LA
JEUNESSE DE GOETHE

FREDERIQUE DE BRION



« Je n’ai jamais encore aussi bien compris que depuis mon arrivée à Strasbourg comment il se peut faire qu’on s’amuse infiniment sans que le cœur y soit pour rien. Des relations étendues avec ce que la ville offre de plus agréable, un commerce assidu avec des gens d’esprit et de plaisir occupent tout mon temps et ne me laissent pas une minute pour réfléchir et me sentir vivre. En un mot, mon existence actuelle peut se comparer à une partie de patins brillante et bruyante, et si tant est qu’elle ait beaucoup pour les oreilles, je me dois à moi-même d’avouer qu’elle n’a rien pour le cœur. » De qui vient cette confidence ? De Wolfgang Goethe, étudiant en droit et âgé alors de vingt-deux ans[1]. Et voyez l’ironie de la destinée : quinze jours à peine auront passé sur ces paroles, que ce cœur aujourd’hui si désœuvré sera peut-être occupé fort au-delà de ses souhaits. Ce séjour à Strasbourg va nous montrer Goethe dans le premier exercice de son indépendance. En même temps que l’énergique, la vivace activité de son esprit, vont se donner carrière les facultés d’une grande âme que nul obstacle ne détournera de son but, âme jeune à la fois et sensée, capable beaucoup plus qu’on ne le croit et d’attachement et de souffrance, mais que possède avant tout et subjugue l’idée de la vocation. Après lui, qui dès l’enfance avait vu clair dans sa destinée, personne peut-être mieux que l’aimable jeune fille dont nous voulons aborder l’histoire ne pressentit mieux ce que l’avenir lui réservait.

La période de Wetzlar, que nous avons essayé d’étudier il y a quelques mois[2], est une période orageuse et pleine de conflits. Aux égaremens de cette heure critique bien d’autres auraient succombé, et qui sait si Goethe lui-même s’en fût tiré à son honneur sans l’intervention de cet intraitable Merck, à qui l’on fit payer cher plus tard le rude service rendu à cette occasion ? Remontons maintenant de trois ans le cours du dernier siècle : nous étions en 1773, passons à 1770, et suivons, à travers le train de la vie de jeunesse, cette âme qu’un premier amour va distraire. Ce n’est plus Jupiter olympien qu’il faut se représenter cette fois, mais Apollon, dieu de l’arc et de la jeunesse ; Apollon beau, rayonnant, superbe ! À la place de l’augure accoutumé, dont la bouche impassible rend des oracles, voici l’étudiant au cœur ému, au verbe impétueux, entraînant, entraîné, œil d’aigle, esprit de flamme ! — Ce qui l’amène à Strasbourg, on le saura plus tard ; en attendant, chacun se le demande. À quelque chose qu’il s’applique, il réussit à ce point qu’on croit surprendre là sa vocation. — Est-ce un médecin ? On le croirait, à le voir suivre si assidûment les cours d’anatomie et de clinique du docteur Ehrmann. — Un jurisconsulte ? Pourquoi pas ? Il ne quitte pas les bancs de l’école et sait par cœur son Joachim Hoppius. — Un architecte ? Tant de plans épars autour de lui, d’équerres et de compas, donneraient fort à le penser. — Un bel esprit peut-être ? Ma foi, je le crains bien, car l’Odyssée et Ossian l’accompagnent partout.


I

À peine arrivé à Strasbourg, Goethe se logea au côté sud du Fischmarkt, no 80, puis se mit aussitôt en mesure de porter ses lettres de recommandation. Il prenait ses repas dans une pension tenue par deux vieilles filles[3], et que fréquentaient journellement une dizaine de personnes, parmi lesquelles un chevalier de Saint-Louis et le docteur Salzmann, qui présidait la compagnie, aimable et savant homme ayant quelque peu dépassé la soixantaine, mais toujours galant et tiré à quatre épingles : la science en bas de soie et portant son chapeau sous le bras pour ne point déranger l’économie de sa coiffure. Goethe, qui dès l’enfance s’était senti du goût pour les vieillards, se lia avec lui, le consulta sur ses études et prit de sa main un répétiteur de droit, lequel eut à vaincre d’abord certaines répugnances, qui d’ailleurs ne tardèrent pas à disparaître, car, s’il faut en croire une lettre de cette époque, écrite à Mlle de Klettenberg par le jeune étudiant, « il en est de la jurisprudence comme de la bière de Merseburg : la première fois qu’on en boit, elle vous répugne, et quand on en a bu pendant une semaine, impossible de s’en lasser. » N’allez pas croire néanmoins que l’étude du droit l’absorbât tout entier. Ouvrez le livre de Schoell, ce curieux recueil, déjà cité, de lettres et de notes relatives à la jeunesse de Goethe ; parcourez le journal du poète lui-même à cette période, et vous y verrez un programme si varié, qu’on se demande comment une seule intelligence pouvait suffire à de tels exercices. Pour la médecine, il fut amené tout naturellement à l’étudier : sa complexion délicate sous des apparences de force et de santé l’avait soumis, tant à Leipzig qu’à Francfort, à des épreuves très critiques, et c’en était assez pour qu’il s’éprît d’un intérêt pratique à l’égard d’une science qui aide à la conservation et au rétablissement du plus précieux des biens. « Comment est votre santé ? écrit-il de Strasbourg à l’un de ses amis de Worms. N’ayez garde, je vous en supplie, de négliger les soins dus à ce corps, car c’est par ses yeux que voit notre âme, et si ses yeux voient trouble, il n’y a que pluie et brouillards dans le monde. Mieux que personne je suis payé pour le savoir. Il fut un temps où le monde ne m’offrait que tristesse. Le souverain docteur a raffermi dans mon corps la flamme de la vie, et le courage et la joie me sont rendus. » Il étudiait l’anatomie avec Lobstein, la chimie avec Spielmann, fréquentait la clinique des deux Ehrmann, et trouvait le moyen, au milieu de tout cela, d’élaborer des systèmes sur l’électricité, mise à la mode par la fameuse découverte de Franklin, et sur les couleurs, dont la théorie commençait déjà à passionner le futur antagoniste de Newton. Et l’alchimie que j’allais oublier, et dont on trouve une trace si frappante dans ces éphémérides dont je parlais tout à l’heure, où de baroques passages de Paracelse se mêlent à des citations d’Hippocrate et de Boerhaave ! On y remarque surtout la production de deux aphorismes de ce dernier, l’un sur la précocité de l’intelligence considérée comme symptôme de rachitisme, l’autre sur l’influence des saisons en matière d’épidémie, lesquels tendent à établir victorieusement cette corrélation entre la matière et l’esprit, entre la maladie et le système planétaire, entre le microcosme et le macrocosme, si chère aux cabalistes de tous les temps[4].

Plusieurs de ces idées, basées naturellement beaucoup plus sur le pressentiment que sur l’expérience, et qui dataient de la première période de ses études médicales, persistèrent chez Goethe jusque dans l’âge avancé. Ainsi nous le voyons en 1798 recommander à Schiller de bien se garder d’omettre l’influence astrologique dans les événemens précurseurs de la chute de Wallenstein, et fonder sa recommandation sur l’harmonie qui existe entre l’homme et l’univers. Le motif astrologique, dit-il, repose sur des données profondes, et cette superstition ne nous vient que d’un vague sentiment de l’immense tout. L’expérience nous enseigne que les astres les plus rapprochés de nous exercent une incontestable action sur la température, la végétation, et mille autres phénomènes. Essayez maintenant de vous élever par degrés, et cherchez où s’arrêtera cette action. Qui m’empêche dès-lors de l’étendre sur la vie morale, sur le bonheur et sur le malheur de l’homme ? On comprend bien qu’une intelligence vouée à de pareilles études, soumise en outre à la constante influence de cette noble et pieuse personne qui s’appelait Mlle de Klettenberg, dut se sentir médiocrement attirée par le fameux Système de la Nature, dont on faisait, hélas ! si grand bruit à cette époque. Cet exposé terne et vide d’un athéisme aussi creux que superficiel outrageait les premières croyances de Goethe sans pouvoir satisfaire sa raison. Il annote Bayle, lit Voltaire et Rousseau ; mais quelque plaisir qu’il trouve à ces fréquentations, le Système de la Nature le révolte, et, docile au mystérieux appel de la religion, il communie dévotement et s’efforce de vivre au milieu de ces bonnes âmes parmi lesquelles l’avait introduit Mlle de Klettenberg, pénible effort qui pourtant ne se prolonge pas. « Si ennuyeuses, hélas ! sont ces bonnes âmes, » qu’à la longue il n’y peut plus tenir, et déserte, en confessant ses torts à ses amis.

Un mot maintenant sur Mlle de Klettenberg. Quelques années auparavant, Goethe, souffrant de corps et d’esprit, avait, à son retour de Leipzig, trouvé chez une amie de sa mère des soins intelligens et dévoués, une sollicitude à la fois empressée et pleine de discrétion. Cette femme, d’une organisation excessivement délicate, d’un naturel ouvert et bienfaisant, tout cœur et tout esprit, se nommait Mlle de Klettenberg, et par sa naissance appartenait à la noblesse, dont elle avait les manières et le ton. Souffreteuse et maladive, son zèle pour les autres et sa charité ne se ressentaient pas des continuelles épreuves auxquelles la douleur la soumettait, et, sans songer à faire de conversions, elle attirait à Dieu par le calme inaltérable et la céleste bonté de son âme[5]. On devine aisément les rapports qui durent s’établir entre une personne de ce caractère et le jeune Wolfgang, que la mélancolie, la souffrance, la solitude, amenaient insensiblement aux idées religieuses, et dont une surexcitation nerveuse doublait l’impressionnabilité. Ces entretiens avec Mlle de Klettenberg, les lectures qu’ils firent en commun de la Bible et des Évangiles, inculquèrent dès les premiers jours à Goethe, sinon la pure foi du chrétien, du moins ce respect des choses saintes auquel on peut dire qu’il n’a jamais failli[6].

Si variées cependant que fussent les études de Goethe à Strasbourg, elles n’occupaient point tout son temps, et de longues heures lui restaient encore à donner au monde et à ses plaisirs. Une aventure de cette période vaut la peine d’être racontée. Son père, intraitable, comme on sait, sur le chapitre de la pédagogie, et ne dédaignant pas un détail, lui avait, à lui et à sa sœur, voulu servir de maître à danser dès la première enfance. Tout étrange que paraisse la chose chez un vieillard si peu enjoué de tempérament, on se l’explique néanmoins par cette manie qu’il avait de ne rien négliger dans une éducation, et l’on n’a qu’à se figurer ce bonhomme raide, empesé, méthodique, enseignant à ses élèves les règles du menuet, et se faisant un devoir de leur jouer lui-même de la flûte traversière. Un zèle si louable n’eut pourtant qu’un médiocre succès, car. Goethe ne tarda pas à planter là la danse, si bien qu’ayant un jour à Leipzig, et pour céder aux instances de quelques amis, voulu pincer un menuet, il s’y prit de telle façon, qu’on aurait dit qu’il voulait à jamais guérir les gens de l’envie de le voir danser.

On a de tout temps beaucoup dansé, et surtout beaucoup valsé à Strasbourg. Goethe rougit alors de son ignorance, indigne d’un si beau et si galant jeune homme, et, pour y mettre fin, se fit conduire par un de ses amis à la meilleure école. Le maître qu’on lui indiqua, Français de naissance, et de plus déluré, pimpant et taillé tout exprès pour battre des entrechats, avait deux filles qu’il aimait à produire dans ses leçons en qualité de figurantes. Deux filles jeunes (l’une avait dix-sept ans, l’autre dix-neuf), avenantes et coquettes, devaient, cela se conçoit aisément, exercer bientôt un certain charme sur un cœur de poète, et d’autre part il fallait s’attendre à ce que le jeune homme ne fût pas vu d’un œil indifférent par des fillettes que l’ennui et la solitude avaient d’avance préparées à la séduction. Les feux s’allumèrent donc, mais ils s’allumèrent de travers. Goethe s’éprit d’Emilie, la plus jeune, laquelle en aimait un autre, et Lucinde, l’aînée, commença de brûler pour Goethe. Emilie ne cherchait désormais qu’à se dérober, qu’à s’effacer, tandis que Lucinde était sans cesse là, toujours prête à reprendre la valse, à traîner la leçon en longueur. Chez leur brave homme de père, les élèves n’affluaient pas, et l’on ne manquait guère de prolonger la séance, tantôt par quelque causerie interminable, tantôt par la lecture d’un roman. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas davantage, » dit la Francesca de Dante. Chez le maître à danser de Strasbourg, c’était tout le contraire qui se passait. Tous les jours on lisait davantage, et c’était à recommencer le lendemain, car de Galehaut ni de Lancelot, du diable si l’on se souciait !

Il y avait pourtant une chose que Goethe ne s’expliquait pas : c’était l’attitude ombrageuse de la plus jeune sœur, et cette sauvagerie l’intriguait fort, quand, un soir qu’il voulait après la leçon pénétrer dans l’appartement pour y chercher l’objet de ses préférences, Lucinde l’arrêta sur le seuil en le priant de ne pas entrer, car sa sœur était avec une diseuse de bonne aventure, qu’elle interrogeait au sujet de quelqu’un qui lui tenait très vivement au cœur. — Quant à moi, poursuivit-elle, je suis libre, et mon sort est de me voir dédaignée !

À cette espèce d’aveu, Goethe répondit par des galanteries, et proposa à la jeune fille de consulter la sorcière, ajoutant qu’il se sentait d’humeur d’en faire autant ; mais Lucinde répondit qu’elle avait une foi profonde en de pareils oracles, et regarderait comme un sacrilège d’y recourir en plaisantant. Goethe insista, et finit par convaincre la belle, qui promit d’entrer dès que la séance serait levée. On trouva la jeune sœur parfaitement rassurée à l’endroit du cher absent et le cœur soulagé d’un grand poids. Presque aussitôt la sorcière, alléchée par l’appât d’un gain honnête, se mit en devoir de tirer à l’aînée son horoscope. Elle fit le grand jeu, interrogea les cartes avec attention et selon le cérémonial d’usage, puis tout à coup parut hésiter, comme s’il lui en coûtait de révéler ce qu’elle voyait.

— La parole vous manque, dit Emilie, déjà versée dans les manœuvres de l’occulte science, car ce que vous avez à confier à ma sœur n’a, je le crains, rien d’agréable ; c’est en effet une carte funeste que celle que vous tenez sous votre doigt.

La sœur aînée pâlit ; mais, se remettant à la minute :

— Allons, dit-elle, qu’attendez-vous ? Est-ce donc une affaire de vie ou de mort ?

Alors la sibylle poussa un long soupir, et promenant sa main sur la table tandis qu’elle parlait : — Vous aimez, reprit-elle, et n’êtes point aimée. Entre vous et celui que vous aimez, j’aperçois une troisième personne qui vous sépare.

À ces mots, la jeune fille sembla perdre courage, et la vieille, croyant réparer le mal qu’elle venait de faire à son pauvre cœur, se mit à lui parler de lettres qui devaient arriver, que sais-je moi ? d’une somme d’argent sur laquelle reposaient certaines espérances. — De lettres ? répondit la belle enfant, je n’en attends point. Et cet argent que vous m’annoncez, d’où me viendrait-il ? Mais si, comme vous le dites, il est vrai que j’aime, je suis digne alors d’être aimée, et j’attends un cœur qui me paie de retour.

— Voyons, murmura la sorcière, si cette fois nous ne réussirons pas mieux. — Et mêlant de nouveau les cartes, elle recommença l’opération, mais avec moins de chances encore qu’au premier coup. Ce n’était plus assez pour la pauvre Lucinde de brûler seule, toute sorte de chagrins l’accablaient, et la figure intermédiaire s’était encore rapprochée de celui qu’elle aimait. La vieille allait tenter une troisième épreuve, lorsque la belle enfant, dont le sein trahissait la plus vive émotion, éclata en sanglots, et s’échappant tout éplorée, courut se réfugier dans sa chambre.

— Courez vite après Lucinde, s’écria la plus jeune sœur ; allez la consoler. — Et comme Wolfgang hésitait, comprenant qu’il n’y avait d’autre moyen de consoler la douce victime que de lui déclarer une passion qu’il ne ressentait pas : — Vous tardez, reprit Emilie ; eh bien ! allons ensemble, quoique je doute fort que ma présence lui soit agréable en ce moment.

On courut, la porte était verrouillée ; on eut beau heurter, appeler, supplier, Lucinde ne répondit pas, et Goethe, très penaud, s’esquiva lestement par l’escalier après avoir payé la vieille.

Deux jours après, il revint prendre sa leçon, et comme Lucinde n’assistait pas cette fois à la séance, il s’enquit avec empressement de son état dès que le père se fut éloigné.

— Elle est dans son lit, répondit la jeune sœur, et ne parle que de mourir. — Et là-dessus Emilie accabla Wolfgang des plus amers reproches, le traitant d’ingrat et de faux ami.

— Si coupable que je sois, reprit Goethe, je sais quelqu’un qui du moins me rendra ce témoignage que je n’ai d’aucune façon encouragé un pareil sentiment.

— Je comprends, ajouta Emilie en souriant ; mais il n’en est pas moins vrai que l’heure est venue de prendre une résolution, sans quoi nous allons nous trouver tous dans l’embarras. Que diriez-vous, par exemple, si je vous suppliais de ne plus prendre de leçons ? Mon père trouve déjà depuis longtemps que vous en savez assez pour un homme du monde, et comme il a quelque raison de supposer que vous ne voulez point faire de son art votre carrière, il ne se pardonnerait pas de vous voler davantage votre argent.

— Et ce conseil de quitter votre maison, c’est vous, Emilie, vous qui mêle donnez ?

— Sans doute, et l’inspiration ne vient pas seulement de moi. Écoutez : l’autre jour, après que vous étiez parti, j’ai fait tirer les cartes à votre intention, et à trois reprises elles ont dit les mêmes choses avec plus d’autorité chaque fois. La fortune vous comblait de ses dons ; vous n’aviez autour de vous que des amis et des grands personnages ; l’argent aussi affluait, mais les femmes se tenaient à distance. Ma pauvre sœur surtout était bien loin ; une autre se rapprochait, se rapprochait, mais sans parvenir jusqu’à vos côtés. Je ne vous cacherai pas que j’ai cru être, moi, cette personne, et peut-être, après cet aveu, prendrez-vous en meilleure part le conseil amical que je vous donne… Mon cœur ni ma main ne m’appartiennent plus, je les ai promis à un absent que jusqu’à ce moment j’avais cru aimer par-dessus tout ; mais je commence à m’apercevoir que votre présence pourrait bien, avec le temps, me devenir moins indifférente qu’il ne m’avait semblé d’abord. Or voyez quelle situation cela nous créerait ici, et quelle serait votre existence entre deux sœurs, dont l’une serait malheureuse par votre amour, l’autre par vos dédains. Et finalement combien tout cela durerait-il ? car, lors même que nous ignorerions qui vous êtes et ce qui vous est réservé, pourrions-nous empêcher que les cartes aient parlé et mis devant nos yeux la brillante destinée qui vous attend ? Adieu donc, Wolfgang, adieu !

À ces mots, Emilie lui offrit sa main avec un tendre élan, puis le reconduisit lentement vers la porte ; mais, au moment où Goethe allait s’éloigner, se reprenant soudain et lui sautant au cou : — Adieu ! s’écria-t-elle, et pour que vous sachiez bien que c’est pour la dernière fois que nous nous voyons, prenez ce que jusqu’ici je vous avais refusé.

Goethe la saisit et l’embrassait éperdument, lorsqu’une porte latérale s’ouvrant tout à coup, Lucinde apparut les cheveux dénoués, l’œil en feu et vêtue seulement d’un long peignoir de nuit.

— Il ne sera pas dit que tu auras pris seule congé de lui, fit la nouvelle venue en s’élançant sur sa proie avec un bond de panthère affamée.

Emilie laissa échapper Wolfgang ; Lucinde aussitôt s’en empara, l’attira sur son cœur, l’inondant de ses larmes, l’enivrant des parfums de ses longues tresses brunes qui fouettaient délicieusement sa joue, et le mettant dans cette position fort difficile et fort embarrassée que lui prédisait Emilie tout à l’heure, celle d’un homme entre deux sœurs qui se l’arrachent. À cette démonstration brûlante Goethe voulut répondre par quelques paroles de tendresse : son éloquence fut loin, par malheur, d’être au niveau d’un si bel enthousiasme. Lucinde un moment le regarda en face avec calme et gravité, puis, après avoir fait quelques pas dans la chambre, elle se laissa tomber sur le sofa. Emilie essaya de s’approcher d’elle, mais pour se voir aussitôt repoussée avec une fureur tragique, et qui pourtant, grâce à la vérité de la passion, n’avait rien en soi de théâtral. — Encore si c’était le premier cœur que tu me voles ! s’écria Lucinde, tournée vers sa sœur, qui subissait avec embarras ce torrent d’imprécations ; mais non, il en a été de même avec l’autre, qui a fini, lui aussi, par se fiancer à toi sous mes yeux. J’ai vu le manège perfide, je l’ai supporté, et Dieu seul sait combien de larmes il m’a coûtées. Un autre se présente, et tu recommences, mais sans pour cela vouloir lâcher l’absent, car il t’en faut plus d’un, à ce qu’il paraît. Ma nature, à moi, est ouverte et bonne, et comme on me connaît dès l’abord, on me néglige, tandis que toi, sournoise et fausse, les gens prennent pour des trésors tout ce que tu leur caches. Mais qu’y a-t-il derrière tout cela, sinon un cœur froid, desséché, misérable, sacrifiant tout à son égoïsme, un cœur que nul ne connaît, car il se dérobe au fond de ta poitrine, tandis que moi, aimante et loyale, j’ai mon cœur sur la main, et chacun peut le voir comme mon visage ?

Emilie d’abord garda le silence, puis, voyant sa sœur s’échauffer de plus en plus, essaya de la contenir, et n’y parvenant pas, elle faisait à Goethe de petits signes par derrière pour l’engager à se retirer, car il lui déplaisait d’entendre se prolonger la confidence ; mais la jalousie a des yeux de lynx. Lucinde, à qui rien n’avait échappé, se leva et vint à Goethe. — Je sais, dit-elle, que vous êtes désormais perdu pour moi, et je renonce à votre cœur ; mais toi non plus, tu ne l’auras pas, chère sœur !

À ces mots, elle saisit Wolfgang par la tête, et après avoir appliqué plusieurs fois ses lèvres sur les lèvres du jeune homme comme pour les marquer fatalement d’un sceau indélébile :

— Malheur, s’écria-t-elle d’un air d’Hécate triomphante, malheur, et pour jamais, et pour toujours, sur celle qui, la première après moi, touchera ces lèvres ! Essaie, Emilie, de renouer avec lui maintenant que le ciel a entendu mon imprécation, car il l’a entendue, je le sens, et l’exaucera. Quant à vous, monsieur, vous êtes libre, allez où bon vous semble.

Goethe, assez humilié du sot personnage qu’il avait joué en cette affaire, et d’autre part vivement ému de l’espèce d’exorcisme dont il venait d’être l’objet, s’éloigna tristement et ne remit plus les pieds dans la maison.


II

La cathédrale, Herder[7] et Frédérique, trois influences qui agirent distinctement et profondément sur Goethe pendant cette période. Ossian faisait alors le tour de l’Europe et trouvait partout des dévots : Goethe se prit pour le barde du Nord d’un si bel enthousiasme, qu’il en traduisit un chant tout entier (Selma), dont Werther devait plus tard s’enrichir. Tout près de Shakspeare et d’Ossian vint bientôt se placer le Vicaire de Wakefield, que Herder lui fit connaître et goûter, et cette aimable lecture allait être le prélude d’un autre roman tout semblable à celui de Goldsmith, dont l’intérieur de la famille Brion reproduit au naturel le calme et suave tableau.

Ici nous touchons à l’idylle de Sesenheim, c’est-à-dire au plus doux, au plus honnête sentiment qu’ait eu Goethe, à ce que l’histoire de sa vie offre de plus frais, de plus naïf, de plus digne d’intérêt. Sur la vaste plate-forme de la cathédrale de Strasbourg, les étudians de cette époque se rassemblaient souvent pour vider un verre de vin du Rhin en l’honneur du soleil couchant et saluer d’une chanson les derniers feux du jour. D’en haut, le paysage se déroule à perte de vue, et parmi tant de points que d’aimables souvenirs recommandent, un seul nous attire aujourd’hui, Sesenheim, berceau de Frédérique. De toutes les femmes qui réussirent à charmer Goethe, aucune, selon moi, n’a la grâce et l’attrait enchanteur de Frédérique. Le peu qu’en a dit dans ses mémoires le grand poète qui fut son amant a suffi pour mettre en sympathie avec cette ingénue et loyale figure tous ceux qui s’intéressent aux lettres allemandes. Sesenheim, comme Vauclase, a ses fidèles et ses pèlerins. Et nous-même, combien de fois, en traversant Strasbourg, n’avons-nous pas profité de quelques heures de station volontaire pour aller reconnaître la maison du vieux pasteur Brion et visiter le jardin où Jean Wolfgang Goethe, studiosus juris, passa de si belles heures de sa jeunesse à se promener en causant avec Frédérique, à s’enivrer des douceurs ineffables du premier amour, dont le souvenir devait, même chez lui, survivre à tout ! Le secrétaire à qui Goethe dicta cette partie de son histoire[8] avait encore présente à l’esprit pendant ces dernières années l’émotion profonde de l’illustre vieillard évoquant ces scènes de jeunesse. On sait que Goethe, lorsqu’il dictait, avait l’habitude de marcher par la chambre les mains derrière le dos ; mais pendant la dictée de cet épisode il s’arrêtait à chaque instant, interrompait sa phrase comme pour se recueillir et soupirer ; puis, après un assez long silence, il reprenait, et sa voix était alors altérée et plus basse.

Frédérique, c’est Mignon de Wilhelm Meister, Ottilie des Affinités électives ; c’est surtout Marguerite, la naïve, pieuse, tendre et peccable Marguerite. Qui fut aimée de Goethe, disait Frédérique, ne saurait plus appartenir à personne. Ne semble-t-il pas entendre l’adorable maîtresse de Faust et la douce et mélancolique chanson du rouet, dont chaque note se réveille en nous à l’idée de cette simple et dévouée créature ? Essayons donc d’aborder cette histoire et gardons-nous des faux bruits et des inventions malavisées. « Pudique serais-tu comme la glace et blanche comme la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie : » les mots d’Hamlet à Ophélie trouvent ici leur place. S’aimer, se quitter, triste loi ; mais pourquoi dans une rupture tant de curieux et de bavards dont ce ne sont pas les affaires ? Les uns, sans qu’on le leur demande, vont s’attendrir sur la jeune fille et jeter l’injure au galant ; les autres, prétendus amis du damoiseau, vont diffamer la demoiselle, comme si deux amoureux ne pouvaient rêver de vivre ensemble sans que ce fût la guerre des guelfes et des gibelins ! Pourquoi Goethe, qui l’aimait, eût-il délaissé Frédérique, si Frédérique ne l’eût indignement trompé ? Aux cruelles et sottes hypothèses que cette belle question fit naître, l’écrit[9]d’un certain professeur Näke, mort à Bonn en 1838, n’a que trop prêté de consistance : cela s’appelle Pèlerinage à Sesenheim et renferme sur le compte de l’aimable enfant les plus odieux bavardages. De semblables calomnies, transcrites avec une légèreté impardonnable, appelaient une enquête sérieuse, et c’est au louable désir de venger cette douce mémoire outragée que nous devons un excellent ouvrage de M. Pfeiffer, contenant une curieuse correspondance de Frédérique. Quelques-uns, et des plus accrédités parmi les récens biographes de Goethe[10], ont nié, nous le savons, l’authenticité des lettres de Frédérique publiées pour la première fois par M. Pfeiffer ; mais cette opinion est loin d’avoir été adoptée par tout le monde, et nous citerions au besoin des critiques très compétens, M. Kühne[11] par exemple, qui n’ont point songé un seul instant à s’inscrire en faux contre ces lettres. D’ailleurs, alors même que cette correspondance serait quelque peu arrangée, elle ne contient pas un mot que Frédérique n’ait pu dire, et vous la retrouverez, presqu’à la lettre, chez des commentateurs qui passent pour n’accueillir que les renseignemens sérieux, tels que M. Dünker[12]. À ce compte aucun scrupule ne saurait nous empêcher de nous en servir, et c’est en la donnant que nous allons continuer ou plutôt commencer notre histoire. Les lettres de Frédérique, adressées à une amie d’enfance nommée Lucie, portent la date de 1770 et 1771.


« J’ai le doigt noirci d’encre, et je n’en peux plus : tout un long sermon imprimé à copier pour mon père ! Me vois-tu assise là depuis quatre heures, et il en est neuf ? Ma mère me charge de te dire de ne pas manquer de nous venir voir, quoi qu’il arrive, attendu que de longtemps tu ne retrouverais pas un si commode véhicule. Mon père ne sort toujours pas de sa chambre, et Salome t’envoie mille tendresses. Nous espérons Weyland[13] pour aujourd’hui. À revoir, bonne Lucie, et à bientôt ! »

« Sesenheim, lundi.

« Nous avons eu ici l’aimable ami de Weyland, celui qui prend ses repas dans la même pension et dont on nous avait conté déjà mainte facétie, le même qui se montra si prompt à couvrir de sa protection la fameuse perruque d’Adam[14]. Arrivés samedi, Weyland et lui sont repartis à cheval hier au soir, et je puis te dire, bonne Lucie, que nous venons d’avoir là deux journées comme notre cher Sesenheim n’en avait jamais vu. On n’a fait que rire et plaisanter, et c’était dans toute la maison un mouvement, une joie que je n’essaierai pas de te décrire. Figure-toi qu’il s’était déguisé, et que personne entre nous ne se doutait que c’était là le joyeux garnement dont tout le monde raffole, et qui compose des vers si charmans ! Weyland, qui jouait à merveille son rôle de compère, le présenta à ma mère comme un étudiant appliqué, honnête et besoigneux, auquel il désirait procurer quelque distraction. Mon père s’entretint avec lui des affaires de son ministère, et le bon apôtre, pincé dans sa longue lévite grise, s’offrait du meilleur cœur à venir prêcher de temps en temps. Nous avons tous donné dans le panneau, quoique ma mère prétende avoir eu dès le premier abord l’idée d’une mascarade. Et maintenant écoute.

« Dimanche matin, nous faisions une promenade du côté du champ du moulin et causions de l’étudiant à la capote grise, qui s’était esquivé de bonne heure sans prendre la peine de saluer personne, lorsque nous rencontrons George de Drusenheim, vêtu de ses habits du dimanche et portant quelque chose d’enveloppé dans une serviette. — Bonjour, George ! m’écrié-je du plus loin que je l’aperçois, que portes-tu là ? — Une galette, répond-il en m’ôtant son chapeau. — Porte-la chez nous, dit alors Salome, et si ma mère n’y est pas, donne-la à Christel ; mais ne t’en va pas, attends, nous allons revenir. — Très bien ! — Et il s’éloigne.

« Avant-dîner, j’étais allée un moment rôder dans mon cher petit bois du rossignol. Qui trouvé-je là ? George assis sur mon banc et rêvant à l’écart. — George, lui dis-je, que fais-tu là ? — Mais en voici bien d’une autre, et quel est mon saisissement en reconnaissant dans le prétendu George notre visiteur d’hier au soir, qui se répand en excuses, disant que son affreuse redingote grise lui était devenue insupportable, et me suppliant d’être à l’avenir aimable et gracieuse pour le George de Strasbourg comme je paraissais l’être pour celui de Drusenheim ! Il ajouta que son intention avait d’abord été de courir à Strasbourg changer d’habits, mais que, chemin faisant, l’idée lui était venue de nous jouer ce nouveau tour. Mais nous ne sommes pas au bout. Presque au même instant arrivent Weyland et Salome, qui s’étonnent de me trouver là seule avec George. — Eh bien ! s’écrie ma sœur, ne vous gênez pas ! Monsieur George et mademoiselle Frédérique l’un près de l’autre, la main dans la main, à merveille ! — Goethe alors se fait reconnaître, nouvelle surprise et nouvelles questions. — Eh bien ! reprend Weyland en lui secouant bravement la main, n’avais-je pas raison de vous le donner pour un joyeux luron ? — Mais la plaisanterie d’aller son train, bafouant père, frère, servante, toute la maison en un mot, à l’exception de ma mère, qui avait eu le nez plus fin. En passant dans le jardin, nous rencontrons Christel. — Viens, lui dit Salome, allant au-devant d’elle, viens, Christel ; George s’est brouillé avec Barbe, et te veut épouser. — Et Christel, d’ouvrir de grands yeux et de rester là plantée comme un terme en apercevant le nouveau George, et les rires d’éclater de plus belle ! Lorsqu’enfin nous rentrâmes à la maison, on était à table. — Père, dit Salome, si tu tiens à ce que George dîne avec nous aujourd’hui, il te faut lui permettre de garder son chapeau. — J’y consens ; mais pourquoi cette plaisanterie ? Serait-il enrhumé du cerveau par hasard ? — Non, mais il a là-dessous toute une nichée d’oiseaux. — Et sur ce elle vous le décoiffe. Cinquième tableau : mon frère vient pour s’asseoir à table, frappe notre hôte sur l’épaule en lui donnant le bonjour, autre jubilation universelle ! Enfin, comme on se levait de table, le vrai George survient, et la gaieté reprend son cours. Maintenant, chère Lucie, tout est rentré dans l’ordre ; mais ce furent là deux jours heureux, et ta Frédérique, en t’écrivant, se les rappelle avec bonheur. Ce cher, ce gentil Goethe ! Il m’a promis de m’envoyer des livres de Strasbourg… »


« Vendredi.

« Ta petite Frédérique a maintenant un sobriquet, on l’appelle la prophétesse de Sesenheim. Goethe est revenu nous voir. Il nous est apparu samedi sur le tard, et à l’étonnement général, car j’avais, tout le jour durant, prophétisé l’arrivée d’un aimable visiteur, prophétie qui, à vrai dire, ne me coûtait guère, ayant reçu par George, la veille, une lettre de Strasbourg avec des livres. Goethe, à chaque minute, nous devient plus cher ; mais cette fois, ma Lucie, que d’élégance et de distinction ! Un surtout galonné, des manchettes, un air de gentilhomme ! Nous avons joué aux petits jeux. Son esprit, sa verve, sa gaieté ne tarissaient pas ; c’étaient à chaque instant de jolis vers, les énigmes les plus amusantes ! Mon père goûte beaucoup son jugement, et fait grand cas des idées qu’il lui a suggérées pour notre nouvelle habitation, dont il doit lui tracer le plan, car il faut que tu saches que nous dessinons à merveille…

« Ne crois pas que je sois sa fiancée : de pareils secrets, jamais je n’oserais les avouer à mes parens ; mais je sens que je l’aime de toute mon âme. Lorsque, dans nos promenades ou les lectures qu’il me fait, il se met à me dérouler ses magnifiques pensées, mon cœur se gonfle à éclater sans que je puisse dire si c’est de l’admiration ou de l’amour. Il a gravé nos deux noms dans l’écorce des tilleuls du puits, et vient de m’adresser des vers composés tout exprès pour moi, et dans lesquels il m’appelle sa vie bien aimée. Tiens, je suis trop heureuse, et j’avais ignoré jusqu’ici qu’on pleure de joie. Ma tante veut absolument nous avoir à Strasbourg ; impossible de lui refuser, et pourtant je ne saurais jamais me décider à me séparer de mes chers arbres et de mes chères fleurs, si Goethe ne m’assurait que de longtemps peut-être il ne pourra venir ici. »


« Nous avons vécu dans les délices comme des bergers de Gessner. Goethe anime tout, vivifie tout de son souffle divin, les choses les plus infimes comme les plus immenses, le vermisseau comme le soleil ! Chaque fois que j’élevais mes yeux vers les siens, une extase indicible me prenait : c’était à en mourir de joie ! »


III

Ces quelques pages, « témoins chéris de jours écoulés dans un doux rêve, » composent toute la correspondance de Frédérique publiée par M. Pfeiffer. Elles suffisent pour donner une idée de l’impression que Goethe à vingt ans, le Goethe de Strasbourg, produisit sur cette âme naïve et tendre. Quant aux sentimens que le poète éprouva, lui-même a pris soin de nous en faire part. Arrivé à cette période de sa vie, on dirait que les termes lui manquent pour peindre le bonheur qu’il y goûta, un de ces bonheurs immenses, infinis, qui transforment tout dans la nature, et qui donnent à la fleur du printemps, à l’étoile des nuits, au rossignol de mai, des haleines, des lueurs, des vibrations que jamais plus ne percevront vos sens. Goethe n’est ni rêveur, ni sentimental, ni enthousiaste, et cependant il y a de tout cela dans ce récit d’une heure fortunée ; il y a surtout du feu, le feu sacré de la jeunesse. Cinquante ans ont passé sur cette douce pastorale de Sesenheim, et il en parle comme si c’était d’hier, et pour décrire toutes les sensations, peindre les moindres fleurettes de ce beau mois de mai de son existence ; il retrouve l’entrain, l’aisance et la sympathie d’un cœur qui ne songe encore qu’à se laisser vivre et se dépenser librement. Quoi de plus aimable et de plus séduisant que cette figure qu’il nous trace lui-même de Frédérique ! « Je la vois encore avec sa jupe blanche et ronde, à simple garniture, découvrant jusqu’à la cheville les plus jolis petits pieds, son corsage blanc serré à la taille et son tablier de taffetas noir, tenant le milieu entre la villageoise et la demoiselle. Svelte et légère, elle allait comme n’ayant nul poids à supporter, et pour les opulentes tresses blondes de sa gentille tête, son cou semblait presque trop fin, trop délicat. Son œil serein et bleu promenait ses regards de tous côtés, et son joli nez fripon flairait le vent sans paraître se douter qu’il y eût souci ni chagrin en ce monde, et ce fut ainsi, son chapeau de paille à son bras, que, pour la première fois, il me fut donné de la voir et de la contempler dans toute sa grâce et tout son charme. » Et plus loin : « Rien ne lui seyait mieux que le mouvement en plein air ; le charme de sa désinvolture semblait alors jouter avec la terre en fleurs, et l’inaltérable sérénité de son visage avec l’azur du ciel. Dans nos promenades, dont elle était la vie et l’âme, elle se multipliait incessamment, et savait combler les lacunes qu’il pouvait y avoir ici et là. Et la voir courir, que c’était donc charmant ! Comme un chevreuil qui obéit aux lois de la nature en bondissant par les semailles, on eût dit qu’elle faisait quelque chose de particulier à son instinct, à son tempérament, alors que, pour réparer un oubli, retrouver un objet perdu, rallier des retardataires, elle prenait sa course et s’échappait par monts et par vaux. »

Le 13 avril 1771, Goethe venait à Sesenheim dans l’intention d’y séjourner quelques semaines. Déjà on se connaissait, on s’était distingué ; trois rencontres avaient suffi, pour émouvoir ces jeunes cœurs. Il y avait ce jour-là grande et joyeuse compagnie au presbytère. Frédérique s’empressait à recevoir ses hôtes, et Goethe, en la voyant ainsi lui apparaître dans tout l’éclat de sa candeur céleste, belle de ses quinze ans et de sa ravissante pureté, à la fois enfant et jeune fille, Goethe sentit la fleur d’amour dont il avait le germe dans son âme ouvrir soudain son calice d’or. Elle était si heureuse à faire fête à tout ce monde, si encourageante et si modestement expansive, tant de bonté respirait dans son regard, le charme de sa personne se déployait si librement au sein de cette belle nature, que l’étudiant de Strasbourg fut captivé d’une manière irrésistible.

Après le dîner, où peut-être n’avait pas régné la plus stricte tempérance, on se dispersa sous les arbres, et de turbulentes parties s’organisèrent par les soins de Goethe et de Frédérique. Les gages qu’on s’impose de garçon à fillette, et réciproquement, sont en général ce qui fait le grand charme de ces jeux qu’on appelle innocens, je ne saisi trop pourquoi. Au point où ils en étaient désormais, quel autre gage qu’un baiser Wolfgang et Frédérique pouvaient-ils échanger ? Au milieu des joyeusetés et des éclats de rire, le baiser fut donné, ardent, tendre, mystérieux, et l’amour scella ces lèvres virginales de son indélébile empreinte : heure enchantée, ineffable accord de deux âmes dont Goethe a consacré le souvenir dans ces vers de l’album de Frédérique :

Enfin il est à moi, cet ange, mon doux maître ;
Tout ce que je ressens l’émeut au fond de l’être ;
Sur mon cœur vibre son cœut d’or !
Destin, qui m’accordas cette faveur insigne,
Fais qu’au jour d’aujourd’hui demain ressemble encor,
Et m’instruis à m’en montrer digne !


« Malheur sur malheur, et pour jamais et pour toujours, à celle que la première après moi toucheront ces lèvres ! » La sauvage imprécation de Lucinde s’acharnant comme une furie après l’amant qui la dédaignait, cette tragique malédiction avait ému Goethe d’une vague terreur superstitieuse, à ce point qu’il n’osait plus approcher d’une jeune fille, dans la crainte de lui porter malheur, ses lèvres décidément anathématisées ; mais ces résolutions fantasques prises légèrement vis-à-vis du troupeau des indifférentes, l’amour ne pouvait manquer d’en avoir bon marché. Qu’importent en effet à la passion les restrictions mentales, les timidités et les petits scrupules ? Elle parle, et l’homme à vingt ans obéit sans songer au danger, aux conséquences. « Elle n’est pas la première ! » s’écrie Méphistophélès en réponse aux lamentations de Faust déplorant le sort de Marguerite, parole atroce autant que vraie, que le diable dit tout haut en ricanant, et que le plus doux, le plus tendre, le plus ingénu des amoureux pense tout bas, car sur toutes les lèvres qui touchent au fruit défendu pèse une malédiction ; seulement, comme il s’agit d’éloigner le remords et de jouir à l’aise, on se dit en pressentant la catastrophe : « Après tout, elle ne sera pas la première ! » Aimable et douce fille du pasteur Brion, vous non plus ne fûtes pas la première, et Lucinde ne savait pas quel cœur pur et dévoué son exorcisme devait frapper.

Vers le soir, il y eut la danse, puis après la danse la promenade au clair de lune sous les bosquets où le rossignol commençait à chanter. La main dans la main, on vint s’asseoir loin des parens et loin du bruit : secrets chuchotemens, tendres confidences, baisers furtifs que la brise des nuits de printemps emporta dans son vol avec tant de germes nouveaux et de fécondantes émanations, avec les parfums de la plaine, les murmures du ruisseau et les battemens d’ailes des oiseaux accouplés ! Longtemps ils causèrent ainsi avec des intervalles de rêverie et de silence pendant lesquels on entendait l’orchestre villageois continuer sa fanfare et le bal joyeux se trémousser. Tout ce que l’amour peut promettre de délices à deux jeunes cœurs, cette heure enchantée le leur donna, chaste et profonde ivresse qu’à peine devait accroître à quelques jours de là le délire de la possession !

Ce séjour de Goethe à Sesenheim se prolongea plus d’un mois qu’ils passèrent en faciles tête-à-tête, en pittoresques excursions dans les environs. « Nous vivions en dehors de toute espèce de surveillance, et il ne dépendait que de nous de courir le pays et d’aller en nombreuse ou petite compagnie visiter les amis du voisinage. Nos explorations ne se bornaient pas à ce côté-ci du Rhin ; nous traversions le fleuve et retrouvions ainsi dispersées dans Haguenau, Fort-Louis, Philippsbourg, toutes les personnes que nous avions vues réunies à Sesenheim, heureuses l’une après l’autre d’exercer à leur tour à notre endroit la plus franche hospitalité et de nous faire les honneurs du cellier, de la cuisine et du jardin. Les îles du Rhin furent aussi très souvent le but de nos promenades en bateau. »

Les convives ne manquaient pas d’ailleurs à Sesenheim ; Weyland y venait quelquefois de Strasbourg, l’épigrammatique Weyland, qui se passa un jour la fantaisie d’apporter sous son bras le Vicaire de Wakefield, où la famille se reconnut en souriant. N’est-ce pas en effet le bon docteur Primerose en personne que cet excellent père de Frédérique, honnête, cordial, trop confiant peut-être, la joue en fleur et la gaieté sur les lèvres, et prenant au fond très au sérieux son ministère, dont les soins l’empêchent de voir ce qui se passe chez lui ? Wolfgang, on le conçoit de reste, n’avait garde de manquer l’office le dimanche. Alors que Frédérique était là recueillie et charmante auprès de lui, quel sermon, même le plus aride, eût jamais paru long ? Et tandis que le brave homme exposait à ses ouailles l’évangile de la destruction de Jérusalem ou la parabole de la brebis perdue, la tête de sa pauvre enfant battait la campagne à la suite du cher séducteur, et la tendre pécheresse palpitait sous le regard de Faust, chez qui le sens divin et l’amour de la créature se confondaient ensemble :

Appelle-le bonheur, cœur, amour ou Dieu !
Non, Non, il n’est pour cela point de parole humaine[15] !

Cependant, au milieu de cette joie intime et profonde où Goethe s’abandonnait sans réserve, l’idée de l’avenir se dressait parfois comme un remords ; il sentait qu’un pareil bonheur ne pouvait, hélas ! longtemps se prolonger, et cherchait alors dans l’étude un moyen d’échapper à ses tristes réflexions. Que de fois la belle enfant le trouva ainsi établi sous le jasmin de la maison, entouré de livres et de papiers, Homère, Ossian et Shakspeare sur la table ! À des compositions originales, à peine s’il songeait ; il traduisait d’Ossian les Plaintes de Selma, et s’il rimait, c’était quelque improvisation inspirée par la circonstance, quelque madrigal à Frédérique. Il y a ainsi tout un petit volume de chansons, tout un bouquet, le recueil des chants de Sesenheim : fugitives peines écrites la plupart du temps sur des motifs connus et n’exprimant de l’amour que les joies, la confiance et la plénitude. Ici pas une trace de combats, point de ces amertumes, de ces doutes, de ces jalousies cruelles qui font d’un amoureux un patient à la chaîne qui veut toujours s’en aller et qui toujours demeure, comme retenu malgré lui, mais au contraire le perpétuel épanouissement de l’âme, les actions de grâces aux dieux qu’on remercie de ce bonheur en les suppliant d’en prolonger la durée.


IV

Il était décidément de la famille, et rien de ce qui pouvait intéresser ces braves gens ne lui restait étranger. Célébrait-on une noce dans le voisinage, il voulait servir de témoin ; un baptême, il s’offrait aussitôt pour parrain. Héritages, procès, loteries, il s’occupait de tout, même de construire, derrière un frais rideau de hêtres et de peupliers, une maison nouvelle qu’on habiterait en commun. Ainsi passait le temps, ainsi les jours heureux se succédaient sans que sa main doucement comprimée par l’étreinte de cette pauvre enfant osât s’en dégager pour soulever les voiles de l’avenir.

L’avenir ! il fallut pourtant l’envisager, et quels ne furent pas son trouble et sa douleur en voyant le désordre qu’il avait jeté dans cette jeune âme, en se trouvant vis-à-vis d’engagemens tacites qu’il ne pouvait tenir, en sentant qu’il allait avoir à se séparer de cet être naïf, loyal, généreux, tout amour et toute confiance, qui s’était donné à lui sans réserve ! Mais, dira-t-on, cette rupture était-elle donc indispensable ? Goethe ne pouvait-il même à cette époque s’assurer par le mariage la possession légitime d’une telle personne ? En effet, cela, je crois, eût mieux valu que la conduite qu’il a tenue ; seulement il eût fallu avoir un certain courage et savoir marcher tout de suite à la conquête d’une indépendance qui, si elle avait sa gloire, n’était pas non plus sans périls. On sait quel pédant rigide et absolu, quel formaliste impraticable était le père de Goethe, et si un pareil homme eût jamais consenti à prêter l’oreille à des propositions d’alliance avec la famille d’un pauvre pasteur de campagne. Il eût donc fallu forcément abandonner tout, père, mère, sœur, et ne demander conseil qu’à son dévouement, à son travail, à son génie. Or, si l’on y pense, une semblable résolution était ce qu’il y avait de plus contraire au caractère de Goethe, qui déclina toute sa vie les responsabilités, et dont le cœur ne fut jamais propre à ces combats que certaines âmes vigoureuses engagent hardiment avec les circonstances. À cette amertume de la séparation devait se joindre pour Goethe le remords d’avoir entretenu dans l’âme de la pauvre Frédérique des illusions dont la perte ferait inévitablement le désespoir de sa vie. Lui-même avoue cette faute et la déplore dans un langage où la grandeur du style semble venir en aide au trouble de la conscience. « Ces inclinations de jeunesse prises légèrement sont pareilles à la bombe qu’on lance pendant la nuit : elle monte en ligne douce et lumineuse, se mêle aux étoiles et paraît même un instant vouloir s’attarder parmi elles, puis elle descend comme à regret, décrivant la même route, mais en sens opposé, et finalement porte le désastre aux lieux où s’arrête sa course, — Comment faire pour voir où nous conduit cette passion qui nous flatte et nous enivre ? Serait-on mille fois circonspect, peut-on résister aux charmes de l’habitude et ne point se laisser aller à tant d’autres entraînemens non moins doux et non moins aimables ? » Ici commence la crise. J’ai parlé d’effusions de joie, d’actions de grâces ; l’heure ineffable de ce tendre lyrisme est passée, la litanie est close.

Il voyait donc bien, qu’il fallait rompre, et cependant il ne pouvait se résoudre à se séparer de l’adorable créature. Cette lutte fatale du devoir et de la volonté, tous la connaissent plus ou moins et savent les ébranlemens qu’elle entraîne : hésitations, faiblesses, violences, contradictions ; on empoisonne sa vie et celle des autres. Il y eut là pour Goethe des jours cruels à traverser, pleins d’angoisses et d’ennuis de toute sorte. Il allait parfois, n’y tenant plus et pour se distraire par une occupation mécanique de ses langueurs morales, — il allait chez un vannier du voisinage, un certain boiteux du nom de Philippe (der lahme Philipp), connaissance de la famille qui lui apprenait à tresser l’osier. Quelques lettres écrites vers la fin de son séjour à Sesenheim, et qu’il adressait à l’un de ses amis de Strasbourg, le notaire Salzmann, vont nous mettre dans la confidence de ces jours de trouble et de misères.


« Avril 1770.

« J’arriverai encore avant la Pentecôte, ou peut-être même n’arriverai-je pas…, ou bien… tout ce que je vous puis dire, c’est que j’en saurai, quand ce sera fait, plus que maintenant. Au dehors comme au dedans, temps de pluie ; les affreux vents du soir sifflent dans les vignes, là, devant ma fenêtre, et mon animula vagula[16] est comme la girouette du clocher : tourne, tourne, et ainsi tant que va le jour ! Punctum ! Grande affaire en vérité que de bien mettre un point à sa place et d’établir de bonnes périodes ! Les jeunes filles ne mettent ni virgules ni points ; rien d’étonnant si je me forme à leur manière. N’importe ! je n’en apprends pas moins le grec, et pour que vous le sachiez, j’ai tellement, depuis que je suis né, augmenté mes connaissances en langue grecque, que je lis aujourd’hui mon Homère sans traduction ; mais aussi me voilà plus vieux de quatre semaines, ce qui pour moi n’est pas peu dire. Dieu garde mes chers parens, et ma chère sœur, et vous aussi, cher notaire, et aussi toutes les bonnes âmes ! Amen. »

« Oui, en effet, il est temps que j’arrive, et je le veux, je le veux ; mais qu’est-ce que la volonté en présence des figures qui m’entourent ? L’état de mon cœur est étrange, et ma santé commence à chanceler. Un pays ravissant, de bonnes gens qui t’aiment, un cercle d’amis, tes rêves de jeunesse ne sont-ils pas tous accomplis ? me demandé-je maintes fois en plongeant mon regard dans cet horizon de béatitude. N’as-tu pas mis le pied dans ce jardin féerique où tendaient tes vœux ? En effet je le sens, et je sens aussi, mes amis, que l’homme, pour avoir atteint le but qu’il souhaitait, n’en est pas plus heureux de l’épaisseur d’un cheveu. Ah ! le surcroît, ce damné surcroît que le destin marchande éternellement à toutes nos jouissances[17] ! Allez, chers amis, pour ne pas se décourager en ce monde, il faut avoir bien du courage ! Enfant, il m’arriva un jour de planter un cerisier en m’amusant : le cerisier poussa, et j’eus la joie de le voir fleurir. Une gelée blanche de mai ruina tout, la joie et les fleurs : il me fallut attendre un an, les fleurs revinrent ; mais, avant que j’eusse goûté à une seule cerise, les oiseaux avaient tout mangé ; l’autre fois ce furent les chenilles, puis un voisin gourmand et larron, puis que sais-je ? Et cependant, si jamais je suis propriétaire d’un jardin, on m’y verra planter encore des cerisiers, car, en dépit de toutes les traverses, il reste assez de fruit pour s’en régaler[18]. »


« 22 mai[19].

« De cette fois encore je ne bouge pas, et, comme j’ignore quand je vous verrai, je pense qu’il est bon de vous dire comment tout se comporte… Assez bien pour moi du moins : la toux va mieux, les soins et l’exercice m’en ont presque délivré ; mais il s’en faut que j’en puisse dire autant de l’entourage. Frédérique continue à souffrir, à péricliter, ce qui répand sur tout le reste un vilain nuage, sans compter le conscia mens, qui, pour moi, hélas ! ne l’est point recti.

« On a dansé à la Pentecôte, dansé de dix heures à minuit, avec quelques entr’actes pour se rafraîchir. C’était une véritable furie. J’en ai oublié la fièvre, et suis mieux depuis. Que ne m’avez-vous pu voir à ce bal, tout mon moi plongé, perdu dans la danse ! Et encore si je pouvais seulement dire : Je suis heureux ! Qui peut se dire le plus malheureux ? dit Edgard[20]. Et c’est là aussi, mon cher, une sorte de consolation. Ma tête ressemble à, une girouette au moment où l’orage se prépare et où les vents sont variables. »

« Mercredi, la nuit.

« Dix lignes sont toujours mieux que rien. Ma toux a repris, du reste je ne suis point mal ; mais ce n’est vivre qu’à moitié que de ne pouvoir respirer sans peine : raison de plus pour m’abstenir de retourner à la ville. Ici du moins l’exercice et le grand air opèrent tout le bien qui se peut faire, sans compter[21]… Le monde est si beau ! si beau ! Et qui de nous sait en jouir ? Par momens la colère me prend à ce sujet, et je me tiens alors les plus édifians discours sur cette méthode, que nul professeur d’éthique ne comprend et encore moins n’enseigne. Adieu, adieu ! je ne voulais que vous écrire un mot, et vous dire que je vous aime. »


Goethe quitta Sesenheim le 27 mai pour retourner à Strasbourg, où ses études et ses examens de droit le rappelaient. Herder était parti dès le mois d’avril, mais il retrouva ses autres professeurs et camarades, qui l’attendaient avec impatience, et se reprit de plus belle au travail et à l’amitié. Les adieux n’avaient pas été définitifs, Goethe y avait mis des réticences, et la liaison continua de loin. On s’écrivait activement, lui de plus en plus inquiet et troublé, elle calme, sereine, confiante, n’osant et ne voulant croire qu’alors qu’on s’aime ainsi du fond de l’âme, cela puisse jamais finir. Aux vacances de la Saint-Jean, Goethe s’échappa du côté de Pfalzbourg avec Weyland, cet ami qui l’avait introduit dans la famille Brion. Qui le poussait à cette excursion ? L’ennui, le besoin de se distraire, cet incurable mécontentement de soi-même et des autres qu’on trouve au fond de tous les vagabondages. On dit que l’amour rend courageux : rien n’est plus faux ; l’amour amollit les cœurs, et les cœurs mous sont faibles. Quand le cœur vous bat à rompre la poitrine, quand vous avez la gorge étranglée, l’œil plein de larmes, vous êtes faible, si faible qu’il suffit d’un lien de fleurs pour vous enchaîner, et cela n’est point parce que ce lien a des vertus magiques, mais parce que la force vous manque, à vous, de le briser. Il y a bien un moment où le courage vient aux amoureux, c’est celui où ils vont perdre leur maîtresse ; mais ce courage, ce n’est pas l’amour qui le donne, c’est la crainte de voir celle qu’on a possédée passer aux bras d’un autre. Par amour, j’entends cette sensation irrésolue où flotte notre âme, ce tiraillement en sens divers dont elle est la proie dès qu’une secousse électrique l’a mise hors du commode sentier de l’indifférence. Nous sommes alors, comme l’enfant sur son cheval de bois, toujours en mouvement, toujours en travail, toujours nous démenant sans changer de place. Voyez Goethe : il a renoncé délibérément à la main de Frédérique, il s’est dit tout ce qu’il y avait de sage et de judicieux à se dire au sujet d’un pareil mariage, et cette liaison sans issue, il n’a désormais qu’une idée, la renouer ! Et le voyage qui devait le rapprocher de Francfort va le ramener à Sesenheim.

Ce souvenir de la douce bien-aimée qui semblait sommeiller au fond de l’âme se réveilla à Neukirch un soir que Wolfgang, laissant à l’auberge son compagnon se reposer des fatigues du voyage, était allé s’asseoir au pied d’un château de chasse construit sur la hauteur. Du fond de cette solitude qui s’étend autour de lui, de ces bois et de ces montagnes où plongent ses regards attristés, un son de cor s’élève. À ce bruit sa rêverie s’exalte, une image adorable est évoquée : Frédérique ! Il ne veut plus qu’une chose : la revoir, et l’aube nouvelle va les trouver, lui et Weyland, son compagnon, chevauchant sur la route de Sesenheim. À Niedermodern, les deux amis se séparèrent. Laissons Goethe lui-même raconter ici les détails de son arrivée. « Si rapide que fût l’allure de mon cheval, la nuit me surprit ; il n’y avait du reste pas à se tromper de chemin, et la lune éclairait cette entreprise de ma passion. La nuit devenait orageuse et sinistre, et je sautais les haies et les fossés pour n’avoir point à attendre jusqu’au lendemain matin la joie de la retrouver. Il était déjà tard lorsque je descendis de cheval à Sesenheim. L’aubergiste, quand je lui demandai s’il y avait encore de la lumière au presbytère, m’assura que ces dames ne faisaient que de rentrer, et qu’il croyait avoir entendu dire qu’on attendait encore quelqu’un dans la soirée. Ceci ne m’allait pas du tout. Je me hâtai pour arriver du moins le premier. Je trouvai les deux sœurs assises sur la porte ; elles ne semblèrent point trop étonnées ; mais qui n’en revenait pas, ce fut moi quand j’entendis Frédérique dire à l’oreille d’Olivia[22], mais assez haut pour que je l’entendisse : « Eh bien ! ne vous l’avais-je pas dit ? C’est lui ! » On me conduisit dans la salle à manger, où je trouvai une petite collation déjà servie. » Frédérique, mue par un pressentiment, avait en effet prophétisé la veille que Goethe arriverait ; la sympathie avait poussé irrésistiblement ces deux âmes l’une vers l’autre, et au moment même où Wolfgang se sentait entraîné, la jeune fille annonçait son retour. Cette force magnétique, observait Goethe plus tard dans ses Conversations avec Eckermann, existe surtout entre deux êtres qui s’aiment, et très souvent elle agit aussi à distance. Bien des fois il m’est arrivé, étant jeune, que, me promenant à l’écart et seul, un vif désir me prit de me trouver avec celle que j’aimais ; j’y pensais alors avec intensité et jusqu’à ce qu’elle se montrât en personne. — Je ne sais quelle inquiétude m’a saisie, disait-elle en approchant ; mais je me sentais mal à l’aise dans ma chambre, et il m’a failli venir ici. »

La visite de Goethe à Sesenheim dura peu cette fois, et quelques jours plus tard (1er juillet 1771) il s’en revenait à Strasbourg après s’être donné la joie de contempler encore l’aimable enfant au sein de son entourage idyllique. La famille Brion, qu’on visitait de tous côtés pendant la belle saison ; avait à la ville une foule de connaissances qui depuis longtemps ne demandaient qu’à la recevoir à leur tour. L’invitation, déjà mainte fois mise en avant, et toujours sans succès, fut de nouveau proposée, et, quoique après certaines hésitations, définitivement acceptée. La mère et les deux aînées (Frédérique pouvait-elle manquer d’être du voyage ?) se mirent donc en route pour Strasbourg dans l’intention d’y séjourner une semaine ou deux chez des amis. Naturellement on se revit à cette occasion. En changeant ainsi de cadre, en passant tout à coup de la prairie au salon, la gracieuse figure ne perdit rien de ses charmes, et son amant, qui ne l’avait encore aperçue qu’au milieu des arbres et des ruisseaux, fut le premier à s’étonner de l’aisance parfaite qu’elle savait conserver dans le monde, et à remarquer le délicieux attrait que gardait, parmi les tentures de soie et les vases du Japon, cette douce physionomie villageoise habituée à se détacher sur le vaste et libre horizon. Bientôt pourtant à cet étonnement la mauvaise humeur succéda, car Frédérique, en personne sensée et discrète, avait trop l’instinct des convenances pour rester sur ce nouveau terrain ce qu’elle était chez elle, et ne point prendre avec ses habits de demoiselle, qui lui seyaient si galamment, certaines réserves indispensables. Peut-être s’y mêla-t-il un peu de coquetterie : quelle nature féminine, même la plus simple et la plus loyale, en serait exempte ? Toujours est-il que Goethe prit la chose en dépit, et se fâcha de ce qu’on le voulait ainsi réduire au rôle de serviteur très humble. Aussi, lorsqu’il advint que la sœur aînée, qui n’avait ni la grâce, ni la distinction de la cadette, s’ennuya de la ville, et se mit à languir après ses moutons, Wolfgang s’empressa de pousser au départ. Dans l’état d’angoisse et de perplexités où se trouvait son cœur, il craignait de finir par faire un éclat, et quand il vit toute la famille monter en carriole et s’en retourner vers Sesenheim, ce fut pour lui comme si on lui ôtait une pierre de dessus le cœur. Il se peut aussi que le coup de feu de ses études (car l’heure des examens approchait) ait été pour quelque chose dans cette irritation de caractère dont il allait ne point tarder à se repentir, car Frédérique, blessée d’une telle conduite, affecta en le quittant beaucoup de froideur, et, pour mieux atteindre sa victime, témoigna les plus vives tendresses à celles de ses amies qui se trouvaient là. Cela fit que si le premier moment fut pour Wolfgang un moment de bien-être et de délivrance, le second fut tout à la colère et au désespoir.

Cependant le grand jour avançait. Le 6 août de l’an de grâce 1771, l’illustre académie de Strasbourg, illustris jureconsultorum ordo, décernait à l’étudiant Johann-Wolfgang Goethe, virum prœnobilissimum atque doctissimum, les magnifiques honneurs et privilèges du doctorat, summos in utroque jure honores et privilégia doctoralia. Des thèses latines et des mercuriales, il y en eut à n’en pas finir, et le tout fut terminé par un immense banquet où professeurs, élèves et répétiteurs fraternisèrent ensemble jusqu’au matin aux frais du brillant lauréat. Enfin c’était donc fait, et après tant d’empêchemens, d’atermoiemens, d’erreurs et de crises, en dépit d’Apollon et de l’Amour, Johann-Wolfgang Goethe était avocat, — avocat dans le présent, et dans l’avenir, qui sait ? peut-être bourgmestre de la sérénissime ville de Francfort.


V

Les parens de Goethe étaient ravis et l’attendaient à Francfort ; pour lui cependant ce furent des jours douloureux. Quitter Strasbourg sans revoir Frédérique, il n’y pouvait penser, et la seule idée de ces adieux suprêmes lui déchirait le cœur. Il allait et venait, prétextait, remettait au lendemain. Enfin, après avoir épuisé toutes les distractions, tous les vagabondages, après s’être fatigué le corps et l’esprit dans les écoles buissonnières, un matin il selle son cheval et part pour Sesenheim. Pauvre Frédérique ! un pressentiment l’avait-il avertie ? En arrivant, il la trouva sur la porte du jardin toute pensive et découragée ; quand il eut mis pied à terre, elle lui tendit la main sans rien dire, et tous deux restèrent embrassés, des larmes dans les yeux, la mort dans l’âme ! Ce qu’ils perdaient l’un et l’autre, quelle somme de bonheur et d’irréparables jouissances, ils le sentaient trop vivement pour l’exprimer. Goethe s’avoua coupable et ne se pardonnait pas d’avoir brisé ce noble cœur, si digne des plus douces félicités. Quant à Frédérique, pas un mot de reproche ne sortit de sa bouche : elle avait aimé, et sa vie était maintenant tout entière dans le souvenir de cet amour, dont les peines jamais ne dépasseraient l’ivresse et les délices. D’ailleurs qu’eût-elle dit, la pauvre enfant, qu’eût-elle fait pour retenir celui à qui elle s’était donnée, et qui finalement manquait de courage pour se conquérir l’indépendance et livrer combat en l’honneur d’elle aux dures nécessités de l’existence, le cœur plus occupé de l’analyse de son amour que de cet amour même, poète qui de ses sensations tôt ou tard se délivre en chantant ! N’importe, l’heure des chansons n’allait pas venir encore, et devant qu’elle sonnât, les regrets et les soucis eurent leur tour. Goethe quitta Sesenheim troublé, fiévreux, confus, accablé de sa faute et de ses remords, et tandis que, plus mécontent encore que malheureux, il s’en allait au galop de son cheval, dévorant cette route qu’il avait si souvent parcourue la joie au front, elle, pieuse, simple, résignée, retournait à ses devoirs de fille et de sœur, et s’apprêtait à les remplir jusqu’à la fin avec cette gravité sereine, cet inaltérable désintéressement des belles âmes que la douleur atteignit jeunes.

Une fois encore ils devaient se revoir. Ce fut en 1779. Goethe voyageait avec le grand-duc Charles-Auguste, et voulut à son passage visiter le cher Sesenheim. Ici se place la réalisation d’un singulier effet de mirage qui vaut la peine d’être consigné. Lorsque Goethe, huit ans plus tôt, le cœur et le cerveau troublés, s’en retournait à Strasbourg après avoir quitté sa maîtresse, il avait par une étrange illusion vu, un peu avant d’arriver à Drusenheim, mais vu distinctement, ce qui s’appelle vu, un autre Goethe, également à cheval, venir à sa rencontre, vêtu d’un habit gris perle, à paremens d’or, comme lui, le vrai, l’authentique Wolfgang, n’en avait jamais eu dans sa garde-robe. Or le hasard voulut que, le jour de son dernier pèlerinage à Sesenheim, Goethe portât exactement le même habit qu’il avait jadis remarqué sur le dos de cet autre lui-même.

Ce fut le vieux père Brion qui reçut cette fois le galant damoiseau à sa descente de voiture avec une dignité triste, sinon sévère. Comme il lui demandait s’il comptait faire quelque séjour parmi eux, Goethe répondit qu’il partirait le lendemain, ayant laissé un de ses amis au prochain village.

— Et pourquoi ne pas nous l’avoir amené ? dit Brion.

— C’est que… c’est le grand-duc de Saxe.

— Ah ! reprit le vieillard, je conçois… ma maison, à moi, n’est pas pour les altesses !

Laissons Goethe raconter lui-même à une autre femme, à l’amie du moment, à Mme de Stein, cette dernière entrevue avec Frédérique.


« Emmedingen, 28 septembre 1779.

« Le 25 au soir, j’ai fait une escapade du côté de Sesenheim pour y retrouver une famille que j’avais autrefois beaucoup connue, et qui m’a très cordialement accueilli. Aujourd’hui que je suis pur et calme comme l’air, je me sens tout aise de respirer l’atmosphère d’êtres calmes et bons. La seconde fille de la maison m’aima jadis plus que je ne le méritais et plus que beaucoup d’autres à qui j’ai prodigué ma tendresse et ma confiance. Je dus me séparer d’elle en un moment où mon abandon faillit lui coûter la vie. En apprenant que j’étais là, elle accourut comme une folle et se jeta dans mes bras avec tant d’ivresse et d’élan ; que nos deux nez se cognèrent et que j’en eus le ciel dans l’âme. Ensuite elle m’entretint des souffrances qui lui étaient restées de sa maladie, et j’évitais de la toucher de peur de sentir à sa moindre étreinte toute mon ancienne passion se rallumer. Nous visitâmes tous les bosquets l’un après l’autre et nous assîmes dans chacun, c’était si bon ! Il faisait le plus beau clair de lune, et je ne cessais de lui demander des nouvelles de tout le monde. Un voisin, qui nous avait aidés jadis dans nos petits travaux, fut mandé et m’assura qu’il n’y avait pas huit jours qu’il parlait encore de moi ; le barbier aussi dut comparaître. Je retrouvai de vieilles chansons de moi qu’on s’était transmises, et jusqu’à une voiture que j’avais peinte. Nous causâmes de mille bonnes histoires de cet heureux temps-là, et je vis que mon souvenir était aussi présent parmi eux que si je les avais, quittés depuis six mois à peine. Les parens furent excellens, ils me trouvaient rajeuni. Je passai la nuit à Sesenheim et ne m’éloignai que le lendemain au jour naissant de ce petit coin de terre où mes yeux se retourneront toujours avec bonheur, de ces êtres tout sympathiques avec qui je me sentais pour jamais assimilé. »


Idylle évanouie, frais roman des premières années dont les traces vont s’effaçant de plus en plus ! De leur correspondance on n’a jamais pu trouver que des fragmens dépareillés, et cependant ils s’écrivaient à chaque instant, « et quelque sujet qu’elle touchât, qu’elle vous racontât quelque chose de nouveau ou qu’elle revînt à d’anciens motifs, c’était toujours dans ses peintures, ses réflexions, ses digressions au courant de la plume, toujours même grâce flexible et même sûretés. » Tout porte à croire que les lettres de la pauvre Frédérique furent la proie avec tant d’autres de cet immense auto-da-fé qui précéda le voyage en Italie (1786). Quant à celles de Goethe, elles eurent le même sort et périrent également par les flammes. Sophie, la plus jeune des quatre filles du pasteur Brion, en avait trente qu’elle brûla finalement parce qu’elles compromettaient sa sœur. Et les lieux témoins de cette simple histoire, que sont-ils aujourd’hui ? Allez les voir : vous retrouverez le gai ruisseau qui babille à la même place, l’arbre où le poète a gravé le nom de sa chère maîtresse, et dans cet arbre, toujours trillant et modulant au clair de lune, les petits-enfans des rossignols dont la chanson fit les délices de l’heureux couple. Mais le paysage, la maison, quelle mélancolie ! Vous vous étiez figuré l’avenante habitation d’un vicaire de Wakefield, un bâtiment commode assis sur le penchant de la colline, à droite le ruisseau qui clapote dans la prairie où paît la vache, où l’abeille bourdonne ; par derrière, le verger plein de légumes et de fruits. Hélas ! c’était bon pour autrefois ! Une masure badigeonnée de jaune, triviale, démantelée, à moitié croulante, voilà le presbytère d’aujourd’hui. Tout auprès est venu s’installer un cabaret qui rit et chante vis-à-vis du cimetière également abandonné, également lamentable à contempler avec ses murailles déchaussées, ses tombes qui s’effondrent, ses croix de bois perdues dans les broussailles. La révolution et la guerre ont passé par-là : sur cet aimable sol de Théocrite et de Gessner, les Cosaques sont venus camper, les pieds dans le sang ; puis, la tourmente finie, on a tant bien que mal réparé le dégât. Le cabinet d’étude du pasteur, un moment changé en écurie, a recouvré son ancienne destination, et vous pouvez voir encore la chambre où fut le clavecin de Frédérique, ce joli meuble en bois de rose où tous les deux recouraient par momens : il jetait la rime, elle improvisait l’air, et les chansons leur venaient aux lèvres comme les baisers.

Vous retrouverez le banc de pierre tel qu’il était il y a quatre-vingts ans et plus, comme aussi le bosquet de jasmin dont il est tant question dans les mémoires. Quant aux bois entourant le village, ils se sont, le temps et la guerre aidant, fort éclaircis, et certains sites que Goethe se complaît à décrire ont totalement disparu. Le Friederiken’s-Ruk subsiste pourtant, cette jolie retraite de verdure de l’autre côté de la chaussée de Drusenheim, où l’aimable enfant allait s’asseoir un livre à la main pendant les heures de solitude, mais combien amoindri et dévasté ! Au petit bois à peine quelques arbres ont survécu ; ces ondoyantes et riches frondaisons qui servaient d’encadrement aux tableaux si variés que de chaque banc l’œil apercevait sont tombées sous la cognée du bûcheron, et le paysage est devenu un champ de blé. C’est à cette place, d’où la vue s’étendait sur les îles boisées du Rhin et le magnifique panorama des Vosges, qu’elle s’assit rougissante et troublée auprès de Goethe, lorsqu’il lui apparut pour la première fois sous son déguisement ; c’est à cette place que leurs mains se rencontrèrent et qu’ils se dirent qu’ils s’aimaient !

À Niederbronn, petite ville de bains en Alsace, vivait encore il y a quelques années « mamsell’ Brion, » cette Sophie dont nous avons parlé tout à l’heure, la plus jeune des quatre sœurs. O ravages du temps ! Si vous l’aviez vue en 1841, courbée, chevrotante, parcheminée, la jolie espiègle de dix-sept ans qui, sans y prendre garde, et tout en courant à tort et à travers, était venue donner de la tête contre cette idylle ! Sa demeure, quoique très modeste, était propre et bien tenue : deux ou trois volumes sur la table, un vieux dressoir à vaisselle d’étain reluisant comme de l’argenterie, quelques chaises de paille, et dans l’embrasure de la croisée, un rouet faisant vis-à-vis au fauteuil, puis contre la muraille le coucou traditionnel. Elle avait lu Poésie et Vérité, et connaissait à fond tout ce qu’avait écrit Goethe sur sa sœur et sur sa famille. Seulement elle ne se souvenait point qu’entre Wolfgang et Frédérique il eût jamais été question de fiançailles. « Goethe, disait-elle, avait le teint pâle avec des yeux vifs et brillans. Après qu’il nous eut quittés, bien longtemps encore nous continuâmes à recevoir de ses lettres et de ses ouvrages. Une fois il écrivit que, son prince voulant absolument le marier à une demoiselle, il devait se soumettre, mais que son cœur ne cesserait jamais d’appartenir à Frédérique. Puis la vieille Sophie ajoutait que ni les succès ni les honneurs n’avaient pu le distraire de la mémoire de ces heureux jours, et racontait comme preuve qu’elle-même s’était vue complimenter, huit ou neuf ans plus tôt, au nom du poète, par un ouvrier du pays que Goethe avait rencontré chez un serrurier de Weimar.

— Et Frédérique, Frédérique, que devint-elle ? Est-il vrai qu’elle soit morte dans la misère ?

— Dieu merci, on a beaucoup exagéré, quoique, à vrai dire, elle n’ait pas toujours comme lui marché sur des roses ! À la mort de nos parens, elle s’occupa d’éducation et fut accueillie en France chez une de ses anciennes amies mariée à un M. Rosenstiel, Danois d’origine et secrétaire d’ambassade. Elle réussissait à merveille et se faisait partout bien venir de la société de Versailles et de Paris, lorsque la terreur la força de rentrer au pays. Elle quitta Paris en 1794, un peu avant la chute de Robespierre, et vint à Diessburg s’établir chez Salome, qui avait épousé le pasteur de l’endroit, et dont elle éleva la fille. Si Frédérique avait voulu se marier, croyez que les propositions ne lui auraient point manqué : il en pleuvait au contraire ; elle refusa tout. Le cœur qui fut aimé de Goethe, répondait-elle toujours, ne saurait plus appartenir à personne. Quand Salome mourut, elle lui confia sa fille. Frédérique promit de s’en charger, et Dieu a permis à ma pauvre sœur de vivre assez longtemps pour tenir jusqu’au bout sa parole.

En effet, en 1813, la jeune nièce de Frédérique se maria sous les yeux de sa tante au pasteur de Meissenheim, un M. Fischer qui, je crois, vit encore. Ce fut le dernier ouvrage de cette âme honnête et dévouée ; après la cérémonie, elle supplia Sophie de ne plus la quitter, car, disait-elle, il faut que les jeunes gens vivent pour eux, et je me sens si seule ! Ses pressentimens ne la trompaient pas : six semaines après, elle s’éteignait sans souffrance, et ce neveu qu’elle vit marier la conduisait au cimetière au milieu des pleurs et des regrets de toute cette petite population qui perdait en elle une sœur de charité. Comme elle mourut en Dieu, on peut dire que son avant-dernière pensée fut pour Goethe, pour ce Wolfgang dont elle n’avait jamais parlé qu’avec révérence, répondant aux allusions amères qu’on pouvait faire sur sa conduite envers elle qu’il était trop grand, elle trop humble, et que sa carrière avait tendu trop haut pour qu’il eût pu songer à la prendre pour compagne.

Ainsi, tant qu’elle vécut, elle resta fidèle à ce premier amour de sa jeunesse, sans en vouloir à personne du sacrifice dont elle souffrait, car elle savait au fond de ce cœur qu’elle gardait à Goethe, elle savait, la douce et miséricordieuse enfant, que son amant n’était ni un traître ni un parjure vulgaire, et que les circonstances seules l’avaient condamné à renoncer à tout ce qui eût jamais fait son bonheur et sa joie en ce monde. Aussi ce nom de Frédérique brille comme une étoile blanche et pure au ciel de la vie du poète, et dans le chœur flottant et voilé des pâles victimes de l’amour je ne sais pas de figure plus charmante et plus digne de pitié, car elle eut, cette humble et simple fillette de campagne, le singulier courage de lire au fond du cœur de celui qu’elle aimait, et de se dire, après en avoir reconnu les instincts et les aspirations, qu’elle n’était point faite pour enchaîner le héros qui l’avait, hélas ! si inconsidérément affolée. Dut son cœur se briser, il fallait avant tout pourvoir au plus important, qui n’était ni son bonheur, ni sa satisfaction à elle, pauvre et timide colombe sacrifiée à la gloire du jeune aigle : elle s’immola donc, elle dit adieu à celui à qui peut-être elle avait révélé la poésie, et dont elle allait conserver dans son cœur la chère image, éternellement jeune. Et cet amour, qui lui avait donné des forces pour son sacrifice, projeta sur le reste de son existence je ne sais quelle sérénité rayonnante, quel air de douce et calme transfiguration. Goethe, de son côté, voué à cet ineffaçable souvenir, devait partout le reproduire. La Marie de Gœtz de Berlickingen, la Claire d’Egmont, la Gretchen, idéales incarnations de Frédérique ! Et quand, au dénoûment de la seconde partie de son poème, Goethe, voulant sauver l’âme de Faust, évoque une des pénitentes du chœur mystique (una pœnitentium), cette âme adorable qui sollicite la grâce du bien-aimé et l’aide à franchir les degrés de la divine échelle, c’est encore la tendre et compatissante Frédérique.

Il y a de ces âmes bonnes, pieuses, résignées, dont la vie tout entière s’écoule à racheter les misères d’autrui. Cet être généreux, expiatoire, rédempteur, Goethe le rencontra dans l’humble fille du pasteur Brion, et qui sait ce qu’à cet heureux du monde, à ce génie, à ce titan, les larmes et l’amour de l’innocente et faible créature auront valu de grâces ? Figure riante et sympathique, vous la voyez toujours, avec ses beaux yeux bleus qui respirent l’intelligence, son chapeau de paille à son bras, ses riches tresses nattées autour de son gracieux front : pas une ride au portrait, pas une ombre déplaisante. Elle ressemble à ces jeunes filles mortes dans la fleur de la beauté, et dont l’image revit en nous aussi fraîche que la rose de mai.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Nous tirons ce passage des Lettres et Notes [Briefe und Aufzaetze) de Goethe (1766-1780), recueillies par Schoell, Weimar 1846.
  2. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1857.
  3. Les demoiselles Lautz, dans la Kraemergasse, no 13. Voyez, sur le séjour de Goethe à Strasbourg, Stöber, der Dichter Lenz ; voyez également Heinrich Viehoff, Goethe’s Leben, et G.-H. Lewes, Goethe’s Life and Works, t. Ier
  4. Inter alia signa rachitidis morbi advenientis recenset Boerhaave in op. 1486 in-genii prœmaturum aeumen, etc. Voyez Schoell, p. 77.
  5. Cette sainte physionomie de Mlle de Klettenberg ne rappelle-t-elle point par bien des traits une admirable personne que la société française et russe a perdue récemment, et qui, elle aussi, femme et apôtre, voix de mansuétude et d’autorité, posséda ce don supérieur de savoir parler aux intelligences et les ramener ?
  6. Voyez, comme résultat direct de cette influence, l’admirable épisode intitulé Confession d’une belle âme dans Wilhelm Meister.
  7. De cinq ans plus âgé que Goethe et déjà célèbre, Herder était venu à Strasbourg pour soigner une maladie d’yeux. Il y subit une opération et n’en bougea de tout un hiver. Goethe, captivé par cet esprit puissant, mit à profit sa nouvelle connaissance, lui faisant visite au moins deux fois par jour et se nourrissant avec ardeur de la parole du maître. Il s’en fallait, et de beaucoup, que ces deux natures se ressemblassent, mais le contraste, si grand qu’il fût, ne les éloignait point l’une de l’autre : Herder, précis, clair, dogmatique, sachant parfaitement ce qu’il voulait et volontiers tournant au pédagogue ; Goethe, inquiet, sceptique, ballotté dans ses aspirations ; Herder, rigide, amer, sarcastique ; Goethe, la sympathie et la tolérance en personne. Cette âpreté de caractère, qui lui aliéna tant de gens, ne découragea point Goethe le moins du monde : il était dans ses habitudes de vivre en bonne intelligence avec les natures les plus opposées à la sienne et de n’aborder jamais avec elles que les points sur lesquels on était d’accord. Ce qu’il y a d’assez curieux en cette affaire, c’est que Herder, tout en se montrant plein de bienveillance pour son jeune ami, paraît ne point s’être un seul instant douté de son génie. L’opinion qu’il pouvait avoir sur Goethe à cette époque ne se trouve d’ailleurs consignée que dans une lettre écrite à sa fiancée (février 1772) : « Goethe est, à vrai dire, un bon jeune homme, seulement un peu bien léger et frivole, sur quoi je ne lui ai point épargné mes reproches. Il n’en a pas moins été le seul qui m’ait été fidèle pendant ma longue captivité de Strasbourg, et que j’aie vu avec plaisir. Je crois, sans me vanter, lui avoir transmis certaines bonnes impressions dont l’effet se fera connaître plus tard. »
  8. M. Krauter, mort en 1856
  9. Wallfahrt nach Sesenheim, 1823.
  10. M. Henri Viehoff, Goethe’s Leben, Stuttgart 1855, et d’après lui M. Lewes, le savant et compendieux historien de Goethe en Angleterre. Voyez G. H. Lewes, Goethe’s Life and Works, t. Ier, p. 99.
  11. Portraits und Silhouetten, von Gustav. Kühne, t. II, p. 9.
  12. Dünker, Frauenbilder, Stuttgart 1852.
  13. Un des amis et des compagnons de table de Goethe à Strasbourg, celui par qui Wolfgang fut amené dans la famille Brion.
  14. Allusion à un trait de bonne camaraderie que Jung Stilling, autre compagnon de table d’hôte, raconte dans ses mémoires. Stilling, sans se mettre à la dernière mode, était toujours vêtu fort décemment. Il portait à l’ordinaire un habit brun foncé avec des calottes de drap de Manchester ; seulement il lui arriva une fois de venir dîner en perruque ronde : personne autour de lui ne songeait à s’en formaliser, quand un M. Waldberg de Vienne, qui le savait fort confit en dévotion, se mit à l’apostropher brutalement, lui demandant si c’était aussi d’une perruque ronde que notre père Adam se coiffait dans le paradis. Cette mauvaise plaisanterie amusa beaucoup tout le monde. Goethe cependant ne riait pas ; quant à Stilling, il tremblait de tous ses membres et ne savait que répondre ; mais Goethe alors : Je concevrais encore, dit-il, qu’on plaisantât quelqu’un en état de se défendre ; mais bafouer un brave homme qui ne fait de mal à personne, vraiment c’est là un assez vilain métier ! À dater de ce moment, Goethe témoigna beaucoup d’intérêt à Stilling, et ne perdit pas une occasion de lui marquer son empressement à le protéger et lui être utile.
  15. Voyez, dans la première partie de Faust, la scène du jardin, évidente réminiscence de ces émotions pleines d’ivresse et de trouble.
  16. Allusion à ces vers charmans écrits par l’empereur Adrien avant sa mort.
    Animula vagula, blandula,
    Hospes, comesque corporis, etc.
  17. Ce surcroît, comme il l’appelle, ce complément définitif, ce par-dessus le marché qui ne s’obtient pas, semblerait être ici pour lui la calme et durable et légitime possession de Frédérique, de celle qu’il a trompée et dont il entrevoit le triste sort.
  18. Il ne faudrait pas se méprendre sur le vrai sens de cette parabole, qui veut dire simplement qu’il ne faut après tout jamais désespérer de l’avenir. Comparez ce passage avec ce que Goethe devait écrire beaucoup plus tard au sujet de Frédérique : « Revenu dans la maison paternelle, son image m’était partout présente, je sentais à toute heure qu’elle me manquait, et le pire était que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même de mon infortune. Gretchen, on me l’avait prise ; Annette m’avait délaissé ; mais ici pour la première fois j’étais coupable, j’avais blessé à mort le plus noble cœur.
  19. On voit qu’il avait fort prolongé le séjour au-delà de ses conjectures premières, la Pentecôte étant cette année le 19 de mai.
  20. Dans le Roi Lear de Shakspeare, act. IV.
  21. Inutile de compléter la phrase en ajoutant « présence de l’être aimé. »
  22. C’est ainsi que Goethe, par allusion au Vicaire de Wakefield, appelle la sœur aînée, qui se nommait Marie Salome.