capets.

« Je demande que Louis-Philippe et ses fils aillent porter ailleurs les malheurs d’être nés près du trône. »

À la Montagne, tant d’empressement provoquait des soupçons. Saint-Just répond, et entre les deux orateurs se livre un assaut de la plus affreuse déclamation.

… « Brutus chassa les Tarquins. Mais ici je ne sais pas si on ne chasse pas les Bourbons pour faire place à d’autres Tarquins… Rome avait des Brutus : je n’en vois pas ici… J’attends Catilina avec son armée. J’abhorre tous les Bourbons. Je demande qu’on les chasse tous, excepté le Roi : vous savez pourquoi. (On applaudit.) »

Et cætera. Cela voulait dire : « Je suis d’avis d’ajourner la proposition. » Barrère voulut l’amender, joindre aux Bourbons exilés Roland et Pache. Un autre fit remarquer qu’elle méritait plus d’attention, un des Capets se trouvant être représentant du peuple. Bref, elle fut ajournée. Mais Louis-Philippe ne le savait pas, lorsque de Tournai, il écrivit au Président de la Convention, la lettre que voici :

« J’apprends par les journaux qu’un décret nous enjoint de nous éloigner de la France, et de quitter ses armées. Quelle que soit l’amertume de mes regrets, en me séparant de mes compagnons d’armes, je désire informer la Convention nationale de mon entière soumission à ce qu’elle a cru devoir prescrire dans l’intérêt du repos de la France et de la consolidation de la liberté glorieusement conquise par elle. Etranger à tous les partis, animé d’un dévouement à la Patrie et à la cause sacrée de la liberté, égal à celui dont mon père a donné tant de preuves, j’emporterai sur la terre étrangère, avec l’espoir que des temps plus propices me rouvriront les portes de la France, le souvenir si consolant pour moi qu’avant de la quitter j’ai eu le bonheur de combattre pour elle, et de concourir à la délivrer de l’invasion étrangère dont elle vient de triompher ! »

Quel contraste entre cet honnête langage, et la rhétorique pitoyable de la Gironde et de la Montagne !

Il prend toutes précautions pour que sa lettre soit remise en propres mains au Président, lue par conséquent par celui-ci à l’Assemblée, et publiée dans le Moniteur. Après cela, il n’y aura plus d’hésitation possible.

Comme il veut forcer la main à son père, il prend les plus grands soins pour ne le point avertir de sa démarche. Il envoie à Paris son valet de chambre Gardanne en qui il a toute confiance ; il règle le voyage de façon que celui-ci arrive le matin, avant neuf heures. Gardanne ne se montrera ni au Palais-Royal, ni aux écuries de la rue Vivienne avant d’avoir accompli son message : il ira tout droit à la Convention. Le prince s’ait que son père, régulier dans ses habitudes, n’y paraît jamais avant midi.

Mais ce jour-là est précisément le 18 décembre 1792, jour fixé pour discuter l’ajournement du décret ; le Duc d’Orléans n’a pas voulu assister à la séance où son sort et celui des siens va être débattu ; et pour un motif quelconque, il a voulu passer à la Convention le matin. Le fidèle serviteur est occupé à demander accès au cabinet du Président quand une voix bien connue l’appelle : « Hé ! que faites-vous ici, Gardanne ? Mon fils est-il donc à Paris ? » Le voici obligé de tout dire. Il est envoyé de Tournai. Il a une lettre à remettre au prince ; mais d’abord une autre lettre à faire parvenir au Président. « Donnez, donnez, je me charge de cela. » Et le message ne fut pas accompli !

Montpensier écrit à Chartres que leur père parla le soir de l’incident, sans humeur : « il n’en avait jamais ! »

Mme de Genlis raconte que le Duc de Chartres, « tombé dans le plus grand découragement après la mort du Roi, » se serait décidé à écrire à la Convention, la priant d’approuver son projet de quitter la France. Sur ce projet il aurait consulté son père ; et le Duc d’Orléans aurait répondu : « Cette idée n’a pas de sens : n’y plus penser. »

Mme de Genlis ne se trompe pas sur les sentimens des deux princes. Mais elle commet une erreur de date : aucun doute n’est possible sur celle du 18 décembre 1792. C’est avant le procès de Louis XVI que Louis-Philippe, regardant le décret de bannissement comme un coup du ciel, voulut partir le premier, afin d’entraîner son père, et de l’arracher à ce tribunal fatal où ce malheureux allait siéger et voter ! Le fils clairvoyant et courageux tentait un effort désespéré pour protéger le père contre sa faiblesse trop connue.

Mais aucun effort ne pouvait l’emporter contre la volonté entêtée de rester à Paris. Voici un brouillon de discours écrit un peu plus tard, après la mort de Louis XVI, par le Duc d’Orléans et destiné à la Convention[8] :

« À la fin d’octobre 1789, La Fayette, sur les sentimens duquel j’étais abusé, ainsi que presque tous les Français, m’engagea à m’éloigner pour quelque temps de France. Aujourd’hui, mêmes discours, mêmes moyens. Je retrouve toutes les mêmes choses, excepté la plate et froide figure de La Fayette Moi et mes enfans, nous nous soumettrons toujours sans murmurer. Nous ne serons jamais que de simples citoyens français, ou bien rien. »

Ou bien rien : cela est écrit peu de mois avant sa propre condamnation à mort !

Sa dernière tentative ayant échoué, Louis-Philippe, du moins, supplie Montpensier de demeurer au Palais Royal et de veiller sur leur père. Il y demeura jusqu’en février. « Ses opinions, a écrit le frère aîné (bien changées depuis) étaient plus voisines de celles de mon père que des miennes. »

Rien ne put empêcher la catastrophe.

Montpensier dîne au Palais Royal la veille du vote. Lui et la dame de la rue Bleue implorent et protestent. « Rassurez-vous, répond invariablement Orléans. Non, je ne ferai pas cela. Je ne puis pas le faire. Je suis incapable d’une pareille action, et d’ailleurs je n’irai pas à la Convention. » Le fils, l’amie se retirent sans trop de crainte. Le matin deux députés arrivent. Ce sont des collègues, habituellement assis auprès d’Égalité pendant les séances et qu’il aime retrouver à ses côtés. L’un d’eux est son conseil, son avocat dans ses affaires de fortune. Ils viennent le chercher. Ils triomphent de ses hésitations.

Quand Montpensier, suivant sa coutume, vient assister à la toilette de son père, on lui dit que le prince est sorti avec MM. Merlin et Treilhard. Orléans s’est défendu encore ; il ira ; soit, mais il ne votera pas… Funeste influence des groupes et des camaraderies parlementaires ! Tyrannie exercée par des figures qui prennent l’air indigné, ou offensé, ou stupéfait, à l’annonce d’une résolution ! Il faut souvent, au Parlement, se fâcher pour suivre son propre avis ; il faut braver des reproches et l’accusation d’abandonner ses amis. Mais si une scène de couloirs explique à la rigueur une faiblesse, elle n’excuse pas un crime. À quel sentiment cet homme a-t-il pu obéir ? Ce n’est pas l’ambition ; il devait en être guéri. Son fils nous assure que jamais personne n’a songé à lui pour la royauté et qu’à proprement parler, il n’avait point de parti. Ce n’est pas non plus la rancune. Le titre d’amiral, tant souhaité et refusé par le Roi, avait fini par lui être accordé le 16 septembre 1791 ; le 18 janvier 1792, Bertrand de Molleville lui en avait apporté la nouvelle. Il est à remarquer cependant que le brevet ne lui avait pas été délivré, et le fut seulement par Monge, le 28 janvier 17931 D’autre part, Louis-Philippe-Joseph n’était pas méchant ; l’amour de tous ses enfans en est garant. Il n’était pas lâche ; il marcha quelques mois plus tard, sans faiblir, au dernier supplice. On est réduit à expliquer un acte monstrueux par de petites raisons, puissantes sur un caractère faible : la tyrannie de l’habitude chez un Parisien que les émeutes et les ruines ne pouvaient éloigner de son banc au Parlement le matin, de son fauteuil à l’Opéra le soir ; la camaraderie, d’autant plus impérieuse que le nouveau camarade s’est donné plus de peine afin de faire oublier aux autres son origine, et de se ranger à leur niveau…

Il vola… À peine les poignées de main et les accolades refroidies, il revint désolé. On l’imagine rentrant dans son palais.

Montpensier, atterré dès le matin à la nouvelle du départ du Duc d’Orléans avec ses deux collègues, et prévoyant un désastre, avait été s’enfermer dans sa chambre où il resta tout le jour. « Mon père (je cite ici le journal) l’envoya chercher. Il le trouva fondant en larmes, assis devant son bureau, et les deux mains sur ses yeux. « Montpensier, lui dit-il en sanglote tant, je n’ai pas le courage de te regarder. » Mon frère m’a dit qu’ayant lui-même perdu la parole, il avait voulu l’embrasser et que mon père s’y était refusé, en disant : « Non, je suis « trop malheureux. Je ne conçois plus comment j’ai pu être « entraîné à ce que j’ai fait. »

« Et ils restèrent longtemps dans cette position sans proférer une parole de plus ! »


II. — CONVERSATIONS AVEC DANTON ET DUMOURIEZ

Après cette catastrophe commence pour le Duc de Chartres une période cruelle. Que fera-t-il ? Il veut servir encore, servir plus que jamais : c’est le meilleur refuge dans les embarras de la politique. C’est l’honneur retrouvé, après la chute paternelle. Il avait eu ce pressentiment dès le début de la Révolution ; il s’était promis à lui-même de n’avoir pas d’autre ambition. Bien plus, il avait pris à cet effet un engagement ; et cela dans de terribles circonstances.

Il était venu à Paris, récemment nommé lieutenant général, désirant ne point changer d’armée et demeurer aux côtés de Kellermann. C’était en 1792, peu de jours après les massacres de septembre. Il va chez Servant, ministre de la guerre, pour présenter sa requête. Il trouve Servant couché, malade, la tête dans un bonnet de coton, orné d’un large nœud de ruban jaune, — une fontange, disait-on alors, — et de fort mauvaise humeur. Il éprouve un refus très sec et se retire. Un homme était dans la chambre, le dos tourné, regardant par la fenêtre. Cet homme le suit, et l’aborde avec ces mots : « Ne vous inquiétez pas de cet imbécile, et venez me parler. — Qui donc êtes-vous, vous qui traitez ainsi les ministres ? — Danton. » Et Danton lui donne un rendez-vous.

L’anecdote a été souvent contée. Le prince a pris soin, beaucoup plus tard, après la Restauration, de l’écrire très au long.

Le rendez-vous eut lieu chez le garde des sceaux, déjà installé place Vendôme, au premier étage. Dans la même salle, en 1814, Louis-Philippe rencontrait le chancelier Dambray, qui, dit le prince, faillit tomber à la renverse, quand il entendit le récit de l’aventure et le nom du précédent interlocuteur.

« Demeurer à l’armée de Kellermann, dit Danton, n’est pas possible : le mouvement des lieutenans généraux est décidé. Vous irez avec votre frère, nommé lieutenant-colonel, et qui a bien mérité ce grade à Valmy, à l’armée de Dumouriez. »

Cette armée venait d’être séparée de celle de Kellermann. Le prince s’incline, mais non sans exprimer de vifs regrets. L’armée qu’il va quitter conserve plus de troupes de ligne, observe mieux la discipline. Mais Danton, et le fait est digne de remarque, le pressa de se rendre à l’armée de Dumouriez.

Il se retirait. Danton le rappelle par ces mots : « Vous en avez fini avec moi. Mais moi, je n’ai pas fini avec vous. Vous êtes bien jeune, quoique lieutenant général. — Je vais avoir dix-neuf ans ! — Vous êtes patriote. — C’est vrai, et ce sentiment domine tout dans mon cœur. »

La conversation se poursuit et bientôt le prince déclare que, dévoué à la cause de la liberté, il souffre de la voir déshonorée par la violence et le sang. On est au lendemain des massacres de septembre…

« Ah ! nous y voilà, dit Danton. Je sais que vous ne cachez pas vos sentimens, que vous en régalez vos auditeurs… Prenez garde pour vous et pour eux ! Ne savez-vous pas que ces gens-là étaient les ennemis de nous tous, que nous avons pris part à la Révolution, comme votre père, de votre famille ? Vous avez vu comme moi la liste abominable publiée à Coblentz. E. R. P. : écartelés, rompus, pendus. J’y figure ; votre père aussi. »

« Cette liste est apocryphe, tout le monde le sait, » riposte le prince. Et il maintient son jugement sur d’horribles représailles prises par avance, sans condamnation, contre des gens sans armes.

Danton, enfin (j’ai pu copier ces quelques lignes dans les pages nombreuses du manuscrit), s’écrie : « Savez-vous qui a fait les massacres de Septembre ? C’est moi. » Et, sur un mouvement d’horreur que le prince ne peut maîtriser : « Oui, c’est moi. Remettez-vous et écoutez tranquillement… Au moment où toute la partie virile de la population se précipitait aux armées et nous laissait sans force dans Paris, les prisons regorgeaient d’un tas de conspirateurs et de misérables qui n’attendaient que l’approbation de l’étranger pour nous massacrer nous-mêmes. Je n’ai fait que les prévenir… »

Il a dû voir, à la figure du jeune lieutenant-général, que l’argument semblait médiocre. Il en saisit un autre. « Je ne suis pas dupe, dit-il, de l’enthousiasme patriotique qui transporte notre jeune vertu ! Je crains ces changemens subits qui nous exposent à des terreurs paniques, à des sauve-qui-peut, même à des trahisons. J’ai voulu que toute la jeunesse parisienne arrivât en Champagne couverte d’un sang qui m’assurât de sa fidélité ; j’ai voulu mettre entre eux et les émigrés un fleuve de sang. »

La scène, l’aveu sont vrais, car le récit du témoin, est d’un ton sincère et minutieusement précis. Le Roi avait souvent raconté l’histoire à ses enfans, et je l’ai moi-même entendue redire un jour à Chantilly par Mgr le Duc d’Aumale, avec le terrible mot final.

Danton expliquait un acte abominable par de bien mauvaises raisons ! Quand des armées se rencontrent, elles sont vite séparées par un fleuve de sang : le combat marque bientôt entre elles cette affreuse frontière. S’assurer de la fidélité des siens, en essayant de les compromettre dans de préalables assassinats, est odieux et superflu. Danton avoue, mais ne justifie pas. L’audace n’est pas d’avoir accompli de tels actes : car il ne les a pas accomplis, mais laissé commettre. L’audace, c’est de les prendre à son compte.

Le reste de la conversation se passa en conseils de prudence politique et d’action militaire. « Vous me faites frémir, avait dit le prince. — Frémissez à votre aise, mais taisez-vous. On a les yeux sur vous. Votre père, simple député, ne marque pas autant dans les rangs de la Convention que vous dans ceux de l’armée. »

Ceci confirme ce que Louis-Philippe a toujours dit du peu d’importance du rôle politique de son père. Il n’y avait pas, a-t-il souvent répété, de parti d’Orléans.

Le jeune général ayant interrompu : « Comment faire taire le cri de ma conscience ? » Danton reprit : « On ne demande rien à votre conscience, sinon de ne point juger celle des autres. Enfermez-vous dans votre métier de soldat, sans vous occuper de nos actes, ni vous mêler de politique. Cela est essentiel pour vous, pour les vôtres, même pour nous, et surtout pour votre père… Emportez ces conseils à l’armée. Ils sont dictés par un intérêt sincère. Gravez-les dans votre mémoire, et réservez votre avenir. »


Le conseil : « Enfermez-vous dans votre métier de soldat, » était bon. Le Duc de Chartres l’a fidèlement suivi. Mais le pourra-t-il longtemps ? Où sont l’insouciance et la sécurité de conscience que lui donnait l’accomplissement de son devoir militaire ? Où sont les beaux jours de Valmy ? Malgré lui, d’autres pensées l’assiègent. Il sent peser sur lui le crime de son père. Il doute de l’avenir pour son pays et pour les siens.

Et d’abord, au camp de Dumouriez, il n’est plus seul et détaché de tout : il a charge d’âme. Sa sœur Adélaïde, amie et conseil de toute sa vie, est venue, accompagnée de Mm# de Genlis, se mettre sous sa protection. Celle qu’il s’amusait, si peu de temps avant, à appeler la citoyenne Adèle Egalité, est proscrite, fugitive, émigrée : les Mémoires de Mme de Genlis nous disent à la suite de quelles aventures.

La gouvernante avait souvent offert de conduire ses élèves à l’étranger : proposition écartée, dit-elle, par peur de nuire à la fatale faveur populaire de la maison d’Orléans. Cependant, au commencement de 1792, Louis-Philippe-Joseph avait autorisé un séjour en Angleterre : Mme de Genlis, Adélaïde et Paméla étaient parties. Elles s’étaient d’abord installées à Londres dans une maison achetée par le prince, puis à Bury. Elles recevaient d’assez nombreuses visites, surtout celles de Sheridan, qui s’était épris de Paméla. Cette charmante et mystérieuse personne ressemblait beaucoup à l’épouse que l’illustre écrivain venait de perdre. Cette ressemblance, par malheur avait frappé aussi lord Edward Fitzgerald, fort amoureux jadis de Mme Sheridan ; et celui-ci devint l’heureux fiancé de Paméla, ayant, une fois au moins, supplanté le pauvre grand homme.

Tout à coup, en octobre, Louis-Philippe-Joseph avait rappelé sa fille. Le décret de la Convention contre les émigrés avait paru ; le délai de rentrée était fixé et une menace de mort suspendue sur cette tête innocente. L’ordre du père fut exécuté trop tard et le délai légal dépassé de quelques jours ; Mme de Genlis a raconté par suite de quels étranges incidens.

Une tentative d’enlèvement de la princesse devint manifeste. Des postillons entre Londres et Douvres prirent délibérément une fausse route. Des amis inconnus avaient, au passage des voitures, crié en français : « On ne vous conduit pas à Douvres. » Les cris des voyageuses avaient ameuté le peuple d’un village fort distant de la vraie route, et les postillons, le coup manqué, avaient dû, à contre-cœur et fort lentement, reprendre le chemin de Londres, où Mme de Genlis, la princesse Adélaïde et la belle Paméla reçurent l’hospitalité chez M. Sheridan. Celui-ci, quelques jours plus tard, voulut les accompagner à Douvres. La mer était furieuse, mais le vent favorable, et le navire, enlevé sur les vagues, les jeta, « en cinq quarts d’heures et douze minutes, » sur la côte française. On pense au beau tableau de Turner : Départ du paquebot de Douvres, par gros temps.

À Calais, le retour de Mlle d’Orléans avait été joyeusement acclamé par la foule : dernier hommage ! De poste en poste, on arrive à Paris. Au Palais Royal, Louis-Philippe-Joseph accueille les trois voyageuses ; ses traits expriment la tristesse, l’inquiétude, la fatigue. Il a envoyé un messager, les invitant à rebrousser chemin. On ne l’a rencontré qu’à Chantilly ; et Mme de Genlis a voulu passer outre. Il faut repartir au plus vite. Aller où ? Il serait dangereux de retourner en Angleterre. Les Flandres sont occupées par nos armées sans être encore annexées à la République. Chartres est général, Dumouriez est un ami : pour ces raisons, la princesse fugitive, sa compagne et sa fidèle gardienne s’en iront le lendemain matin demander asile auprès du camp de Dumouriez.

Mais le soir, — admirons le calme, et aussi l’infatigable santé des héroïnes de ce temps sinistre, — Mme de Genlis, inquiète de l’air consterné du Prince, fait part de ses craintes à son mari. Le capitaine des gardes a perdu son dernier hallebardier ; en revanche, il est devenu collègue de son maître à la Convention. « Le Duc d’Orléans obéit aux plus mauvais conseils, dit-il. Il se perd. — Et vous ? — Oh ! ne craignez rien et ne voyez pas les choses en noir. Robespierre et sa bande sont trop médiocres pour garder longtemps le pouvoir. » Et le mari et la femme, sans plus se troubler du présent ni de l’avenir, — elle descendant de sa chaise de poste, — s’en vont passer leur soirée à l’Opéra, où se donne le ballet de Lodoïska !

Le lendemain, au départ, trouvant le Prince plus sombre et plus consterné que jamais, Mme de Genlis risque quelques conseils. « J’avais toujours, dit-elle, essayé de le modérer. » Il lui fit sa réponse habituelle : « Parlez-moi d’histoire ou de littérature. En fait de politique et d’idées modernes, vous n’êtes pas à la hauteur. »

Les fugitives arrivent sans trop de difficultés à Tournai. Elles y passeront cinq mois au milieu des armées, revenues de Hollande. Le Duc de Chartres n’est pas loin, avec sa division où Montpensier est capitaine. Bientôt Lord Edward vient réclamer sa fiancée ; le mariage est célébré, et Paméla, devenue lady Edward Fitzgerald, part entourée des vœux de son amie proscrite. Elle n’a plus d’autre appui que son frère, et celui-ci n’a plus d’espoir qu’en Dumouriez.

Mais Dumouriez lui-même est devenu suspect. Il a suffi pour cela qu’il allât à Paris pendant le procès du Roi et essayât de le défendre. Chartres voit son chef, qu’il aime, menacé du sort de tant d’autres brillans soldats. Depuis longtemps La Fayette est enfermé à Olmutz ; le pauvre vieux Luckner est en prison ; Montesquiou en fuite ; Biron déjà suspect, bien qu’il combatte la Vendée. À l’armée de Belgique, armée qui ne peut faire de grands progrès, — car elle manque de tout, — paraissent, avec des figures sévères, les délégués de la Convention.

Le jeune général, souffrant, s’étant mis au lit au deuxième étage, dans la maison qu’habite sa sœur à Tournai, entend, à travers le plancher, un bruit de grosses bottes et de voix impérieuses ; les délégués ont forcé la porte et pénètrent dans le salon de sa sœur. Ce sont des jacobins, Proly, Pereira et Dubuisson. Ils s’installent bruyamment ; ils rédigent un procès-verbal qui paraîtra dans le Moniteur du 3 avril 1793, où ils déclarent avoir fait comparaître le général, ce qui est inexact. Il paraît que les malheureux furent guillotinés plus tard, comme complices !

Un soir, — c’était le 22 mars, — dans le « grand bâtiment de Sainte-Gertrude de Louvain, » le général Dumouriez s’enferme avec le Duc de Chartres. Il n’oublie pas, dit-il au Prince, un entretien que tous deux ont eu précédemment à Anvers. Louis-Philippe, attaché à la ligne de conduite qu’il s’est tracée, l’avait ce jour-là signifiée à son chef. « Laissez-moi tout entier à mon devoir militaire, avait-il dit, et ne me demandez jamais aucune coopération politique. » Entre eux, cette convention avait été jurée, Dumouriez ne l’oublie pas ; il veut cependant que le Prince sache tout ce qui se passe. Déjà la situation militaire lui est connue : la France est en guerre avec toute l’Europe, sauf quelques pays assez vaguement neutres, la Suède, le Danemark et, Dieu merci, la Suisse, « car elle couvre nos régions les plus vulnérables ; » puis les républiques aristocratiques de Gênes et de Venise. Un assaut général se prépare. Quand l’Angleterre s’en mêlera, la guerre deviendra « en quelque sorte circulaire, » cette puissance pouvant faire débarquer des forces sur celle de nos côtes qu’elle choisira.

Ce n’est pas tout. La guerre civile commence ; la Vendée se soulève. Que peut opposer la Convention ? Quelques troupes mal entretenues, indisciplinées, découragées par de récens échecs comme celui de Neerwinden. À défaut de troupes, elle lance d’horribles menaces sanguinaires, comme en contient le récent projet de Cambacérès, dignes des gens que l’on appelle déjà « les buveurs de sang. »

La nuit s’avance. Représentons-nous deux hommes assis auprès d’une table ; deux visages éclairés par une chandelle dans un coin de la grande salle obscure et silencieuse de Sainte-Gertrude de Louvain.

« Que faire ? continue le général. Il faut pourtant sauver la France. Les Vendéens sont trop purement religieux et royalistes : ils n’entraîneront pas le reste du pays. Mais on peut s’entendre avec leurs chefs. Je les connais. J’ai commandé à Niort en 1790, et j’ai eu avec eux des entretiens. Gensonné, le Girondin en avait eu aussi. Ils tiennent avant tout au Roi, s’ils le voient sur le trône, ils accepteront tout : même une Constitution. La preuve, c’est qu’ils n’ont pas protesté contre l’œuvre de l’Assemblée nationale ; ils n’ont pas bougé, tant que le Roi a été vivant. Il meurt, et leur révolte éclate.

« Enlevons donc au Temple le fils de Louis XVI. Proclamons-le Roi dans un de nos camps. Et nous donnerons à la Vendée le Roi, à la Nation la Constitution de 1791.

« Il faut pour cela, dit encore Dumouriez, que mon armée soit tenue en rapport avec les armées insurgées de l’Ouest, avec celles qui pourront se former dans le Midi.

« Et il faut d’abord qu’elle existe, et que je ne sois pas écrasé. Vous savez comme moi où nous en sommes. Nous sommes hors d’état de soutenir un combat de quelque importance. Rien n’empêche les Autrichiens de s’insinuer entre nous et la frontière de France. Ils n’ont qu’à marcher droit sur Ath, Mons et Tournai. Le moindre désastre qui puisse nous frapper sera la perte de notre artillerie.

« Aussi, poursuivit le général, sa voix s’abaissant jusqu’à n’être plus qu’un murmure, j’engage une conversation avec le prince de Cobourg. Rassurez-vous, je ne lui ai pas demandé une coopération. Elle nous serait funeste. Mais seulement un armistice. Il sait que je replierai mes troupes, rappelant les garnisons qui sont encore en Hollande et resterai en deçà de la frontière française que lui-même n’essaiera pas de franchir. Il sait que j’enlèverai le jeune prisonnier du Temple, et le ferai roi de France sous le nom de Louis XVII. La Constitution de 1791, remise en vigueur, mettra fin au régime de violence et de sang, et assurera au pays la liberté, la prospérité et la paix.

« J’ai voulu que vous n’ignoriez rien, ajoutait le général. J’estime heureux pour vous que vous soyez séparé de votre père, étant donnée « la déplorable position qu’il a prise dans la Convention Nationale. » Je respecte malgré tout votre piété filiale et ne vous demanderai jamais rien qui puisse la froisser. Au reste, je ne sollicite de vous dans mes projets politiques aucune collaboration. Restez à votre poste, faites votre devoir d’officier et soyez discret : c’est tout ce que je vous demande. »

Nous avons résumé, à l’aide de la mémoire, quelques traits de ce discours fort long. Nous avons copié, en ayant obtenu la permission, la réponse du Prince :

« Je n’avais pas, dis-je à Dumouriez, à examiner les mesures déjà prises ni les projets qu’il venait de me faire connaître. Il savait que c’était au gouvernement de la Convention nationale que j’attribuais les maux que la France souffrait déjà, et les malheurs plus grands encore que la continuation de cette odieuse tyrannie me paraissait devoir attirer sur elle. Mais désillusionné comme je l’étais des lois, des théories gouvernementales dont j’avais été enthousiasmé antérieurement, je m’étais décidé à me renfermer exclusivement, comme il me demandait de le faire, dans l’accomplissement de mes devoirs militaires. Il n’y avait plus pour moi en France de position tenable qu’à l’armée, ni d’autre rôle qui pût me convenir que celui d’un soldat dévoue à son pays. Je voulais donc suivre ou subir le sort de l’armée dans toutes ses phases, et j’étais résolu à ne pas m’en séparer, tant que je n’y serais pas contraint par une nécessité absolue.

« Je le remerciai de la confiance qu’il me témoignait et je lui promis de lui garder le secret. Il n’y eut jamais d’autre pacte que celui-là entre le général Dumouriez et moi. »

Personne ne doutera de l’affirmation de cet honnête homme. Comment jugera-t-on sa conduite ? Il faut le reconnaître d’abord : les projets de Dumouriez ne servent aucunement l’intérêt personnel de Louis-Philippe et les prétendues ambitions de la maison d’Orléans. Il s’agit de mettre sur le trône le fils de Louis XVI. Le prince est demeuré ennemi, — il le sera toute sa vie, — de l’émigration. Négocier avec Cobourg le révolte ; il ne le fera jamais. Cependant il a reçu la confidence de son chef. Est-il obligé de trahir ce chef ? De livrer le secret, de livrer Dumouriez lui-même à la Convention ? À la Convention qu’en ce moment même Louis-Philippe estimait coupable de la ruine de son pays et du déshonneur de son père ! Il écrit à ce dernier, lui exprimant son chagrin et ses inquiétudes. La lettre est saisie au camp. Il se tait. Il continue à exécuter les ordres, à faire silencieusement son service.

Mais les événemens se précipitent. À Paris, le rapport de Cambacérès propose la condamnation de tous les Bourbons. Dans le Nord, Dumouriez a ordonné la retraite ; ses troupes sont aux environs de Saint-Amand, près de Valenciennes.

Pendant un dîner, arrivent les lettres de Paris. « Voilà votre affaire, dit Dumouriez : vous êtes proscrit. — Je reste donc comme auparavant à l’armée : elle est mon seul refuge.

— Vous y êtes le bienvenu. — Soit : Vous voudrez bien, mon général, envoyer en lieu sûr ma sœur et Mme de Genlis.

— Certainement, mais à qui les confier, sinon à Quasdanovitch ? » C’est le nom du lieutenant de Cobourg.

Que faire, en effet ? Chartres s’occupe encore de son frère Montpensier ; il est à l’armée du Var, avec Biron. L’a-t-on prévenu ? Un officier a été chargé de cette mission : il arrivera tout juste à temps pour voir arrêter Montpensier.

Le lendemain matin, ils se rendent aux cantonnemens. Les commissaires de la Convention Lamarque, Quinette, Publicola Chaussard, ont harangué les fédérés et les ont emmenés à leur suite. Les deux généraux mettent leurs chevaux au galop et rattrapent la colonne ; elle se retourne et tire sur eux. Il faut fuir, Dumouriez perdant ses étriers, prenant les crins. Cette fuite éperdue les jette dans un poste autrichien.

Ils s’arrêtent ; un repas leur est offert. Arrivent à ce poste autrichien des officiers de Dumouriez. « Revenez, disent-ils, tout peut être sauvé. Une grande partie de l’armée tient pour vous.

— Le puis-je ? répond le général. Ne suis-je pas prisonnier ? »

À ce moment Mack, si célèbre plus tard, se présente. Le prince de Cobourg l’envoie : il déclare laisser aux Français toute liberté. Ceux-ci repartent donc et courent à un petit camp près de Brouilh. Le petit camp crie : « Vive Dumouriez ! » L’artillerie est tout près, à Rumegies. Ils s’élancent vers Rumegies. Mais tout est parti, hommes, chevaux et canons. Et les régimens les abandonnent, même ceux qui, une heure plus tôt, criaient : « Vive Dumouriez ! »

Celui-ci, serrant les poings, s’écrie : « Eh ! bien, la Convention verrai — C’est tout vu, pour ce qui me concerne, dit le Duc de Chartres. Hors de la France et hors de son armée, je ne suis plus qu’un proscrit. »

Il trouve non sans peine une voiture pour sa sœur et Mme de Genlis, et les suit de Valenciennes à Mons, ayant pris congé du général. À Mons, il se présente à son parent l’archiduc Charles. Celui-ci s’efforce de le retenir ; les plus brillantes faveurs lui sont offertes. Louis-Philippe n’en accepte qu’une : la permission de s’en aller en Suisse. ;

Tel est le résumé fidèle d’un long récit. Dumouriez a conspiré. Louis-Philippe l’a su et n’en a rien dit. Que pouvait-il faire ? — Dénoncer son chef et se livrer lui-même à la Convention ? — Mais depuis la fin de 1792 il s’est attendu à être proscrit ; il l’a été en réalité : il avait même, on l’a vu, essayé de hâter cette proscription qui eût sauvé son père et mis les siens en sûreté. Et depuis le 21 janvier, la Convention lui fait horreur ! Son courage, sa piété filiale, son bon sens politique, son ardeur militaire n’avaient pu se relever de tels coups. Il était désespéré le 22 mars 1793 quand il reçut à Louvain les confidences de son chef. Il ne les trahit donc pas, mais ne s’y associe pas non plus, répétant : « Je suis soldat et je reste à mon poste, tant que je le pourrai. » Il ne fait pas autre chose pendant les folles galopades du 5 avril que suivre et obéir. L’a-t-on vu mettre au service des projets de Dumouriez les illustres relations de famille qu’il possède en Autriche, et qui, au premier mot, lui valent le plus chaud accueil et les propositions de l’archiduc Charles ? En aucune façon. Plus tard, avec son ton simple et honnête, il a écrit, et il en avait le droit : « Je ne rejoignis pas plus le drapeau de l’émigration de 1793 que celui de Gand en 1815. »

Ne jugeons pas à la légère la conduite des gens qui ont vécu dans ces temps effroyables ; mais démêlons le vrai, et ne leur prêtons pas des actes qu’ils n’ont pas accomplis.


Denys Cochin.
  1. Pendant une visite à Belmont-House, peu de temps avant la guerre, Mgr le duc de Vendôme avait bien voulu me permettre de prendre connaissance de quelques-uns de ses précieux papiers de famille, et de garder quelques notes qui m’ont été d’un grand secours pour la présente étude. Je prie Son Altesse Royale d’agréer mes remerciemens. Je les adresse aussi à mon vieil et cher ami le marquis de Lasteyrie, qui m’a ouvert les archives de son château de Lagrange.
  2. Fonds Beugnot.
  3. Voyez dans la Revue des 1er  et 15 avril 1913, La Duchesse d’Orléans et Madame de Genlis, par G. Buboscq de Beaumont et M. Bernos.
  4. « Vous me mandez-que vous m’avez toujours consultée. Vous savez que je ne l’ai été sur rien. Toutes les fois que vous m’avez annoncé quelque chose qui avait rapport âmes enfans, c’était toujours chose décidée. Les personnes qui les entourent ont été choisies par Mme de Sillery, comme cette Évelina qui est une fille publique et qui avait une fort mauvaise réputation avant d’entrer au service de ma fille. »
  5. A la Législative, il avait prononcé ces paroles : « Je ne crois pas que vos Comités entendent priver aucun parent du Roi de la faculté d’opter entre la qualité de citoyen français et l’expectative soit prochaine soit éloignée du trône… Si va » » adoptes l’article, je déclare que je déposerai sur le bureau une renonciation formelle aux droits de membre de la dynastie régnante pour m’en tenir à ceux de citoyen français. Mes enfans sont prêts à signer de leur sang qu’ils sont dans les mêmes sentimens que moi. » (Fonds Beugnot.)
  6. Il est possible que Louis-Philippe n’ait pas saisi toute la portée des réflexions du Roi. On lit dans le premier volume de Taine (p. 155, citation de Büchez et Roux, IV, p. 39) : « Le Roi disait en lisant pour la première fois la liste des députés : Qu’aurait pensé la nation, si j’eusse ainsi composé les notables de mon Conseil ? »
  7. Moniteur du 18 décembre 1792.
  8. Fonds Beugnot.