La Jeunesse de Goethe (Révoil)
LA JEUNESSE DE GOETHE
Le théâtre représente un salon élégant orné de tableuax ; des livres en désordre sur des étagères ; des instruments de musique ; des vases de fleurs, des coupes de forme antique, des amphores ; des divans, des coussins. La porte de ce salon s’ouvre sur un jardin dont on aperçoit les arbres ; elle est drapée avec un rideau, et l’on voit écrit au-dessus en lettres d’or : L’ELDORADO.
Scène PREMIÈRE
Entrez, ne craignez rien, madame la comtesse ;
Je suis maître au logis, car j’ai gagné l’hôtesse ;
Ma consigne est donnée, et nul ne viendra.
Truman !… J’hésite encore !
Entrez, ne craignez rien.
Est-il bien convenu que de ce belvédère
Nous disposerons seuls ?
À tout ce qui vous plaît ; avec beaucoup d’argent
J’ai fait capituler son esprit exigeant.
Elle voulait d’abord savoir pour quelle cause
Nous nous établissons céans…
Que tu n’as rien laissé percer de mon secret ?
Je ne le connais pas ; pouvais-je être indiscret ?
À Charlotte
Rien, absolument rien.
Ta prudence est extrême.
Qu’aurais-je dit ? Ma foi, je ne sais rien moi-même
De vos intentions.
Bon Truman !
On est bien écouté quand on paie au comptant :
J’ai triomphé de tout, selon votre ambassade,
Quinze jours, même un mois, notre hôtesse est malade ;
Et, pendant ce temps-là, gouvernant en son nom,
Moi, comme son cousin, je tiendrai sa maison.
Ici je recevrai chaque soir ces poètes
Qui remplissent Francfort par le bruit de leurs fêtes,
Et dans ce pavillon viennent se divertir ;
Ils n’y pourront entrer, ils n’en pourront sortir
Sans la clef que voici.
Précaution prudente.
Ai-je bien accompli vos ordres, commandante ?
N’as-tu pas oublié de demander pour nous
La liste où sont inscrits les noms des jeunes fous
Qui dissipent ici leur vie en jeux frivoles ?
La voici. Tout est là, jeunes fous, jeunes folles.
Il faut, pour être admis dans leur société,
Aux hommes le génie, aux femmes la beauté.
C’est en tête ; et les noms suivent : Lavater,
Schlegel, Schiller, Klopstock ; oui, la liste est complète.
Ma foi, si je connais un seul individu
Qui porte ces noms-là, je veux être pendu !
Mais, s’il en faut juger sur ce qu’a dit l’hôtesse,
Ce sont de bons vivans qui narguent la tristesse.
Et, savez-vous pourquoi dans cet appartement
Ils viennent chaque jour ?
Je m’en doute.
C’est qu’en face d’ici c’est le Conservatoire,
Où de jeunes beautés exercent leur mémoire
À roucouler des chants, à déclamer des vers :
On les voit du jardin, on s’élance à travers,
On leur cueille des fleurs, le soir, on se promène,
On se parle tout bas ; puis, ici, l’on amène
Celles qui savent plaire ; on chante, on joue, on rit.
On appelle cela des passe-temps d’esprit !
Et, chaque soir, ainsi le plaisir recommence
Couronné d’un souper entremêlé de danse
Madame Huner, l’hôtesse, assiste à tout cela ;
Et, pour la remplacer, c’est moi qui serai là ?
Sans doute, et, désormais je compte sur ton zèle
Pour ne plus recevoir aucune demoiselle.
Mot d’ordre très-moral, que nous respecterons.
Vois-tu, ta fille et moi, nous les remplacerons.
Ma fille et vous !
N’as-tu pas à mes soins confié Marguerite ?
Compte sur ma prudence.
Madame… pardonnez à la témérité
D’un ancien serviteur à l’ame indépendante,
Votre prudence, ici, me paraît imprudente.
Je le conçois, Truman.
De votre digne père, oui, par le vin du Rhin !
Par ce vin chaleureux, le sang de ma vieillesse !
Non, je ne comprends pas, madame la comtesse,
Que vous, vous qui sentez tout ce que vous valez,
Vous veniez vous mêler à ces écervelés.
Vous êtes femme enfin, quoique vous soyez veuve
Et libre, vous devez éviter cette épreuve,
Vous, l’honneur, vous l’orgueil d’une antique maison,
Vous qui portez couronne au-dessus d’un blason,
Vous belle et qu’en tout lieu le respect accompagne,
Si vous faisiez cela, que dirait l’Allemagne ?…
Écoute ; il en est temps… je veux te confier
Mon secret ; n’est-ce pas, je pourrai me fier
À toi ? Ton cœur est bon, et, si le mien m’égare,
S’il médite un projet imprudent et bizarre,
Quand ce cœur t’apprendra tout ce qu’il a senti,
J’en suis sûre, le tien sera de mon parti…
Ah ! si vous attaquez par là la citadelle,
Elle ne tiendra pas.
Ton cœur sera discret comme il est dévoué.
Muet comme un canon sur la place encloué !
Un secret qu’on reçoit, c‘est sa foi qu’on engage !
C’est l’honneur !
Six ans depuis ce jour, hélas ! sont écoulés,
On craignit pour ta vie.
Que je fus sur le point d’aller monter ma garde
Dans l’autre monde, et vous comme un ange qui garde
Le vieillard qui s’éteint, assise à mon chevet,
Vous écartiez la mort lorsqu’elle m’enlevait.
Vos vœux, vos soins touchans contre elle étaient des armes ;
Sur moi, pauvre être obscur, vous répandiez des larmes…
Ce souvenir est là !
Près de toi qui souffrais j’avais versé ces pleurs ?
Vos soins étaient pour moi.
Cachait d’autres tourmens !…
Vous étiez malheureuse !
Oui, moi que tu nommais ta sœur de charité,
J’allais près d’un mourant pleurer en liberté.
Et qu’aviez-vous, madame ?
Qu’il me fallait cacher.
Quoi ! même à votre père ?
À mon père surtout qui n’aurait pas reçu
Mon sacrifice immense. Hélas ! s’il avait su
Ma douleur ! un procès, chicane ténébreuse,
Où la probité même apparaissait douteuse,
Tu t’en souviens, alors, menaçait à la fois
La fortune et l’honneur de mon père ; et ses droits
Ne pouvaient le sauver. Son haineux adversaire,
Le comte de Barleim, aigri par la colère,
À nul arrangement ne voulait consentir ;
Il me vit, et lui-même offrit d’anéantir
Ses preuves contre nous…
Il n’était pas, ma foi, maladroit, le vieux comte.
De cet arrangement tu sais quel fut le prix ;
Je ne pouvais l’aimer ; et pourtant je compris
Qu’il me fallait sauver l’honneur de ma famille.
Oh ! c’était bien cela ! c’était bien, noble fille !
Essuyant une larme.
Pardonnez cette larme au soldat endurci,
Qui se sent tout tremblant quand vous parlez ainsi.
Mon ame défaillit à cette heure suprême ;
J’eus de violens combat, hélas ! avec moi-même ;
Le devoir l’emporta ! Mais je le blasphémais !
Un autre cœur aussi fut brisé par moi !…
C’est vrai ; je me souviens qu’on parlait, à cette heure,
D’un jeune homme habitant près de votre demeure,
Et qui voulait pour vous se tuer, disait-on ;
Il avait disparu tout-à-coup du canton.
Ce jeune homme est sorti radieux des ténèbres.
Poète ! il est célèbre entre les plus célèbres ;
Esprit dominateur, génie universel,
Il explique la terre, il devine le ciel ;
L’Allemagne en est fière, et l’Europe le nomme !
Aujourd’hui ce jeune homme, ami, c’est un grand homme ;
Oui, celui qui m’aima, celui qui m’est si cher,
C’est Goëthe, c’est l’auteur de Faust et de Werther.
Werther… mais je connais ce nom-là ; c’est un livre
Tout de feu, qui nous brûle au cœur et nous enivre
Comme du Kirsch-wasser ; oh ! je puis m’en vanter
J’ai bien senti cela !
Celle qu’il peint si pure en ses pages de flamme,
C’est moi… moi qui l’aimais et qui brisai son ame.
Mais, c’est juste ! c’est vous ; elle a le même nom :
Charlotte !… il vous aimait à perdre la raison.
Oh ! je le savais bien ! quand, pour sauver mon père,
Il fallut prononcer un mot qui désespère…
Un mot qui tue : Adieu ! je voulus le revoir,
Lui dire, avec amour, courage et désespoir,
D’oublier à jamais ces douces rêveries,
Qui nous venaient le soir sur les rives fleuries
En regardant le ciel, où tous deux nous voyions
Nos étoiles d’amour marier leurs rayons.
(Doux présage détruit !) Dans la fraîche vallée
De Willeim, je le vis, au détour d’une allée,
L’œil égaré, livide, une arme dans la main.
Il priait… je comprends son horrible dessein ;
Je m’élance vers lui… mais son bras me repousse,
Et sa voix que ses pleurs semblaient rendre plus douce,
Me dit : « J’aurais vécu si vous ne m’aimiez pas,
» Si vous m’aviez trompé !… Mais vous m’aimiez ; hélas !
» Heureux de notre amour, nous étions l’un à l’autre,
» Sans mon consentement, Charlotte, et sans le vôtre,
» On nous a désunis ; c’est la fatalité !
» La vie est un cachot, la mort la liberté ! »
Dans mon égarement, alors, je crus comprendre,
Que de mon propre amour je devais le défendre :
En délire, oubliant que je me tuais, moi,
Je m’écrie : « Oh ! vivez ! car j’ai trahi ma foi !
» À vous abandonner je ne suis pas forcée ;
» La fortune et l’orgueil ont séduit ma pensée.
» Je ne vous aime plus !… » Il me crut ; malheureux !
Oh ! nous étions alors insensés tous les deux !
Son regard me glaça, j’eus peur de son sourire !
Il partit… et jamais, dans six ans de martyre,
Je n’ai pu le revoir !
Vous êtes libre enfin, il vous aime, espérez.
Oui, je le reverrai peut-être… mais son ame…
Son ame a bien changé !
Qui vous l’a dit, madame ?
Aigri par le malheur qui l’avait abattu,
Je sais qu’il a perdu sa foi dans la vertu ;
Qu’il ne croit plus à rien ; qu’égaré par le doute,
Il blasphème l’amour et suit la fausse route
Des plaisirs corrompus… pourtant, j’espère encor.
Mais qui vous a donné ces détails sur son sort ?
Ta fille Marguerite ; elle avait pour amie
Une élève de chant de cette académie,
Qui venait quelquefois se faire entendre ici.
Ici ! Mais Marguerite y venait-elle aussi ?
Non, non, je ne crois pas… Maintenant, tu devines :
Un habit villageois, et, comme deux cousines,
Ce soir, ta fille et moi, nous nous présenterons
À Goëthe, à ses amis, et nous demanderons
D’être admises par eux à ce Conservatoire
Comme élèves.
J’entends ! Oh ! l’excellente histoire !
Sous ce déguisement lui plaire, puis le voir
Revenir, en m’aimant, à l’amour, au devoir ;
Aux rêves du passé le faire croire encore,
Lui rendre mon amour qu’il maudit, qu’il ignore ;
Voilà ce que j’espère… et j’ai compté sur toi !…
Je suis votre vassal, et vous êtes mon roi.
Mais ils vont arriver peut-être ; l’heure approche.
Tiens, reprends cette liste, et mets-la dans ta poche ;
Ceux qui ne sont pas là n’entreront pas ici.
Suffit, j’ai tout compris, oh ! n’ayez nul souci.
Bon Truman ! maintenant, fais venir Marguerite,
Afin qu’un autre habit me déguise au plus vite.
Hâtons-nous.
Et je crois faire encor la guerre de trente ans.
Scène II
Comme il a bien compris mes sentimens de femme !
Le peuple a des instincts pour ce qui vient de l’ame.
Un serviteur fidèle, oh ! c’est presque un ami !
En lui parlant, mon cœur tremblant s’est affermi !
Par le bras d’un vieillard la route m’est frayée
En ce hardi projet dont j’étais effrayée
J’ai foi… mais cependant si j’allais échouer !
Si Goëthe et ses amis allaient me bafouer !
Mon Dieu ! si, lorsqu’à lui je me ferai connaître,
Il était sans pitié, sans croyance peut-être…
Ah ! c’est jouer la vie et l’honneur ! pour ce cœur
À lui, durant six ans, s’il était froid, moqueur !
Car l’homme est ainsi fait ; il se lasse, il oublie ;
Il n’aime pas toujours ; et c’est une folie,
Hélas ! que nous faisons, pauvres femmes, d’aller,
Le jugeant d’après nous, à lui nous rappeler !
Notre premier amour, le seul vrai dans la vie,
N’est qu’une erreur pour lui d’autres amours suivie !…
Mais Goëthe est-il ainsi ? son ame, ardent foyer,
Qui comprend l’infini, qui peut s’y déployer,
N’a-t-elle rien gardé du feu qui nous enivre ?
Lui, qui donne la vie, a-t-il cessé de vivre ?
Non, le soleil rayonne en répandant le jour.
Le génie, ô mon Dieu, doit comprendre l’amour !
Oui, Goëthe doit aimer, espérons… plus de crainte !
Dieu me protégera ; car ma tendresse est sainte.
Soyons forte, étouffons tout penser importun !
La gaîté me viendra sous ces habits d’emprunt,
Comme elle vient au cœur de la jeune grisette,
Je prendrai son esprit en prenant sa toilette.
Marguerite !…
Scène III.
Un costume charmant ! comme il va vous flatter !
Que vous serez jolie avec cette parure !
Oh ! je vous vois déjà, vous si belle, et, je jure
Que le cœur qui tiendra contre vous sera fort !
C’est là l’habillement des filles de Francfort ?
Oui, Marie a fourni la toilette complète.
Marie ? elle t’a fait connaître monsieur Goëthe ?
Et puis monsieur Schlegel, qui la faisait chanter.
Sa voix est-elle belle ?
Elle peut s’en vanter.
C’est un fameux talent, et très-bonne petite ;
Un jour elle me dit : Viens ce soir, Marguerite,
Nous nous promènerons dans le jardin, là-bas ;
Monsieur Schlegel viendra nous chercher, tu verras
Ce que c’est qu’une fête.
Et tu cédas, je gage ?
Dam ! on est curieuse ! et quand on vous engage…
Mais vous-même, madame…
Je suis veuve, je puis… et tu sauras plus tard…
Mais, toi que j’ai fiancée et qui seras la femme
De ce bon Valentin, brave fermier…
Oh ! je l’aime beaucoup ce pauvre Valentin !
De mon amour sans doute il doit être certain ;
Mais on peut bien pourtant, avant qu’on se marie.
Prendre quelque plaisir, comme disait Marie
Lorsqu’elle m’engageait, et que je la suivis.
Que c’était amusant cette fête !
Et tu vis ?
Je vis et j’entendis, c’était un vrai miracle !
Ces messieurs nous parlaient comme on parle au spectacle :
Regarde à cette porte, au-dessus du rideau,
Me dit monsieur Schlege ; je lus : l’Eldorado.
Ah ! je ne comprends pas ce que cela veut dire !
Alors tous ces messieurs, en éclatant de rire,
Cela veut dire, enfant : le paradis d’amour !
L’on soupa, l’on chanta, l’on dansa jusqu’au jour.
Et que faisait-il, lui ?
Il me donnait le nom de sa petite femme,
Comme fait Valentin.
Ne t’a-t-il pas parlé, Marguerite ?
Lui ?… qui ?…
Monsieur Goëthe.
Monsieur Schlegel me fit chanter une ballade.
Je le vois, tu n’as pris garde à rien.
Je tremblais, j’avais peur, oh ! mais, certainement,
Aujourd’hui, près de vous, je serai plus hardie ;
À mon tour je saurai jouer la comédie.
Comme j’intriguerai tous ces beaux messieurs-là
Lorsque vous aurez mis cet habit que voilà.
Sous ce déguisement qui me métamorphose,
Je ne suis plus pour toi que ta cousine Rose ;
Devant tous ces messieurs tu dois me tutoyer ;
Tiens, commence à présent pour ne pas l’oublier.
Allons, je le veux bien, si cela vous arrange.
Vous serez… tu seras aussi belle qu’un ange
Sous ce charmant bonnet.
Mets la jupe.
Voici.
Mais, chut, j’entends marcher.
C’est mon père.
Scène IV.
L’ennemi qui s’avance ;
Garde à vous ! garde à vous !
Allons, de la prudence.
Passons dans cette salle.
Et, surtout, fermez bien.
Si l’on t’offre du vin, Truman, n’accepte rien ;
Tu le sais, quand tu bois, tu trahis ta pensée ;
Sois sage, vieil ami.
Elles sortent par la porte latérale.
Scène V.
Elle a raison… Le vin, c’est l’amour du vieillard ;
Mais si j’en bois deux coups, ma pauvre tête part.
Attention ! le vin pourrait nous tendre un piège !
Veillons sur nous, Truman, comme en un jour de siége !
Ferme et fidèle au poste ! et bouteille en respect !
Le vin qu’on boit ici doit être un vin suspect ;
Bouteille, on n’entre pas ; vous n’êtes pas des nôtres !…
Scène VI.
Comment ! on n’entre pas !
TRUMAN
Je m’adressais à d’autres.
Messieurs ; mais maintenant, c’est à vous que je dis
Que, si sur ce papier vos noms ne sont écrits,
Vous ne passerez pas.
Mais, mon bon invalide…
L’invalide, messieurs, à son poste est solide.
Où donc madame Huner a-t-elle passé ?
Dans son lit, bien malade ; et c’est moi, désormais,
Moi, son cousin, qui dois la remplacer. J’ai l’ordre
De demander vos noms.
Ouvre-nous le passage,
Et laisse entrer Platon.
Platon ! sur ce papier je ne vois pas ce nom.
Et Méphistophélès.
Métipo…
L’imbécile !
Mais quel diable de nom !
Lavater, le voilà ; Goëthe, c’est moi.
Il fallait vous nommer d’abord par votre nom :
Et maintenant, je suis tout à votre service ;
Qu’ordonnez-vous ?
Qu’il lui faudra, ce soir, surpasser ses talens :
Des vins exquis ! des fruits et des mets succulens !
Et les plus belles fleurs pour ces charmantes filles
Qui viennent parmi nous comme dans leurs familles,
Nous charmer par leurs voix, nous prodiguer leurs dons ;
Dons du ciel ou d’enfer, par qui nous nous perdons.
Doux écueil, Lavater !…
Où périt la jeunesse.
Et tant mieux ! si l’oubli peut venir dans l’ivresse !
À Truman.
Et toi, prends cette clef ; c’est celle du jardin ;
Cours en ouvrir la porte ; allons, mon vieux, afin
Que, lorsque du souper l’heure sera venue,
la beauté puisse entrer ici par cette issue.
Je vous comprends, messieurs, on vous en fournira !
Cette clef, je l’empoche, et bien fin qui l’aura !
Scène VII.
Ta gaîté me fait mal, cher Goëthe ; en conscience,
C’est un masque d’emprunt.
Qui de tous tes amis viendra te dépouiller !
Dans les replis du cœur pourquoi veux-tu fouiller ?
C’est un don malheureux que ta seconde vue ;
L’homme n’a plus pour toi de pensée imprévue ;
Si son cœur saigne et cache un sentiment cruel,
Sur sa plaie aussitôt tu passes ton scalpel.
Tu découvres en nous, par tes fatals systèmes,
Les mystères d’un mal ignoré de nous-mêmes.
Peux-tu les ignorer, toi qui les peins si bien,
Ces mystères d’un cœur qui ne croit plus à rien ?
Toi, qui contre l’amour, la gloire et le génie,
De Méphistophélès as jeté l’ironie ?
Tu souffres et toujours poursuis dans le plaisir
Une ombre de bonheur que tu ne peux saisir.
Et si tu disais vrai ? si, d’un mal qui torture,
Au sein des voluptés je traînais la blessure ?
Si j’étais malheureux !… Oh ! tu me raillerais
Comme Schlegel !
Car je suis ton ami sincère, et tu l’oublies ;
C’est pour toi que j’assiste à vos nuits de folies ;
Pour toi, génie élu, barde prédestiné,
Trop grand pour le souiller !… car je t’ai deviné.
Tu regrettes le ciel en t’approchant du gouffre,
Et je veux te sauver.
N’est-ce pas une erreur qu’on pourrait oublier ?
Le souvenir qu’on cherche à fuir nous fait plier.
Oui, quand nous sommes seuls peut-être ; mais ensemble
La douleur doit céder au plaisir qui rassemble.
Enivrons-nous ici de ces parfums divins
Que répandent les fleurs, les femmes et les vins !
Oublions ; et vers nous, qu’elles viennent, ces femmes,
Dont la beauté supplée au vide de leurs âmes !
À nous leurs premiers chants et leurs premiers succès:
D’un public ignorant préparons-leur l’accès !
Ami, faisons des vers pour ces enchanteresses ;
Si nous sommes leurs dieux, qu’elles soient nos prêtresses !
Demandons-leur l’amour en échange de l’art ;
Cueillons leur frais sourire et leur brûlant regard !
Que des sensations heureuses et choisies
Ici versent sur nous toutes leurs poésies !
Et, de l’humanité secouant le fardeau,
Vivons en immortels dans cet Eldorado
Je l’avoue, en honneur, tout système m’effraie.
Qu’y puis-je, Lavater, si ta parole est vraie ?
Si, pour ce cœur malade, inquiet et blasé,
La vie est désormais comme un vase épuisé ?
Gloire, fortune, éclat, tout me pèse et me lasse ;
Dans le vide perdu, je cherche en vain ma place ;
Je ne la trouve plus.
A desséché notre ame et la pousse à l’écueil,
Abreuvons-nous aux flots d’une source plus pure ;
Qu’à l’homme humble de cœur assigne la nature.
Au véritable amour, à 1a sainte amitié…
L’amour… je n’y crois plus !… l’amitié…
Ne la blasphème pas ! Je veux t’y faire croire.
Goëthe, ce sentiment est plus vrai que la gloire.
Ami, ton cœur est bon ; mais il n’a pas souffert.
Le livre du malheur me serait-il ouvert,
Si je n’y lisais pas avec les yeux de l’ame ?
Je t’ai compris… Tu fus trahi par une femme.
Par une femme !… oh ! non, par un ange !… Vois-tu,
En perdant son amour, j’ai perdu 1a vertu ;
Quand la foi dans le bien par le malheur s’expie,
On doute de Dieu même, et l’on devient impie !…
Oh ! ne réveille pas ce souvenir amer !
Il me tue ; et pourtant, je l’avoue, il m’est cher.
C’est à ce souvenir que ta gloire est unie ;
Si tu perdais l’amour, tu perdrais le génie ;
L’homme succéderait à l’ange qui s’enfuit,
Et tu verrais tomber tes ailes dans la nuit.
Silence ! c’est Schlegel, et je crains son sarcasme.
Il raille sans pitié l’amour, l’enthousiasme ;
De toutes les douleurs, implacable, il se rit ;
Toi, tu comprends le cœur ; lui ne croit qu’à l’esprit.
Scène VIII
Eh bonjour ! Comment vont vos doctes seigneuries ?
Toujours dans la tristesse et dans les rêveries ?
La fortune vous comble, et vraiment, elle a tort ;
Vous prenez ses faveurs, et vous boudez le sort ;
C’est ingrat. Quittez donc ces mines rembrunies ;
Daignez être mortels, ô nébuleux génies !
Acceptez les plaisirs qui semblent vous lasser…
Schlegel, nous t’attendions tous deux pour commencer !
Et pour commencer quoi !… point de vin, point de belles !…
Ah ! quand je n’y suis pas, vous en faites de belles !
Holà ! quelqu’un !
Scène IX.
Messieurs…
L’étrange original !
Notre hôtesse est malade…
Et c’est son sénéchal.
Bonne figure !… Allons, mon vieux héron sans houpe,
Sois agile… et, d’abord, à chacun notre coupe.
Quel ustensile est ça ?
Le verre où nous buvons.
Comme les dieux d’Homére avec qui nous vivons ;
N’est ce pas, mon cher Goëthe ?
Ah ! c’est comme au théâtre.
Trois coupes suffisaient, tu nous en donnes quatre.
Mais, c’est que… je croyais…
Vieux renard débusqué !
L’odorat s’attendrit à ce vin de Tokai.
Mais fuyons l’ennemi comme un soldat indigne ;
Ici, je ne dois pas boire, c’est ma consigne.
Scène X.
Schlegel, on ne vient pas ; serions-nous seuls ce soir ?
Non, Marie en passant, car je viens de la voir,
M’a promis d’envoyer cette belle petite
Qui nous vint l’an passé…
Qu’on nommait Marguerite ?
Oui, tu te souviens bien…
Quoi, cette enfant aussi ?
Comme de sa candeur Lavater prend souci !
Elle amène avec elle une jeune cousine,
Belle à mourir d’amour, qu’au théâtre on destine.
L’as-tu vue ?
Schiller court réunir nos amis.
Que nous serons nombreux ?
Le plaisir nous fuira, si tu prends cet air triste.
Allons, tends-moi ta coupe, et buvons tour à tour !
Pour moi, voici mon toast : aux femmes ! à l’amour !
Vous ?
À la poésie !
Ah ! bien !
À la science !
Ah ! bravo ! toasts menteurs, portés sans conscience,
Nous avons bu chacun pour autrui, c’est poli.
Mais ce n’est pas sincère, et Goëthe en a pâli :
Je bois aux femmes, moi qui suis sans courtoisie,
Montrant Goëthe.
Pour toi qui vis d’amour.
Qu’il célèbre.
Toi, pour lui, la science, il faut recommencer.
Qui réglera les toasts ?
Moi, pour tous je m’en charge ;
Remplis donc jusqu’aux bords la coupe quoique large.
Goëthe, boit à l’amour en amant malheureux.
À l’amour de Werther, à l’amour songe-creux ;
Non, je ne souscris pas.
Lavater boit, froid ! calme ! impassible ! à l’extase !
À ton tour maintenant, implacable railleur ;
Voyons, quel est ton Dieu ?
À la critique !
Il se lève la coupe à la main.
Qui m’élève au-dessus de la terreur publique,
Qui me fait vivre alors que vous mourez de faim,
Qui me rend votre égal et votre maître enfin ;
Grands hommes, créateurs inconnus !… le vulgaire
Vous juge d’après moi, car il ne vous lit guère ;
Et, je puis, me raillant de votre esprit si fier,
Vous accorder ta gloire ou vous terrifier.
Tu résumes pour nous la puissance infinie !
Oui, je suis un grand homme ! un homme sans génie,
D’accord ; mais, plus puissant, plus satisfait que toi.
Pauvre génie obscur, vassal qui te crois roi,
Moi, je vole à la gloire, heureux par l’analyse ;
Sans créer, sans souffrir, il suffit que je lise ;
Ce qui me manque en moi, je le prends dans autrui :
Mais toi, toi, pour créer un livre sans appui,
Tu tortures ton cœur, tu fouilles tes entrailles,
Et de ton crâne ouvert sort ton œuvre !
Mais on voit que tu sens malgré toi ton néant.
Qu’importe qu’on soit nain, si l’on paraît géant !
Géant sur une échasse, indigent parasite,
Qui s’assied au banquet des riches, qui s’invite.
Qui prend sans rien donner, l’esprit universel…
Oui, qui prend l’ambroisie et vous laisse le fiel.
Le critique est le ver du fruit et de la tombe !
Il attaque le fruit ; mais, lorsque le fruit tombe…
Le critique, vois-tu, c’est un être impuissant,
Qui ne sent pas au cœur le mouvement du sang !
Sous son scalpel glacé qui nous blesse et nous navre.
Il dissèque l’esprit, comme on fait d’un cadavre !
Du feu qui nous anime il n’a jamais brûlé ;
Au ciel où nous planons il n’a jamais volé.
En face de la gloire, ironique, insensible.
Il souille son foyer qu’il trouve inaccessible !
Au génie il en veut du talent qu’il n’a pas,
La vengeance est pour lui la justice, et d’en bas.
En nous voyant monter à nos sublimes voies,
Il ne peut deviner nos larmes et nos joies.
Son œil faible au soleil ne saurait regarder,
Son souffle aride éteint sans jamais féconder ;
Eunuque du génie et de l’intelligence,
Il voit avec l’envie et l’œil de l’impuissance
Ces célestes beautés triomphant de la mort
Qu’il ne peut posséder, et, dans sa rage, Il mord !
Halte là, c’est très-beau ; mais tu bats la campagne,
L’ennui va nous venir, si la muse te gagne.
Oui, nos projets, ce soir, me semblent déroutés.
Schiller n’arrive pas.
Sont en retard.
Scène XI.
Messieurs, messieurs, on vous demande.
Oh ! mon Dieu ! l’on dirait qu’i1 fait la contrebande !
Messieurs, peut-on entrer ?
Quel air mystérieux !
Il ne sait pas encor l’usage de ces lieux.
Deux jeunes filles…
Bon ! bravo, les jeunes filles !
Apercevant Marguerite. Marguerite, bonjour… Il amène Marguerite et Ckarlotte sur le devant du théâtre.
Mais, sont-elles gentilles ?
J’espère, mon enfant, que vous n’avez pas peur
Comme autrefois.
Oh ! non certainement, monsieur.
Tout bas à Charlotte.
Courage !
Avec le temps on prend de l’assurance.
Haut à Charlotte.
Lève la tête, allons !
Dieu ! quelle ressemblance !
Ne rougis pas ainsi.
Comme elle est belle !
Ravissante !
Que son regard me voit !… je tremble !…
Désire entrer, messieurs, à l’école voisine.
Vous pourrez, n’est-ce pas, la protéger un peu ?
Oh ! mais, certainement !
C’est son regard si doux, sa candeur ravissante !
C’est une illusion ; mais elle est bien puissante !
Tout ranime un espoir dont mon cœur se défend !
À Charlotte avec trouble.
Ne pourrait-on savoir votre nom, belle enfant ?
Rose.
Ce nom est frais comme votre visage…
Goëthe fait de l’idylle ! il lui parle en image !
Mais, c’est qu’elle est fort bien ! son air modeste émeut.
Oh ! comme vous voilà, philosophes ! l’on peut
D’un regard langoureux vous blesser, vous abattre.
Et vous vous destinez, mon enfant, au théâtre ?
Je devenais à charge à mon père indigent,
Et j’ai pensé pouvoir…
C’est bien vu.
Pauvre enfant !
À déclamer des vers ?
{{caché|À déclamer des vers ?}Elle va s’en défendre ;
Mais elle en sait, messieurs.
Exerçait ma mémoire…
Oh ! ce n’est pas très-beau
Ce que tu sais ; pourtant, dis toujours… plus tard, Rose,
Ces messieurs t’instruiront.
Je veux bien ; mais je n’ose !…
Elle a l’air un peu niais, ta cousine.
Que voulez-vous c’est jeune, et ça n’a qu’un bon cœur.
Tant pis, car, dans le monde où l’on veut prendre place,
On a besoin d’esprit ; quant au cœur, on s’en passe.
Quel blasphème. Schlegel !
Elle a la même voix !
N’est-ce pas une erreur ? je l’entends, je le vois !
Et quels seraient les vers que vous pourriez nous dire ?
Une scène de Faust.
De Faust !
Quelque chose de niais.
Goëthe, jette un sarcasme à ta célébrité.
Et quelle scène, enfant, savez-vous de ce drame ?
Celle de la prison,
À part.
Celle où se peint son ame !
Oh ! dites-la de grâce !
Allons.
J’aurai peur !…
Commencez, et je vous répondrai.
Comme on fait au théâtre ; il dira les répliques ;
Oh ! ce sera parfait ! mon cher Goëthe, tu piques
Ma curiosité !
Lavater, Marguerite ; ils vont jouer pour nous.
Marguerite et Lavater s’asseyent auprès de Schlegel.
Dans cette scène, il faut, permettez-le d’avance,
Vous presser sur mon cœur…
Oh ! mon Dieu !
Oh ! que nos mauvais jours enfin soient oubliés !
Reconnais ton amant ! il se jette à tes pieds !
De ton sombre cachot je viens ouvrir la porte.
C’est sa voix !… est-il vrai que je ne suis pas morte ?
Vient-il de me parler ?… n’est-ce qu’un souvenir ?
Loin de lui si long-temps qui put me retenir ?
Je suis libre ; il est là… c’est bien lui qui m’appelle !
Oui, c’est sa douce voix ! mon cœur se la rappelle !…
Viens ! dans la vie encor je veut suivre tes pas !
Me pencher sur ton sein, m’appuyer sur ton bras !
Après une pause.
Mais, non ; c’est un écho de ma sombre demeure ;
Cette voix bien aimée, hélas ! n’était qu’un leurre !
C’est l’enfer qui raillait l’espérance du ciel.
Oh ! je le savais bien, l’adieu fut éternel ;
Je ne le verrai plus !… que j’ai froid sur ces pierres,
Où nul rayon d’amour n’éclaire mes paupières !
L’amour s’est ranimé, regarde : je suis là.
Que parles-tu d’amour ? le devoir l’immola.
Oublions le passé, qui reste irrévocable.
Je voudrais l’oublier, mais le passé m’accable ;
Le cœur hésite à croire alors qu’il a douté.
On ne saurait revivre après avoir été !…
À l’espoir, au bonheur je veux en vain renaître ;
Je te vois et pourtant ne puis te reconnaître.
Suis mes pas !…
Je me sens attirée à toi comme une sœur !
C’est moi, ma bie-aimée.
Mes jours de désespoir de doute et de folie !
C’est toi, je suis sauvée, et je crois voir encor
Ces beaux soleils couchans, jetant leurs rayons d’or
Sur l’ombre du vallon où nous marchions ensemble !
D’amour et de bonheur, vois, tout mon être tremble !
C’est bien toi ! c’est bien toi !
Viens ! ô viens !
De te sentir ainsi ! demeure à mes genoux !
Oh ! ne t’éloigne pas !
Hâtons-nous ; l’heure passe.
Et qu’importe pour nous et le temps et l’espace ?
Ces purs ravissemens qu’autrefois tu compris,
Dans l’absence ton cœur les a donc désappris !
Quoi ! pas un doux regard ? quoi ! pas une parole,
Comme j’en entendais jadis !… mon ame est folle !
Oh ! tu ne m’aimes plus ainsi que tu m’aimais !
Je le sens, entre nous le monde est désormais ;
Le monde a pris ta vie, hélas ! il nous sépare ;
À tous ses faux plaisirs il t’entraîne, il t’égare ;
Le monde t’a séduit par cet éclat moqueur
Qui fait briller l’esprit en étouffant le cœur.
Oh ! reviens à l’amour, l’amour vaut le génie ;
C’est le rayon du ciel dont notre ame est bénie,
La lumière du jour, l’étoile de la nuit ;
C’est, dans ces sombres murs, la clarté qui me luit.
S’est-il éteint en toi, l’amour ?
Non, car je t’aime !
Comprends-tu bien l’écho que rend ce mot suprême ?
« Je t’aime ! » tu l’as dit… mais ce mot tout-puissant
A-t-il ému ton cœur ? a-t-il brûlé ton sang ?
A-t-il fait pénétrer l’ivresse dans ton être ?
Quand tu l’as prononcé, tu me raillais peut-être !
Ton cœur me semble froid, muet à nos amours !…
Oh ! qui me l’a ravi ce cœur ?…
Tu l’as toujours.
Il la presse sur son cœur.
Mais c’est jouer, ma foi, d’une manière neuve !
Elle a du naturel.
Oh ! mon Dieu, cruelle épreuve !
Le trouble de mon cœur avait saisi le sien,
Elle semblait émue !…
N’est-ce pas que c’est bien ?
Elle joue à ravir.
Elle est vraiment artiste !
Mon enfant, parlez-moi ; vous avez l’air bien triste.
C’est que je suis, monsieur, une fille des champs :
J’ai peur du monde, on dit qu’il est plein de méchans.
Mais on y trouve aussi des amis ; vous, si belle,
Vous devez le savoir.
Son accent d’autrefois !
Parlé d’amour ?
Jamais.
Si je vous le disais ?
L’amour des grands pour nous est un jeu dérisoire ;
Ce n’est qu’un passe-temps.
Oh ! vous me jugez mal.
À part.
La candeur est empreinte à son front virginal !
Qu’elle est belle, ô mon Dieu ! que ne peut-elle lire
Dans ce cœur où sa vue a jeté le délire !
Oui, je l’aime, je sens, car elle m’a rendu
L’image d’un passé que je croyais perdu !
Comme Goëthe est érnu ! l’on voit que son cœur flotte ;
On dirait que Werther va retrouver Charlotte !
Charlotte !… que dit-il ?… me reconnaîtrait-on ?…
Non, tout m’effraye, un mot, un geste, un faible son !
Scène XII.
J’ai commandé, messieurs, à vos ordres fidèle.
Un souper qui sera des soupers le modèle ;
Le chef de la cuisine est dans son coup de feu ;
Il larde les faisans, met le saumon au bleu,
Nourrit d’un jus exquis la choucroûte qu’il beurre ;
Et vous serez servis dans une petite heure.
Une heure ! mais ce temps perdu pour le plaisir.
C’est tout un siècle enfui qu’on ne peut ressaisir !
Et, si vous m’en croyez, gentille Marguerite,
Nous nous rendrons au bal.
Mais, oui !
Pour la première valse ; ici nous reviendrons
Avec tous nos amis.
C’est bien pensé, partons.
L’effrontée ! elle irait avec ces bons apôtres !
Je la suivrai de près.
Werther est-il des nôtres ?
Non, je demeure auprès de Charlotte.
Comment !
Je dis que, si j’obtiens votre consentement,
Je ne sortirai pas… à moins que cette fête
N’ait pour vous quelque attrait ?
Je ne vais pas au bal.
Ils sont d’accord tous deux. Allons, suis-nous, mon cher.
Qui ? moi, te suivre au bal !
Il ne faut pas troubler ce tête-à-tête intime.
Il sort en entraînant Lavater et en donnant le bras à Marguerite.
Scène XIII.
Nous sommes seuls enfin ; je puis l’interroger.
S’approchant de Charlotte.
Comme on parle à l’ami qui veut nous protéger,
Dites-moi si l’amour a fait faillir votre ame ?
Si quelqu’un lâchement, comme on trompe une femme,
Vous trompa ? si c’était pour l’oublier, hélas !
Que vous veniez à nous ?
Je ne vous comprends pas.
Quoi ! vous ne voulez pas me dire, pauvre fille,
Ce qui vous fit quitter le toit d’une famille,
À moi qui vous respecte et qui suis alarmé
Pour vous ?… Oh ! dites-moi si vous avez aimé ?
Jamais.
Donnez-moi votre amour, car il m’est nécessaire.
J’ai besoin de me croire aimé pour revenir
À la foi ! vous pouvez encor me rajeunir,
Rendre un feu qui s’éteint à mon ame glacée,
Ranimer en m’aimant une image effacée !
Regardez-moi toujours avec ces yeux si doux,
Si tendres, si brûlans ! Je croirai, près de vous,
Être près d’elle encor !… près d’elle, qui m’oublie !…
Parlez ! à votre voix mon ame est recueillie !
Je crois ouïr la sienne et j’écoute en priant !
Oh ! restez ! je la vois encore en vous voyant !
Restez, ne faites pas évanouir mon songe !
Toujours ainsi, toujours, que l’erreur se prolonge !
Si vous saviez le bien que vous me faites, là !
Mon Dieu ! soutenez-moi ! mon courage s’en va !
Se raffermissant.
Ainsi, vous n’aimeriez la pauvre villageoise
Que par le souvenir ?… la manière est courtoise !
D’une autre je rappelle à vos yeux quelque trait,
Et vous m’aimez, monsieur, comme on aime un portrait…
Je vous aime pour vous… vous êtes aussi belle ;
Vous ne trahiriez pas, vous !… Vous valez mieux qu’elle !
Votre cœur pur et vrai n’eût aimé qu’une fois
Si vous m’aviez aimé, n’est-ce pas ?…
Je le crois.
Eh bien ! donnez l’amour à mon ame éperdue !
Pour ce que j’ai souffert votre pitié m’est due ;
Aimez-moi !
Mais, alors, elle, vous l’oublîrez ?
Pourrai-je l’oublier quand vous me la rendrez ?
Car, vous, c’est elle !… en vous elle semble revivre.
Vous avez sa beauté, qui me trouble et m’enivre ;
Mais, si je trouve en vous l’ombre qui m’échappa,
J’oublîrai pour le vôtre un cœur qui me trompa.
Vous avez la candeur, vous… elle était perfide !
Elle a pris ma jeunesse, et m’a laissé le vide !
Si vous la revoyez un jour ?
La revoir, moi !
Vous m’abandonneriez pour elle ?… Ah ! je le vois !
N’est-ce pas ?…
Non, jamais !… et cette femme est la femme d’un autre !
Puisqu’elle a préféré la fortune à l’amour.
Je la hais, la maudis… et t’aime sans retour !
Quoi ! vous la maudissez !…
Oui, comme je t’adore !
Oh ! vous ne l’aimez pas !… vous la perdez encore !
Scène XIV.
À merveille ! d’assaut il vous emporte un cœur !
Quoi ! déjà de retour !
Schlegel a du malheur.
Oui, du malheur, vraiment ! l’aventure m’irrite !
On vient de m’enlever prés d’ici Marguerite.
Comment ça ?
Lorsqu’à quelques douceurs que je disais tout bas,
Et qu’elle recevait assez bien, un brave homme
De lui rendre sa fille en franc soldat me somme.
À coup sûr, un rival en aurait rabattu ;
Mais, un père, tu sens, on cède à la vertu…
Et j’ai laissé partir l’oiseau de triste augure,
Sans avoir, dans la nuit, distingué sa figure.
C’est vraiment très-moral.
C’est votre tête-à-tête. Elle a fui les témoins ;
Nous avons fait partir la colombe craintive…
Mais elle reviendra, j’espère.
Émotion !…
Scène XV.
Faut-il servir le souper ?
Oui, pardieu !… quand l’amour vient de nous échapper,
Prenons notre revanche avec la bonne chère !
N’as-tu pas vu sortir cette jeune étrangère ?
Oui, qui se nommait Rose ?
Et que t’a-t-elle dit ?
Qu’elle ne reviendra jamais, (souriant) je l’ai prédit.
À souper ! à souper !
L’oiseau qu’on effarouche aime l’indépendance.
Scène XVI.
Quoi ! ce ne sera là qu’un rêve ! quoi ! le sort
Implacable et moqueur me la dispute encor !
Quoi ! pas même ses traits ! quoi ! pas même son ombre !
Pas même cette erreur dans mon cœur vide et sombre !
Quoi ! tous mes mauvais jours n’étaient pas révolus !
Après tant de douleurs une douleur de plus !…
Eh bien ! foulons aux pieds cette dernière épreuve !
Raillons le désespoir, alors qu’il nous abreuve !
Soyons gai, soyons fou ! poète, triomphons !
Qui saura nos douleurs si nous les étouffons ?
Moi, qui lis dans ton ame et vois ce qu’elle endure.
Ton cœur saigne et tu ris !… pourquoi cette torture ?
Mais, assez ! mon censeur !…… verse, cela vaut mieux.
Goëthe est à ma hauteur ! vivat !
Tiens, bois, mon vieux.
Ma foi ! je puis bien boire à présent.
Sans savoir que je suis père de Marguerite !
Je t’offrirais à boire aussi si tu disais
Où tu restais hier, et ce que tu faisais ?
Où j’étais ?… mais…
Hier on ne t’avait pas vu dans cette demeure.
C’est la première fois que nous t’apercevons.
Ah ! c’est que je ne suis…
Encore un coup, buvons !
Cela te délira la langue ; allons, mon brave !
Il pourra maintenant vous parler sans entrave :
Le pauvre homme chancelle !
As-tu servi ? voyons ?
Oui, très-long-temps, messieurs, dans bien des bataillons.
Sous l’illustre Walstein, ensuite chez mon maître.
Quel est ton maître ?
Mais c’était un brave homme ! il avait, sur ma foi !
Le meilleur vin du Rhin !… une cave de roi !
Comment se nommait-il ?
Mais, il était, messieurs, baron du Saint-Empire,
El cependant pas fier, affable, affectueux ;
Souvent quand nous allions à la chasse tous deux,
À Willeim…
À Willeim !… c’est là qu’était Charlotte !
S’appuyant sur mon bras pour monter une côte,
Il me disait : Truman…
D’un serviteur malade alors dans sa maison,
Dont elle m’a parlé souvent !
A changé de visage, et quelle oreille il prête
À ce que dit cet homme !… Or, tu sais bien cela,
Sa Charlotte habitait à Willeim ; le voilà
À la piste à présent de sa belle héroïne !
Messieurs, mon maître éiait d’une haute origine.
Il avait une fille ?
Ah ! c’est bien possible… oui.
Elle était mariée ?
Elle est veuve.
Elle est veuve ! est-il vrai ?
Je vous jure
<poem>Qa>lle eft Teuve, ei déjà cherche, par aventure,
’ À le resaner.
I GOBTBE, lui técouanf le brae,
■ Tu mens! diaque tu Baenit
TnvMAN, a moKie grie.
Eh 1 dhl <|«i peut lavoir? avant les sacremeni, C’esl peut-être à moitié déjà (ait.
aOBTUB.
Par la mère,
Tu BMna!
TRUMAN.
Je parle vrai, malgré votre colère... COtTU, h prtnOHt par Ue épaulea et le pouaaam rNdeiRTNi dehors.
Eh hiaai li tu dU vrai, sors d’ici» viaiu damné! 8oxal
TEOllAll, *OH4Uli.
C’eit un beau profitqua tour vin m’a donné !
SCENK XVII
Lm Mtaue, eseepté TRGBfAlf.
SC8LB6BL, se levant et s’appeocham de ÇoétMt^ Mais est-ce U, mon cher» celle philosophie Dont tu fais tant parade? aveugle quis’j (le!
Mol, qui lia plus avant, je t’avaia démasqué,
Et tu n’éiats pour moi qu’un stoïcien manqué. Pauvre amant langourcui. ani amours éUrnellai, Les femmes, par ma foi, t’en feront voir dahellts!
Riant pliu fort.
Charlotte t’abandonne, et toi tu la cherchais.
GOITUE.
Bah I tes femmes pour moi ne sont qae des hochets Qui m’amusent un jour et qu’ensuKo je brise.
SCOLKGEL.
Vt, ne t’en défends pas. ton aine au piégeest prise- Tu fus mis sur la terre, homme sentimental, Pour personnifier la constaocel
LAVATKU, ai’cc reproche à Sehlegei.
Oh! c’est malt ICBLIGBL. étlttiant de rire.
II aurait épousé Charlotte, si la belle.
Pour la seconde fois, n’était pas infidèle!
6UUTUB« te croiaant les broê.
Epouser cette femme, as-tu dit? pourquoi non? Mais, elle comme une autre.
Avre unr fureur conccnlrrâ.
En Caii de trahison, Tmstwoat fait hntr prouve... Ob l sals-tu que les [femmes...
Les plus belles, parfois, sont de» étseatnCànaea? La beauté sert de masqua à leur cœur perverti ! Elles feignent l’amour saus l’avoir ressenti !
Les femmes... 0ht vois lu, je n’en c&cepte au-
[cune,
Pour briller, pour avoir le luie. la fortune,
Pour s’entourer d’orgueil, d’éclat, de vanité. Elles sont sans pudeur et sans humanité!
Ool| lotttes oMrcberaicnt, sans en être alarmées,
1 Sur le corps de celui qn4 Ua oursit aimées t
I La Miisulman est jnsio. en son culte moqnour.
De ro&iaer une ame à ces êtres sans cœur!
.^prè« uoe pauie
j Je l’auraii épousée, as-4« dilf... comme une ou-
[tre...
^ Eh quimporle, apres fout, quelle Rmme est le I [nôtre!
Parmi celtes qu^cl nous vovons chaque jour Venir nous énerver d’hamionic et d’amour, i Je prendrais la première, eu hiMrd, dans la fbule, I Comme on prend une fleur au sentier que l’on foulet Tiens, va chercher pour moi, loi-même, et, sans la ’ voir.
Je l’accepte pour femme et l’épouse ce soir.
I LATATCU.
I Mais, mon Dieu, sa douleur tourne à la frénésie!
j SCMLMBL.
I Tu la prendras pour femmot...
GOBTDB, affectant un grand calme.
Oui, e’es4 ma (hntaisie
Kilo aura la lieauté. l’eapsiS, do don secens,
Ce qui (laite te cceur, ee qui charme les sens ; j Et que peut-on vouloir do plus dans une femme?
I LAVAT».
I La vasttt, la pudeur, colle beoulé de Pâme.
I Avpc oialtalion.
, Si pour l’homme l’honneur est dans U probité, j Pour la femme, l’honneur est dans la chasteté!
I A la femme en jetant ta raillerie amëre»
Tu ne te souviens pas, malheureut, de ta mère!
! Si quelqu’un devant elle eût parlé comme (oL Qu’aurais-tu dit, alors, insensé?... répouds-moU
SCHLKGEL, Ù Lavater^
Trêve de les sermons, philosophe morose.
Froid comme la vertu, fade commo U prose!
A Gwilic, <|ui «embi* «mit-
£h bleu! cher Geêthel allons I...
•OUVn, effèetant dtÊ emàma. i Voie, SeMcgel, vois, j’alleuds!
! Appollo ees bea u tés touleo dan leur p riui emp s,
! Ceotiréiies d’amour, d’art et de poésie! j Qu’eu hasard dam leurs rangs ma fémme soit j [choisie!
I Va ; c’est l’heure où vers nous vole leur doui es- i L.iVATKR, l’arrilfaHi. [sairn.
- Tu n’accompliras pas cet indigne dessein!
‘ Mais c’est d’un foui
sciiLBGBL. froil/ement,
Non, c’esl d’un poète. GOBTQB.
J’accepio
Le synonyme.
i A I.atjUrr.
Et toi. plus do pieux précepte Tu t’enroûrais, mon cher, et ce sofoit es Vais*
I SCUAKOKA.
T U bsa le Gtofaroa: c ast uu psopoa dé vin I Que lu démentiras.
Je signe, ma parole.
De Méphistophélès je vais remplir le rôle !
Tiens, voici du papier, de l’encre…
Mais le réveil viendra !
Ce ne sera plus temps.
Mais ceci serait-il sérieux ?
Je ne signe pas faux par le nom de mon père.
Écoutez !
Non ; je veux déchirer cet écrit !…
Laisse donc ; la raison te fait perdre l’esprit.
Écoutez : « Sur l’honneur, aujourd’hui je m’engage.
» Moi, Goëthe de Holfgand, à prendre en mariage
» La femme que l’on va me présenter ici.
» De ce qu’elle sera je n’aurai nul souci :
» Aurait-elle suivi toutes les fausses routes,
» Serait-elle sans cœur comme elles le sont toutes,
» Coquette, vaine, folle, et même laide… eh bien !
» Je lui donne mon nom, la moitié de mon bien.
» Signé : Goëthe. » — À présent, achevez l’aventure !
Moi, je reste impassible en cette conjoncture,
Pas une émotion ! nul regret, nul remord !
Lisez sur mon visage !…
Hélas ! j’y lis la mort !
Bravo ! bravo ! bravo ! l’acte est en bonne règle !
Cherchons une colombe à présent pour cet aigle !
S’approchant de la porte du jardin.
Le barde vous attend ! accourez à ma voix,
Ô nymphes qui glissez sur les fleurs, dans les bois !
Accourez, accourez, sylphides invisibles !
(Qui pour nous cependant savez être sensibles.)
J’ai pris en leur parlant le ton sentimental.
Se retournant.
Et maintenant je vais leur donner le signal.
Il s’avance jusqu’au seuil de la porte, et frappe plusieurs coups dans ses mains.
Scène XVIII
Mais qu’est-ce donc, messieurs ? c’est vraiment du scandale !
Tu mens ; c’est, au contraire, une action morale ;
Car il ne s’agit pas d’une amourette, ici,
Mais d’un bon mariage.
Ah ! pour vous ?
Non !
Montrant Goëthe.
Pour lui.
Vrai ?
Pour moi ; je veux vivre en famille.
Et que désirez-vous ?
C’est une jeune fille.
C’est facile.
D’ici j’appelle en vain, l’air emporte ma voix ;
Tu prendras au hasard dans la première allée
Une femme qu’ici tu conduiras voilée.
C’est bien, messieurs, je vais vous servir avec soin.
Cette plaisanterie ira-t-elle plus loin ?
Jusqu’au bout il faudra que ta sagesse y cède.
Ah ! bien ! je vois venir notre vieux Ganymède ;
Peste ! il est diligent !
Sois ferme, ne va pas, au moins, te trouver mal,
Mon sensible Werther !
Scène XIX.
Messieurs, j’ai votre affaire.
Charlotte s’avance à pas lents jusqu’au milieu de la scène, couverte d’un voile qui lui cache entièrement la taille et le visage.
Quelle apparition !
Dieu ! quel air de mystère !
Eh mais ! en sa faveur sa démarche prévient !
De son maître à danser c’est qu’elle se souvient ;
On apprend à la femme à feindre l’ingénue :
Marcher, sourire, aimer, c’est un art.
Est-elle belle au moins ?
Quant à ça, j’en réponds.
Voici le fiancé que nous vous destinons !
Il vous donne à la fois son bien, son nom, son ame.
Poussant Goëthe.
Allons !…
Mademoiselle, ou madame…
Oui, madame.
Je dépose à vos pieds mon amour et ma foi.
Et vous ne faites pas si mal, oh ! croyez-moi.
Acceptez-vous l’époux que le sort vous envoie ?
Oui, je l’accepte.
Alors, souffrez que je vous voie…
Ah ! nous touchons enfin au moment décisif !
À Lavater.
Regarde, Lavater, Goëthe est plus mort que vif.
Charlotte !
Charlotte apparaît en grande toilette de cour.
Quoi ?…
Vraiment !
Du comte de Barleim, qui vous mit à l’épreuve,
La fille du hameau, la femme du hasard.
L’acceptez-vous ?
Oh ! parle ! est-ce bien toi, Charlotte ?
Moi qui t’aime !
Allons, le dénoûment est digne du poème.
Oh ! Charlotte ! pardonne à mon délire ! Hélas !
Et moi qui t’insultais !
Tu m’aimais ! et, vois-tu, c’est tout pour une femme !
L’orgueil, c’est pour le monde, et l’amour, c’est pour l’ame.
Je le savais, le vin est un bon conseiller.
Se versant à boire.
Avec ce vin je veux me réconcilier.
Mon père, maintenant puis-je venir ?
Son père !…
Cela peut s’appeler être joué, j’espère !
Ma bonne Marguerite, approche ; mon bonheur
Doit rejaillir sur toi ; je te dote.
Puisqu’il en est ainsi, de vous je me sépare ;
Car, parmi vos pareils, un mari, c’est très-rare.
Maintenant, mon cher Goëthe, il ne t’est plus permis
De renier l’amour, alors qu’il l’a soumis.
Non : mais je garderai comme un heureux mystère
Cet amour trop souvent incompris sur la terre,
Doux rayon qu’en mon cœur le ciel a fait tomber,
Et qu’aux yeux du profane il me faut dérober.
Abandonne ton ame à l’amour qui l’attire,
Sois heureux ! sois aimé !… Qu’importe la satire ?
Comme on plaint l’indigent, moi, je plains le railleur ;
Car l’esprft est souvent l’indigence du cœur.