La Jeunesse d’une femme célèbre - Mme de Genlis

La jeunesse d’une femme célèbre – Madame de Genlis
M.-P. Bourgain

Revue des Deux Mondes tome 52, 1909


LA JEUNESSE D’UNE FEMME CÉLÈBRE

MADAME DE GENLIS

C’est une bien extraordinaire et divertissante histoire que celle d’Etiennette-Félicie Ducrest, comtesse de Genlis. Adulée autant que haïe, portée aux nues par les uns, décriée, ridiculisée et peut-être, — qui sait ? calomniée par les autres, elle est, dans toute l’acception du terme, une femme célèbre. Jamais elle ne connut la douceur tranquille du foyer. A tout, elle préféra la renommée : ce ne fut point sans y laisser sa réputation. Du règne de Louis XV à l’avènement de Louis-Philippe, elle vit sans s’étonner dix formes de gouvernement successives et s’assouplit à toutes. Mêlée aux sociétés les plus diverses, elle connut les plus diverses fortunes. Active prodigieusement, elle ne s’arrête devant aucune ambition, ne recule devant aucune singularité. Intrigues de jolie femme, allures puériles de petite maîtresse, austérité prêcheuse de pédagogue, fermeté virile de l’intelligence, dévotion et galanterie, elle réunit tous les contrastes dans le plus singulier, le plus hétéroclite mélange. Mais ce qui semble dominer dans son caractère, et ce qui explique la plupart de ses actes, y compris ses fautes les plus notoires, c’est une opinion démesurée d’elle-même, où se concentrent toutes ses vanités : vanité de femme, vanité de grande dame, vanité d’écrivain.


I

Il semble que sa naissance même l’ait vouée aux aventures. Rien de plus régulier en apparence que cette noblesse bourguignonne à laquelle elle appartenait. Mais on y découvre, à regarder de près, des imbroglios inattendus, pleins de révélations sur les mœurs provinciales d’alors. Si prolixe dans ses Mémoires pour tout ce qui la rehausse, Mme de Genlis nous renseigne peu sur ses ancêtres. Elle ne s’arrête pas à l’ancienneté pourtant réelle de sa famille paternelle ; de ses origines maternelles, elle ne dit mot ; et même elle les ignore si bien qu’elle commet, en ce qui touche parentés et fortunes, maintes inexactitudes plus ou moins volontaires. Les documens d’archives et les mémoires du temps nous permettent heureusement de suppléer à cette lacune, de faire connaissance avec quelques originaux de la famille, et surtout de pénétrer dans l’étrange milieu où Félicité Ducrest passa les premières années de son enfance.


Les Minard, à qui elle remontait par sa mère, étaient d’honnêtes bourgeois d’Avallon, de fortune médiocre, tout récemment décrassés par quelque savonnette à vilain. Les modestes fonctions remplies par la plupart d’entre eux, de génération en génération, au greffe ou au grenier à sel de la ville, n’étaient point pour permettre un état de vie somptueux.

Le plus notoire de la famille semble avoir été l’arrière-grand-père de Mme de Genlis, François Minard, conseiller des défauts au bailliage d’Avallon. Le bonhomme avait acquis une sorte d’autorité dans sa ville. Mais il visait plus haut. Ce fut lui qui anoblit la famille par l’achat d’une charge de secrétaire près le Parlement de Dijon. Retors, madré, il s’efforce, avec une âpreté tenace, d’arrondir son bien par ventes, échanges, et procès, et de se donner l’allure seigneuriale conforme à son nouvel état. Mais, quoi qu’il fasse, sa fortune modeste et sa noblesse de fraîche date ne lui valent guère qu’une considération toute provinciale. Bien qu’il eût épousé une fille de bonne naissance, Edme-Marie-Josephte de Clugny, on ne parlait point sans sourire des Minard et de leurs prétentions. Combien se fût réjoui ce modeste conseiller secrétaire du Roi, combien il se fût étonné surtout, si on lui eût fait entrevoir l’ascension rapide des siens et la place privilégiée qu’allaient occuper parmi les plus grandes dames de la Cour, et dans l’affection des premiers princes du sang, sa petite-fille la marquise de Montesson, et son arrière-petite-fille la comtesse de Genlis.

Il ne pouvait guère prévoir de telles destinées, quand, le 7 janvier 1717, il donnait sa fille Marie-Josephte en mariage à un obscur avocat de Paris, Claude-Christophe Mauguet de Mézières. Ce mariage médiocre était pourtant inespéré pour les Minard, riches de nombreux enfans, et peu pourvus d’écus. Le bonhomme Mézières possédait quelque argent. « Toqué, » au dire des contemporains, original pour le moins, il ruine en peu de temps le ménage, « en achetant des manuscrits, en brocantant des curiosités, en meublant, parant, voiturant et présentant partout la femme dont il s’enorgueillissait. » Mézières s’était laissé aller à d’étranges compromis, et y avait mêlé de façon désobligeante Mme de Mézières. Après plusieurs déménagemens causés par le dérangement de leurs affaires, et par le désir d’échapper aux poursuites, le couple s’en était venu loger en dernier lieu dans la maison du marquis de la Haie. Les deux ménages ne tardèrent pas à se lier ; et, sans doute, en aidant le mari réduit aux expédiens, le marquis était-il heureux de secourir la femme. De la jeune provinciale que les contemporains nous représentent un peu gauche et naïvement glorieuse de son savoir, Paris avait fait une jolie femme, à l’esprit brillant et dégagé, toute propre au caquetage des salons, experte aux galans propos, formée au ton et au goût du jour. M. de Chastellux disait d’elle qu’ « ayant été mariée à dix-sept ans pour son savoir, elle le fut à trente pour sa beauté. » La marquise de la Haie était morte dès l’année 1726. Le pauvre Mézières eut le bon esprit de mourir d’un accès de fièvre chaude à Avallon le 26 août 1734. Ce double veuvage opportun permit aux deux amis de se réunir en légitime mariage dès le mois de décembre suivant, au grand scandale de la société cependant peu farouche du temps. Mais le marquis était riche, sa table succulente, sa femme aimable et spirituelle : on ne leur tint point rigueur. C’était l’entrée définitive de Marie-Josephte Minard dans ce grand monde que François Minard et les siens contemplaient comme une terre inaccessible.

Le nouvel époux, Louis Béraud de Riou, marquis de la Haie, dans sa jeunesse « le beau la Haie, » avait été l’un des amans heureux de la duchesse de Berry, fille du Régent. D’une famille bretonne ancienne, mais peu fortunée, les bontés de la princesse et d’adroites spéculations dans le système de Law l’avaient enrichi. Il tirait vanité de ses souvenirs, et montrait avec une satisfaction non déguisée de belles argenteries, des diamans, des meubles rares, des tableaux, témoignages positifs de cette princière liaison. Il conservait même dans son cabinet un tableau où la duchesse, méprisant les pudeurs bourgeoises, s’était fait peindre pour lui « sans voiles. » Mme de Genlis, qui le put contempler tout enfant, note ce souvenir dans ses Mémoires, et nous entrevoyons que sa curiosité maligne fut éveillée par les confidences que lui fit à ce sujet sa grand’tante Mlle Dessaleux, sœur de Mme de la Haie : « Je m’arrêtai, dit-elle, devant un charmant petit tableau peint à ravir qui représentait l’enlèvement d’Europe ; j’y remarquai une jolie idée : le taureau tournait de côté sa grosse tête pour baiser un joli petit pied nu d’Europe. Je dis que je trouvais Europe très belle, mais trop grasse : Mlle Dessaleux sourit, et répondit que c’était non une figure de fantaisie, mais un portrait, et celui de la duchesse de Berry, fille du Régent ; alors elle me conta que cette princesse, durant ses amours avec le feu marquis de la Haie, mari de ma grand’mère, s’était fait peindre ainsi pour lui. Je pensai en moi-même, ajoute Mme de Genlis, que si M. de la Haie n’avait eu pour maîtresse qu’une simple particulière, mon austère grand’mère aurait trouvé ce tableau très scandaleux, et qu’elle ne l’aurait pas gardé précieusement dans son cabinet. »

D’esprit peu orné, ne connaissant guère en fait de lectures que des romans, le marquis de la Haie se plaisait à conter aux dames les anecdotes galantes de la cour du Régent, sur lesquelles il était en fonds. Sa femme et sa belle-sœur, la bonne Mme Dessaleux, s’affligeaient souvent de ces propos peu séans. Moreau, historiographe du Roi, qui fréquentait leur maison à Paris et à Verrières, dit même sans ménagement que le marquis « avait l’air et quelquefois le jeu d’un vieux libertin. »

Du ménage Mézières, restaient deux enfans à élever : une fille âgée de seize ans, et un garçon plus jeune. Le marquis était-il le beau-père qui convenait à une jeune fille ? Mme de la Haie trancha la question en plaçant la fillette à l’abbaye de la Malnoue ; elle l’y maintint jusqu’à l’âge de vingt-six ans.

Mme de Genlis, dans ses Mémoires, nous peint sa grand’mère, Mme de la Haie, qu’elle connut, à traversées récriminations maternelles, sous des traits qui ne rappellent en rien l’idée que nous en avons pu prendre par ailleurs. Autoritaire, dure, intéressée, elle aurait poursuivi d’une haine tenace la pauvre Mlle de Mézières, qu’elle aurait même dépouillée de son patrimoine. Il est assez vraisemblable qu’éprise de son second époux, Mme de la Haie éloigna sans trop de peine sa fille aînée, tandis qu’elle élevait auprès d’elle avec tendresse sa fille cadette, Mlle de la Haie, la future Mme de Montesson. Il est avéré que les rapports de la mère et de la fille, dépourvus de toute cordialité, furent d’ordre exclusivement procédurier.

On pouvait s’y attendre : cette éducation sans tendresse fit de la jeune fille une révoltée, et ne la disposa que trop à accueillir contre sa mère toutes les défiances, contre sa sœur toutes les jalousies. C’est de sa mère que Mme de Genlis avait hérité cette antipathie dénigrante envers Mme de Montesson, dont elle ne parlait dans le monde qu’en la désignant par ces mots « ma tantâtre. » Aux inconvéniens ordinaires des couvens à cette époque s’ajoutait pour Mlle de Mézières l’éloignement systématique où la maintenait durement l’indifférence des siens. Pour elle, jamais de ces visites au parloir qui sont la diversion et les étapes joyeuses, les éclairs mondains de ces années de vie factice. Mme de la Haie n’apparaissait, au dire de sa petite-fille, que fort rarement ; encore était-ce pour répéter à la jeune recluse qu’elle n’avait point à attendre d’autre destinée, et pour prier les religieuses de décider cette vocation rebelle.

Avec quelle joie Mlle de Mézières saisit à vingt-six ans, malgré la volonté maternelle, une occasion de mariage qu’elle n’espérait plus, on le devine aisément. Elle avait dû au hasard d’une amitié de couvent de faire la connaissance d’un jeune gentilhomme bourguignon, Pierre-César Ducrest, cadet de bonne maison. Le fiancé n’était guère plus argenté qu’elle-même, et, dans l’entourage des deux jeunes gens, on ne se gênait pas pour dire bien haut que « c’était marier la faim avec la soif. » Mais on eût en vain démontré à Mlle de Mézières les tracas et les difficultés qu’elle se préparait par un tel mariage : ne représentait-il pas à ses yeux l’affranchissement, et ne lui ouvrait-il pas ces grilles qu’elle avait tant redouté de voir se fermer à jamais ?

Une fois mariée, Mlle de Mézières intenta à sa mère, au sujet de ce qu’elle, appelait « sa légitime, » un procès que reprendra plus tard Mme de Genlis ruinée contre Mme de Montesson. Il ne pouvait être question de la fortune de M. de Mézières : le pauvre homme n’avait notoirement laissé que des dettes, et depuis longtemps c’est la générosité du marquis de la Haie qui faisait face aux nécessités pressantes du ménage. Quant au petit avoir partagé entre de nombreux héritiers à la mort de François Minard, en 1754, sa petite-fille n’y avait présentement aucun droit. D’ailleurs, nous venons de le voir, elle s’en exagérait singulièrement l’importance.

Au vrai, c’était une vie d’aventures que commençait la pauvre femme, plus ignorante de la vie qu’il n’est permis à cet âge. Ni elle, ni son époux n’étaient de caractère à se contenter de l’existence mesquine et resserrée qui les attendait dans le coin de Bourgogne où ils étaient appelés à vivre. Mais comment en sortir, sans autres ressources que de joyeux instincts, et un esprit fécond en ingénieuses et romanesques inventions pour les satisfaire ? Ni l’un ni l’autre de ces intelligens époux ne semble avoir été gêné par un excès de scrupules. Transplantée, dès la cérémonie (23 novembre 1743), du parloir de Bon-Secours dans le peu riant manoir de Chancery, où l’attend une morose et parcimonieuse hospitalité, la nouvelle épousée paraît n’avoir d’autre souci que d’égayer la vie, et, dix années durant, elle organisa au fond de sa province une fête perpétuelle dans un décor de Watteau. N’avait-elle pas à prendre sa revanche de toutes les sévérités du passé ? D’accord en cela avec son époux, qui, lui aussi, cherchait à oublier dans la dissipation présente les privations et les déboires de sa jeunesse besogneuse. Mais, plus qu’elle expérimenté, peut-être songeait-il : Qui paiera lampions et guirlandes ?

La pénurie du nouveau ménage avait donné crédit à de singulières histoires dont Moreau s’est fait l’écho dans ses Souvenirs. Ce Jacob-Nicolas Moreau était le plus honnête homme du monde, grave, volontiers un peu solennel, frotté de grand monde par ses fonctions d’historiographe du Roi, et bibliothécaire de la reine Marie-Antoinette. Bourguignon d’origine, il connaît tout ce monde de sa province : il est l’ami des la Haie, de Mme de Montesson, de Mme de Chastellux, fille du chancelier d’Aguesseau. Ce qu’il répète, il l’a certainement entendu dire ; il se fût fait scrupule d’un mensonge ou d’une inexactitude. Voici la romanesque histoire que lui aurait contée Mme de Chastellux.

Une demoiselle Chaussin, veuve à vingt ans d’un officier du Roi, Claude Béraut de Bellevaux, mort au siège de Prague en 1742, s’en était venue chercher fortune à Paris. Belle, coquette, elle fit la connaissance de Lenormant d’Étiolés, et entreprit de le distraire de ses éclatantes infortunes conjugales. Elle y réussit si parfaitement que naquirent deux petites filles auxquelles il fallut trouver un père. César Ducrest et Mlle de Mézières auraient consenti à reconnaître et à légitimer par leur mariage les deux petites bâtardes, moyennant une somme de 300 000 écus, dont la moitié d’ailleurs serait restée aux mains des intermédiaires. L’une de ces enfans serait Mme de Genlis.

Il est regrettable que cet affriolant récit ne soit vrai qu’en partie. Il nous faut décidément renoncer à ce singulier trait d’union entre Mme de Pompadour et Mme de Genlis, qui est bel et bien née en légitime mariage. Nous avons pu suivre d’archives en archives la famille Ducrest dans tout le pays bourguignon et contrôler les dires de Moreau. Sa bonne foi n’est point en jeu, mais il s’est trompé de Ducrest. Ce n’est pas Pierre-César, c’est son cousin germain Lazare Ducrest, baron de Chigy, et sa femme Phélippe-Julienne de Gayot qui conclurent cet honorable marché. Mais le diable ne perd pas ses droits en ce qui est de Pierre-César et de sa femme. Vraisemblablement, ils négocièrent, et en tout cas, ils patronnèrent la combinaison ; après quoi, ils s’efforcèrent d’en tirer tous les avantages possibles. C’est sous leurs auspices, sous leur toit même que se fit la cérémonie et que fut signé le contrat (27 décembre 1753), bien que les fiancés eussent à proximité famille et logis.

De tout temps on s’est demandé d’où vient l’argent, et rien n’était moins explicable, semblait-il, que la richesse soudaine de Pierre-César. L’ascension rapide du ménage Ducrest suffisait à justifier les malignes remarques. Naguère encore, il ne possédait rien ; pour faire figure dans les actes officiels, César Ducrest était réduit à emprunter les titres de baron de Chancery et Périgny, qui, par le testament paternel, revenaient à son frère aîné, François. Et le voici en 1752, — la conclusion de l’affaire de légitimation est de 1753, — à même d’acheter le marquisat de Saint-Aubin pour 76 500 livres, plus la terre et la baronnie de Bourbon-Lancy. D’une part, on se persuadera difficilement que l’assistante prêtée à Catherine Chaussin et à Lenormant d’Etioles ait été désintéressée ; de l’autre, il semble malaisé de ne point établir un rapport entre cette fortune et le service rendu au puissant financier.

Sous quelle forme se produisit la reconnaissance de Lenormant ? Fut-ce par un don pur et simple qu’il s’acquitta ? Ou se crut-il obligé de ménager la fierté de César Ducrest et de sa femme en lui consentant un prêt à longue échéance et sans intérêt ? Quoi qu’il en soit, les relations entre Lenormant et les Ducrest persistèrent, soigneusement entretenues par ceux-ci. C’est chez « la comtesse » de Bellevaux que descendent M. et Mme Ducrest venus à Paris pour y faire baptiser la jeune Félicité ; ils choisissent pour marraine Mme de Bellevaux, le parrain est Bouret, l’ami et l’âme damnée de Lenormant, et après un séjour de plusieurs mois à Paris, la fillette est conduite par sa mère à la campagne chez Lenormant lui-même. C’est Ducrest et sa femme qui, avec Mme de Bellevaux, non seulement vont présenter au chapitre d’Alix les deux petites filles reconnues sous le nom de Ducrest de Chigy, mais encore s’engagent, par une hypothèque sur leur terre de Saint-Aubin, à payer, en outre du capital exigé, la rente viagère annuelle prescrite pour chacune des deux chanoinesses, « leurs nièces. » En 1758, moins de six années après l’acquisition du marquisat de Saint-Aubin par les Ducrest, Lenormant le rachète pour 91 000 livres. Cependant les Ducrest continuent à en porter le titre. C’est sous le nom de marquis de Saint-Aubin et de baron de Bourbon-Lancy que César Ducrest est désigné dans toutes les pièces des scellés du commissaire, rédigées après son décès (14 juillet 1763). Enfin, fait plus caractéristique encore, Ducrest intente à Lenormant devant le Châtelet un procès par lequel il se prétend a substitué » à la terre et au marquisat de Saint-Aubin. A quel titre pouvait-il réclamer une telle générosité, si ce n’est en vertu de promesses verbales que Lenormant n’aurait pas tenues, ou par un acte de chantage qui, dans l’histoire d’un aventurier comme Ducrest, n’est point impossible ?

Les Ducrest appartenaient cependant à une famille d’authentique noblesse remontant au XVe siècle. Ils étaient « de robe » à l’origine. Mais de bonne heure, ils avaient tenté de s’élever en prenant du service dans les armées ou sur les vaisseaux du Roi. Soit que les occasions de se distinguer leur eussent manqué, soit que la chance n’eût pas favorisé leur effort, ils n’étaient point parvenus à la fortune. Restés de petits seigneurs « engagistes, » c’est-à-dire ne possédant pas en fonds leurs terres, dont ils renouvelaient ou non à chaque transmission l’achat temporaire, ils vivaient noblement, mais pauvrement. Les fiefs de Chancery, la Pleine, Mont, Chalmoux, Chigy, Montcenis, Breuil, se retrouvent dans la famille, à chaque génération, au hasard des rachats et des partages. Leurs alliances et parentés n’ont rien de très brillant. On y relève pourtant en 1588 le mariage de François Ducrest avec Aymée de Vichy, qui apparenterait doublement, de très loin, il est vrai, Mme de Genlis et Mme du Deffand. Ces fils de seigneurs peu fortunés contractent de modestes mariages avec des filles de hobereaux ou de petite noblesse locale, voire des filles de bourgeois ou de marchands. A plusieurs reprises, le nom de Chaussin reparaît dans la généalogie des Ducrest. Or, en 1697, nous trouvons dans les actes un Gilbert Chaussin, acquéreur du petit fief d’Hurly, qui est qualifié tantôt « marchand, » tantôt « bourgeois » d’Issy-Lévêque. Ce Gilbert, père de Mme Ducrest, par conséquent le grand-père de Pierre-César, est aussi le grand-père de Mme de Bellevaux. Les Chaussin et les Ducrest ont été de tout temps étroitement liés. Il y a de tout entre eux : du légitime et de l’illégitime. Ce sont des liens.

Quoi d’étonnant, donc, à ce que, y trouvant leur profit, César Ducrest et sa femme se soient entremis en bons parens, pour assurer la fortune de Lazare Ducrest, en sauvant du même coup l’honneur compromis de leur cousine Catherine Chaussin, dame de Bellevaux ?

François Ducrest, le grand-père de Mme de Genlis, avait servi dans la marine avant de se retirer à Chancery. Il mourut capitaine de vaisseau et chevalier de Saint-Louis en 1721. Sa veuve, Catherine Chaussin, éleva du mieux qu’elle put ses trois enfans ; les deux derniers, Pierre-César et Marie-Madeleine étaient encore en bas âge.

L’aîné, François, mousquetaire à l’armée du Rhin, mourut prématurément. Quant à Marie-Madeleine, elle épousa en 1731 Jacques de Sercey, comte du Jeu.

Cette tante de Mme de Genlis a une originale physionomie. Elle n’était pas belle, mais agréable et vive. Intelligente, comme tous ces Ducrest, elle a le génie de l’intrigue ; elle s’entremet pour les mariages des uns et des autres, et parfois même intervient dans les combinaisons extra-conjugales, comme l’affaire de légitimation des enfans Bellevaux, où elle fut mêlée de très près. Cette singulière personne avait la manie de se présenter dans le monde en faisant la culbute. Moreau raconte, pour l’avoir entendu dire à Mme de Chastellux, qu’un jour, dans une fête donnée à l’occasion des Etats de Bourgogne, elle s’en vint ainsi tomber si prestement, la tête la première, aux pieds du prince de Condé, au mépris de toute la suite de nobles personnages qui s’étaient formés en file hiérarchique, que le prince ne put s’empêcher de rire de cette bizarre entrée, et lorsqu’elle se fut relevée avec la même adresse, reçut de fort bonne grâce sa révérence et ses complimens. Je ne sais ce qu’en pensait plus tard Mme de Genlis lorsqu’elle formulait doctoralement les lois de l’étiquette des cours.

Son père, Pierre-César Ducrest, nous apparaît comme un véritable aventurier. Il avait d’abord pris du service. On lui acheta une charge de lieutenant au régiment d’Hostun. Il dut y renoncer à l’âge de trente-deux ans, à la suite d’une aventure demeurée assez obscure. A en croire Mme de Genlis, venu à Paris sans permission, pour quelque intrigue galante, il aurait été attaqué au guichet du Louvre par trois chenapans et en aurait laissé deux morts sur la place. Le duo d’Hostun, son colonel, le tira d’affaire, mais l’obligea, comme il est assez naturel, à rejoindre sur-le-champ son régiment. Cette paternelle exigence aurait paru inadmissible à Ducrest, qui aurait donné sa démission. Quoi qu’il en soit de cet invraisemblable récit, César Ducrest était, en se mariant, sans état et sans argent.

Les premières années du ménage sont assez errantes. C’est Chancery, qui abrite d’abord les époux, puis Cosne, et enfin Saint-Aubin et Bourbon-Lancy. Saint-Aubin, situé au bord de la Loire, était une terre magnifique, à laquelle étaient attachés des droits honorifiques et seigneuriaux importans. Par cette acquisition, Ducrest espérait tirer enfin son nom de l’obscurité, en le relevant du titre de marquis, et asseoir la fortune des siens par un état plus important dans le monde. Peut-être y eût-il réussi s’il eût pu se contenter de l’existence modeste qu’avaient menée ses ancêtres sur leurs terres. Mais très moderne, décidément, il voulait à la fois arriver et jouir de la vie. Endetté de toutes parts, ayant à soutenir de nombreux procès contre ses voisins, et à faire face aux lourdes charges d’une maison dispendieuse, il ne tarde pas à être submergé. En 1757, il avait affermé pour 2 830 livres, durant neuf années, la terre de Saint-Aubin. Mais, peu de mois après, il tombait de son rêve brillant et, comme nous l’avons vu, cédait la place à Guillaume Lenormant, qui apparaît juste au bon moment, comme une sorte de Dieu sauveur. Leurs affaires de Bourgogne liquidées, il restait aux deux époux à peine un morceau de pain, une misérable pension viagère de 1 200 livres.

Du moins leurs embarras financiers n’altèrent en rien l’insouciante gaieté de leur vie. Il semble qu’ils se sentent assurés contre la catastrophe finale, et qu’ils aient foi en un secours qui, le moment venu, ne leur peut manquer. Et les fêtes succèdent aux l’êtes, toute la Bourgogne conviée. Les sept années durant lesquelles Ducrest vécut joyeusement en seigneur sur son domaine, chassant, recevant, menant l’existence plantureuse des Bourguignons qui aiment le bien-vivre, sont le moment heureux, le point culminant de sa carrière. Quand les embarras d’argent surgissent inextricables, à partir de 1758, l’obscurité se fait sur le brillant personnage. « Mon père alla à Paris six mois pour ses affaires, » dit vaguement Mme de Genlis. Le fait est que cette absence se prolongea fort longtemps, sans que d’ailleurs la fête s’interrompît au logis, et que Ducrest ne reparut en Bourgogne que pour l’adieu définitif, terres et châteaux, marquisat et baronnie ayant passé aux mains de Lenormant d’Etioles. Quand sa femme et ses enfans partent à leur tour pour Paris, ce n’est point pour l’y rejoindre, mais pour séjourner chez les parens et amis qui les veulent bien accueillir. Mme de Bellevaux les héberge ainsi plus d’une année, puis La Popelinière, et d’autres encore. Chose curieuse, les Ducrest et leur cousine se brouillent précisément au moment de l’achat de Saint-Aubin par Lenormant. Dorénavant, c’est surtout par des pièces de procédure qu’il est possible de suivre Ducrest dont la vie se passe à lutter contre ses créanciers. Une de ses dernières aventures fut le voyage qu’il entreprit à Saint-Domingue dans le chimérique espoir de rétablir sa fortune. Toutes les richesses qu’il en rapporta se bornèrent à quelques outres d’un sirop de calebasse que sa fille juge « miraculeux. » Il eut du moins la chance de trouver un gendre dans ses voyages. Mais le malheureux homme ne vécut pas même assez pour voir s’accomplir le mariage qu’il avait préparé. Prisonnier des Anglais, il ne fait que changer de prison en recouvrant sa liberté. De retour à Paris, traqué par les hommes de loi, il est jeté à la prison pour dettes, à la Force. Il n’en sort guère que pour mourir (15 juillet 1763). Détail piquant, parmi les opposans à sa maigre succession, on trouve, à côté de Lenormant d’Étioles, un procureur dont les honoraires n’avaient pu être soldés. Faire perdre de l’argent à un procureur, voilà, certes, qui n’était pas banal. Ducrest ne laissait en mourant que ses hardes et de nombreux papiers, pièces de procédure et mémoires de créanciers.

Ce diable d’homme, chimérique et débrouillard, robuste, plein d’entrain, était ce qu’on appelle un joyeux compagnon. Il aimait le plaisir, avait la conscience facile ; mais quoi ! était-il en son siècle une exception ? Avec des dons heureux, un esprit plaisant, une intelligence curieuse, il manquait de sens pratique ou plus simplement de sens moral. Né riche, il se fût tiré d’affaire, et eût laissé le renom d’un aimable et galant homme, quoique prodigue. Sans doute, ses opérations financières ne furent pas toujours correctes, et quelques-uns de ses expédiens ingénieux seraient durement qualifiés par notre vertueuse époque. Le XVIIIe siècle et même le XVIIe avaient plus de bonhomie. Qu’on se souvienne de ce fou de Pomenars que prisait tant Mme de Sévigné. Entre autres industries répréhensibles, il se livrait à la fabrication de la fausse monnaie, et il subissait procès et condamnations le plus joyeusement du monde. « Pour peu qu’il lui survienne encore quelques procès criminels, il mourra de joie, » écrit Mme de Sévigné, sans songer à se scandaliser. Soyons indulgens au pauvre Ducrest. Il n’eut point toutes les vertus, et les exemples qu’il donna à sa fille ne furent point de nature à être cités dans les livres de morale qu’elle devait écrire plus tard ; peut-être ne développèrent-ils point en elle des principes de conduite inébranlables, — hormis celui de parvenir. Mais il ne fut pas un méchant homme, et il mérite surtout d’être plaint, pour avoir si mal réussi dans sa course au plaisir.


II

César Ducrest avait bien d’autres soucis en tête que de diriger la fille qui lui était née en 1746. Il ne s’occupa d’elle que pour l’accoutumer à élever des souris, et à toucher sans se récrier araignées, grenouilles et crapauds. C’est là, on en conviendra, une éducation au moins rudimentaire. Pour tout le reste, il s’en remit à sa femme, qui elle-même se déchargea sur une jeune institutrice de dix-sept ans, Mlle de Mars, parfaitement ignorante et inexpérimentée : « Mon père, dit Mme de Genlis, ne se préoccupa de mon éducation que sur un point : il voulait absolument me rendre une femme forte, et j’étais née avec une foule de petites antipathies ; j’avais horreur de tous les insectes, surtout des araignées et des crapauds ; je craignais aussi les souris, je fus forcée d’en élever une… Il m’ordonnait sans cesse de prendre avec mes doigts des araignées et de tenir des crapauds dans mes mains, chose qu’il faisait continuellement. À ces commandemens terribles, je n’avais, plus une goutte de sang dans les veines, mais j’obéissais. »

Des Mémoires de Mme de Genlis, il résulte que l’enfant poussa toute seule, comme elle put, au hasard des soins mercenaires. De sa longue claustration, Mme Ducrest avait gardé une déplorable frivolité. Elle se complaît à des amusemens romanesques et puérils et à des travestissemens de petite fille. La mère semble bien réellement jouer à la poupée avec cette jolie enfant. Nul souci sérieux pour le développement de la petite personne. Il est curieux que la femme qui devait inventer des systèmes d’éducation si compliqués ait été dans sa première enfance si entièrement livrée à(elle-même, et, dans les années qui suivirent, victime, pourrait-on dire, de l’éducation la plus bizarre qui fut jamais.

En fait d’études, ce fut bien simple : on ne lui enseigna rien. En revanche, on l’exerça surabondamment à tout ce qui peut faire une petite fille maniérée et importante. Naïveté et sensibilité de commande, voilà ce qu’apprend cette enfant de six ans ; et ce sont des leçons qu’elle n’oubliera plus. On l’habitue au manque de naturel comme d’autres à la simplicité. Dès lors, avec ses moyens enfantins, elle vise à ce qui sera l’idéal de toute sa vie : étonner, se faire distinguer entre toutes par des actions singulières.

S’il faut l’en croire, tout fut extraordinaire dans son enfance. Les interventions de la Providence se multiplient de façon surprenante pour l’arracher à des dangers de toute sorte. Dès le lendemain de sa naissance, on l’avait déposée toute menue, dans un coussin épingle aux quatre coins, sur un fauteuil. Voilà le gros bailli de l’endroit qui, venu en visite, s’apprête à s’asseoir, les basques déjà levées ; on n’eut que le temps de le tirer par son habit. Elle échappe à l’eau, au feu : on la repêche dans l’étang, on la retire d’un brasier ; elle guérit miraculeusement d’un abcès, qui, à la suite d’une chute, « avait formé un dépôt dans la tête » ; ainsi, conclut-elle, « fut en danger tant de fois, dès ses premières années, cette vie qui devait être si orageuse ! »

Sa nourriture même ne fut point celle des autres enfans ; à ce qu’elle assure, sa nourrice ne lui donna jamais une goutte de lait, mais une sorte de mixture faite de vin mêlé d’eau et de mie de pain de seigle, qu’on appelle en Bourgogne « miaulée. » Il faut croire que ce régime est moins dangereux qu’on ne pourrait penser, puisqu’il ne l’a pas empêchée de vivre plus de quatre-vingts ans.

Vers la septième année, la petite Félicité eut une grande joie ; on l’emmena à Paris, où elle fit à l’occasion de son baptême un séjour de plusieurs mois, tant chez Mme de Bellevaux, sa marraine, que chez Lenormant à Etioles. Ce fut l’occasion d’une double transformation, d’abord en petite Parisienne, puis en demoiselle de qualité à la campagne. Le corps de baleine, le panier, les pieds emprisonnés et les talons surélevés, la petite tête frisée, rien ne manque au déguisement. On y ajoute, plusieurs heures chaque jour, des besicles pour lui redresser les yeux ; un collier de fer, pour lui ôter l’air de province. La défense de courir, de sauter ; un maître de maintien, pour achever de lui donner une démarche compassée, et le supplice fut complet. Mais les cadeaux et les fêtes de toutes sortes la réconcilièrent avec Paris. L’Opéra surtout, danse et musique, la transporte. A Etioles, parure d’autre sorte : elle quitte le panier pour ce qu’on appelait « un habit de marmotte. » « C’était, dit-elle, un petit juste de taffetas brun avec un jupon court de la même étoffe, garni de deux ou trois rangs de rubans couleur de rose, cousus à plat, et, pour coiffure, un fichu de gaze noué sous le menton. Elle était charmante ainsi, avec son visage délicat et expressif, ses petites mines futées de fillette curieuse. Aussi est-elle cajolée par tous. Enfin, joie suprême, dans une fête en l’honneur du maître de la maison, elle représente le personnage de l’Amitié. C’était préluder au rôle de l’Amour qu’elle devait tenir si longtemps. Elle parade avec une fierté enfantine dans son bel habit, chante vaille que vaille un couplet médiocre. Elle retrouvait, soixante ans plus tard, l’impression d’étourdissement, heureux que lui avait laissée ce début : « Cette journée, écrit-elle, me parut glorieuse. »

Après ce séjour à Paris, M. et Mme Ducrest de Saint-Aubin ne retournèrent pas directement en Bourgogne. Ils accompagnèrent à Lyon Mm, de Bellevaux, afin de présenter au chapitre noble d’Alix les deux petites filles reconnues par Lazare Ducrest de Chigy, en même temps que la jeune Félicité. Le voyage se fit gaiement, à petites journées, dans une grande berline ; et pour l’enfant, ce fut comme une partie de plaisir. Les cérémonies de l’admission, dans le chapitre enchantèrent la petite : elle jouait pour de bon à la madame ; elle était dorénavant une vraie comtesse, comme les petites filles qu’on mariait à cet âge pour les renvoyer aussitôt après à leur couvent et à leur poupée. Mais elle avait de plus qu’elles la croix d’or émaillée à huit pointes, le ruban ponceau et la ceinture moirée des chanoinesses. Et elle se sentait vraiment l’héroïne de la journée. D’ailleurs, ces cérémonies n’avaient rien de terrible, et garantissaient l’avenir sans l’engager. Si les trois cousines ne trouvaient pas d’établissement convenable, elles étaient assurées de pouvoir être effectivement reçues dans le chapitre, c’est-à-dire admises à prononcer les vœux et à jouir de tous les avantages attachés au titre purement honoraire qu’elles venaient de recevoir.

Le chapitre noble d’Alix était réputé dans la province. Il fallait, pour y entrer, prouver six générations de noblesse dans la filiation paternelle. Bien entendu, à l’examen des preuves, il n’avait pas été question des légitimations. Si sévères que fussent les commissaires, on le voit, il était possible de les tromper. Pour mettre d’accord les actes de naissance des enfans avec ceux du mariage de leur parens légaux, Lazare Ducrest et Julienne de Gayot, on s’est contenté d’une surcharge, encore visible, sur le registre des actes capitulaires d’Alix, qui porte 1743 au lieu de 1753.

Chaque dame avait dans l’abbaye son logis séparé, entouré d’un petit jardin. La famille payait à la communauté le terrain sur lequel devait être bâtie la maisonnette, la construction et l’aménagement, et une rente viagère de 1200 livres. César Ducrest s’engagea à payer les sommes et rentes exigibles, non seulement pour sa fille, mais pour chacune des deux petites Ducrest de Chigy, et cela, moyennant hypothèque sur son marquisat de Saint-Aubin. C’était là une générosité bien inexplicable, en dehors des raisons que nous connaissons, et qui, toute conditionnelle qu’elle fût, était peu en accord avec sa fortune.

De retour à Saint-Aubin, la fête reprit de plus belle. Jusqu’ici l’enfant, livrée aux femmes de chambre, ne voyait sa mère qu’un moment chaque jour. Le reste du temps, elle l’employait à sa guise, à errer dans ce grand château « antique et délabré, » qui ressemblait un peu à un château de Radcliff, se racontant à elle-même de fantastiques histoires sur le thème fourni par les inventions de revenans dont les servantes avaient rempli sa mémoire. Le voyage à Paris ayant éveillé la coquetterie maternelle, on jugea le moment venu d’instruire la petite. Elle savait déjà lire : on lui enseigna donc à danser, à chanter, à jouer du clavecin, à réciter des vers, à faire des grâces. A tout cela elle allait réussir en perfection.

Dans une fête champêtre, sorte d’opéra-comique, composé par Mme Ducrest, avec prologue mythologique, la fillette se tira si bien du rôle de l’amour, elle parut à tous si jolie dans son « habit couleur de rose, recouvert de dentelle de point parsemée de petites fleurs artificielles de toutes couleurs, » avec son carquois et ses petites ailes bleues, que non seulement le nom d’Amour lui resta, mais le costume. Elle dut se promener dans le château et dans le village avec ses « petites bottines couleur de paille et argent, » son carquois, son arc et tout le poétique attirail que nous venons de décrire. Elle eut plusieurs habits d’Amour, un pour les jours ouvriers et un pour le dimanche. Ce jour-là seulement, on ne lui mettait point d’ailes, et pour aller à l’église, on lui jetait sur les épaules une grande mante couleur de capucine qui l’enveloppait tout entière. Cette bizarrerie se prolongea presque une année. Cherchant à l’expliquer, Mme de Genlis écrit : « Dans ce temps, on raisonnait fort peu, on faisait avec une grande simplicité beaucoup d’actions étranges, surtout en province, où la bonhomie du voisinage de châteaux était portée au comble. » Il est vrai qu’il a subsisté et qu’il subsiste encore dans les amusemens de province une certaine naïveté, un goût de mystification enfantine par exemple, qui paraîtrait sans saveur ou même déplaisant à des citadins. Mais autre chose est le divertissement puéril de quelques heures, s’exerçant en brimades inoffensives, et ce cabotinage romanesque introduit de vive force dans la vie ordinaire, mêlé de façon inséparable au tran-tran de l’existence journalière. Et sur l’enfant, quel fâcheux effet, à l’âge où les impressions se gravent, où se contractent les habitudes morales ! Dans la vie, tout lui apparaîtra sous l’aspect du rôle à jouer, de l’effet à produire. Elle fait sur elle-même à ce propos une confidence significative : « Ce qui me charmait dans cet habillement était la singularité ; car je suis née avec le goût des choses extraordinaires. » Elle joue Iphigénie dans un bel habit cerise et argent garni de martre, posé sur un grand panier. Elle joue encore Zaïre, Agathe des Folies Amoureuses. Entre temps, à la même époque, mêlant le sacré et le profane, elle suit habillée en ange les processions de la Fête-Dieu. Pour compléter cette belle éducation, on fit venir d’Autun une danseuse qui lui apprit à danser le menuet et « une entrée seule. » Mais la danseuse s’enivrait ; on la remplaça par un danseur de cinquante ans qui lui montra à faire clos armes. Du coup, voilà le costume d’Amour abandonné pour un « charmant petit habit d’homme, » qu’elle ne quitta plus jusqu’à son départ delà Bourgogne. Cette étrange innovation ne scandalisa personne ; elle l’affirme du moins. Et, après avoir paru ainsi devant les amis de sa mère, dans une sarabande, puis dans le rôle de Darviane (Mélanide, de La Chaussée), elle put sauter les fossés, traverser les haies comme un enragé garnement. D’ailleurs, ce travestissement, comme toutes choses, tourne, dans son opinion, à son avantage. Elle s’en explique avec une assurance modeste : « J’y ai gagné d’avoir eu dans ma jeunesse les pieds mieux tournés, de mieux marcher que les autres femmes en général, et surtout d’être plus agile qu’aucune que j’aie connue. » Dès lors, elle expérimente son pouvoir de femme. Aux répétitions, elle affole — à onze ans ! — un jeune bourgeois de dix-sept ans, le fils du médecin de Bourbon-Lancy, qui jouait avec elle tragédies et comédies. Puis elle s’indigne de ce que ce garçon de rien ait osé lever les yeux sur elle, et rit sous cape de sa mine d’amoureux déconfit.

Deux années auparavant, elle avait donné une autre preuve de précocité singulière, qui marquait en elle une vocation décidée pour l’enseignement. S’évadant de sa chambre par la fenêtre, elle apprenait aux gamins du village, du haut de la terrasse du château, tout ce qu’elle savait elle-même : des principes de musique, un peu de catéchisme et quelques vers médiocres de Mlle Barbier. Il est vrai que, pour les attirer, elle distribuait à ses petits élèves tout ce qu’elle pouvait trouver de friandises. C’était là encore une de ces actions extraordinaires par lesquelles elle étonnait, en même temps qu’elle satisfaisait un obscur instinct de domination qui déjà naissait en elle.

La majeure partie du temps était consacrée au clavecin, au chant, puis aux armes, à l’étude des rôles ; le reste de la journée, la petite était confiée aux soins de son institutrice, Mlle de Mars. En dehors du catéchisme et des notions d’histoire sainte, l’enseignement de cette jeune personne comprenait presque uniquement la lecture et le commentaire des romans. Elle oublia même l’écriture ; la petite fille était réduite à lui dicter ses enfantines élucubrations, romans et comédies. Car, dès l’âge de huit ans, elle composait des romans, nous dit-elle. Le premier livre que choisit Mlle de Mars pour sa jeune élève, fut Clélie ! Son excuse est qu’elle n’avait elle-même que dix-sept ans, et que les vertus, la candeur et la piété que lui reconnaît Mme de Genlis ne pouvaient suppléer à un peu de jugement et d’expérience. Il n’est pas douteux, que celle-ci exagère, dans ses Mémoires, écrits soixante ans plus tard, ses sentimens et ses impressions d’enfant. Mais, en dépouillant les faits de toute rhétorique, il reste qu’elle avait dès lors plus d’imagination que de raison, et une inquiétante disposition au romanesque. Quant à savoir si, en vérité, elle se relevait la nuit, à l’âge de dix ans, pour se prosterner sur le plancher de sa chambre en adorant Dieu ; ou encore, si elle contemplait ou non avec extase les arbres, les fleurs et la nature entière, en y cherchant des preuves de l’existence de Dieu, il est trop évident que de telles exagérations de langage écartent d’elles-mêmes toute critique. « Les sentimens religieux sont nés avec moi, » affirme-t-elle. Il le faut croire, et sans doute furent-ils tenaces, puisque, à l’époque même où elle n’avait pas renoncé au diable, elle s’érigera en « Mère de l’Eglise. » Mais pourtant, souvenons-nous que ses Mémoires sont contemporains de la date où toutes ses lettres, celles à Casimir Baecker en particulier, se terminaient par ce refrain : « Travaillons pour la divine religion. » Ce que nous admettrons avec elle, sans conteste, c’est que, « sous ce rapport, aucune éducation ne fut comparable à la sienne. »

Volontiers, à force de parader, de recevoir d’enthousiastes éloges sur ses grâces, et sur des talens qui, en effet, ne sont pas ceux de son âge, elle se considère elle-même comme un jeune prodige. Et déjà se manifeste en elle une vanité ombrageuse de petite comédienne accoutumée aux applaudissemens. Certaines pages de ses Mémoires sont à cet égard d’un effet comique irrésistible, pour qui connaît tant soit peu à l’avance la vie de l’héroïne. Elle s’attribue toutes les vertus, les petites et tes grandes. Non seulement, elle, est « timide, réservée, » ennemie « des rapports, des commérages et des tracasseries, » mais il y avait, nous dit-elle, jusque « dans ses rêveries romanesques, un fond d’amour pour la gloire et pour la vertu qui, surtout dans l’enfance, les rendait remarquables. » Tout cela ne ressemblerait-il pas à d’amusantes contre-vérités, si l’humour n’était ce qui manque le plus à notre personnage ?

« Elle fut élevée par une mère sans scrupules, » dit Talleyrand, en commençant un portrait de Mme de Genlis, qui est d’une sévérité cruelle.

Jusqu’ici, Mme Ducrest nous est surtout apparue romanesque, singulièrement oublieuse de ses devoirs de mère, auxquels elle échappe avec l’insouciance de son temps, aggravée par la puérilité persistante d’une grande enfant qui n’a connu de la vie que le couvent. Quand vint la misère, elle songea seulement à se dérober à toutes ses conséquences pénibles : elle n’était point de celles qui font face au malheur, les privations n’étaient pas son fait. Aussi allons-nous la voir chercher une vie aisée et facile dans un parasitisme aimable, mais terriblement plein d’embûches pour une enfant aussi précoce que la jeune Félicité. Après avoir été une mère trop négligente, on peut trouver qu’elle devient une mère trop avisée, en livrant au hasard intelligent le soin de tirer un parti avantageux des charmes piquans et des hardiesses ingénues de sa jolie enfant.

Elles s’installèrent d’abord chez Mme de Bellevaux. La jeune femme avait alors vingt-huit ans. Elle était dans tout l’éclat de sa beauté et le brillant de son esprit. Mme de Genlis a tracé d’elle un portrait séduisant : « Une taille majestueuse, des manières nobles et remplies de grâce ; un teint éblouissant, des traits réguliers, une conversation spirituelle et piquante, des talens agréables, la rendaient une des plus charmantes personnes que j’aie jamais vues. » Mais la maison n’était rien moins que sévère. De sa liaison avec Lenormant d’Etioles, Mme de Bellevaux avait gardé de nombreuses attaches dans le monde des financiers, des artistes, des gens de lettres. Marmontel, Mondorge, Jelyotte fréquentaient chez elle à Paris et à Saint-Mandé. On imagine bien que les propos étaient de nature à aiguiser l’esprit plutôt qu’à former aux bonnes mœurs. Le brave Moreau, introduit quelques années plus tard chez Mme de Bellevaux, dans le dessein plus ou moins avoué de lui faire épouser une des chanoinesses, fut effaré de tout ce qu’il vit dans ce monde élégant et dépravé, où se rencontraient petits abbés, financiers, gens de lettres, gens de cour, artistes et philosophes. Tout lui parut suspect. Il faut lire cette page honnête et pudibonde : « De tous les personnages composant cette brillante compagnie, je ne nommerai que Marmontel, et j’ajouterai seulement que les cinq heures que je passai dans cette maison me décidèrent bien à n’y jamais remettre les pieds. Tout m’y parut malhonnête, excepté les propos. Comme les appartemens étaient vastes, les chambres nombreuses et toutes éclairées, on allait, on venait. Tableaux, livres, statues, deux grandes pagodes de cinq pieds de haut et très obscènes, boudoirs, chaises longues élégantes, et jusqu’aux dispositions des glaces, tout me sembla jurer avec le noviciat d’un chapitre et le stage de jeunes chanoinesses. Aujourd’hui que je me rappelle ces détails…. je dirais volontiers que je trouvai là une miniature d’un grand et vaste tableau qui m’effraie encore. Là, en effet, des amusemens de toute espèce réunissaient le haut et le bas clergé, la haute et basse noblesse, et, si j’ose le dire, le haut et le bas tiers-état. »

Mme Ducrest fut moins farouche. Elle demeura près de deux années avec sa fille dans cette maison luxueuse, où le mouvement et les plaisirs de chaque jour lui permettaient d’oublier ses mécomptes. Mme de Bellevaux avait sa loge à l’Opéra et à la Comédie-Française. On y menait tous les soirs la jeune fille, et il est à penser que sa tante, sa mère non plus peut-être, ne renonçaient à cause d’elle à aucune galante conversation. Elle pouvait suivre, en même temps que le jeu des acteurs sur la scène, le jeu bien autrement intéressant des manèges mondains et ses savantes coquetteries. L’élégance, la beauté et l’esprit de Mme de Bellevaux lui imposaient. On admirait autour d’elle le savoir-faire de la jeune femme qui s’était tirée avec adresse d’une situation délicate et difficile, et la vie de cette marraine brillante ne lui était pas proposée comme un exemple à fuir. Ainsi les circonstances poussaient l’enfant vers sa destinée ; elle s’accoutumait aux situations fausses ou équivoques. Il est certain que ni la position de Mme de Bellevaux dans le monde, ni celle de Mme Ducrest chez sa parente, ne pouvaient être bien assurées, et, sans pouvoir s’expliquer ces nuances, l’enfant elle-même dut souffrir plus d’une fois dans sa jeune fierté, fût-ce vis-à-vis de ses cousines dont elle n’était plus l’égale. Les petites filles ont, même sur les choses qu’elles ne peuvent comprendre, bien des intuitions, et celle-ci était fine et perspicace entre toutes. Félicité Ducrest, de bonne heure, sans qu’il fût besoin de l’en avertir, sentit la nécessité de s’assouplir, de s’adapter aux milieux. Elle eut plus qu’une autre le désir et le besoin de plaire. A l’instinct féminin s’ajoutait chez elle le sentiment des dures réalités : elle devait se rendre assez aimable pour qu’on la jugeât indispensable aux amusemens et aux plaisirs. Les talens précoces qui faisaient sa joie et lui avaient valu tant de succès d’amour-propre seront désormais pour elle un passeport, une sorte de droit d’entrée dans la société, où elle ne sera plus que tolérée. Tout cela, elle ne le sait pas encore ; elle ne l’apprendra que peu à peu et par de successives désillusions. Mais elle sent obscurément que toutes choses sont changées pour elle. Il y eut dans sa prime jeunesse, presque au sortir de l’enfance, plusieurs années pénibles dont il faut lui tenir compte, si on veut juger équitablement sa vie. Peut-être alors sera-t-on enclin, à lui pardonner quelque esprit de dissimulation et d’intrigue, et pourra-t-on comprendre que, dans sa hâte d’arriver, elle n’eut pas toujours le loisir de suivre la grande route, et prit parfois les sentiers de traverse.

C’est de ces années que datent ses premières velléités littéraires. Les enfantillages qu’elle dictait à Mlle de Mars marquaient quelque disposition. Mais elle ignorait qu’il y eût des règles pour écrire en prose et en vers. Les gens de lettres qu’elle rencontrait chez sa tante le lui apprirent. Mondorge surtout s’intéressa à ses essais et lui témoigna une amitié bienveillante. Le quatrain qui enthousiasma ce financier-poète n’a guère de remarquable, en dehors de l’âge de l’auteur, que les deux rimes sonores : gloire et victoire.


Félicité, Mars et Victoire
Se trouvent rassemblés chez nous.
Est-il rien de plus grand, est-il rien de plus doux
Que de fixer chez soi le bonheur et la gloire ?


Ce jeu de mots sur le nom de la fillette, celui de son institutrice et celui de la femme de chambre de sa mère plongea M. de Mondorge « dans un enchantement inexprimable. » Mais il fit mieux que de lui donner des louanges ridicules et de montrer atout venant ces vers mirlitonesques : il lui conseilla de lire les bons écrivains. Il lui offrit, pour la mettre en goût, les poésies de J.-B. Rousseau. Peut-être les Poésies sacrées et les Odes n’étaient-elles pas les premières œuvres indiquées pour éveiller l’intérêt d’une enfant de cet âge. Elle s’exerça à les dire à haute voix ; ainsi elle s’emplissait la mémoire de belles images, de rimes éclatantes, et elle se familiarisait avec la cadence et l’harmonie des vers. L’année suivante, le présent poétique de Mondorge fut plus approprié. C’étaient les Fables de La Fontaine. Il est vrai qu’il y ajoutait, pour rester dans l’esprit de son temps, les œuvres de Gresset, y compris Vert-Vert. La petite apprit par cœur un bon nombre de fables. Cette fois, c’était bien un véritable commencement d’éducation littéraire.

La brouille avec Mme de Bellevaux était, de la part de Mme Ducrest, une impardonnable imprudence. Elle s’en aperçut en se retrouvant en face de tous ses embarras. Il fallut bien chercher un gîte. Félicité et sa mère échouèrent rue Traversière, dans un rez-de-chaussée « triste et humide, » où la ruine leur dut paraître deux fois lugubre. Elles n’y séjournèrent point. La Fortune compatissante se manifesta sous les traits de l’obligeant La Popelinière, qui leur ouvrit toute grande sa maison de Passy. Après la maison de Mme de Bellevaux, il n’en était pas qui pût moins convenir à une éducation de jeune fille. Mme de Bellevaux, qui élevait chez elle ses deux filles, et tenait malgré tout à une apparence d’honorabilité, gardait une certaine bienséance. Quelles raisons eussent pu engager La Popelinière à plus de réserve ? — Ses malheurs conjugaux l’autorisaient à vivre librement, en célibataire, avec la galanterie fastueuse des grands financiers de son temps. Quoi que vît Mme Ducrest, quelques fâcheux exemples qu’elle pût craindre pour l’enfant, il lui était difficile de se plaindre et de jouer l’ignorance. Elle savait, comme tout le monde, que La Popelinière était accueillant pour tous, et surtout pour toutes ; que ses goûts étaient vifs et passagers ; que ce généreux Mécène protégeait plus encore les artistes, danseuses, comédiennes ou chanteuses, que leur art. Les yeux d’enfant de la pauvre petite Félicité virent prématurément bien des choses qui n’étaient point faites pour leur jeune regard. Ce ne sont pas seulement les Mémoires de Marmontel ou de tel autre contemporain qui nous remettent sous les yeux ces existences brillantes, cette corruption élégante et légère. Les Fragonard, les Lancret, les Greuze, et surtout les scènes équivoques ou libertines, représentées par la gravure, sont toute une évocation. Félicité Ducrest, ingénue déjà si éveillée, si curieuse, ne personnifie-t-elle pas en vérité ces fillettes de Greuze, étonnées encore de ce qu’elles viennent d’apprendre, et dont on ne sait au juste à quoi va leur regret, tant il reste, sur leur joli visage, et dans leurs grands yeux, dans la moue enfantine de leurs lèvres, d’attrait pour la faute ou l’étourderie qu’elles viennent de commettre. Leurs petites figures piquantes et mutines, ce mélange inquiétant d’innocence et de rouerie me semble peindre notre jeune héroïne « intéressante » et sensible. N’est-ce pas un joli sujet d’estampe dans le goût du siècle que suggèrent ces quelques lignes de Mme de Genlis : « M. de La Popelinière était enchanté de mes petits talens ; il disait souvent en me regardant et en poussant un profond soupir : « Quel dommage qu’elle n’ait que treize ans ! » Je compris fort bien à la fin ce mot si souvent répété, et je fus fâchée moi-même de n’avoir pas trois ou quatre ans de plus, car je l’admirais tant que j’aurais été charmée de l’épouser. » Qui ne voit l’aimable vieillard contemplant avec un attendrissement à demi souriant et attristé, ce frais minois de treize ans et ces grâces en fleur ; et la coquetterie naïve de l’enfant qui ne sait pas encore, et cependant devine ? La Popelinière avait alors soixante-cinq ans, mais, au dire de Mme de Genlis, il n’en paraissait pas plus de cinquante. Quoi qu’il en soit, l’enfant est sous le charme. Les Mémoires, où tant de choses sont dissimulées, nous le révèlent : « Je me passionnai pour M. de La Popelinière, qui donnait des fêtes d’un si beau genre. Je le regardais avec admiration… J’aurais préféré à tout autre M. de La Popelinière, un fermier général et un vieillard ; mais ce vieillard avait subjugué mon admiration. » Marmontel, qui fut longtemps le commensal de l’opulent financier, vante le ton, les manières, et« l’air de civilité libre et simple » de son hôte. « Personne n’était plus aimable que lui quand il voulait plaire, » dit-il. Ses travers et son excessive magnificence ne prêtaient à rire qu’à ceux qui les voyaient du dehors. Dans l’intimité de sa maison les procédés obligeans et la bonne grâce effaçaient ses légers ridicules. Il semblait toujours vivre un rêvé heureux, au sein du luxe, des plaisirs et des voluptés délicates, entouré d’une compagnie nombreuse et brillante, où les grands seigneurs, les hauts personnages, ministres et ambassadeurs, rencontraient les plus jolies femmes de Paris. Ses soupers étaient célèbres. Chanteuses et danseuses de l’Opéra y charmaient l’oreille et les yeux. Pour peu qu’une beauté nouvelle occupât le maître du logis, « on le voyait galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d’espérance. C’était alors qu’il était aimable. Il faisait des contes joyeux, il chantait des chansons qu’il avait composées et d’un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l’objet qui l’animait. » Tel sans doute le vit Félicité Ducrest, dont les treize ans, en leur verte fraîcheur, l’enchantaient. Que la dissipation fût grande en ce riant séjour, et même, que l’aimable liberté y confinât parfois à la licence, Marmontel ne se fait point faute de l’avouer. Il eût voulu s’éloigner des tentations, mais il n’en avait pas la force. « Le corridor où je logeais, écrit-il, était le plus souvent peuplé de filles de spectacle. Avec un pareil voisinage, il eût été bien difficile que je fusse économe et des heures de mon sommeil et de celles de mon travail. »

Ce n’étaient pas là les pires dangers pour la jeune Félicité. La pupille de Mme de Bellevaux avait appris de la vie tout ce qu’en peuvent discerner des yeux d’enfant. Pour le reste, heureusement, il y a des grâces d’état ; pour ce qui ne lui est pas positivement révélé, l’innocence d’un enfant est encore le meilleur rempart. La petite Ducrest était éveillée à l’excès, trop préparée à comprendre, le jour venu ; elle n’était point perverse. Le vrai danger, à mon sens, était dans l’air de vertu frelatée qu’on respirait chez M. de La Popelinière. Car cet homme était bon, bienfaisant. Il entretenait des danseuses, et il dotait six jeunes filles vertueuses tous les ans. Il était généreux, « sensible, » comme on disait alors. Vices et vertus se mêlaient si bien dans cette atmosphère, que bons et mauvais fruits ne s’y distinguaient plus sur l’arbre de la science du bien et du mal. Mme de Genlis est peut-être, bien souvent, moins hypocrite qu’il ne nous semble. De si bonne heure, elle prit un attendrissement passager pour un acte de vertu, une larme pour le sentiment, une belle parole pour de l’héroïsme ! Certaines actions, réputées immorales, étaient si peu comptées, dans le milieu où s’écoula son enfance ! Qui donc tenait rigueur à Mme de Bellevaux de son existence légère et des sources de son opulence ? Les apparences n’étaient-elles pas acceptées pour la réalité ? S’éloignait-on du marquis de la Haie, et lui-même désirait-il faire oublier ses flatteuses aventures de jeunesse, et les princières origines de sa fortune ? Toute la parenté d’Avallon s’était-elle séparée de Marie-Josephte Minard, quand elle avait épousé en secondes noces « le beau la Haie » ? Et à présent encore, ceux-là mêmes qui, hors de sa présence, criblaient des railleries les plus piquantes M. de La Popelinière, n’exaltaient-ils pas la sensibilité de son âme, la noblesse de son goût, la générosité de ses actions ? A Paris, comme en Bourgogne, chez ses parens ou chez ses hôtes, Félicité n’a connu qu’une existence factice et de parade. Il y a les beaux sentimens, les belles pensées, les actions désintéressées dont tout le monde parle, dont on se pare pour le public, comme l’acteur met pour entrer en scène le fard et le clinquant destinés à déguiser sa véritable figure. Et il reste au fond, ce que tous connaissent et feignent d’ignorer, la vie réelle et ses misères, plaies morales ou plaies d’argent, tares, fautes et mesquineries. Sans doute, cet apprentissage de la vie ne fut point particulier à Félicité Ducrest. Encore faut-il avouer que peu de femmes, même au XVIIIe siècle, furent à ce point favorisées, et durent à un tel concours de circonstances une expérience aussi complète.

Si l’on met en regard de l’amusant récit de Marmontel celui que Mme de Genlis nous a laissé de son séjour à Passy, le contraste est piquant. D’un côté, un tableau où toutes les teintes sont riantes et libres, ont un air de vérité auquel on ne peut se tromper, et qui d’ailleurs s’accorde avec tout ce que nous savons sur les mœurs faciles de la société du XVIIIe siècle. De l’autre, une peinture doucereuse et assez fade d’un paradis de l’âge d’or ; couleurs pâles, figures sans relief, qui ne donnent l’impression ni de la sincérité, ni de la vie. « M. de La Popelinière avait les mœurs les plus pures, la condition la plus régulière et la plus décente, » écrit Mme de Genlis. Et tout le portrait est de ce ton. On aurait mauvaise grâce à lui chercher querelle pour s’être laissé surprendre en flagrant délit de reconnaissance : une fois n’est pas coutume. Admettons avec elle que ses souvenirs de Passy ne lui rappellent que la bienfaisance et la vertu à toute heure pratiquées ; ne nous demandons pas pour cette fois s’il y a chez elle inconsciente déformation morale ou hypocrisie. Nous retrouverons plus d’une fois, dans sa longue vie, matière à nous poser cette question, et peut-être à y répondre.

On l’a pu voir, l’éducation de Félicité Ducrest se poursuit, malgré une sorte de brisure apparente, avec une unité rarement réalisée. Talens et caractère, l’enfant se développe dans sa voie. On faisait à Passy de l’excellente musique ; les concerts de M. de La Popelinière étaient réputés. La fillette en profita. Elle entendit les meilleurs maîtres, et reçut leurs directions ; là, enfin, elle connut Gaiffre, célèbre alors, et par lui fut initiée au jeu de la harpe, qui allait lui valoir dans le monde presque autant de succès que sa beauté ou ses écrits. Elle avait acquis sinon un talent, du moins une virtuosité précoce. Elle ne négligeait d’ailleurs aucun moyen de plaire, chantait, jouait la comédie, accourait au salon dès qu’on le lui demandait pour exécuter un air sur le clavecin, sur la guitare ou sur la musette, ou même un pas de danse. « Je jouai un rôle d’ingénue, écrit-elle, et un autre de soubrette, dans deux pièces intitulées l’Indolente et les Joueurs. Je dansai à ces représentations une danse, seule, qui eut le plus grand succès. Un maître de ballet de la Comédie italienne, nommé Deshaies, m’apprit cette danse, que l’on me fit danser non seulement sur le théâtre, mais, continuellement dans le salon. » Rien ne lui coûte de ce qui peut la mener à la fortune ; on le lui redit sans cesse, elle ne peut l’attendre que d’elle-même, de ses grâces et de ses talens ; et il semble bien que, dès lors, par ruse ou par force, elle est décidée à la conquérir.

Mme Ducrest allait trouver dans une autre famille de financiers, chez les de Joui, à Chevilly, quelques mois de tranquillité et de détente. Avec des apparences rustiques, la maison offrait un luxe raffiné. C’était une sorte de Petit-Trianon avant la lettre, caché dans les bois et les fleurs. Les belles dames y jouaient à la fermière en robes à panier et en coiffures poudrées. Plus encore que le merveilleux verger, la laiterie éblouissante, toute en marbre blanc et coquillages nacrés, enchantait Félicité ; en cela, elle était bien de son temps ; toute sa vie, elle aimera la nature et les plaisirs des champs surtout en des arrangemens ingénieux et factices. Mais il fallut quitter brusquement ce séjour aimable ; la ruine de M. de Joui, arrêté et enfermé à Pierre-Encise, chassa tous les hôtes. L’accent des Mémoires de Mme de Genlis est ici faux à souhait. Elle narre cet événement sur le mode pathétique sans rien omettre de ce qu’elle considère comme l’accompagnement obligatoire des grandes douleurs : évanouissemens prolongés de Mme de Joui, crises de désespoir, veillées de larmes, prières en commun, trois jours et trois nuits durant, lectures pieuses et consolatrices, enfin tout le rite solennel du deuil, auquel ne manquent pas même les pleureuses officielles, dont Mme Ducrest et sa fille semblent tenir les rôles. La vérité dut être plus prosaïque, en face d’une ruine préparée par une vie de faste, à laquelle les créanciers et une famille prudente désiraient mettre fin. Bref, Mme de Joui ayant mis ordre à ses affaires, se hâta de quitter Chevilly pour se rapprocher du lieu d’exil de son mari ; Mme Ducrest et sa fille, restées près d’elle jusqu’au dernier jour, n’eurent plus qu’à regagner Paris.


Elles furent bientôt rejointes dans le logis qu’elles avaient loué rue d’Aguesseau, faubourg Saint-Honoré, par César Ducrest, revenu de Saint-Domingue plus désargenté que jamais. Pendant des mois, c’est une dure vie d’expédiens ; ce sont les petites dettes payées au moyen d’emprunts, les réclamations des marchands ; c’est le souci dévorant, chaque jour renaissant, de faire face aux nécessités, jusqu’à ce qu’elles atteignent ce hasard heureux qu’en dépit de tout elles espèrent. En attendant, ce sont les catastrophes qui se succèdent. Une lettre de change impayée fit jeter Ducrest au For-Lévêque. L’emprisonnement pour dettes était alors dans la vie des prodigues un accident assez fréquent, et qui n’était pas généralement pris au tragique. La ruine complète des Ducrest, avec ses conséquences journalières, était un bien autre malheur. Mais Mme de Genlis ne saurait manquer une si belle occasion de témoigner sa sensibilité filiale. Elle recourt dans son récit aux grands moyens littéraires : phrases entrecoupées, exclamations, suspensions, mouvement dramatique : « Quel fut mon saisissement en apercevant ce triste séjour !… et comment peindre ce que j’éprouvai en entrant dans la chambre où mon père était enfermé !… Je courus me jeter à ses genoux, j’avais besoin de me prosterner devant lui pour le dédommager, par mon respect et par ma tendresse, de l’humiliation de sa situation ; je baisais ses pieds que j’arrosais de mes pleurs… » Elle eut, à n’en pas douter, le bon et honnête chagrin d’une brave petite fille qui aimait bien son père. Nous apercevons là, en un exemple précis, la sorte de déformation que son étrange éducation avait produite dans ses sentimens les plus naturels. Sorti de prison, le malheureux Ducrest, déçu de ses rêves de grandeur, désespérant de rétablir jamais la fortune des siens, ne fit plus que languir. Ni les visites de son vieil ami, le baron d’Andlau, en qui il se préparait un successeur inattendu, ni celles du jeune comte de Genlis, ni même le séduisant espoir d’assurer brillamment le sort de sa fille, ne purent lui redonner le goût de vivre. Ce gai Bourguignon s’enfonça dans la tristesse et s’abandonna lui-même. Il mourut le 13 juillet 1763. Sa succession fut vite réglée ; les créanciers n’y trouvèrent rien à prendre. Tout l’avoir personnel du défunt tenait en deux armoires de linges et de hardes qui furent prisés à rien par le commissaire. Les ressources du ménage étaient si bien épuisées que Mme Ducrest, obligée de renoncer au modeste logis de la rue d’Aguesseau, ne put solder que par son hôtel les deux cents livres qui restaient dues sur le loyer. Elle dut accepter l’appartement que lui offrait une amie compatissante dans le couvent des Filles du Précieux Sang, rue Cassette. Le baron d’Andlau venait fréquemment visiter au parloir les deux femmes. Bientôt son assiduité se fit significative. Un gros paquet arriva à l’adresse de Félicité ; il contenait les parchemins et la généalogie de la maison d’Andlau. Cet étrange plaidoyer d’amour fut aussitôt suivi d’une demande en mariage, que le vieux baron fut bien étonné de voir repousser. « Il ne discontinua point ses visites, conte Mme de Genlis, mais il fut beaucoup plus froid envers moi ; il ne s’occupa plus que de ma mère, et il s’en occupa si bien que, dix-huit mois après, il l’épousa… »


Retirées ensuite au couvent de Saint-Joseph, elles reprirent dans le monde le train de visites utiles d’où elles attendaient leur salut.

Le séjour chez La Popelinière avait permis à Mme Ducrest de nouer des relations un peu dans tous les mondes : dans celui de la finance, d’abord, qu’elle connaissait déjà par Mme de Bellevaux et par Lenormant ; dans celui des gens d’esprit, des littérateurs et des artistes. Qui pouvait savoir à quelle porte la nécessité réduirait Félicité à frapper ? Cherchant partout des protecteurs et des répondans, la mère et la fille, douces, polies, insinuantes, se glissèrent tant bien que mal dans diverses sociétés. Des femmes de la finance, comme Mme de La Reynière, entre autres, se montrèrent accueillantes et généreuses. Ce qui ne veut pas dire que la jeune fille leur sût toujours un gré réel de leurs bienfaits. Mme de La Reynière se montrant offensée d’un portrait assez fielleux tracé plus tard par Mme de Genlis, lui répondait vertement qu’en effet elle avait poussé jadis l’impertinence jusqu’à offrir, elle, femme de financier, des robes à une demoiselle de qualité qui en manquait. Les grandes dames furent moins accessibles. Quelques-unes seulement, plus indulgentes ou moins hautaines, entre-bâillèrent leur porte, et reçurent à de certains jours Mme Ducrest, qui exhibait sa fille, et la produisait partout où elle le pouvait, en tous lieux, en toutes occasions. — Qui saura les déboires, les secrètes amertumes d’une fille de quinze ans, bien née, jolie à ravir, intelligente, fine, pétillante d’esprit et de talens, que la dure nécessité réduit à une souplesse servile, tandis qu’elle se sent faite pour briller au premier plan ? Pas plus que Françoise d’Aubigné, elle n’oubliera les robes trop courtes et usées, les fichus défraîchis et les atours misérables qui désolèrent sa jeunesse. Ah ! les airs de bonté dédaigneuse des grandes dames qui, sans souci de sa fierté, lui témoignaient une commisération humiliante ! Un léger coup d’éventail caressant sous le menton, pour lui faire lever le visage ; on la tourne, on la retourne comme une curiosité nouvelle : Voyez comme elle est jolie ! comme elle est intéressante ! et ces doigts habiles ! et cette danse légère ! Au départ, on lui remet un présent, affiquet, objet de parure que la jeune fille accepte en rougissant. Deux années durant, Mme Ducrest continue ainsi à la produire, forçant les portes qui résistent ou ne s’ouvrent qu’à peine, s’évertuant à tenter le hasard ou la fortune. Sombres années pour Félicité. On comprend que, par contraste, elle trouve une réelle douceur à évoquer, dans ses souvenirs lointains, les séjours chez La Pope-linière, chez les De Joui, ou même chez Mme de Bellevaux. Là, au moins pour quelques mois, c’est une sorte de repos, la vie matérielle assurée, des apparences d’égards, l’oubli des soucis cuisans qui sont pour les deux pauvres femmes l’ordinaire de la vie. Les 1 200 livres de rente viagère de Mme Ducrest ne la pouvaient mener loin ; il lui était bien malaisé d’élever ses deux enfans sans déroger ; la dignité est une vertu réservée au seul usage des riches, pensait-elle ; et elle tendait la main à sa mère, Mme de la Haie, à sa sœur, Mme de Montesson, malgré leurs brouilleries. Toujours demander et solliciter, s’humilier, tel fut longtemps le rôle de Mme Ducrest ; celui qu’elle avait assigné à sa fille était de plaire, d’être complaisante et agréable, de recevoir du même front ingénu dédains ou hommages trop empressés. La rancœur de l’enfant dut être profonde. Elle persiste, tenace, dans ces lignes écrites, vers 1825, par Mme de Genlis, qui cependant en avait vu bien d’autres : « Un instinct de bon goût me faisait sentir que ma mère prodiguait beaucoup trop ma harpe et mon chant, j’étais mal à mon aise dans ces brillantes sociétés, quoique j’y fusse caressée à l’excès. Je pensais deux choses : la première, qu’il ne faut se produire dans le grand monde que lorsqu’on peut y être à peu près comme les autres pour la manière d’être mise, etc. ; la seconde que, sans mes talens, on n’aurait eu aucune envie de m’attirer. Ces idées me blessaient, me donnaient le goût de solitude, et une excessive timidité, que j’ai conservée bien longtemps. »

L’opinion fut sévère à ces démarches et à ce zèle maternel inconsidéré. « C’est en hasardant le matin chez les hommes quelques visites qu’elle trouva un mari, » dit Talleyrand. C’est propos de mauvaise langue, et peut-être d’ingrat. Mais, on le voit, Mme Ducrest aventurait bien à la légère la réputation de sa fille, et peut-être pis encore. Heureusement pour la jeune fille, sa grâce enfantine et piquante fut plus forte que les menées et la « conduite si travaillée » de sa mère, et ce fut un mari qu’elle trouva. Au mois de décembre 1763, elle épousait à dix-sept ans le comte de Genlis. »

Nous avons sur ce mariage de très différentes versions, et naturellement, c’est le récit de Mme de Genlis elle-même qui lui est le moins désavantageux. Prisonnier des Anglais en même temps que César Ducrest, le comte de Genlis, sur les récits enthousiastes du père, se serait épris de la jeune fille dont il avait entrevu le portrait, et il l’aurait épousée malgré l’opposition de tous les siens. — Les contemporains parlent d’autre sorte. « Elle épousa vaille que vaille le comte de Genlis, » écrit méchamment Talleyrand. Elle l’épousa très régulièrement au contraire, on s’en peut fier à l’habileté des trois maîtresses femmes qui présidèrent à l’intrigue : le brillant colonel n’en pouvait sortir que pieds et poings liés. Toutes les forces de la famille s’étaient coalisées pour cette importante capture, et Mme Ducrest n’eut garde de négliger l’appui de sa sœur, Mme de Montesson, et de sa belle-sœur, la comtesse de Sercey. Il est à présumer que Mme de Genlis a raison quand elle affirme que ce ne fut point Mme de Montesson qui la maria. Sans doute aussi les contemporains n’ont-ils pas tort dans leur affirmation contraire. Un rapprochement se fît alors entre les deux sœurs : une parente sérieusement établie atténuait par sa seule présence ce que l’allure et la pauvreté de Mme Ducrest avaient d’aventureux, aux yeux d’un fiancé éventuel. Mme de Montesson n’eût-elle apporté à sa jeune nièce que cet appui d’honorabilité, le secours était précieux. Mais elle la servit d’une manière autrement efficace par sa science innée du monde, sa politesse toute en nuances, à la fois engageante et discrète, son assurance de grande dame qui jamais n’a risqué une fausse manœuvre, sa coquetterie déjà souveraine. Il y a dans le récit de Mme de Genlis un fond de vérité. Encore faut-il ne l’accepter que pour ce qu’il vaut, c’est-à-dire pour un arrangement romanesque, où l’intéressée se présente sous le jour le plus flatteur. Ducrest tendit les premiers rets, et fit habilement miroiter la beauté de la jeune fille, les agrémens de son esprit et de sa personne. Il inspira ainsi à Genlis une vive curiosité. Il fallut bien des manœuvres concertées pour que les attraits de Félicité Ducrest changeassent ce désir d’intrigue en un solide mariage. Genlis avait vingt-sept ans. Il n’était pas un naïf, pas davantage un sentimental. Il savait comment se mènent les aventures. Jusqu’au bout, il se crut maître de conduire à son gré cette amourette. Tout en se jouant au charme et au sourire de la petite Ducrest, il se laissait engager par son oncle, le marquis de Puisieux, dans une sérieuse affaire de mariage. Parmi ces femmes spirituelles et rusées, entre tant d’aguichantes et flatteuses coquetteries, le pauvre colonel perdit la tête, et se laissa, comme un benêt, mener au mariage par une fillette de dix-sept ans, dont la jeune renommée et la beauté provocante avaient quelque chose d’inquiétant. L’affaire fut dirigée et conclue en grand mystère, par les soins de la comtesse de Sercey, chez qui Mme Ducrest et Félicité s’étaient retirées depuis plusieurs semaines. Le mariage se fit secrètement, à minuit, en l’église Saint-Roch, et on ne le déclara que plusieurs jours après.

Ce fut un beau tapage. Le puissant marquis de Puisieux, furieux d’avoir été berné, sa fille, la maréchale d’Estrées, allaient fulminant, et recueillaient avec colère tous les mauvais bruits que cette chance inespérée avait réveillés sur la famille Ducrest, en particulier sur la mère et la fille. Les qualificatifs de coquettes, de rouées, d’intrigantes ne leur furent point épargnés. Les inconséquences financières de César Ducrest étaient oubliées. Alors comme aujourd’hui, qui se fût souvenu à Paris d’histoires vieilles de deux ans ? Mais les légèretés de Mme Ducrest, toutes ses imprudences maternelles étaient savamment retournées contre la jeune femme, à qui on imputait à mal même ses succès si durement achetés. Tout ce qu’il y avait de trouble, d’équivoque dans leur existence fut remué, mis au jour, et il en sortit un mélange compact de médisances et de calomnies, auxquelles, il faut bien le dire, l’existence de Mme de Genlis ne devait point donner un démenti. Jugée durement dès lors, sa jeunesse aventureuse dont, nous l’avons vu, elle n’est certes pas responsable, nuit dans l’opinion de quelques-uns à sa réputation à venir. Pour beaucoup d’autres, comme Talleyrand, ses jeunes années même sont ternies par les intrigues bruyantes de toute sa vie. Et ces jugemens fâcheux se rejoignent si bien qu’ils ne laissent guère de place pour une appréciation plus bienveillante. Souvenons-nous toutefois qu’on ne lui avait enseigné pour réussir que l’art de plaire et l’intrigue. Félicité Ducrest n’était qu’une petite fille pauvre vivant parmi les riches, avide de joies, de plaisirs et de succès. Elle ne se détourna pas de l’occasion qui la pouvait faire riche à son tour. Qui l’en pourrait blâmer trop sévèrement ? Elle fut, aux mains de sa mûre et de ses tantes, un instrument merveilleusement intelligent et souple. Ce qui lui pouvait rester de naïveté même était une grâce et une habileté de plus. Mais sachant ce que nous savons de sa vie d’enfant, pourrons-nous avoir sur ses années de jeunesse les mots durs et méprisans de Talleyrand ? Et pourquoi ne pas supposer qu’au moins à seize ans, elle eut, à défaut d’amour, quelque amitié reconnaissante pour l’homme qui lui apportait, avec un aimable extérieur, un nom honorable, une belle fortune avenir, et surtout la considération et l’assise sociales qu’elle devait souhaiter par-dessus tout ? Qui sait même si, en épousant le comte de Genlis, elle ne se promettait pas de lui rester fidèle ?


M.-P. BOURGAIN.