Henry Bordeaux
La Jeunesse d’Octave Feuillet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 292-325).
LA
JEUNESSE D’OCTAVE FEUILLET
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE [1]

II [2]


V. — UNE LECTURE A LA COMEDIE-FRANÇAISE.

Le zèle d’Eugène Feuillet ne s’endort pas sur le succès de la Crise. Dès lors, la carrière de son frère lui apparaît tout unie ; la Comédie-Française, la Légion d’honneur, l’Académie. Mais il faut ne rien laisser au hasard. Il pousse donc Octave à publier chez Michel Lévy le volume des Scènes et Comédies, dont il portera lui-même des exemplaires chez les principaux critiques, et dont il retarde la publication pour laisser paraître la Fée à la Revue (15 avril 1854). Il donne un exemplaire du précieux volume à Arsène Houssaye, directeur du Théâtre-Français, qui le reçoit à merveille et lui déclare : « La place de votre frère est chez nous... » Il en donne un autre à Camille Doucet, directeur des théâtres au ministère, et le prie d’en remettre un au ministère. Cependant il engage Octave à écrire directement pour la scène, sans passer par le livre ou la revue. Ce n’est pas le moment de faire jouer la Fée : « Je trouve, écrit-il avec beaucoup de sens, qu’après le grand succès de la Crise, qui n’était pas originairement une œuvre faite pour le théâtre, il serait dangereux de faire représenter comme première pièce une œuvre infiniment moins importante que ladite Crise et qui ne rachète pas d’ailleurs ce défaut d’importance par de très grandes qualités dramatiques... » Octave se range à cet avis, et écrit Péril en la demeure. Le Village est reçu au Théâtre-Français, mais Houssaye préfère attendre cette pièce à quoi travaille l’auteur de la Crise.

Au mois d’août, à l’occasion de la fête de l’Empereur, la décoration attendue et préparée ne manque pas d’être accordée. C’est encore Eugène qui l’annonce par un télégramme à Saint-Lô : « Reçois ma fraternelle accolade, chevalier de mon cœur. Tu sais tout le plaisir que cela m’a fait ; tu ne saurais l’exagérer dans ton imagination. » Et il découpe, pour l’envoyer à son frère, un article d’Edmond Texier dans le Siècle, qui le met à part des autres légionnaires : « Toute la littérature applaudira avec nous à la distinction accordée à M. Octave Feuillet qui, bien jeune encore, a su mériter les suffrages des hommes de goût pour le charme et l’originalité de ses compositions. » Octave a juste trente-trois ans.

Michel Lévy, son éditeur, flaire sa gloire à venir. Il entreprend avec Eugène le voyage de Saint-Lô pour mieux s’entendre avec son auteur. Et c’est encore Eugène qui le ramène à Paris à la fin de septembre : « Nous sommes arrivés à Caen, écrit Eugène au retour, en même temps que le jour, c’est-à-dire à cinq heures. Ne sachant comment tuer le temps jusqu’à notre départ fixé à sept heures, nous sommes allés, malgré le froid, faire un tour sur le cours, où Michel, pour me distraire, m’a récité des vers que je n’ai guère écoutés. Il en sait long, et parait porter dans sa tête sa boutique tout entière. » Mais il n’aime pas assez la nature, au gré de son compagnon de route : « La belle nature peut, je crois, se présenter à lui sans crainte : il n’en abusera pas, quelque peu voilés que soient ses charmes. »

Au mois de novembre suivant, Michel Lévy perd son père, le chef de la maison, emporté par un retour offensif du choléra. Naturellement, c’est Eugène qui va aux obsèques : « Je l’ai accompagné jusqu’au bout, comme le Rabbin dont, par parenthèse, j’ai admiré la manière de faire en pareille circonstance : il a prononcé là un petit discours qui a fait pleurer tout le monde. J’ai été étonné de ne voir personne de ceux qu’édite Lévy, si ce n’est Augier, qui a paru un instant, et Victor Séjour, qui a soutenu Michel tout le temps. » Sur quoi il raconte la première d’une pièce de Mme Sand et celle d’une pièce de Dumas, s’intéressant vivement aux acteurs, car il est question de jouer la Fée au Vaudeville, et il guigne les interprètes qui pourraient en être chargés.

Cependant, sur ses instances, l’Ambigu a repris Échec et mat, ce grand drame en cinq actes écrit par Octave en collaboration avec Paul Bocage, dans lequel le vieux Bocage composait un si terrible duc d’Albuquerque. Naturellement Eugène assiste aux deux ou trois premières représentations, et il y entraine M. Ernest Dubois, le père de Valérie, maire de Saint-Lô.

« Nous nous sommes donné rendez-vous devant le Gymnase à 6 heures et demie, raconte-t-il, et je lui ai payé à diner chez Dujardin. Après le deuxième plat, ton brave beau-père a eu la délicatesse de jeter sa serviette sur la table en me déclarant qu’il avait dîné. Mais je lui ai soutenu qu’il fallait qu’il dinât encore trois fois autant. Il a donc repris sa serviette et mange fort crânement, malgré sa soi-disant satiété, une aile de poulet, la moitié d’un artichaut, la moitié d’un gâteau de riz, la moitié d’une grosse poire, bu la moitié d’une bonne vieille bouteille de vieux bon Beaune, avec une facilité et un entrain charmants. Après quoi, nous sommes allés prendre le café et le petit verre de curaçao qu’il aime, et cela nous a permis de marcher sans fatigue et sans craindre le froid jusqu’à l’Ambigu, larirette, jusqu’à l’Ambigu. Il m’a déclaré qu’il n’irait jamais diner ailleurs quand il mangerait à ses crochets, et il fera bien, car on dine là à deux, pour six ou sept francs, comme on dînerait ailleurs pour trente... Nous avons trouvé dans les deux stalles voisines des nôtres M. Y. et M. de K. M. de K. dormait avant le commencement du spectacle. Nous avons été obligés de le réveiller quand le spectacle a été fini. M. Y. avait les yeux ouverts, mais il est clair qu’il dormait en dedans. Tous les deux trouvent Échec et mat quelque chose de charmant. Merci. »

Il prédit vingt-cinq représentations, ce qui est déjà un beau succès. Comme on voit bien au ton détaché de son récit qu’il n’attache pas une grande importance à cette œuvre de jeunesse, el lui préfère mille fois les nouvelles pièces d’Octave ! C’est le Village qu’il attend, et que Mme Allan, en attendant de le jouer au Français, a lu chez Mme de Girardin. Et c’est aussi la comédie nouvelle qu’achève Octave, qui n’a pas encore de titre et qui, vraisemblablement, sera représentée la première. Cette comédie s’appellera Péril en la demeure, après s’être appelée quelque temps le Mari joué, et analyse, elle aussi, un cas de mésentente conjugale. M. de la Roseraie, qui est directeur du personnel au ministère des Affaires étrangères, est un homme de quarante ans, qui a la confiance de son ministre et qui a de l’ambition. Il excelle à débrouiller l’écheveau compliqué des conflits internationaux. La question d’Orient lui est familière. Mais s’il connaît la carte du monde, il ignore celle du Tendre. Il délaisse sa charmante femme, Caroline, sans même se douter qu’elle en souffre et qu’elle a besoin de distraction. Précisément, un jeune homme est là Un jeune homme est toujours aux environs. Celui-ci, Albert de Vitré, manœuvre pour éviter d’être nommé en Espagne et pour demeurer à Paris, dans le voisinage de l’aimable femme. Mais il a compté sans sa mère, la baronne de Vitré, qui est perspicace et veut à tout prix le sortir des amourettes mondaines et assurer sa carrière. Elle déjoue tous les calculs des deux amoureux, obtient le départ d’Albert, fait de Caroline une honnête femme presque malgré elle et de M. de la Roseraie un mari plus attentif. Ce petit ouvrage en deux actes ne serait pas très neuf, sans la création de ce type, la baronne de Vitré, qui tire avec dextérité toutes les ficelles. La baronne n’est pas une de ces honnêtes femmes qui vivent les yeux fermés. Elle a même ce joli mot : « Il n’y a rien de tel que d’avoir été honnête femme toute sa vie pour savoir ce qu’il en coûte. » Sa vertu a peu d’illusions. Peut-être doit-elle à cela d’apercevoir avec tant d’à-propos les dangers de la passion. Ajoutez à ces personnages celui d’un vieux beau, Favières, tout à fait épisodique, mais assez amusant.

Péril en la demeure devait précéder à la Comédie-Française le Village pourtant reçu auparavant. Octave Feuillet, partagé entre ses deux pièces qui lui sont également chères, l’ancienne et la nouvelle, est dans tous ses états. « Je ne le reproche qu’une chose, lui écrit son frère, c’est de prévoir les choses de trop loin. À cause de cela, les embarras et les inquiétudes à toi durent des mois et des années au lieu de durer tout simplement vingt-quatre heures… » Quand le tour de faveur, donné à Péril en la demeure, est assuré, Eugène se met en rapport avec les interprètes. Il va voir Régnier et Mme Allan, à qui seront distribués les rôles principaux. Surtout qu’Octave n’accueille pas de travers les petits changements que ne manquera pas de lui demander Régnier ! « Si c’était un cabotin comme la plupart de MM. les acteurs, tu pourrais l’envoyer faire lonlaire. Mais c’est un trop véritable artiste, qui a arrangé de sa main trop de pièces qui n’ont dû leur succès qu’à ces arrangements pour que tu doives jamais faire fi de ses observations. Si tu avais entendu Camille Doucet lui dire l’autre jour combien il lui devait de reconnaissance pour tous les excellents conseils qu’il lui a donnés au sujet de Les ennemis de la maison ! Si tu savais tout ce qu’il a fait pour Augier dans Gabrielle ! Quant à Mlle de la Seiglière, je crois que c’est lui qui l’a refaite tout entière.. »

La lecture doit avoir lieu au comité de la Comédie-Française le lundi gras (1855). Régnier s’en chargera. Eugène doit y assister :

« Il parait que ma présence est absolument nécessaire à cette solennité : si tu tiens absolument à y assister à ma place, mon gaillard, tu as peut-être encore le temps d’arriver. Je t’avoue que je voudrais que cela fut fini, malgré le plaisir que je goûterai en entendant lire cela par Régnier. Ma joie sera comme dans des souliers trop petits. Régnier étudie ta pièce pour la lire comme s’il s’agissait pour lui de jouer tous les rôles, il m’a demandé si je n’aurais pas quelqu’un à emmener avec moi à cette lecture, mais quelqu’un qui put imposer un peu au comité, et le soutenir dans son opération par ses rires et ses émotions. Je ne sais en vérité à qui m’adresser. Je vais causer de cela ce soir. T’ai-je parlé de nos résolutions pour les acteurs. Non, je crois. Nous n’avons rien dit de cela en traitant si ce n’est en passant, parce qu’il est de droit que tout auteur choisisse librement ses acteurs. Mais nous en avons longuement parlé Régnier et moi, puis avec Houssaye : Delaunay pour le jeune homme, il n’y a pas à choisir, Delphine Fix pour la jeune femme, à la condition qu’elle se mettra tout à fait sous la coupe de Mme Allan, qui la façonnera à sa manière. Elle ne demandera pas mieux, à ce que dit Régnier. C’est certainement ce qu’il y a de mieux au Théâtre-Français pour cet emploi. Le plus difficile à assortir, c’est le rôle de Favières. Régnier ne veut pas de Got parce qu’il est trop canaille, et qu’il veut un homme de l’âge du personnage. Il a pensé à Provost, et je crois qu’il lui en a même parlé. Il prétend que le rôle, bien qu’un peu à côté, comme ils disent, est charmant et de nature à lui plaire. Donc Provost pourrait bien créer le rôle. Mais comme ce monsieur ne peut pas se moucher de travers sans dire qu’il a une maladie, qu’il est fort égoïste, et qu’il ne voudrait pas jouer deux fois dans la même soirée (or il a un rôle dans la pièce de Laya), qu’enfin il ne faut pas s’exposera ne pas jouer la pièce parce que M. Provost se serait mouché de travers, il faut trouver qui le double ou crée le rôle au besoin. Nous l’avons trouvé, c’est Mirecourt, le type de l’homme qui a été le beau Favières, et qui est encore très fort. Régnier est persuadé qu’avec un petit gazon blond et des favoris teints il sera fort plaisant et parfaitement ce que tu veux. Je le crois aussi, et je crois que ce sera le meilleur rôle que Mirecourt aura eu et doive avoir de sa vie… Quelle scie de t’écrire au bureau, mon cher ami ! Je ne passe pas dix minutes sans être dérangé deux fois ! Je ne sais jamais où j’en suis. »

Évidemment, les gens qui viennent au ministère des Finances et émettent la prétention de parler à un employé si occupé commettent la pire indélicatesse. Le lundi gras, lecture solennelle au comité. Il est rare, je le crois, que nous ayons eu, sur les réunions de ce comité secret, des renseignements aussi pittoresques. Les auteurs, habituellement, lisent leur pièce, ce qui les empêche d’observer les figures, et, s’ils ne la lisent pas, ils sont trop nerveux et trop préoccupés pour nous donner un jugement précis. Voici la lettre d’Eugène à son père annonçant la réception de Péril en la demeure :

« Donc hier matin, je reçois un billet par lequel Régnier me prévient qu’il lit la pièce d’Octave à deux heures. « Trouvez-vous à cette heure-là au théâtre, et amenez Michel Lévy, il est aux yeux de tous, comme éditeur, un bon représentant de votre frère. C’est l’ami qu’il nous faut. » Je me mets immédiatement en campagne, et cours chez Michel. Il est déjà sorti. Je sais où il déjeune, c’est au Café des Variétés, allons-y. Il n’y est pas encore venu. J’enfile la place de la Bourse et la rue Vivienne, et m’abats dans sa boutique où je trouve seulement Nathan. » Où est Michel, Nathan ? — Je n’en sais rien. — Est-ce qu’il ne déjeune plus au Café des Variétés ? — Non, il s’est brouillé hier avec le patron. Je crois qu’il déjeune maintenant au Café Mazarin, boulevard des Italiens. — Adieu. » J’y vais. J’ai la chance de rencontrer Michel devant le passage des Panoramas. Il va venir ! Je me sauve et ne puis encore arriver au Ministère qu’à onze heures et demie. Je fais le plus gros et le plus pressé de mon travail, et à une heure et demie, je descends, plus impatient qu’inquiet. au Théâtre-Français. Il n’y a que Régnier d’arrivé, et il est enfermé avec Houssaye. On me fait entrer dans la salle du comité. Bon feu. Table ovale à tapis vert. Dessus, le petit matériel agaçant que voici : une urne, et une sébile remplie de billes noires, rouges, et blanches, le sort des pièces et de leurs ailleurs, plus une liste des messieurs qui doivent composer le comité : Régnier qui a déjà signe. Il est enragé ! Samson, Beauvallet, Got, Bressant, Maillard et Provost. Ces messieurs arrivent successivement, moins Samson et Beauvallet qu’on n’a pas vus. Ils coquettent avec quelques dames qui rôdaillent par là en s’informant de ce qui va se passer, pendant que je cause avec Michel, qui a été exact. Régnier entre en chatonnant, presque en dansant et frappe sur le ventre de ces visages assez sombres, qu’il cherche à mettre en gaité. Puis Houssaye paraît et vient me serrer la main. Il déclare qu’on est en nombre et que peut commencer. Régnier se pose devant son pupitre, Michel et moi sommes à sa gauche sur un canapé. Houssaye à l’autre bout à la table. Ces messieurs çà et là Got à côté de Bressant et sa canne. Régnier m’avait prévenu qu’il n’y avait rien de plus froid que leur comité. En effet ! Pourtant il a ri en bloc plus d’une fois, et fait entendre de petits susurrements approbateurs, ce qui est peut-être sans exemple. Cependant Régnier a lu avec une chaleur à fondre les glaces et les neiges qui nous couvrent à Paris, ce qui n’est pas peu dire. Il frappe la table à petits coups, puis à grands coups, il enlève les scènes en grand comédien qu’il est, et en juste appréciateur de l’œuvre qu’il interprète. C’est merveille. Provost, je lui dois rendre cette justice, et Houssaye paraissent le plus intéressés. Je ne voyais pas Maillard, qui s’était caché dans un coin. Got avait pris la canne de Bressant, qui a une pomme d’ivoire, et la tenant par l’extrême bout opposé à cette pomme, il la faisait aller de haut en bas, de droite à gauche, dans tous les sens. Cela m’agaçait à un point !... Enfin, Dieu merci, au bout de vingt minutes : » Pardon, mon ami, a dit Régnier en s’interrompant, cette pomme blanche en mouvement devant mes yeux... vous comprenez… cela me gêne. — Ah ! pardon, mon ami, » a répondu Got, et Bressant a profilé du moment pour reprendre sa canne, dont il ne suivait pas les mouvements sans inquiétude. Cependant, je répète que tous ceux que je voyais paraissaient fort intéressés, quoi qu’ils lissent pour se donner l’air d’un aréopage impénétrable dans ses sentiments. Avant de commencer le second acte, Régnier leur a adressé quelques paroles bien senties pouvant se résumer ainsi : « Je dois vous dire que dans le second acte, comme dans le premier du reste, il y a peut-être quelques longueurs que M. Feuillet doit venir couper lui-même, mais que je lui ai demandé de maintenir jusqu’après la lecture, parce que je ne voulais vous priver de rien de cette ravissante chose. » Le second acte marche parfaitement, sauf que Provost essaye de faire une cocotte avec un morceau de papier, que je voudrais lui arracher des mains. Enfin cela finit au bout de une heure trois quarts, sans autre incident, et l’aréopage se laisse aller à applaudir ! Je serre la main à Régnier en le remerciant de tout cœur, et l’on nous prévient, Michel et moi, que nous avons à aller attendre dans le cabinet de Houssaye » la décision du comité. Ça n’est pas long. Houssaye vient me dire : M Je n’ai pas besoin de vous annoncer que c’est reçu. » Régnier le suit : » Entière blancheur ! » me dit-il. Mme Allan est là dans l’antichambre à épier le résultat. « Vous devez être content, » me dit-elle. Je crois bien ! Alors on cause. Got me fait une réflexion que je crois fondée. Got a eu un prix d’honneur, et c’est le plus littéraire de tous. C’est à propos de Favières. qui va porter au mari la lettre destinée à la femme. C’est une infamie qui n’est peut-être pas nécessaire, qui avait déjà frappé Régnier tout d’abord. Je l’ai dit à Octave dans le temps. Il suffit que Favières soit ridicule sans devenir odieux. Puis il y a l’histoire de la fin. Il y a comme deux ou trois dénouements... Mais pour tout cela je laisse la parole à Régnier, qui est déjà venu me voir à mon bureau aujourd’hui, et qui me semble avoir trouvé quelque chose d’excellent. Quel chercheur ! et quel trouveur que ce garçon-là ! Du reste tous ces messieurs ont été intarissables d’éloges. Provost se chargera, je crois, du rôle de Favières. Houssaye, sur notre prière d’écrire à Octave, s’y est mis immédiatement. La pièce est mise de suite en répétition. »

Mais sa journée n’est pas finie. Il lui faut encore trouver des scribes pour copier les rôles. A onze heures du soir, enfin, il rentre chez lui en vainqueur.


VI. — PÉRIL EN LA DEMEURE

La pièce a été ainsi distribuée : la baronne de Vitré : Mme Allan, — Albert, son fils (22 ans) : Delaunay, — M. de la Roseraie : Régnier, — Caroline, sa femme : Mlle Fix, — le comte de Favières, leur oncle (60 ans) : Provost. — Comme on le voit, Octave Feuillet est bien traité.

« Tous les acteurs sont ravis. Delaunay et Mlle Fix sont si contents que cela fait plaisir à voir. Provost garde bel et bien le rôle de Favières. Annette, c’est la petite Valérie, qui a une bonne petite binette tout à fait, et un bon petit nez retroussé tout à fait aussi. Je leur ai adressé quelques paroles bien senties. »

Mais Eugène sent bien que la partie qui va se jouer au Théâtre-Français est plus grave que les précédentes, et que la présence de son frère, cette fois, est indispensable, d’autant plus que celui-ci ne manque pas une si belle occasion de se tourmenter à distance. Des bruits flatteurs lui viennent de Paris, peut-être lancés par Eugène qui excelle à créer avant les premières une atmosphère de sympathie, et il en prend ombrage. « Ne crains pas, supplie l’ainé, tous les bruits élogieux qui se font autour de cette pièce. Ils te paraissent excessifs parce qu’ils t’arrivent tous ensemble, ou coup sur coup, mais ils diminuent beaucoup d’intensité à Paris où ils sont noyés dans beaucoup d’autres tapages. Nous mettrons une sourdine, s’il le faut. »

Les répétitions marchent un peu lentement. Régnier voudrait obtenir d’Octave quelques changements, et Octave s’y refuse. Eugène rencontre l’acteur, et pataugeant tous deux dans la neige, ils discutent l’affaire. Régnier veut partir pour Saint-Lô. « Il a eu un geste magnifique. — A quelle heure part-on pour Saint-Lô ? — A quatre heures et demie. — Il a regardé sa montre. Il était cinq heures, et, bien qu’il fût impossible qu’il partit comme cela au pied levé, il a eu l’air si déconcerté que l’heure du départ fût passée, qu’il m’en a fait peine. N’est-ce pas nature ? »

Cependant Octave ne se décide pas à venir, et la situation se gâte. La censure a pris la pièce à partie, — cette pièce que j’ai racontée et qui nous parait traiter un sujet de tout repos. Camille Doucet, d’accord avec le ministre, veut changer tel ou tel passage, et même le dénouement. Rien que ça ! Eugène écrit des lettres de douze pages serrées pour énumérer leurs méfaits. Il est furieux, et il défend pied à pied l’œuvre de son frère. Celui-ci ne peut quitter son père malade à Saint-Lô. Ses nerfs le déchirent. Il n’a pas encore pu trouver un titre, il en essaie plusieurs qui ne plaisent pas : Un homme supérieur, les Grandes Affaires. Et en effet ils sont mauvais. Enfin Péril en la demeure est découvert. Celte phrase que dit Mme de Vitré : « Il n’y a rien de tel que d’avoir été honnête femme toute sa vie pour savoir ce qu’il en coûte » paraît trop audacieuse, et il la faut modifier. Malgré ces combats quotidiens, les choses prennent tournure. M. le chef de claque a assisté à une répétition et s’est déclaré satisfait. Par exemple, on a failli donner la première un vendredi treize. Mais Eugène veillait.

Le jour de gloire se lève enfin. Péril en la demeure passe à la Comédie le 19 avril (1855) et Octave n’y assiste pas. Les instances les plus pressantes n’ont pu le déloger de Saint-Lô. « Ah ! mon cher garçon, lui écrit son frère le lendemain, cette fois, ça y est, et complètement, et autant que possible. Le public s’en est donné hier à cœur-joie. Ah ! le gentil, le joli public que c’était, lon-la le joli public que c’était ! et qu’il nous a donné de plaisir à tous ! Et voilà une représentation à laquelle j’aurais voulu te voir assister ! Tu serais déjà à la besogne pour nous tailler un nouvel ouvrage. Somme toute, vois-tu bien, sois convaincu que le jeu en vaut bien la chandelle, et que le bonheur, le profit et l’honneur que cela rapporte dédommagent plus qu’amplement des soucis que cela donne. Je puis en parler, n’est-ce pas ? et je donnerais encore bien de l’argent pour obtenir une autre fois un pareil plaisir, même au prix de plus de peine encore... »

Mais le récit qu’il donne de cette première ne vaut pas les précédents, celui de la Crise et celui de le Pour et le Contre. On se rend vaguement compte que, cette fois, il n’y a pas unanimité, que la critique fera des réserves. Je passe sur les détails pour en venir au succès final et à l’éloge des acteurs :

« La fin, serrée comme elle est, est excellente et hier pas une personne n’a commencé à prendre son chapeau avant le baisser du rideau, et quand on a rappelé tous les acteurs, tous les spectateurs étaient encore dans la salle.

« Que veux-tu de plus ? Le public serait mon ami intime que je n’aurais rien obtenu de plus complet. Delaunay est plus gentil avec ses petites moustaches que tu ne peux te le figurer. Fix, dans sa robe blanche vaporeuse semée de bouquets de roses, est adorable. Mme Allan ! ! on ne peut pas dire. Régnier, quel comédien et quel cœur ! Provost est incomparable... »

Il se hâte de monter aux loges des acteurs. Mme Allan est rayonnante de joie. « Elle avait vingt ans de moins,» assure-t-il, et il ajoute perfidement : « et a dû être bien jolie. »

Au fond, le succès n’a été modéré qu’à i la première, mais aux deux suivantes il s’enfle comme une voile sous le vent. La critique est généralement bonne : Théophile Gautier bien ; Fiorentino pas mauvais ; Saint-Victor bienveillant. Mais Prémaray, qui vient d’avoir une pièce sifflée à outrance à l’Odéon, veut une revanche, et Jules Janin a écrit dans les Débats un infâme feuilleton. Ce feuilleton met en rage Eugène Feuillet. Il prononce sur le critique des jugements catégoriques et véhéments, l’accable d’injures, lui prèle les plus hideux calculs, et les plus étrangers à la littérature. Les temps n’ont guère changé, et il n’est pas rare qu’un auteur, de toute une presse favorable, extraie le seul article méchant pour s’en irriter. Il faudrait qu’Octave calmât son frère exaspéré. Celui-ci, cependant, pour mettre du baume sur la blessure d’amour-propre, brosse un brillant compte rendu de la troisième à laquelle assistaient Leurs Majestés :

« Malgré M. Janin, l’Empereur, revenu de la veille au soir, s’est empressé de venir voir la pièce dès hier, et je puis l’affirmer que je n’ai pas vu, même parmi nos plus chers amis, d’amis se conduire plus chaudement dans l’intérêt de ton succès que ne l’ont fait l’Empereur et l’Impératrice que j’ai suivis de l’œil tout le temps. Quand je suis arrivé au Théâtre à sept heures, j’ai vu avec bonheur un fort piquet de troupes stationner devant l’entrée particulière de Leurs Majestés, puis déjà une foule assez considérable qui, devinant comme moi que l’Empereur allait venir, s’amassait aux abords du Théâtre. Comme si l’Empereur eût voulu rendre pour toi la réclame aussi bonne et aussi longue que possible, il a laissé la foule s’amasser pendant très longtemps, et il était plus de neuf heures quand il est arrivé. Je n’ai pas besoin de te dire qu’on l’a attendu pour frapper les trois coups. On l’a accueilli par une salve d’applaudissements, puis il n’a pas été plus tôt assis que le rideau s’est levé, et que ton premier acte a commencé. L’intérêt a paru très soutenu dans la loge impériale. Je n’avais pas encore vu l’Empereur rire aussi franchement, et j’ai souvent entendu sortir de sa bouche d’excellentes paroles ; entre autres « C’est charmant » que l’Impératrice répétait. Mais où l’Empereur a particulièrement témoigné de sa sympathie pour ton œuvre et pour toi, c’est à la fin tout à fait. Il a applaudi comme moi. Puis, laissant partir sa femme et sa suite, il a attendu tout seul que les acteurs qu’on rappelait, reparussent pour les applaudir. Je ne sais pourquoi, les acteurs ne revenant pas, il s’est décidé à s’en aller. Puis tout à coup, les acteurs se décident, le rideau se relève, la salle applaudit ; alors, voilà l’Empereur qui revient au bruit des applaudissements pour y mêler les siens, mais le rideau était déjà retombé. C’est égal, il a applaudi tout de même.

« Je n’ai rien à ajouter d’ailleurs à ce que je t’ai dit sur le succès de la deuxième représentation, si ce n’est que celui de la troisième, relevé par ces augustes applaudissements, s’est accru au point que lu peux considérer aujourd’hui Péril en la demeure comme une des meilleures pièces du Théâtre-Français.

« Laissons donc hurler cette impuissante canaille de Janin, mon cher ami, avec tous ceux qui voudront hurler avec lui. Ils en seront pour leurs hurlements : aujourd’hui la plupart de leurs feuilletons sont à leur place, au coin de quelques bornes dans des rues solitaires ; demain, comme hier, la pièce sera applaudie par une salle comble, et le procès de Janin, pendant depuis longtemps, sera définitivement jugé. »

Et cependant, l’article de Janin l’a fait réfléchir, et il adresse, à la fin de cette longue lettre, quelques conseils pleins de finesse à Octave : « Ne miniaturise pas trop, surtout pour le Théâtre-Français. Plus la scène est vaste, plus les peintures doivent être larges. Il doit peut-être en être de la pièce comme des décors. Il ne faut pas oublier que c’est fait pour être vu à distance et non pas lu au coin du feu. L’on s’aperçoit bien mieux de cela à la représentation qu’à une répétition, qui a quelque chose d’intime comme la veillée chez soi. Puis, ce que je l’ai toujours dit : un peu moins de tartines. Trois ou quatre tartines, ravissantes comme celles que tu écris, font le succès d’une pièce ; deux ou trois de plus peuvent la tuer. Tu prétends que c’est là que git surtout ton talent : n’y mets pas trop de talent alors, et tout en ira mieux, je t’en réponds... »

Il me semble que voilà un bon critique. Mais il sait dire les choses. Arsène Houssaye, pour développer le succès, remanie l’affiche et au lieu de donner Péril en la demeure avec le Songe d’une nuit d’hiver, qui ne fait pas recette, il l’encadre entre une bluette : La comédie à Ferney, et le Caprice de Musset. Eugène, décidément partial, commente : le « Caprice est bien vieux et bien triste, et bien peu goûté auprès de Péril en la demeure. » Alors, le Caprice aurait donc rajeuni ?

Octave, plus calme cette fois, cherche à excuser Janin. Ce feuilleton à Paris n’est rien, lui réplique son frère, car le critique des Débats est universellement méprisé (sic), mais les amis de Saint-Lô vont se précipiter dessus. Évidemment. Les petites villes ne sacrent grand homme un compatriote que lorsqu’il est mort ou lorsqu’il est puissant. Qu’elles collectionnent dès lors, avec toute la volupté de l’envie déchaînée, les articles d’éreintement qui viennent de Paris, et négligent systématiquement les autres, faut-il s’étonner de ce banal spectacle ? Mais il y a des exceptions et j’en sais de charmantes.

Chose plus grave : « Octave a écrit à Delaunay avec cette suscription : pensionnaire de la Comédie-Française. Pensionnaire ! mais Delaunay est Sociétaire ! » Rien n’est plus facile à blesser que la vanité d’un artiste. Il faut sans retard le rétablir dans sa qualité. Et cette lettre plaisante (3 mai 1855) se termine par une vision de Napoléon III aperçu des fenêtres du ministère : « Voici l’Empereur qui passe en voiture découverte avec sa femme. Il salue et paraît plus gracieux que jamais. Comme il l’a échappé belle et nous aussi ! Dès le lendemain de l’attentat, je l’ai revu à cheval aux Champs-Élysées, au milieu d’une foule compacte de voitures et de gens. L’accueil qui lui était fait était aussi chaud que mérité. C’est un fameux gaillard ! » Et surtout, Eugène devine, pressent qu’Octave sera un jour le romancier et l’auteur dramatique favori de la Cour.


VII. — LE VILLAGE

L’année 1855 avait été l’année triomphante de l’Exposition, avec la venue de la reine Victoria, du roi Victor-Emmanuel et du prince Guillaume de Prusse. L’année 1856 allait être celle de la naissance et du baptême du Prince impérial : temps heureux qui masquent la catastrophe finale et qui sont l’occasion de fêtes, de spectacles, de réjouissances incomparables.

Cette année nouvelle avait commencé par une querelle entre Eugène et Octave Feuillet. Octave, qui depuis la publication de Bellah (1850) négligeait le roman, y revenait de la plus brillante manière avec la Petite Comtesse que la Revue donnait en un seul numéro pour étrennes à ses abonnés le 1er janvier 1856. Eugène, qui s’est précipité sur la Revue, écrit aussitôt à son frère :

« J’ai été ravi de la Petite Comtesse malgré ses malheurs et tu peux être certain que cette nouvelle sera classée parmi les meilleures. Il y en a peut-être qu’on lui préférera à cause de son fatal dénouement, mais je te dis, moi, que tu n’as rien fait de plus fort. Le commencement et la fin, chacun à leur manière, sont traités de main de maître, et je te dirai comme Buloz : continue. Mais fais-nous maintenant quelque petite goguenardise pour nous consoler, n’est-ce pas ? car c’est vraiment terrible, cette leçon que tu donnes aux petites femmes légères, et la fin est un coup de massue, peut-être un peu subit, à ce qu’il m’a semblé, relativement au développement de certaines parties qui intéressent moins vivement. Du reste, on ne saurait mettre un cadre trop grand ni trop orné à un si joli sujet, »

Ce reproche d’une disparate entre le commencement de la nouvelle et sa fin, ce reproche d’avoir brusqué le dénouement, n’était pas formulé sans délicatesse. Mais il tombe sur un artiste si ombrageux, si nerveux, si prompt à se faire du souci ! Octave le prend très mal à Saint-Lô : on peut s’en rendre compte à cette lettre qu’Eugène lui adresse le 10 janvier, quelques jours après la première, où il se hâte de s’excuser de ses réserves :

« Veux-tu que je te dise, mon cher Octave ? Si ç’avait été toi, la montagne n’eût pas accouché de la souris ; c’est la souris qui aurait accouché de la montagne, et tu m’aurais peut-être jeté la montagne à la tête pour me punir de tous les crimes dont je me suis rendu coupable envers ta personne. N’est-ce pas ce que tu viens de faire dans la limite de tes pouvoirs ? Si tu n’as pas compris ma lettre, moi j’ai parfaitement compris la tienne, qui m’accable de reproches. S’ils ont pour objet mes torts vis-à-vis de toi, ces reproches s’adressent mal en s’adressant à moi, et plus mal encore s’il s’agit des torts des autres. Quand il s’agit de vous là-bas, mon cher ami, je me laisse toujours mener par mon cœur, et je suis alors si sûr de ses menées que je ne puis craindre de m’être égaré un instant. Je te déclare donc hautement que ma conscience est parfaitement tranquille. Aussi ai-je été seulement étonné d’abord de te voir manifester un doute sur moi ; puis un peu dépité parce qu’il est dur… d’être accusé de négligence par ceux-là même pour qui et par qui l’on vit en grande partie. Enfin je n’ai plus songé qu’au mal que tu te fais, mais que tu ressens après tout, quelque absurde et quelque mal fondé qu’il soit, comme je vais te le faire voir tout à l’heure et mon peu d’humeur s’est fondu dans mon immense et inaltérable affection pour toi, où il serait bien impossible d’en retrouver la moindre trace à présent.

« Tu oublies trop et trop vite, dans la vie tranquille et commode de la famille et de la province, les embarras de la vie parisienne. Il faut trois, quatre jours ici pour faire ce que tu fais là-bas en trois heures. Tu ne songes pas, mon bonhomme, que je n’ai pas comme toi l’habitude d’écrire ; — tu dissèques mes mots sans penser que, lorsque le mot juste ne m’arrive pas comme à toi pour exprimer ma pensée, et c’est très fréquent, je suis obligé d’en employer un approchant ; alors, tu en forces le sens qui dévie un peu déjà à tomber dans le fossé de tes craintes. Voilà ce qui arrive quand je parle, c’est déjà arrivé pour Péril quand je t’ai écrit par le télégraphe. Cela arrivera encore, et cela arrive peut-être en ce moment si tu n’es pas raisonnable ; quand je me tais, c’est la même histoire, et tu obliges mon silence à renforcer ta crainte principale. Hier, ce silence était : La petite Comtesse est tombée dans le vide ! Mais, misérable ! je la porte sur mon cœur. Elle voudrait tomber qu’elle ne pourrait pas. Et tu ne supposes pas un instant que mes paroles veulent dire le bien et non le mal, et que mon silence peut être attribué à toute autre cause que celle que tu lui donnes. Tu n’as pas surtout la moindre patience, pas la moindre idée de l’emploi de mon temps et de celui des autres. »

Et il cite l’opinion de vingt personnes qui ont lu la Petite Comtesse avec ravissement. Lui-même, qui la voudrait relire, ne peut remettre la main sur le numéro de la Revue qu’il a prêté. Il revient sur cet incident fraternel dans une lettre qu’il écrit le surlendemain à son père, sans doute après avoir reçu d’Octave une nouvelle missive : « Tu sais ce qui est arrivé, mon cher papa : c’est comique et touchant à la fois. Au moment où Octave manifestait pour mon jugement fraternel un respect fort exagéré, au moment où je manifestais, moi ici, à part moi et devant tous, la plus vive admiration pour la dernière production d’Octave ; au moment où, lui et moi, nous nous aimions plus encore que nous nous soyons jamais aimés, voilà que nous nous disions des choses désagréables ! Puis, presque aussitôt, comme d’un même mouvement, nous tombons à genoux tous les deux l’un devant l’autre pour nous demander pardon et nous embrasser. C’est un effet de nerfs. » Mais les nerfs d’Octave sont plus sensibles que les siens. Des choses désagréables, il n’en a point dites vraiment. Il a seulement trouvé la catastrophe finale de la Petite Comtesse précipitée. Résumant, dans cette même lettre, son impression à une nouvelle lecture, il définit l’œuvre ainsi : une admirable colonne tronquée. Je ne crois pas qu’il ait raison. Octave voit plus clair. Il précipite le dénouement de la Petite Comtesse, comme il précipitera celui de Julia de Trécœur, parce que les situations sont lentes à se tendre, mais qu’une fois tendues elles se rompent d’un coup. D’ailleurs Eugène écrit encore à sa belle-sœur pour lui répéter tout le bien sans réserves que l’on dit dans le monde du nouveau roman d’Octave.

Empis, l’ennuyeux Empis, auteur dramatique déjà périmé en son temps, a succédé au charmant Arsène Houssaye, à la Comédie-Française. Il n’est pas mal disposé pour le Village qui est reçu depuis longtemps et attend son tour. Mais l’auteur, à Saint-Lô, ne manque pas une si belle occasion de se tourner les sangs. Il faut qu’Eugène lui énumère toutes les raisons qu’il a d’être heureux : « Les directeurs de théâtre ne peuvent manquer d’aimer les auteurs qui réussissent, et à ce titre, il n’y en a pas un qu’ils puissent te préférer, puisque tu as réussi dans tout ce que tu as entrepris jusqu’à ce jour, soit pour le théâtre, soit pour la revue. Aussi quand tu te plains, je te trouve inique, ma parole d’honneur. Si tu étais malheureux d’ailleurs, passe encore ! — Mais le père le plus excellent, une femme charmante sous tous les rapports, un petit bonhomme ravissant qui se porte bien, et Paul et moi qui t’aimons tu sais comme ! le tout entouré d’un public idolâtre ! La position de Job ne me parait avoir rien d’enviable pour toi... » Qu’il soit donc patient : Mme Allan qui devait créer le rôle de Mme Dupuis dans le Village est gravement malade, ce qui complique les choses. Déjà Eugène, impitoyable quand il s’agit de son frère, songe à une remplaçante et propose Mme Nathalie. Il va rendre visite à Empis, — le pétulant vieux sec, — qui lui ouvre sa porte et presque ses bras, et désire reprendre Péril avec Mme Nathalie avant de jouer le Village. — Mais le Village serait joué en été ? Excellente saison, car on annonce des visites royales... Sur quoi, il insiste pour faire venir Octave à Paris, sans compter que Valérie n’en sera pas fâchée.

Enfin les reclus de Saint-Lô se décident au voyage, et c’est à son père qu’Eugène donne des nouvelles des deux fugitifs : ils vont assister à l’ouverture des Chambres par l’Empereur, et naturellement ils vont au théâtre tous les soirs. Mais ils s’envolent promptement en Normandie, laissant au Parisien le soin des répétitions. On a l’impression qu’Octave, au fond, n’aime que son travail et n’a pas grand souci de diriger lui-même la mise en scène de ses ouvrages et qu’il s’en rapporte volontiers à son frère aîné, devenu, par l’expérience même, très expert en pareille matière. Ils sont chacun dans son élément : l’un compositeur, l’autre imprésario.

Le Village est un des meilleurs proverbes d’Octave Feuillet. Il pourrait être repris au Théâtre-Français et même il aurait dû rester au répertoire. Son sujet est encore une de ces vérités d’ordre général illustrée par un petit fait de la vie quotidienne. Deux bourgeois paisibles, Georges Dupuis, ancien notaire, et Reine, sa femme, se sont retirés dans un bourg du Cotentin. Ils achèvent dans la paix et la douce intimité conjugale, un peu étriquée, un peu enfantine, une existence depuis plus de trente ans commune et qui fut toujours faite de confiance réciproque et de menues habitudes étroites. Un hôte de passage leur tombe du ciel : c’est Thomas Rouvière, compagnon de jeunesse de Georges à Paris, au temps de leurs études au quartier latin. Les deux camarades ne se sont pas revus depuis trente ans. C’est par hasard que Thomas a appris que Georges vivait dans le bourg que lui-même traversait. Autant l’un a été casanier, autant l’autre a mené une vie aventureuse, toute en voyages et en décors changeants. Il éblouit le pauvre Georges en lui contant ses aventures. Il fait passer devant ses yeux le prestige de l’exotisme. Georges découvre la médiocrité de tout son passé, la médiocrité de son entourage, celle de sa femme. Pendant que celle-ci est à l’église, il confie à Thomas son désir de goûter, lui aussi, bien que tardivement, à cette volupté d’une libre existence sans foyer ; l’autre l’excite, achève de l’exalter, sera son guide. Reine revient de l’office. — Avertis-la, supplie Georges. — Thomas accepte, non sans méchanceté, la difficile mission de prévenir la malheureuse femme du départ de son vieil époux. Il s’attend à des récriminations aigres et courroucées. Reine se tait un instant, puis grave, maîtresse d’elle-même, quoique les yeux mouillés, elle recommande simplement à Rouvière d’avoir soin de la santé de Georges. Etonné, c’est lui qui la pousse à la plainte. Mais elle écarte la plainte. — Vous pourriez encore le retenir. — Oh ! non, il pourrait regretter... Et, peu à peu, à mots peureux, elle lui explique, elle lui fait comprendre que le foyer n’est pas une chose si petite, si restreignante, si étroite, qu’il a sa grandeur, son importance, sa noblesse, qu’il conserve une tradition venue de très loin, et que, s’il ignore le changement et la variété des lieux, il plonge dans le passé, aussi mystérieux, aussi poétique dans ses doux liens que le libre espace. Elle ne se doute pas, en parlant, que sa voix de femme modeste et simple opère dans l’esprit de son interlocuteur une révolution. Bouvière aperçoit tout ce qu’il y a de faux mirage, de faux clinquant, de fausses couleurs dans le tableau qu’il faisait de la vie indépendante et comment il cherchait lui-même a tromper son désenchantement et sa lassitude, surtout l’âge venant. Georges Dupuis reparaît, prêt au départ, mais déjà peiné de quitter sa bonne femme. Thomas les pousse dans les bras l’un de l’autre. Et c’est lui qui restera, quelque temps au moins, dans ce bon foyer reposant.

Le sujet du Village, au fond, c’est la tentation de l’inconnu intervenant jusque dans la vieillesse, et repoussée parce qu’on n’essaie pas de vous en détourner, parce que l’on vous laisse libre d’y céder et que cette liberté ressaisie a pour effet de vous dégriser. C’est le sujet qu’a repris, sous une autre forme, et par le moyen de l’amour, Ibsen dans la Dame de la mer. Pour dissiper les fantômes, il suffit de chasser l’obscurité. Pour comprendre où est son bonheur, ou tout au moins le chemin sur de la vie, il faut faire en soi la lumière.

La distribution du Village au Théâtre-Français est particulièrement soignée : Georges Dupuis sera interprété par Samson, Reine par Nathalie, et Thomas Rouvière par Régnier.

Eugène, aussitôt, leur va rendre visite. Sa réception par Mlle Nathalie est assez pittoresque :

« Je t’ai dit un mot de ma visite à Mlle Nathalie


Que l’on appelle Nathalie
Pour ne pas l’appeler Thalie,


comme dit un imbécile au bas de son portrait.


Mais je veux te conter cela plus longuement.


« Tu sais ou tu ne sais pas, mon cher ami, que j’ai conservé, à mon âge, la plus grande timidité vis-à-vis des personnes que je ne connais pas. Quand j’étais petit et qu’on me menait faire une visite, le cœur me battait bien fort quand papa sonnait à la porte. En vérité, il n’y a presque rien de change maintenant, quand je sonne moi-même, — surtout chez une femme, — oh ! chez une femme ! mon cœur bat la chamade bien avant que je ne sois arrivé à sa porte, — et cela, quelle que soit la femme, tu vois bien, puisque cela m’arrive à propos de Nathalie. Donc, pour éviter autant que possible tout surcroit d’embarras, quand je suis parti pour aller la voir, j’ai pris la précaution de mettre des cartes de visite dans mon porte-monnaie, soit pour le cas où je ne la trouverais pas, soit pour servir à mon introduction. De plus, le long du chemin, sentant que la sueur commençait à perler, j’ai encore ôté mon paletot, que j’ai galamment jeté sur mon bras gauche. Comme cela, il me semblait que j’étais prêt à entrer sans encombre. Je comptais sans mon parapluie, que j’avais emporté, dans mon trouble sans doute, car il faisait beau, et très chaud, je crois. J’arrive, tu connais le logement, la portière me l’indique, tic-tac-tic-tac. Je sonne. Une espèce de cuisinière vient m’ouvrir. J’ôte mon chapeau. Ce qui me fait sur les bras : mon chapeau, mon para- pluie et mon paletot : « Mlle Nathalie y est-elle ? — Monsieur. Je ne crois pas. Je ne l’ai pas vue rentrer. — Alors je vous prierai...» Je prends mon porte-monnaie, comme je puis, j’en dégage une carte, et la remets à la bonne. « Monsieur, du reste, je m’en vais voir, peut-être que Mlle est revenue. » Je comprends ce que cela veut dire, je sens que je vais entrer. Je me prépare, mais avant que mon porte-monnaie ne soit refermé, mon parapluie glissant de dessous mon bras, tombe dessus, puis par terre avec lui. La pomme de mon parapluie se casse, et la monnaie de ma bourse s’en va rouler de tous les côtés, partie dans l’escalier, partie dans l’antichambre. J’étais occupé à la ramasser, quand la bonne revient me dire d’entrer, et quand j’entends la voix de Nathalie elle-même m’appeler. J’ai laissé le reste, et j’ai pénétré tu peux penser dans quel état. Jupiter n’entrait pourtant pas autrement, et je n’aurais eu qu’à raconter ma mésaventure pour me faire bien voir de suite. Il est vrai que je n’en ai pas eu besoin. L’accueil a été on ne peut plus convenable, gracieux, cordial. Nathalie, très simplement vêtue de noir, raccommodait ses bas ; elle avait près d’elle un vieux monsieur que je suppose le médecin qui l’a mise en deuil, et une femme que je suppose être sa sœur. Elle m’a fait asseoir près d’un feu ardent et sous celui de ses yeux, dans une profonde ganache. En un clin d’œil, je me suis trouvé comme dans un bain de vapeur. La simplicité et la bienveillance de ses manières n’ont pas tardé à me remettre et nous avons causé une demi-heure de tes affaires sans que les deux autres personnes disent un mot. »

Mais les répétitions ne vont pas toutes seules. Régnier, excellent acteur, intelligent, plein d’initiative, infatigable, a un peu la manie de tout diriger. Il fatigue Nathalie de ses conseils. Eugène Feuillet écrit à Octave leurs disputes et même les met en dialogues :

« Nathalie. — Qu’il me donne des conseils généraux, mais qu’il ne me serine pas comme un oiseau. Sapristi ! Je n’en suis plus là ! Je ne puis dire le rôle autrement que je ne le sens ; et je ne le dis ni comme il le voudrait, ni comme je le voudrais moi-même. Il y a un tiraillement entre ses idées et les miennes qui m’éloigne de toute vérité, me paralyse complètement, et m’empêche de faire le moindre progrès dans mon rôle. Je sens que je ne puis plus rien prendre de ses conseils, dans lesquels j’ai trouvé d’ailleurs d’excellentes choses. Je ne veux plus qu’il m’en donne ; j’aime mieux rendre le rôle, dont j’ai la responsabilité après tout. Dites-le-lui !

« Moi. — Dites-le-lui ? Comme c’est commode ! J’aime beaucoup Régnier, mais nous nous monterions tous les deux, cela gâterait tout.

« Malgré tout, la répétition a très bien marché et je ne demanderais pas autre chose pour la première que de la voir dire toute sa grande scène comme elle l’a dite aujourd’hui. Je suis encore parti de là pour la remonter après la répétition. Elle a repleuré et m’a dit qu’elle sentait bien combien il était difficile de dire cela à Régnier qui a toujours été si bon pour elle. Qu’elle lui écrirait, s’il la tracassait trop.

« Et voilà où cela en est, et voilà au moins cinq ou six fois que cette scène se répète du plus au moins et qu’on dit : Je vais rendre le rôle.

« Moi, mon cher ami, je suis convaincu qu’elle jouera bien le rôle et que, sans s’en rendre compte, elle a très bien profité des conseils de Régnier en en mêlant le produit à ses propres inspirations. Mais je crois en effet qu’il est temps de la laisser aller dans Savoie, sans l’en détourner et en l’encourageant. Ecris-lui donc pour l’encourager, sans rien laisser paraître de mes confidences sur ces misères. Dis-lui ce que tu voudras, mais retiens-la ferme.

« Régnier, après cela, vient me faire des jérémiades à son tour. Il me dit : « Elle jouera bien le rôle, mais elle a encore besoin de mes conseils. Réconfortez-la ! Encouragez-la ! Elle pâlit ! Elle chancelle ! » Le lendemain : « Vous l’encouragez trop ! Elle ne voudra plus mes conseils ! »

« La voyant rechanceler hier, je l’ai applaudie après sa tirade principale qu’elle avait parfaitement dite. Je croyais la réencourager ainsi. Je t’en fiche ! Il paraît qu’elle venait de dire d’après la méthode de Régnier qu’elle trouve la mauvaise. C’est Régnier que j’avais flatté et non pas elle qui m’aurait bien dit des sottises. Aujourd’hui, convaincu qu’elle allait dire d’après sa méthode à elle et non d’après celle de Régnier, j’ai applaudi au petit bonheur. Après tout, elle a aussi bien dit qu’hier et je n’y ai pas vu grande différence. Mais il paraît qu’il y a des nuances imperceptibles, car Régnier n’a pas paru satisfait et Nathalie m’a semblé triomphante. Crois-tu que c’est assez amusant !

« Hier, voilà comme ils se quittent :

Régnier lui serrant la main :

— Adieu, ma petite chatte.

Nathalie. — Adieu, mon cher petit Régnier.

Moi à Nathalie pendant que Régnier descend : — Bonne répétition. Allons ! Allons ! Parole d’honneur !

Nathalie. — Je jouerai bien le rôle, mais qu’il me laisse tranquille, il m’ennuie !

Moi à Régnier que j’ai rattrapé : — Bonne répétition aujourd’hui. Allons ! Allons !

Régnier. — Mon cher ami, si cette gueuse-là voulait, etc., etc.

« Hein ! qu’en dis-tu ? »

Octave n’en augure rien de bon à distance. Et les querelles durent tout le mois de mai, retardant la première représentation, u J’aimerais mieux, reprend Eugène dans une lettre du 22 mai (1856), conduire un troupeau de loups enragés que deux comédiens pendant un quart d’heure. » Nathalie veut rendre le rôle. Après une scène de Régnier, elle se met au lit et mande Eugène Feuillet pour lui raconter qu’elle a été injuriée, que c’est fini, etc. Eugène les réconcilie, une fois de plus. Et miracle : cette fois, après la répétition, Régnier se déclare enchanté de Nathalie. « Il lui a bien encore donné, ajoute leur historien, quelques petits conseils, mais bien doux et rembourrés et qu’elle a bien pris. » Il faut une lettre d’Octave à chaque interprète pour l’encourager, et il faut que Valérie choisisse, pour les bonnes, de beaux bonnets normands.

Puis les répétitions s’harmonisent. Le vieux Samson travaille son rôle à merveille. « Il est si bien entré dans la peau de ton Dupuis qu’il est absolument impossible de rêver rien de plus exact, de plus vrai. » C’est la perfection : « Et puis, il est si gentil, ce père Samson. Jamais il ne dit rien que son rôle ; ou bien, c’est une observation si sensée qu’il fait, résultat si évident d’une réflexion approfondie, qu’il n’y a pas moyen d’y résister un instant. Régnier parait, du reste, avoir pour son talent le même respect que pour son âge. » Régnier est l’intelligence même, et quant à Nathalie, hier, dans la grande scène capitale, elle a été superbe parce qu’elle s’y est laissé prendre « et ses grands beaux yeux pleuraient de magnifiques larmes d’espérance et de pitié. » Ainsi Eugène fait-il, de loin, assister son frère au progrès des répétitions.

Le 2 juin (1856), c’est enfin la première. Et le lendemain, c’est le récit de cette première par Eugène, après, toutefois, l’envoi d’un télégramme. « Eh bien ! es-tu content, mon cher ami ? pas plus que moi, pas plus que nous... Je te le dis en vérité, c’est le plus grand succès que tu aies eu, et le plus joli que j’aie vu. C’était un ravissement, un épanouissement général sans l’ombre d’une seconde d’impatience ou d’un mouvement de mauvaise humeur. Cela a dépassé mes espérances et je suis heureux comme tout. » Puis il prend son récit par le plus long, la distribution des loges et des billets aux relations et aux amis. Il n’est pas sans inquiétude, car enfin : « c’est toujours l’histoire de l’intimité de tes œuvres qui revient ici. Il faut tout le talent de nos braves comédiens pour bien présenter cela à un grand public dans une grande salle. Ce sont des miniatures sur lesquelles l’artiste doit attirer l’attention du public par toutes les ressources de son art, et non de la peinture décorative qui frappe tout naturellement de loin les yeux du spectateur. » Il croise au foyer M. Empis l’administrateur, que l’on surnomme le Cerf volant mystérieux, ou Empislas, depuis qu’il veut faire reprendre Wenceslas. « Il m’a serré la main, m’a demandé si j’étais satisfait, puis il m’a entraîné très confidentiellement dans un coin, loin des yeux et des oreilles de tous : là il m’a dit sur le ton qu’il eût pris pour m’avouer qu’il avait tué son père, que la pièce était jouée par Régnier, Samson et Nathalie, puis il s’est sauvé. Il n’en fait jamais d’autres, et voilà pourquoi Empislas est aussi désigné sous le sobriquet du Cerf volant mystérieux. »

Le moment approche :

« Je visite mes braves dans leurs loges. Régnier me paraît beaucoup moins inquiet qu’au moment de jouer Péril ; sa femme l’assiste en cet instant suprême, le perruquier s’apprête à lui poser ce qu’il appelle et peut appeler son chef-d’œuvre. C’est une perruque grisonnante si bien faite et si bien mêlée avec les propres cheveux de Régnier qu’il est impossible de s’apercevoir que le tout n’est pas à lui ; la barbe et les moustaches sont à l’avenant, le teint un peu bruni, les sourcils marqués, il est méconnaissable. Je voudrais bien qu’il pût grimer sa voix comme son visage ; le costume est très bon, le pince-nez pour le macaroni est à son poste, le porte-cigares au sien. Je suis tranquille sur celui-ci. Je rencontre c’te drôle de Nathalie qui arrivait. Elle était montée et tout à fait amusante, oh ! là-là ! « Oh ! là-là mon cher. Je n’ai pas peur, mais je suis bien émue. — Vous avez un peu de fièvre, c’est ce qu’il faut. — Oh ! là-là Je suis si contente de la lettre que votre frère m’a écrite ! — Allons-y gaiement ! » Ce mot-là donne en plein dans son godant, elle est plus que jamais ravie de toi, et moi je suis ravi d’elle. Robe de soie pensée, cheveux gris en bandeau, sous un petit bonnet à rubans jaunes, sourcils un peu éteints, souliers de castor, chapeau noir, juste sur la limite du drôle, le tout agencé avec un goût parfait au point de vue du drôle. Elle est charmante ainsi. Tu le croiras ou tu ne le croiras pas, mais elle était charmante. Sa figure est devenue d’une douceur extrême. Elle a bien surpris les gens. Passons à une autre. Je n’ai pas encore vu Mlle Jouassain avec son costume ; quand j’entre dans sa loge, elle l’a tout entier. On dirait notre poupée vue au microscope. C’est très joli et très artistique, mes compliments. Nous n’avons pas trouvé de droguet ici ; mais l’étoffe employée le joue assez bien. C’est fort complet ainsi. J’aurais seulement voulu la demoiselle plus grosse ; elle est faite comme une asperge, mais la plus jolie fille du monde ne pouvant donner que ce qu’elle a, je n’ai rien à dire ni rien à faire par là Je recommande seulement à Marianne d’effacer un peu plus le chat qui est long comme un serpent, belle bête du reste. Quant à Samson, figure-toi le père Dupin, les tempes écrasées par une perruque du même auteur que celle de Régnier, et voilà je crois, un ensemble de costumes dignes de toi et de la Comédie-Française. En descendant, je rencontre pourtant encore une bonne de chez nous. C’est Jeannette, l’autre poupée. Le costume est aussi fidèlement exécuté que celui de Marianne, la bonnette est très bien faite. Jeannette a seulement pris un tablier blanc à la place du vôtre, parce qu’elle est cuisinière. Cuisinière fous affre raisson. » Eh ! la Brie, faites bien attention, mon cher ami, ne sonnez qu’au second avertissement, sapristi ! — Soyez tranquille ! » Je le veux bien. Allons, place au théâtre, et moi vite au fond de ma loge, hé ! l’orchestre et le parterre grouillent. Que de têtes connues ! Le ministre Fortoul est là avec sa femme. Ils sont revenus exprès de la campagne. Toutes les loges sont pleines, cela vous a vraiment bon air.

« Ah ! ça commence. C’est nouveau d’aspect. Cela plait. L’Angelus. fait un effet charmant. Nathalie fait une très bonne sortie qui est fort applaudie ; la scène de Samson et de Régnier amuse beaucoup. Jamais on n’a rien exécuté comme la scène du cigare : la salle jubilait. Nathalie, mon cher, a été tout simplement ravissante : le public n’en revenait pas. Tu la voulais au-dessus d’elle-même, elle y est beaucoup, ou du moins de ce que nous en connaissions. Elle a eu un grand succès. Ce rôle lui fera un grand honneur, et certes il n’y a qu’elle à Paris qui pût le jouer de la sorte. Elle a satisfait ceux mêmes qui la détestaient. Moi, j’ai toujours été convaincu qu’elle jouerait bien ça, et je suis heureux de son succès. La grande scène de la fin a fait une grande sensation, et en avant les mouchoirs ! La scène du cachemire, délicieuse, et elle l’a dite d’une façon charmante. On les a tous rappelés à outrance et avec un entrain, une franchise qui n’avaient rien de suspect et n’ont rien laissé à faire à la claque ; pas mal de voix t’ont rappelé toi-même, mais tu n’as pas paru, et bien que tu ne sois pas académicien, tu as bien fait. »

Fidèle à ses habitudes, Eugène suit les autres représentations. Comme Octave a reçu une lettre un peu singulière d’Empislas, il lui répète un mot d’Augustine Brohan que l’on colportait le soir de la première : elle prétendait qu’Empis était mort dans un coin d’un coup de sang en voyant qu’il avait enfin un succès. Puis il donne ces curieux détails sur l’effet produit par le jeu de Régnier :

« Je vais te dire une chose qui va l’étonner ; cela m’étonne moi-même après l’effet des répétitions. C’est Régnier qui produit le moins de sensation dans la pièce. Il ne le sait pas et ce n’est certes pas moi qui le lui dirai. Mais c’est comme ça, Samson est la perfection même. Il n’y a rien, absolument rien à désirer de plus. Nathalie a été applaudie hier à la fin de son grand couplet par une double salve on ne peut plus corsée. Je crois qu’elle n’avait jamais été à pareille fête. Régnier est fort applaudi aussi, mais c’est plus tiède, on sent qu’on applaudit plus encore l’auteur que l’acteur. Ce diable de Régnier a contre lui sa voix et ses allures communes, sa voix n’est pas aussi sympathique qu’on le voudrait. Et pourtant, comment expliquer ça, il fait pleurer à chaudes larmes aux répétitions, hier au soir après la pièce, dans sa loge, je le trouve en caleçon, et en chemise, les pieds nus, causant avec MM. Charton et Henri Monnier. Nous agitons la question de faire une petite coupure dans sa grande scène de la fin. Cette coupure une fois arrêtée, Régnier, pour la raccorder, se lève et redit dans l’étrange costume ci-dessus, presque toute la fin ; eh bien ! mon émotion a été énorme, et Henri Monnier pleurait. C’est curieux ça, de près on sent tout ce que Régnier sent et veut faire sentir, mais, à la scène, son émotion ne se projette pas assez loin,… je ne sais quoi. Mais par exemple, quand il s’agit de chauffer le public, d’enlever une scène, il n’a pas son pareil, si ce n’est Samson. « Mais je te conduirai par la main mon garçon… » il faut le voir entraîner le trottinant Dupuis, et le public avec. En somme, aucun acteur ne jouerait encore le rôle comme lui, mais je crois que lui-même pourrait produire plus d’effet qu’il n’en produit. »

Un autre jour, comme il sort de chez l’administrateur, il entre chez Verteuil, secrétaire général de la Comédie, pour demander quelques places : « J’ai trouvé là explique-t-il à Valérie, qui, cette fois, est sa confidente, deux dames dont l’une était la charmante Mme Berton que j’ai saluée de mon mieux ; quant à l’autre, qui me tournait le dos, je l’ai un peu bousculée pour atteindre Verteuil. — « Que veut M. Feuillet ? » dit Verteuil. Là-dessus la charmante créature que j’avais dérangée se retourne : — « M. Feuillet ! dit-elle, que j’aime à entendre ce nom-là et que j’ai de plaisir à vous voir, monsieur ! » C’était le Pssy. Elle m’a dit plus de douces choses, de sa voix, que je n’en ai encore entendu dire. Je ne pouvais que l’embrasser ou être bête comme une oie. J’ai pris ce dernier parti, à mon corps défendant. Si elle n’a pas vu que j’étais un peu interloqué, je suis perdu dans son opinion et je suis très contrarié. Si Octave lui écrit, il faudra qu’il lui dise un mot de mon malheur... »

La presse est excellente, meilleure que pour Péril en la demeure. Eugène lui décerne des éloges et prononce sans juron le nom de Janin.

« Je suis ravi non seulement du ton général des grands journaux mais aussi de l’étendue de leurs articles sur le Village, et du soin, de l’amour avec lequel ils paraissent avoir été faits. — Janin est boni Saint-Victor, Gautier, Méry, De Biéville, Fiorentino parfaits. Tous n’acceptent pas la morale de ta pièce. Gautier, Saint-Victor qui, je crois, ont voyagé, et Méry, qui croit lui-même avoir voyagé, voient avec peine l’hirondelle se fixer dans l’écaille de l’huitre, ne songeant pas assez qu’ils n’ont pas soixante ans, ne songeant pas du tout que Rouvière, s’il s’ennuie, pourra bien faire encore quelques excursions, mais avec la douce perspective d’un gîte ami pour se reposer quand il se sentira fatigué. Mais à part cette douce critique qui ne fait que prêter au développement de leurs articles, ils ne tarissent pas d’éloges, et je n’ai jamais vu de pièce en un acte donner lieu à des analyses aussi consciencieusement faites. C’est d’autant plus flatteur que ce n’est pas la première fois que le Village est étudié dans ces mêmes journaux. Montépin a fait dans le Mousquetaire le plus joli petit article qu’il soit possible de lire. Quant à cette espèce d’idiot que l’on nomme M. de Prémaray (Patrie), c’est le seul qui ne paraisse pas parfaitement satisfait. Quel dommage de n’avoir pu satisfaire M. de Prémaray ! Il est vrai que depuis que M. de Prémaray a fait du théâtre, il a plus qu’un autre le droit d’être difficile. Il est tombé à plat : tout succès doit l’affliger. Je ne trouve pas qu’il paraisse encore assez affligé pour le succès que tu as obtenu. Il ose dire que Samson et Régnier lui ont semblé inférieurs à eux-mêmes dans le Village ! ! Mais il ne sait pas pourquoi. Il avoue même qu’il semble être seul de son avis. Je crois bien. Tu comprends à quel point on peut se ficher de lui après une pareille appréciation. » A l’occasion du baptême du prince impérial (14 juin), le Théâtre -Français donne une représentation gratuite dont le Village fait partie. Eugène veut absolument voir ce public-là Il le verra, comme il verra le cortège impérial, des fenêtres de son ministère où il est défendu d’entrer, où il entrera par la complicité du portier, car il est le plus débrouillard des Parisiens. C’est à sa belle-sœur qu’il décrit le défilé : « C’était splendide : on ne peut se figurer de pareils équipages. Le petit bonhomme braillait. On le faisait sauter. Il m’a paru très gaillard, et les mauvaises langues ont pu voir qu’il avait de bons yeux. Mais ce qui était curieux, c’étaient les robes des dames. Quels flots de gaze, mon Dieu ! on ne voyait que des robes dans ces voitures ! C’était joli, mais drôle. Suppose deux ou trois dames avec les robes telles qu’on les fait maintenant, et dans ce monde-là surtout, dans une voiture et juge ! C’était comme de la mousse de savon avec quelque chose dessus : les têtes. On suppose qu’il y avait aussi des messieurs dans ces voitures-là Mais comment les voir ? Le déballage a dû être amusant. L’Empereur et l’Impératrice étaient charmants. »

Le lendemain, il assiste donc à la matinée populaire de la Comédie. Cette matinée doit commencer à une heure précise par le Village. A une heure moins cinq, Nathalie n’est pas encore arrivée.

« Je descends sur la scène et regarde le public par le trou : le monstre ! comme il grouille, mais il est à peine tassé. Je demande qu’on fasse un peu de musique, et guim, guim, guim. Je ne suis pas à la noce. Beauvallet arrive, il doit dire des stances de Méry sur le baptême : si l’on commençait par là ? Il faut bien commencer à l’heure fixée... ou bien le commissaire... Beauvallet va vite se faire faire la barbe. Dans quel état nous sommes tous au foyer ! on croit la vie de Nathalie en jeu. Il est une heure cinq minutes, le public ne dit encore rien.

« Tout à coup, j’entends crier : « La voilà la voilà qui monte à sa loge ! Comment a-t-elle fait, ma chère amie ? » Quatre minutes après elle redescendait quatre à quatre métamorphosée en vieille, ne voyant rien autour d’elle, courant droit au théâtre, et mettant sa mante et son chapeau à la patère. Ça été une grande joie pour tous ; à une heure dix, le rideau se levait. Quand elle est sortie à l’appel de la cloche, elle nous a appris qu’un cocher ivre avait failli la verser deux ou trois fois elle et sa sœur, en l’entraînant dans des quartiers fantastiques, qu’elle lui avait en vain arraché les basques de sa redingote, qu’enfin elle était parvenue à le faire arrêter par un sergent de ville à une demi-lieue du théâtre, où elles avaient repris une autre voiture. Mais quelle émotion, quel tremblement, quelle transpiration ! Elle ruisselait, les gouttes tombaient sur les planches ! Sa sœur était malade. Elle ne sait même pas elle-même comment elle s’est habillée. Somme toute, son émotion l’a servie. Elle a joué admirablement. Mais quel public ! Suppose trois mille claqueurs intelligents ! Tous les effets ordinaires centuplés. Le succès a été grand ? Régulera été fêté comme jamais ; Samson adoré. Quel rappel à la fin ! et quelle joie après tant de peur ! « Boit-il du lait ! » m’a dit Régnier en parlant de moi. Et lui donc ! Je l’ai vu content et bien content. »


VIII. — DALILA

Le Village, plus que les pièces précédentes, assure la réputation dramatique d’Octave Feuillet. Le directeur du Vaudeville, M. de Beaufort, fait le voyage de Saint-Lô pour lui demander la Fée et Dalila. Mme Feuillet, dans ses Souvenirs, raconte avec beaucoup de verve comment il fut reçu dans la vieille maison de la rue Torteron et dissimulé aux regards de son beau-père de plus en plus malade. La Fée et Dalila avaient toutes deux paru dans la Revue. En ce temps-là une publication en revue ne nuisait nullement à la représentation. Récemment, la Revue a repris cette tradition créée par Musset et Feuillet, de donner à ses lecteurs des saynètes et proverbes. Elis en a publié de fantaisistes et de pathétiques, signées de Gérard d’Houville ou de Paul Bourget. Le Soupçon de ce dernier a repris à son tour le chemin de la Comédie-Française. Cet exemple ne sera-t-il pas suivi ?

La Fée n’est qu’un petit acte, annonciateur des Romanesques, qui se passe dans la forêt de Brocéliande, chère à l’héroïne de Tant pis pour toi et à M. Joseph Bédier. Un jeune homme blasé veut se tuer. Une jeune fille, que sa mère lui destinait, l’attire en Bretagne par un moyen de théâtre, pour lui apparaître sous les traits d’une vieille fée et le ramène au goût de la vie ; après quoi elle se dévoile ; mais il l’avait devinée... Ce n’est pas du meilleur Feuillet. Le Vaudeville la donna le 26 août 1856 avec Mlle Saint-Mars dans le rôle principal, sans grand succès. Janin qui la malmène redevient du coup « ignoble » dans les lettres d’Eugène. Mais Gautier en goûte la poésie. Cependant le directeur du Vaudeville est assez satisfait du résultat pour réserver à Dalila un tour de faveur, tout de suite après une pièce en quatre actes de Théodore Barrière, les Faux bonshommes, et une autre en deux de Léon Gozlan pour lesquelles il était engagé.

Dalila, — que Mme Feuillet appelle à tort, bien à tort, la meilleure œuvre de son mari, — sera représentée au Vaudeville le 29 mai 1857. C’est un grand drame en quatre actes et six tableaux où l’on voit un compositeur de génie, André Roswein, pris entre l’amour chaste et pur, comme dans Faust, d’une jeune fille, Marthe, fille de son vieux professeur de contrepoint, Sertorius, et la toquade d’une grande dame dévergondée, la princesse Falconieri. Il se laisse enlever par la princesse. La jeune fille en meurt, et lui-même est bientôt renvoyé par la grande dame qui a changé de caprice. Cela signifie que le foyer assure mieux l’essor d’un talent, en lui donnant la paix divine du travail, que ces tressaillements d’une vie livrée aux passions célébrés précédemment par les romantiques, et symbolisés par Dumas dans son Kean ou Désordre et Génie. Mais il semble que le génie est plus mystérieux et se dérobe davantage à nos investigations. Charles Monselet, qui écrivit sur Dalila un article fort désobligeant, fait observer que l’on ne bâtit pas pour les aigles des guérites de douanier. « La manière de M. Octave Feuillet, conclut-il méchamment, peut être définie en quelques mots : il retourne le style d’Alfred de Musset contre Alfred de Musset lui-même. Il va chercher Fantasio et Perdican au cabaret, il les endoctrine et il les emmène avec lui, non pas au pays où fleurit l’oranger, mais à Saint-Sauveur où l’on fait de si bonnes confitures. Il engage Lélio, par ses conseils, à troquer son plumet contre un excellent chapeau gibus qui se plie en voyage et est fort commode. Après cela, il ne les empêche pas du tout d’emporter avec eux leur provision de poésie et de tabac ; au contraire, il est homme à leur offrir en route un cigare bien sec et, au besoin, une tirade du meilleur jet. Car M. Octave Feuillet est un écrivain d’un talent incontestable, nous n’avons jamais songé à le dissimuler ; et voilà ce qui donne de l’autorité à ses funestes paradoxes. Sa phrase exercée, quoiqu’un peu molle, sait s’élever par intervalles à des hauteurs prudemment calculées et emporter avec elle le spectateur sans lui donner le vertige. On dirait qu’il mesure, comme avec un thermomètre, le degré de lyrisme qui convient aux intelligences moyennes. »

Mais indiquer le degré de lyrisme qui convient aux intelligences moyennes, ce serait déjà une belle entreprise, quand tant de prétendus artistes s’imaginent qu’en faisant monter le thermomètre ils procurent autre chose qu’une méchante fièvre. Monselet tient pour la passion à outrance. C’est la passion qui fait l’artiste : nous connaissons cette thèse. Feuillet montre comment elle le défait : la thèse était, du moins, en son temps et dans le nôtre, plus originale. Mais la passion n’a jamais démoli que les débiles.

Dalila remporte au Vaudeville un grand succès, et cette fois Octave Feuillet y assiste, avec sa femme et son frère. Mme Feuillet, dans ses Souvenirs, raconte qu’au retour de cette triomphale première, Octave trouva à l’hôtel le télégramme qui lui annonçait le décès de son père à Saint-Lô. Elle doit confondre Dalila avec la pièce tirée du Roman d’un jeune homme pauvre, qui fut jouée au Vaudeville l’année suivante, 1858, celle du décès de Jacques Feuillet. Les trois rôles principaux avaient été distribués à Lafontaine (André Swein), et à Mmes Fargueil (princesse Falconieri) et Luther-Félix (Marthe). Mlle Fargueil, nerveuse et malade, avait donné beaucoup de mal à l’auteur, mais elle remporta une brillante victoire. Dès le lendemain, Octave va s’ensevelir en hâte dans sa Normandie. Il n’aimait guère le bruit des applaudissements. Je crois enfin qu’il a trouvé sa voie : il écrit le Roman d’un jeune homme pauvre.

De nouveau seul, Eugène reprend son rôle accoutumé qui est de secouer tous les théâtres où l’on joue Octave : « Tu ne peux te faire une idée, lui écrit-il, de la façon dont il faut tous les travailler (les acteurs) incessamment pour les soutenir et pour soutenir la pièce. Je m’y emploie tout entier. Beaufort (le directeur) voit bien de quel secours je leur suis, puisqu’il m’a recommandé devenir tous les jours. Mais cette pauvre Fargueil, avec sa jalousie de femme et d’artiste, et son ancienne admiration pour toi, et sa propension à croire à l’ingratitude, m’inquiète depuis quelques jours par la tristesse souvent acre de ses phrases. J’ai tout à fait besoin que tu m’appuies d’un mot qu’elle n’affichera pas comme feraient les autres. Il est évident qu’elle y comptait. Elle a l’air d’une femme abreuvée de déceptions. C’est pourtant le plus grand événement de ma vie d’artiste et peut-être de femme ! dit-elle... » Aurait-elle été amoureuse d’Octave, et dédaignée ? Mme Feuillet, racontant dans Quelques années de ma vie, la première de Dalila, dit bien qu’en embrassant son mari, elle aperçut sur l’habit de celui-ci la trace de deux bras poudrés qui devaient être ceux de la princesse Falconieri, mais elle n’y attache aucune importance. Que ne déléguaient-ils tous deux Eugène ? car Fargueil a du moins l’admiration d’Eugène, qui la déclare la meilleure des interprètes et ajoute : « En vérité, auprès d’elle, les autres ne sont, pour moi, que de la fripouille. »

Comme d’habitude, l’Empereur et l’Impératrice vont assister à la pièce d’Octave Feuillet, et comme d’habitude Eugène se loge en face d’eux pour les observer et les décrire : « L’Empereur en habit noir était assis le plus près de la scène sur une manière de trône avec une belle N sur le haut du dos. L’Impératrice était toute en blanc, très simplement coiffée rien qu’avec ses cheveux. Mais il lui pendait aux oreilles quelque chose qui brillait bien. Elle était charmante. A la bonne heure, ceux-là savent se conduire ! On ne saurait mieux écouter, ni mieux juger, ma foi. »

Eugène note leurs sourires, leurs applaudissements, leurs mines. Mais il faut lui laisser la parole :

« L’Impératrice a pris son mouchoir à la place de son éventail, au 4* tableau. Pendant le 5e, elle est devenue extrêmement pâle, ses yeux ne quittaient pas la scène une seconde. Je l’ai vue tout à coup ôter son gant et se fouiller dans la poitrine comme pour desserrer quelque chose qui l’oppressait. Quand est venu le récit de Félix, elle s’est essuyé les yeux trois ou quatre fois, puis elle a mouché le plus gentiment du monde son joli petit nez impérial, sans se soucier le moins du monde du grand bruit qu’elle a fait, et qui retentit encore dans mon souvenir. Après ce tableau, on a rappelé le trio, Lafontaine, Fargueil et Félix : l’Empereur les a fort applaudis.

« Mais ce que j’aurais voulu que vous vissiez, mes chers amis, c’est l’attitude de ces braves gens-là pendant le dernier tableau. L’Empereur était couché sur l’appui de la loge, et l’Impératrice avait l’air d’une femme à qui il va arriver un malheur. Quand Parade a dit : « C’est ma fille qui est morte..., » elle a éclaté en sanglots comme j’en ai rarement vu. C’était navrant, ma parole ! L’Empereur l’a regardée en souriant d’un œil humide, mais cela n’a fait que redoubler son spasme, et elle n’a pu se consoler que bien après la chute du rideau. Ils avaient encore le cœur bien gros tous les deux, quand ils ont fait leurs compliments à Beaufort, et Beaufort était fort ému de tout cela. Il est monté avec moi chez Fargueil qui avait particulièrement fixé l’attention de Leurs Majestés et m’a dit qu’il avait parlé d’Octave avec l’Empereur. En somme, tout le monde est content, et il y a de quoi.


IX. — OCTAVE A PARIS.

Sur cet agréable tableau, fermons la correspondance d’Eugène Feuillet. Lui-même, peu de jours après, quitte Paris pour se rendre en hâte à Saint-Lô où il sera parrain d’un petit Jacques. Aussi bien son rôle est-il joué. La mort paternelle va rendre à Octave sa liberté.

Octave, en 1858, revient à Paris, ce qui fait le bonheur de sa femme. La rue de Tournon remplace avantageusement la rue Torteron. Il connaît à la fois, avec le Roman d’un jeune homme pauvre, son plus grand succès en librairie et au théâtre. Le plus aimablement du monde, M. René Doumic m’a reproché de n’avoir pas fait sa part au Roman d’un jeune homme pauvre, ou du moins sa part suffisante dans le discours que j’eus l’honneur de prononcer à Saint-Lô, au nom de l’Académie française, pour le centenaire d’Octave Feuillet. Je crois qu’il a tout ensemble tort et raison, comme il arrive. Le Roman d’un jeune homme pauvre est, dans la carrière de Feuillet, l’œuvre caractéristique, celle où il apporte une sensibilité nouvelle, où il fait entendre une musique inédite et entonnée avec toute l’ardeur de la jeunesse, mais il est loin d’être sa meilleure œuvre. Il est l’aboutissement des longues années de retraite passées à Saint-Lô, années heureuses et fécondes où l’écrivain s’est peu à peu trouvé. Mais Octave Feuillet va se perfectionner lentement, gagner à la fois en finesse et en force. Alors, et alors seulement, il donnera ses grandes œuvres : M. de Camors, Sibylle, Julia de Trécœur.

Quand la Cour l’attire et le gâte, à Compiègne, et à Fontainebleau plus tard, il n’a qu’une idée : se sauver à Saint-Lô. Il n’aime le monde qu’en passant. Il a pris goût à cette solitude où il s’est cherché en se plaignant. Et volontiers il continuerait à laisser le soin de s’occuper de son théâtre à son frère Eugène, qui y prend plus de plaisir que lui-même. Je ne sais s’il ne s’est pas rendu compte que la part durable de son œuvre, ce seront ses romans. Cette longue retraite en province, acceptée presque malgré lui, imposée par ses obligations filiales, lui a été extrêmement profitable : il lui doit d’avoir approfondi ses dons d’analyse et d’avoir découvert leur véritable emploi. Ainsi faisons-nous parfois de l’obstacle, selon la belle parole de Marc-Aurèle, la matière de notre action.

Ce sera encore Eugène qui, trois ou quatre ans plus tard, lui annoncera son élection à l’Académie. Cette élection fut la plus curieuse du monde, et la plus déconcertante. Octave Feuillet s’était présenté au fauteuil de Scribe. Il avait pour concurrents Autran, Camille Doucet, Cuviller-Fleury, Gérusez et un certain M. Mazères sur qui je manque de renseignements. L’élection fut fixée au 6 février 1862, Vingt-huit académiciens y prirent part ; la majorité était donc de 15 voix. Au premier tour Autran en eut 8, Camille Doucet 7, Cuvillier-Fleury 6, Mazères 4, Feuillet 2 et Gérusez 1. Il y eut treize tours de scrutin : au dernier tour, seuls restaient en présence Autran avec 11 voix, Camille Doucet avec 13 et Cuvillier-Fleury avec 4. Octave Feuillet n’en avait point gardé. L’élection fut remise à deux mois, et le 3 août, Cuvillier-Fleury et Autran ayant retiré leur candidature, Octave Feuillet fut élu triomphalement au premier tour par 21 voix contre 10 à Camille Doucet.

Mme Octave Feuillet, dans ses Souvenirs, a publié la lettre de son mari qui lui apprend la bonne nouvelle, car elle était retournée à Saint-Lô. Mais elle a mêlé deux ou trois lettres en une seule. Je tiens du commandant Richard Feuillet le précieux original de cet heureux message et le voici, plus tendre et plus ému que le billet donné dans Quelques années de ma vie :


Jeudi, 4 heures et demie.

« Chère bien-aimée,

« La chose a été si vite faite qu’il me reste encore le temps de te dire un petit bonsoir. Es-tu contente ? Il me semble que c’est joli et bien porté à notre âge, ma chérie. Il me semble que le bonheur rentre dans notre petit moulin.

« J’étais extrêmement troublé avant la bataille, et j’enrageais de l’être autant. Mais je sentais la partie si belle que la pensée de la perdre par quelque surprise, toujours possible, m’écœurait.

« Il était convenu que j’irais attendre le résultat chez M. de Sacy qui demeure à l’Institut. Pour ne pas trop prolonger ce moment de crise, je ne suis arrivé qu’à quatre heures moins un quart. Comme je débouchais devant les Lions, j’ai aperçu un monsieur qui sortait en courant de l’Institut, et qui agitait son chapeau d’un air de triomphe en s’adressant à un groupe de cinq ou six personnes qui stationnait près du pont. J’ai reconnu Eugène dans ce groupe, et, l’instant d’après, tout ce monde m’embrassait au grand émoi des passants.

« Je suis entré chez M. de Sacy, qui m’a embrassé aussi, puis Sandeau, Augier, le prince de Broglie sont venus m’étreindre ensuite.

« Les garçons du palais viennent d’interrompre ma lettre pour m’offrir un bouquet. Interruption nouvelle : ce sont les dames de la Halle. Nouveau bouquet, fortement arrosé. Diable ! mais tout n’est pas rose dans les palmes.

« J’essaierai, ma chérie, de partir samedi. Mais on me conseille beaucoup des visites générales, et je crains bien de ne pouvoir partir que dimanche.

« Bonsoir, ma bien-aimée. Je t’embrasse de toutes mes forces. »

OCTAVE FEUILLET.


Il ne songe qu’à revenir dans sa propriété des Palliers au bord de Saint-Lô. C’est son frère Eugène qui, fidèle aux habitudes prises, humera la gloire sur place. Cette gloire, les années de retraite et de méditation, au lieu de la retarder, ont hâté son avènement. Ces aventures-là ne se comprennent que plus tard. Octave Feuillet ne s’en doutait pas lorsqu’il abandonnait Paris, le cœur plein de tristesse et d’inquiétude, croyant qu’il allait s’ensevelir dans sa province auprès de son père malade. Le mythe d’Antée sera toujours vrai...


HENRY BORDEAUX.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1922.
  2. Voyez la Revue du 1er mai.