Henry Bordeaux
La Jeunesse d’Octave Feuillet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 5-41).
LA
JEUNESSE D’OCTAVE FEUILLET
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE [1]

I


I. — LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE

Octave Feuillet, dont Saint-Lô, sa ville natale, a célébré avec éclat, — non sans quelque retard, — le centenaire, a toujours pratiqué le précepte du philosophe antique : Cache ta vie. Il donnait ses œuvres et se gardait. C’était la manière classique. Elle est demeurée la plus sage, et aussi la plus élégante. Il a fallu que parussent, longtemps après sa mort, les deux volumes de Mme Octave Feuillet, Quelques années de ma vie, et Souvenirs et Correspondance, pour que nous fussions invités à entrer chez lui et à mieux connaître « cet homme modeste qui douta toujours de ses propres dons. » Une correspondance fort singulière, — le lecteur en pourra juger, — qui m’a été confiée à Saint-Lô par son dernier fils, unique héritier du nom, le commandant Richard Feuillet, va permettre de projeter une lumière nouvelle sur ses années de débuts littéraires et sur les représentations de ses premières pièces : on y pourra trouver, par surcroît, un pittoresque tableau de la vie de théâtre sous le second Empire.

S’il a toujours considéré l’art du roman comme un art objectif, s’il a su créer, en les détachant de lui-même et de ses propres souvenirs, ce qui est le privilège de la création, des types humains taillés en pleine chair humaine, un Louis de Camors, un Maxime d’Hauterive, une Julia de Trécœur, une Sibylle de Férias, il s’est à demi livré, sous des aventures sans doute imaginaires ou du moins transformées, une fois, une seule fois, et c’est dans les Amours de Philippe. En deux mots j’en rappellerai la trame. Philippe de Boisvillers quitte le château paternel pour s’en aller tenter à Paris la fortune littéraire. Il s’y éprend d’une jeune actrice, Marie Gérald, qui voit surtout en lui l’artisan de sa fortune dramatique, car il a composé pour elle une pièce dont ils escomptent tous deux le triomphe. L’amour de la comédienne ne survit pas à l’échec de la première représentation. Puis il devient la proie d’une femme du monde, Mme de Tryas, qui, pour le garder et endormir les soupçons de son mari, ne craint pas de le pousser au mariage avec une cousine restée en province et qui, jadis, lui fut destinée par sa famille. Philippe est donc amené à revoir le pays natal. Il y revient dans de mauvaises conditions, pour une trahison assez basse, l’esprit et le cœur atteints. Ce retour va le transformer. Il comprend mieux la noblesse et l’utilité de ces existences terriennes, en contact avec le sol, les saisons et le travail des hommes. Elles assurent la santé physique et morale. Et surtout il rencontre cette cousine qu’il avait jadis dédaignée, Jeanne de la Roche-Ermel, et il se rend compte, non par un raisonnement logique, mais dans l’exaltation d’un amour naissant, — et d’un amour sans mensonges et sans fards, délicat et pur, — que son avenir et son bonheur sont là. Mme de Tryas, inquiète à distance, le vient réclamer. Quand elle a tout deviné, elle connaît une jalousie si violente qu’elle va jusqu’à la tentative criminelle pour se débarrasser de sa rivale. Celle-ci, pourtant, ne la trahira pas. Ce sera elle-même qui, vaincue par cette générosité, s’accusera devant son ancien amant avant de le quitter pour toujours.

Dégagé de toutes ces passions romanesques, ce livre nous raconte en somme le retour de l’enfant prodigue. C’est l’histoire d’un déraciné qui reprend ses forces et qui retrouve la direction de sa vie en touchant à nouveau, comme Antée, le sol natal. Or c’est très exactement l’histoire de la jeunesse d’Octave Feuillet. D’une ancienne famille de Normandie, il avait perdu sa mère à dix ans et en avait ressenti, si prématurément, un tel chagrin qu’il en avait failli mourir. Son père, avocat, puis secrétaire général de la préfecture de la Manche, était un homme fort distingué, ami de Guizot, rallié dès la preniière heure au Gouvernement de Juillet par son esprit libéral, et qui semblait appelé aux plus hautes ambitions politiques, mais aigri par son veuvage et par une maladie cruelle, — la goutte, — qui le tenaillait et le clouait au lit. Mme Octave Feuillet, dans ses souvenirs, le peint ainsi dans l’hôtel de la rue Torteron qu’il habitait à Saint-Lô. « M. Jacques Feuillet avait été un des esprits les plus brillants de son époque. Tous ceux qui l’avaient connu ne savaient oublier sa belle intelligence, sa dignité, son honneur sans tache : mais ils se souvenaient aussi de sa sévérité, de cette autorité un peu tyrannique avec laquelle il avait toujours traité ses amis et ses enfants. Il vivait avec un frère, ancien militaire ayant fait les guerres de l’Empire, dans un hôtel de la ville basse. L’hôtel était situé entre cour et jardin. Au pied de ses murailles passait un large ruisseau où les rats défilaient en procession vers le soir. Le jardin qui s’élevait en amphithéâtre avait de grands arbres éplorés, des sentiers raides, des escaliers moussus par lesquels on arrivait à une longue allée de charmilles d’où l’on apercevait la haute ville et les flèches de la cathédrale. Sur un tertre plein de verdure, dominant la maison, un petit faune en pierre, noirci par le temps, jouait de la flûte à l’abri des lilas. Les lierres et les pervenches tombaient en guirlandes autour de lui. »

De cet hôtel noble et triste de Saint-Lô, les deux fils aînés de ce Jacques Feuillet, Eugène et Octave, Eugène de deux ans plus âgé qu’Octave, avaient été envoyés au lycée Louis-le-Grand à Paris pour y achever leurs études commencées au vieux collège communal de la place des Beaux-Regards. Ils y avaient fort bien réussi, surtout Octave qui obtenait au concours général trois nominations : le 2e prix de discours français, le 1er accessit d’histoire et le 2e de discours latin. Détail touchant : son oncle, le vieux soldat, qui note dans un journal intime les succès des deux collégiens, et c’est même tout ce qu’il y note, ajoute en commentaire : « Il lui était permis d’espérer mieux[2]. » (1) Après le collège, il fallait choisir une carrière. L’autorité paternelle entendait disposer de l’avenir : elle destinait Eugène aux finances et Octave à la diplomatie. Eugène, plus dilettante, également doué pour toutes choses, — il écrivait fort bien, jouait du violon à merveille et sculptait avec talent, — se laissa faire et entra comme surnuméraire au ministère des Finances. Octave, lui, se sentait la vocation littéraire et résista. Son père lui coupa les vivres. Il resta à Paris, livré à ses seules ressources, et tenta la fortune au théâtre, tout comme Philippe de Boisvillers.

Mais il ne la tenta pas tout seul. Ou plutôt une tentative qu’il fit tout seul ayant échoué, il s’adjoignit un compagnon. Il avait fait représenter à l’Odéon (15 nov. 1845) une pièce en un acte, le Bourgeois de Rome, sorte de fantaisie qui n’avait pas le mérite d’être en verset que le public n’avait goûtée qu’à demi, et cet échec le laissait en assez piteux état, quand il se lia avec Paul Bocage, le neveu du grand acteur. Paul Bocage le recueillit rue Saint-Jacques chez ses parents qui tenaient boutique d’épicerie. Tandis que la mère Bocage leur confectionnait des pommes de terre frites dont Octave devait garder un excellent souvenir, les deux jeunes gens écrivaient drame sur drame et les portaient à l’acteur. Celui-ci, qui avait créé Antony, les poussait vers les grandes machines historiques, vers les pièces à costume, vers les coups de théâtre et les effets violents. C’était pour Octave la pire école, car il était ainsi poussé hors de sa nature. Il se mettait à la remorque du père Dumas. Ainsi furent composés et joués Échec et mat (Odéon, 23 mai 1846), drame en cinq actes, avec Bocage dans le rôle du duc d’Albuquerque, grand d’Espagne, Palma ou la Nuit du Vendredi Saint, encore cinq actes (Porte Saint-Martin, 24 mars 1847), la Vieillesse de Richelieu (Théâtre de la République, 2 nov. 1848), toujours cinq actes avec Bocage dans le rôle du vieux galantin. Les résultats ne furent pas très brillants. Les deux collaborateurs, las de traîner sur la scène le vieux bric-à-brac romantique, se tournèrent brusquement vers le vaudeville et firent représenter York au Palais-Royal (1er juillet 1852) avec lin peu plus de succès. Dans aucune de ces pièces ne se reconnaît la marque d’Octave Feuillet. Il ne s’était pas encore trouvé.

Ce Paul Bocage était un garçon charmant, plein d’esprit, mais n’en tirant rien, l’ami le plus fidèle, mais cessant brusquement de donner signe de vie, le meilleur fils du monde mais fuyant et introuvable, au demeurant un de ces délicieux bohèmes qui sont d’excellents compagnons beaucoup plus au café que dans un cabinet de travail, et qu’il faut savoir semer en route quand on doit faire un long chemin. Octave Feuillet gardera toujours pour lui de l’affection, mais saura ne plus collaborer. Son frère Eugène, plus tard, lui donnera déplaisants détails sur le genre d’existence de ce compagnon de leur jeunesse :


« Tu sais que Paul habite la campagne, Épinay. Il a là une petite maison assez laide, trop laide même, mais il l’a tout entière et avec un jardin. Dans ce jardin il a un tas de poules et de coqs, de faisans, de pigeons, de chiens, que sais-je ? c’est une vraie ménagerie. Les soins de cette ménagerie, du jardin, de la cuisine et de la maison, de l’enfant et de Paul, éreintaient sensiblement la jeune dame. Paul s’est dit : « Avec un tel train j’ai besoin d’un domestique mâle. » Il en a parlé à ses amis, et l’un d’eux lui a amené dernièrement un monsieur en habit noir, chaîne et montre d’or, etc., en un mot beaucoup plus beau que Paul : « Voilà votre affaire. » Paul l’a interrogé, a paru satisfait de son intelligence, de ses talents en cuisine et en jardinage et lui a dit : « Henri, vous me convenez. Mais vous conviendrai-je ? C’est une autre question. Mon intention est de vous donner trois cents francs de gages par an. Mais il est fort possible que je ne puisse vous les servir exactement, et il ne faudrait pas que vous en tiriez motif pour vous relâcher dans votre service. Je suis peu réglé dans mes habitudes. L’heure à laquelle je me lève aujourd’hui est celle à laquelle je me coucherai demain. Quant à la nourriture, mes repas ne sont pas plus fixes que mon lever et mon coucher. Si vous tenez à ce que les vôtres soient réguliers, vous ne ferez pas mal de vous livrer quelque peu à la maraude. » Henri n’a pas été effrayé de ce programme et fait partie de la maison. Paul prend plaisir à l’appeler de temps à autre pour lui demander l’heure qu’il est d sa montre. Enfin cela prouve toujours que Paul se trouve maintenant dans une position un peu meilleure, d’autant plus que son oncle ne lui donne plus un sou et qu’il ne doit plus rien qu’à lui-même. »


Heureux temps où les domestiques résistaient à une telle harangue ! L’oncle Bocage, l’acteur, avait fait des avances aux deux jeunes auteurs d’Échec et mat : il avait payé la part de Dumas. Car les histoires de théâtre étaient alors comme aujourd’hui passablement embrouillées : il y avait alors, comme aujourd’hui, des collaborateurs qui ne signaient pas, mais qui touchaient la recette, et des collaborateurs qui signaient et ne touchaient pas, des directeurs qui recevaient une part et des auteurs qui ne recevaient rien. Ainsi, Alexandre Dumas avait-il touché d’avance une somme de quinze cents francs pour avoir failli collaborer. Ou plutôt il avait introduit le duc d’Albuquerque en scène dès le lever du rideau. Plus tard les deux véritables auteurs, quand ils durent rembourser à l’acteur Bocage la somme versée à leur illustre conseiller, firent bien la grimace, mais ils s’exécutèrent galamment. Une reprise d’Echec et mat à l’Ambigu leur permit d’ailleurs de s’acquitter.

Eugène Feuillet, qui, en l’absence d’Octave, préside aux destinées d’Échec et mat à l’Ambigu, va voir le grand Bocage, — l’acteur, — dans sa loge, et du vieux lion fatigué brosse au retour un portrait impitoyable :


« Pourquoi cet intelligent Bocage est-il vieux comme ça ? Je ne savais pas qu’il eût un râtelier, mais depuis que je l’ai vu du premier banc de l’orchestre, j’en suis convaincu. Quand il ouvre la baouche, on voit l’or qui fixe l’appareil en dedans. Cela brille, sapristi, qu’on dirait un palais de fées. Ça le gêne évidemment pour parler, mais ça ne doit pas le gêner pour manger, si j’en juge par la manière dont il mâche ses mots. Son cou m’avait paru fort long à la première représentation. Avant la seconde, je suis monté dans sa loge pour tâcher d’y remédier. Je lui ai dit en douceur qu’on voyait trop de pomme d’Adam. Alors il a été magnifique, se regardant dans la glace, tapant sur son cou et sur la dite pomme et me disant : « Pourtant c’est gras, ce n’est pas maigre, ce n’est pas vieux. » Mais dans la glace il se regarde comme il s’entend, pour le mieux, tandis que, devant le public, quand il vient à rejeter la tête en arrière comme il a l’habitude de le faire pour faciliter l’émission de la voix, son cou sort de son pourpoint sous la forme d’un vieux col de dindon. J’ai fini par farfouiller dans sa poitrine et y trouver sa chemise que j’ai boutonnée sur sa pomme. J’ai dit que c’était mieux, il l’a cru et c’est mieux en effet. Mais cette petite histoire lui a donné du souci. Je m’en suis aperçu à ce que, lorsqu’il est arrivé à sa première scène avec la future duchesse :... Presqu’un vieillard. — Oh ! duc ? — Oh ! j’ai plus de quarante ans... au lieu de dire simplement : j’ai plus de quarante ans, il a dit : j’ai bien plus de quarante ans. A la 3e, il est vrai qu’il a supprimé le bien. Mais sa chemise est toujours boutonnée sur son vilain cou. C’est toujours ça. »


Le vieux lion, pourtant, ne cessait pas d’avoir des trouvailles dans ses rôles. « Il a trouvé, continue Eugène Feuillet, un nouveau truc qui ne manque pas de faire de l’effet et qui est bien de lui, au dernier acte. Tu te rappelles : il rend des tablettes à l’honorable capitaine : après les lui avoir remises, il prend une mine dégoûtée que tu vois d’ici, en regardant le gant dans lequel il tenait ces tablettes l’instant d’auparavant, ôte avec précaution ce gant que le capitaine a pu toucher et le laisse tomber comme une ordure... »

Cependant la vieillesse lui est cruelle. Ses trouvailles ne vont plus jusqu’à trouver un engagement à Paris. Il lui faut traîner Echec et mat tantôt à Saint-Denis, tantôt à Bercy, tantôt dans les provinces. Il est la pire chose au monde : un acteur démodé. Et toujours grandiose et grandiloquent, se rappelant ses triomphes dans Antony, il prend la manie de la persécution. Eugène Feuillet, fidèle aux amitiés d’Octave, va le voir dans sa loge de théâtre de banlieue et aussitôt les récriminations commencent :

— Que voulez-vous, Feuillet, on m’empêche de jouer à Paris. Mon cher ami, croiriez-vous cela : on m’empêche de jouer à Paris ! ! ! Est-ce que votre frère, l’ingrat ! n’aurait pas dû me faire engager au Théâtre-Français, voyons ? Empis (alors directeur de la Comédie-Française) m’avait bien parlé de quelque chose, mais il a peur de ses comédiens. C’est un gredin. Je l’ai rencontré l’autre jour dans la rue de Richelieu. Il n’a pas voulu me parler, parce qu’il craignait que M. Provost, M. Régnier, M. Samson ne le vissent causer avec moi. J’ai été obligé de le prendre de force par le bras. Il se cachait la figure pour n’être pas reconnu. Il m’a dit des choses fort désagréables, cet homme qui me doit tout cependant ! C’est une infamie. — « M. Empis, lui ai-je dit en me découvrant devant lui, je ne m’attendais pas à un accueil aussi funeste de la part de l’auteur de l’Ingénue à la Cour. Car, voyez-vous, Feuillet, c’est moi qui la lui ai, arrangée, son Ingénue à la Cour : je l’ai faite, mon cher Feuillet, je l’ai mise à la scène et, trois jours, — écoutez bien ceci, Feuillet, — trois jours après la première représentation, ce gueux-là était nommé membre de l’Académie française ! C’est la seule mauvaise action que j’aie commise en ma vie...

Il me semble que nous avons entendu plus récemment ce même langage. Plus tard encore. Octave Feuillet, déjà caressé par la gloire et candidat à l’Académie, s’en ira faire visite au vieil acteur qui avait séduit sa jeunesse. Il le trouvera vêtu comme un pauvre, au milieu de tableaux décrochés et épars sur les meubles, accusant l’univers entier de trahison, et menaçant Ponsard de cesser de le tutoyer, si Ponsard commettait l’infamie d’entrer au Sénat : « Tout cela, conclut l’auteur de Dalila, me causait un peu de sourire, un peu d’ennui, un peu de pitié. Enfin, je me suis sauvé après une longue et dernière séance sur l’escalier. »

L’oncle et le neveu Bocage avaient exercé une grande influence sur Octave Feuillet débutant, mais ni l’un ni l’autre ne l’avaient aidé à se découvrir. Au contraire, ils avaient tous deux contribué à l’égarer sur ces chemins du lyrisme et du romantisme où la jeunesse volontiers s’engage d’elle-même et qui ne le conduisaient pas dans l’art à son domaine particulier. Cependant il leur sera toujours reconnaissant d’avoir paré de leurs illusions ses années d’apprentissage. C’est alors, — après les échecs réitérés de la collaboration Octave Feuillet -Paul Bocage, — que se posa pour lui un grave cas de conscience : il allait se montrer, en le tranchant, le premier de ses héros futurs qui préfèrent l’honneur à toutes choses.

Son père, rongé de goutte, vieillissait dans l’hôtel morose de la rue Torteron à Saint-Lô, sans cet appui quotidien qui réconforte et maintient un malade. Eugène et Octave, tous deux à Paris, tinrent conseil. Il leur apparut que l’un d’eux avait le devoir de rentrer au foyer paternel. Mais lequel ? Eugène, entré au ministère des Finances, suivait une carrière sûre. Il ne pouvait donner sa démission sans compromettre tout son avenir. Octave, au contraire, pouvait travailler en province, et même en des conditions plus paisibles, moins difficiles. Oui, mais n’était-ce pas renoncer au théâtre, se faire oublier, se placer de soi-même en dehors de ces circonstances et de ces relations qui favorisent le succès et permettent d’en tirer parti ? Sans doute le jeune auteur dramatique ne se décida-t-il pas sans un profond déchirement intérieur, et sans doute aussi s’exagéra-t-il le sacrifice qu’il accomplissait et les obstacles qu’il croyait dresser devant sa vocation d’écrivain. Comme son Philippe de Boisvillers, il revint au pays natal et comme lui il s’en trouva bien.


II — LE FRÈRE AÎNÉ D’OCTAVE FEUILLET

Il s’en trouva bien, parce que, délivré de toute collaboration et de toute défroque historique, rendu à lui-même dans le calme de la petite ville, il sut cultiver son jardin et trouver ses limites. Il découvrit la poésie de la vie simple, le lyrisme du train ordinaire, la vanité des fausses passions, les profondeurs des sentiments naturels, la beauté de l’honneur. Sur ces nouveaux thèmes il va broder les plus fines et les plus délicates variations. Le monde qu’il voit en Normandie, — monde alors très brillant, très entiché de sa noblesse, avide de réceptions, de fêtes, de chasses et des plaisirs plus secrets qui se dissimulent sous ces apparences, — le préparera à l’étude du monde plus raffiné de Paris et de la Cour dont il sera un jour l’historien. Il ne sait pas en rentrant chez lui, dans le maussade logis où l’attend un vieillard attristé et impérieux, d’ailleurs généreux et de grand cœur, tout ce qu’il gagne à ce retour. Les dix années qu’il y passera, — de 1849 à 1858 à peu près, c’est-à-dire de 28 à 38 ans, — seront parmi les plus fécondes de son existence d’écrivain, celles qui lui donneront sa manière et sa maîtrise. Dans le roman, elles le conduiront de Bellah au Roman d’un jeune homme pauvre, et peut-être même, demeuré à Paris, pris dans l’engrenage du théâtre, ne fùt-il jamais venu au roman, quand il doit à ses romans sa vraie gloire. Il prendra dans la Revue la place laissée vacante, — si vite, — par Alfred de Musset qui, en peu d’années, entre 1833 et 1837, y avait donné presque toute l’admirable série de ses Comédies et Proverbes. Sans l’égaler certes, il y publiera à son tour le Pour et le Contre (1er juillet 1849), la Partie de dames (15 juin 1850), l’Ermitage (15 septembre 1851), le Cheveu blanc (1er mai 1853), Dalila (1er septembre 1853), la Fée (15 avril 1854), etc. Et comme Philippe de Boisvillers encore, il épousera sa cousine.

J’imagine qu’il a pensé, sans nous le révéler, à sa fiancée en traçant le portrait de Jeanne de la Roche-Ermel dans les Amours de Philippe. Cette jeune fille gaie, vaillante, qui n’a pas peur de la vie, qui la regarde bien en face, même si elle doit se mesurer avec la passion et toutes les tentations coupables, n’est pas sans ressembler à cette charmante et rieuse Valérie Dubois qui devait plus tard évoquer avec tant de gentillesse et de bonne humeur son enfance et sa jeunesse dans son livre de souvenirs. Elle avait dix ou onze ans de moins que lui : il l’avait vue toute petite fille dans cette maison ensoleillée de la ville haute, sur la place des Beaux-Regards, d’où l’on découvre un horizon de bois, de verdure et d’eau. Qui sait ? peut-être lui apparaissait-elle de loin, quand il menait à Paris sa vie aventureuse, comme son bonheur futur. Et cependant il allait commencer par lui imposer, à elle aussi, un sacrifice. Car, pour cette enfant de dix-neuf ans, épouser Octave Feuillet, déjà connu, auteur dramatique joué, sinon réputé, collaborateur de la Revue des Deux Mondes, c’était mener la vie de Paris, — les restaurants, les théâtres, le monde. Son imagination d’enfant brodait là-dessus. Or, il lui annonça qu’ils s’installeraient à Saint-Lô, dans le triste hôtel de la rue Torteron, auprès d’un malade. Elle l’aimait, elle accepta. Quant à croire que ce fut sans regret, elle ne le dit pas, ou plutôt elle le dit en riant. Mme Octave Feuillet a toujours goûté la vie de société : on le voit bien dans ses Mémoires : elle prenait plus de plaisir aux fêtes impériales des Tuileries, de Compiègne et de Fontainebleau que son mari, toujours un peu amoureux de solitude. Car ce grand peintre du monde n’aimait le monde qu’en passant, juste le temps d’y prendre ses modèles.

La vie, rue Torteron, ne fut pas très gaie. Ou plutôt, la jeunesse de Valérie en fit toute la joie. La jeunesse de Valérie, et le travail, et aussi la naissance d’un petit André, puis d’un petit Jacques. Jamais Octave ne travailla mieux. Il y oubliait l’éloignement de Paris. Et il lisait ses ouvrages, à peine achevés, à sa femme et à sa romanesque belle-mère, dans son cabinet écarté et matelassé. Parfois les lectures étaient troublées par les appels exigeants du malade.

Avait-il renoncé à faire jouer les comédies et proverbes qu’il envoyait à la Revue ? Quand un auteur dramatique renonça-t-il à être joué ? Il avait les yeux sans cesse tournés vers Paris. Mais il avait la chance d’y voir son double.

Son frère aîné, Eugène, resté sur place, l’y remplaçait, et avec quel dévouement et quel prodigieux savoir-faire ! On sait que dans la collaboration Erckmann-Chatrian, Erckmann faisait les romans et les pièces et Chatrian les commissions. Chatrian plaçait les manuscrits, visitait les directeurs de revues et les directeurs de théâtres, choisissait les acteurs, dirigeait les répétitions, organisait la claque, secouait la presse et touchait les fonds, qu’il partageait. Il y a ainsi toute une série d’ouvrages d’Octave Feuillet, le Pour et le Contre, la Crise, Péril en la demeure, le Village, Dalila, qui pourraient à ce compte être signés : Octave et Eugène Feuillet. Car Eugène en fut l’imprésario, le metteur en scène, l’agent de propagande, et le caissier. Mais il ne retenait rien pour lui-même, sauf ses frais dont il tenait un compte exact et minutieux qu’il faisait approuver à Octave. Et il mettait au courant le reclus de la rue Torteron de toutes ses démarches, de tous ses faits et gestes. Il le mettait au courant par le moyen d’une correspondance qui fourmille de détails pittoresques et plaisants. Cette correspondance, que je vais dépouiller, va nous permettre d’assister à toute une série de représentations, d’y assister, mais des coulisses mêmes, et de connaître par le menu les premiers véritables succès dramatiques d’Octave Feuillet.

Eugène avait donc deux ans de plus qu’Octave. Avant le retour de celui-ci à Saint-Lô, les deux frères ne s’étaient jamais quittés : ils avaient suivi les mêmes cours, soit au collège communal des Beaux-Regards, soit à Louis-le-Grand, et ils avaient partagé la même vie de demi-bohême avec Paul Bocage, le peintre Philippoteaux et la jeunesse dorée de ce temps. Pendant leurs vacances à Saint-Lô, ils se promenaient ensemble dans les chemins creux des coteaux normands ou sur les bords de la Vire, Enfin, ils étaient encore unis dans une même affection profonde pour leur père, dont ils connaissaient la haute valeur et que le mal physique terrassait. Quand Octave accepta de rentrer au pays natal par dévouement filial, Eugène lui fit la promesse que sa carrière n’en souffrirait pas. Nous verrons comme il tint parole.

Non seulement il était l’aîné, mais il avait en partage une santé plus vigoureuse, un caractère mieux équilibré. Le cadet était impressionnable et sensible et le fut toujours. Le grand frère le rassurait, le protégeait. Cet Eugène était un beau garçon très élégant, aux manières aimables, d’une rare délicatesse. J’ai sous les yeux une miniature qui le représente avec de superbes cheveux bouclés, une barbe fine, des yeux rêveurs et spirituels ensemble, le nez bien dessiné. Un portrait d’Octave, à peu près de la même époque, nous montre un jeune homme non moins élégant, mais plus mince, plus frêle, plus délicat : le front lumineux est pourtant plus beau. Eugène, je l’ai dit, avait en partage toute sorte de dons, mais c’étaient de ces dons qui font le succès dans le monde, dons de virtuose, de charmeur, d’improvisateur, non point dons de créateur. Il avait par surcroît, — ce qui est plus rare, — un sens exact des proportions, un clair et judicieux bon sens. Il eut la sagesse de reconnaître que le grand homme futur, c’était son cadet. Et lui, si brillant, si bien doué, si fêté, lui l’aîné, se mit carrément au second rang, accepta de servir la renommée, puis la gloire d’Octave, de la frotter chaque matin, de la faire reluire, de l’imposer à Paris toute resplendissante.

Je ne sais s’il y a beaucoup d’exemples d’un tel dévouement, d’une telle amitié fraternelle. Sur l’intelligence et la finesse d’Eugène, sur sa valeur littéraire même, les lettres auxquelles je ferai des emprunts ne laissent aucun doute. Or il s’oublie totalement lui-même. Jamais le moindre retour en arrière. Bien plus, il ne se contente pas de remplacer à Paris son frère absent. A distance, il l’excite, il l’exalte ou il le console, et sans cesse il lui redonne cette confiance en soi qu’Octave perdait si aisément. Il ne s’adresse pas qu’à lui, il secoue toute la maisonnée de la rue Torteron pour qu’elle entoure et acclame le héros de la famille, il écrit à Valérie qu’il tutoie pour qu’elle rassure et tranquillise Octave. Il fait le cercle de famille autour d’Octave et, quand les nerfs de celui-ci leur jouent des tours, il est le premier à les excuser, afin qu’il n’y ait jamais entre eux de malentendus. En vérité. Octave Feuillet eut là une perfection de frère aîné.

Bellah commence à la Revue le 1er mars 1850. Octave n’a pas reçu le numéro et se lamente. Eugène le conjure de ne pas se faire de mauvais sang sans motifs réels et le complimente de cette première partie qu’il déclare superbe. Sans cesse il remonte le moral de la vieille maison de Saint-Lô : « Quant à mes lettres, écrit-il à Valérie, à moi qui suis seul, je vous prie de les considérer toujours comme vous étant adressées à tous, quel que soit celui dont elle porte le nom. Peu d’instants se passent sans que je songe à vous, mais, quand je vous écris, vous êtes tous là » Ses lettres apportent l’air de Paris : on les lit, on les relit, surtout Octave, mais Valérie a sa bonne part des gentillesses fraternelles : « Je t’assure, lui dit-il encore, que de jour en jour je me félicite davantage d’avoir une sœur comme toi. Et je le dis tout haut, et je le dis à tout venant, si bien qu’il serait absurde que tu fusses la seule à qui je ne le chantasse pas un brin aussi. Je te le dis donc. Et plus je m’en félicite, plus je t’aime, et plus je t’aime, plus je m’en félicite... » Il sait bien que la jeune femme donne à Octave le courage de vivre et écrire loin de Paris, dans le voisinage quotidien d’un malade difficile et despotique. « Entortillez bien les nerfs d’Octave, lui recommande-t-il, de votre douce et tendre bonté. »

Un soir d’hiver (février 1855) il vient de relire Péril en la demeure qui va être prochainement joué à la Comédie-française, qui serait prochainement joué si Octave consentait à une légère modification, et il écrit à son frère :


« Chut ! — Pss — Paris est endormi sous la neige. On n’entend plus rien. Les voitures ne roulent plus : les chevaux glissent et tombent : celles qui roulent, on ne les entend pas. Les hommes ne sortent pas. Ceux qui sortent ne parlent pas : leurs cache-nez les étouffent. Chut ! Paris est endormi sous la neige. Quelle occasion, mon cher Octave, pour dire un secret, un doux secret ! Comprends-tu cela ? Le silence dans Paris ! Je n’ai vu cela qu’en juin 1848. C’est à toi que je veux dire ce secret, dans le silence de Paris, et pour te le dire, je suis venu m’établir tout près du Théâtre-Français, le seul confident que nous puissions avoir : tu as fait un chef-d’œuvre, mon cher Octave.

« Ç’a été mon idée quand j’ai lu ta pièce d’un bouta l’autre. Ç’a été l’idée de tous ceux à qui je l’ai lue ensuite. C’est l’idée de Régnier et de Mme Allan.

« Mais ta lettre, ta dernière lettre, charmante d’ailleurs, est tout simplement absurde du point de vue de tes impatiences, de ton jugement sur les gens qui t’aiment et t admirent par-dessus tout. Tu es donc tout à fait gâté en vérité : jeté l’ai toujours dit. Si tu avais éprouvé échec sur échec, si tu t’étais constamment trompé sur celles de tes œuvres que tu croyais bonnes, si tu n’avais jamais eu un succès, je comprendrais tes doutes, tes inquiétudes et les coups de poignard que tu dois au facteur. Mais rien de tout cela. Autant d’œuvres, autant de succès. Autant de tentatives, autant de réussites. Tes doutes sont de l’ingratitude, tes récriminations de ne pas changer un iota pour compléter une œuvre pareille à ta dernière comédie, seraient de la folie. Vlan, tant pis !... »


Quel diplomate ! Comment n’obtiendrait-il pas d’Octave ce que personne encore n’en a pu obtenir : ce changement qui perfectionnera Péril en la demeure et assurera son triomphe ? Il le flatte, il le caresse, il le cajole, et, quand il l’a ainsi amadoué et mis au point, il formule la demande. La maison de la rue Torteron est étroitement reliée par ses lettres à tout ce qui se passe à Paris, ou du moins à tout ce qui, à Paris, intéresse Octave. Cet habile homme a le cœur le plus tendre. Le voilà tout heureux parce que Valérie lui a écrit que ses lettres faisaient du bien à Octave : « Tu me dis, ma chère amie, que mes lettres donnent un moment de bonheur, de repos à Octave. Que je voudrais donc pouvoir allonger mes lettres pour accroître la durée de ce moment-là !... » Il écrit à bâtons rompus, et fort gentiment, mais il écrit sans arrêt. Et même il se plaint qu’on le néglige. Il se plaint de toute la maison qui n’écrit pas, ou pas assez, sauf d’Octave qui a tous les droits s’il travaille. Mais ces plaintes même sont aimables et il ajoute : « Je n’imagine pas qu’on puisse être mieux monté que moi en famille. »

Ses lettres portent presque toutes l’en-tête du ministère des Finances, sauf celles qui sont écrites en hâte au café après des premières représentations. Seul, un employé de ministère pouvait en écrire de si longues. Et quelquefois il ajoute un post-scriptum quand il a noirci plusieurs feuilles ou qu’il a fait dans sa journée force courses utiles à Octave : « Je termine, ma chère petite Valérie, car il faut que je gagne un peu l’argent de l’administration qui m’emploie. » Ailleurs : « Je ne sais pas pourquoi on ne me met pas à la porte du ministère. C’est probablement parce que je suis presque toujours absent. »

La correspondance d’Eugène Feuillet avec Saint-Lô va de 1850 à 1858, c’est-à-dire du retour d’Octave au pays natal jusqu’à son retour à Paris après la mort de leur père. Il remplace l’absent au théâtre, à la Revue des Deux Mondes et chez l’éditeur Michel Lévy. Il accentue les succès et atténue les ennuis et les difficultés. Quand son frère revint, l’ancienne intimité reprit instantanément. Elle n’avait, de fait, jamais cessé. Il continua sa carrière sans aucune ambition personnelle, beaucoup plus intéressé par celle d’Octave, ne quitta jamais Paris qu’il adorait, sauf pour Charenton où il fut nommé percepteur, prit sa retraite en 1878 et se retira à Champigny où il mourut en 1891, un an après Octave, et peut-être du chagrin de sa mort. Il fut un modèle d’amour fraternel.


III. — LE POUR ET LE CONTRE

Le Pour et le Contre est un proverbe que la Revue avait publié dans son numéro du 1er juillet 1849. Buloz retrouvait avec Octave Feuillet la veine des comédies de Musset. Et de même que le Caprice, Il ne faut jurer de rien, les Caprices de Marianne avaient passé de la lecture au théâtre, les scènes et proverbes de Feuillet allaient, à tour de rôle, sous l’impulsion vigilante d’Eugène, affronter les feux de la rampe.

La Révolution de 1848 n’avait pas troublé longtemps la vie parisienne, et le coup d’Etat du 2 décembre 1851 pas davantage, à en juger par les lettres d’Eugène Feuillet qui envoie à Saint-Lô ces notes datées du 5 décembre :

« Je crois que tout est fini. On le dit généralement, et ce que j’ai vu de Paris aujourd’hui semble indiquer qu’on ne se trompe pas. Du reste, en voilà bien assez comme cela : on ne peut rien imaginer de plus affligeant que ces batailles dans les rues. Et habiter Paris, en ces jours où retentissent d’instant en instant les bruits du canon et de la fusillade, donne une surexcitation, une fièvre résultant de la tension des nerfs, qui empêche de dormir. Cette insomnie m’a permis de juger que jamais la rue de Chabrol et ses environs n’avaient été plus tranquilles la nuit, mais la tranquillité extrême a dans ces circonstances elles-mêmes quelque chose d’agaçant. Enfin, lorsqu’à l’aube j’ai entendu le pavé retentir du bruit de quelques voitures, j’ai éprouvé une véritable satisfaction, car hier soir, au train dont les choses allaient, on pouvait bien supposer que Paris serait, ce matin, hérissé de barricades. Il n’en est rien. Dieu merci, et je suis venu au ministère sans rencontrer d’obstacles... »

Et plus loin : « Le calme partout : les ouvriers travaillent comme à l’ordinaire. »

Au théâtre, le drame romantique agonisait, malgré les reprises de Richard Darlington, d’Antony et de Chatterton. Victor Hugo, exilé volontaire, n’était plus là pour prolonger son existence. Ponsard reprenait l’offensive et Rachel, la géniale Rachel assurait le retour triomphal de la tragédie classique. Dans la comédie, Scribe régnait encore, prodigieusement habile, maître dans l’art de tirer les ficelles de ses pantins : Bertrand et Raton réussissait Ji merveille et Adrienne Lecouvreur en collaboration avec Legouvé. Mais on voyait poindre à l’horizon des astres nouveaux, Emile Augier et Dumas fils, qui allaient renouveler l’art dramatique, l’un en le rapprochant de l’observation réelle, l’autre en le pliant à la critique sociale. Auprès d’eux, avec plus de poésie intime et moins de vigueur, allait se ranger Octave Feuillet.

Parmi les grands comédiens et les comédiennes en renom, on citait le vieux Bocage, pareil à un général qui n’accepte pas la retraite, Samson, Régnier, Dressant, au Théâtre-Français, Lafontaine, Got, Delaunay qui débutaient, Rachel orageuse et sublime, les deux Brohan, Augustine et Madeleine, l’une plus fine et spirituelle, l’autre plus mesurée et clairvoyante, MmeAllan inimitable dans les rôles de mère, et Nathalie et la charmante Rose Chéri qui avait épousé Montigny, le directeur du Gymnase, et tant d’autres qu’il faudrait citer, s’il s’agissait de dresser le bilan des spectacles au commencement du Second Empire. Quant à la critique, elle exerçait ses fonctions avec une autorité et un manque de complaisance qui sont aujourd’hui fort atténués. Dans un amusant ouvrage, les Premières représentations célèbres [3], Charles Monselet qui, lui-même, se montrait assez méchant et hargneux, nous trace ce tableau du tout-Paris de 18o7 : « Voici les zélés : un pince-nez se montre, pré- cédant un personnage de petite taille, M. Jules de Prémaray, l’homme d’esprit de la Patrie : il est suivi par M. d’Avrigny qui représente l’Assemblée Nationale. M. Jouvin, dont la myopie a fait oublier celle de M. Paul Foucher, se heurte à tout le monde en cherchant sa stalle, et fait ses excuses à son beau-père qu’il ne reconnaît pas. Un peu raide, mais souriant et vêtu avec recherche, c’est M. de Calonne, un grand nom à la tête de la Revue contemporaine. M. Fiorentino est trop vaste pour se contenter d’un fauteuil d’orchestre, il remplit la loge du Constitutionnel et sourit débonnairement, en découvrant une double rangée de dents blanches au fond d’une barbe plus noire que l’Erèbe. M. Paul de Saint-Victor, fin et attentif, écoute une jeune dame assise à côté de lui, et qui parle comme un feuilleton, après avoir autrefois parlé comme un vaudeville... » Il faudrait ajouter à cette liste incomplète Gustave Planche, Albéric Second, Edouard Thierry, Armand de Pontmartin et Emile Montégut, et le plus illustre de tous, Théophile Gautier, et le plus bruyant, Jules Janin, le prédécesseur de Jules Lemaître et de M. Henry Bidou aux Débats, qui ne peut rester au spectacle jusqu’à la fin, car « il va jouer aux dominos, et il rentrera chez lui parlant latin et se moquant de sa goutte. »

Les couloirs n’ont guère changé. Mais en ce temps-là c’était au foyer que se réunissaient les journalistes, « les quotidiens, les bi-hebdomadaires, les hebdomadaires, les mensuels, le Tintamarre et la Revue des Deux Mondes : cohue, poignées de mains, brouhaha, intérêts, défiances, promesses, jugements contenus, mots d’ordre pris et oubliés, recommandations et présentations, des rires, quelquefois des colères, un mot préparé et qui avorte, un mot involontaire et qui fait fortune, les regrets et les comparaisons, le comédien qu’on invente et celui qu’on enterre, la figurante d’hier dont on fait le premier sujet de demain... »

C’est dans ce milieu difficile de directeurs, de comédiens et de critiques qu’il fallait naviguer. Dès les premières lettres, Eugène Feuillet se révèle un nautonier de premier ordre. Il s’était fait la main sur les directeurs de revues et de journaux, n’ayant pas craint d’affronter à la Revue le terrible Buloz en personne, et même son caissier, muet et impassible comme un gardien du sérail. Il a le pied parisien. Ainsi voit-il, d’un coup d’œil sûr, quel appui représente le monde pour le lancement d’un jeune auteur. Le Gymnase tarde à jouer le Pour et le Contre : la princesse Gagarine fait jouer chez elle cette bluette et se réserve le principal rôle. Il envoie la nouvelle à Saint-Lô comme un bulletin de victoire, donne la répartition des rôles (le marquis : M. de Humboldt : la marquise : princesse Gagarine : un domestique : prince Boris Kourakin), copie des passages flatteurs du Paris, le journal de Gavarni, et cite, comme une gazette, les principaux auditeurs : la princesse Mathilde qui déjà s’intéresse à Octave Feuillet, la marquise d’Adda, la princesse de Bauffremont, la duchesse de La Rochefoucauld, la duchesse de Maillé, la duchesse d’Estrée, et les Noailles, et les Castellane, et les Jumillac, et les Rohan, et les Richelieu, etc. « Je regarde, conclut-il, cette représentation comme une réclame pour le Gymnase qui les économise un peu... » Après quoi il raconte à son frère le duel Augier-Monselet. Charles Monselet, à propos de Philiberte, avait écrit cette phrase désobligeante : « M. Augier, qui a su mériter le prix Montyon, saurait aussi, nous n’en doutons pas, moyennant une prime suffisante, faire une Dame aux Camélias. » Ce Monselet qui, dans ses vers, nous apparaît aujourd’hui comme un précurseur de Raoul Ponchon, d’une verve copieuse et savoureuse et d’une humeur folâtre, était dans sa prose volontiers perfide et pointu. Nous le retrouverons à propos de Dalila.

Le Gymnase s’obstinant à retarder la représentation de le Pour et le Contre, Eugène fait donner la garde. Il appelle à Paris Octave qui amène avec lui sa jeune femme, enchantée du voyage. Et c’est Eugène qui se charge de donner à son père des nouvelles du jeune ménage, s’efforçant de faire prendre patience au malade en lui montrant l’utilité des démarches et des relations :


« S’en sont-ils donné, s’en donnent-ils ! et cela avec leurs mines perpétuellement fraîches et roses. Octave comme sa femme. Qu’il vienne donc me parler de sa mauvaise santé !... Figure-toi qu’ils n’ont encore passé qu’un jour sans aller au théâtre, et toujours gratuitement, sauf une ou deux fois. Ma foi, au bout de quelques jours, moi qui ne puis faire la grasse matinée, j’ai donné ma démission de cavalier servant et je ne les accompagne plus que de temps à autre. Ce serait à me faire prendre le théâtre en grippe. Heureusement, l’hiver se présente bien pour me le faire aimer plus que jamais, puisqu’il ne se passera décidément pas sans qu’on joue deux ou trois pièces d’Octave. D’abord le Pour et le Contre : c’est sur puisqu’il y a déjà eu une répétition hier. Octave a été enchanté de Rose Chéri, moins de Dupuis qui lui a pourtant paru intelligent et docile. Et comme Montigny est lui-même très habile à diriger son acteur chéri, on peut croire que cela marchera bien. Cette première lecture a paru froide à Octave, mais cela ne peut être chaud devant personne. La Crise passera ensuite bien certainement, soit au Gymnase, soit au Théâtre-Français où Octave la porterait, si le bruit que l’on fait courir de la grossesse de Rose Chéri venait à prendre des dimensions non équivoques au moment où il s’agirait de monter la pièce... »

Voilà Saint-Lô au courant des espérances de Rose Chéri ! Et pour préparer l’avenir, il expédie Octave chez Camille Doucet, chef du bureau des théâtres au ministère d’État, avec la Crise sous le bras, afin de ménager à son frère l’accès de la Comédie-Française où il pressent bien que sa place est marquée. Avec un machiavélisme incroyable, il s’arrange pour que le Gymnase sache que la Comédie-Française souhaiterait de jouer la Crise, et du coup le Gymnase s’engage à la monter dans un délai rapproché.

Octave et sa femme sont arrivés à Paris au mois de septembre (1853). Ils n’y attendent pas la répétition générale, cependant imminente, de le Pour et le Contre. Quel étrange auteur dramatique qui s’en va se terrer à Saint-Lô pendant qu’on le répète et le joue ! Mais qu’a-t-il besoin d’être là puisque son double reste sur place ? Ce double a bien failli le suivre en province. Eugène, en effet, et Paul Bocage ont accompagné le jeune ménage jusqu’à Mantes-la-Jolie. On ne pouvait se séparer. Enfin on se sépara sur un petit verre de rhum dont Eugène vante la recette à son frère pour lui dégager la tête qu’il a trop portée à se faire du souci. Ces souvenirs remplissent la première lettre qu’il adresse à Octave après son départ : « Depuis six semaines j’étais en famille, mon cher Octave. Vous voilà partis ! malgré mes amis, malgré mon activité, c’est bien grand et bien vide autour de moi... » Et revenant sur la séparation de Mantes, il raconte à son frère comment il a passé la soirée avec Paul Bocage à écouter vibrer sous le vent, comme des harpes éoliennes, les poteaux télégraphiques :


« Après vous avoir quittés, nous sommes allés, Paul et moi, nous promener sur la route au clair de la lune. Tu te rappelles le temps qu’il faisait. Cela a bien changé depuis ! C’était une vraie nuit de poète. Toi qui l’es, j’aurais voulu que tu fusses encore avec nous, quand tout à coup, au milieu de ce grand silence dont on jouit si bien quand on vient de quitter Paris, nous avons entendu, arrivant, nous ne savions d’où, une musique étrange, mais douce et harmonieuse au possible. Elle semblait apportée de bien loin, par la brise et se mêlait à ses parfums. Jamais je n’avais rien entendu de semblable. Je m’arrête tout court, et je dis à Paul : écoutez donc ! — Oh ! c’est étonnant ! c’est étonnant ! N’est-ce pas ? Mais est-ce qu’il ne vous semble pas que cela manquait à cette nuit pour la faire complète ? C’est ravissant. — Mais qu’est-ce que cela peut être ? — Mon cher, pour moi, lui dis-je, je n’ai jamais entendu de harpe éolienne, mais voilà l’effet que je me suis toujours imaginé qu’elles doivent produire. Et je voudrais en avoir une, si c’est là leur musique. — Une femme blanche, appuyée sur une grande harpe d’ivoire, argentée par les rayons de la lune, au milieu du brouillard transparent, nous eût apparu tout à coup, au versant du coteau, qu’en vérité cela ne nous eût pas surpris. — Mais qu’est-ce que c’est donc ? Sont-ce des insectes nocturnes ? Est-ce notre étrange cocher qui pincerait de la lyre, par là dans un coin ? — Enfin, je découvre le siège de cette harmonie céleste : c’est le Télégraphe électrique. — Tu verras qu’un jour on fera de cela une grande musique continue, tout autour de la terre, les quatre ou cinq cordes de métal tendues sur des ronds de porcelaine qui font chevalet, vibrent à l’air du soir. Et pour peu qu’elles se trouvent accordées en tierces ou en quintes comme celles qui nous ont tant fait de plaisir, voilà un magnifique instrument. — A partir du moment de cette découverte, nous nous arrêtions au pied de chaque poteau pour écouter. Le poteau vibre lui-même d’une manière très sensible. »


Enfin, le Pour et le Contre est représenté au Gymnase (24 octobre 1853). Il inaugure la nouvelle manière d’Octave Feuillet, auteur dramatique : une moralité ou une observation d’ordre général enclose dans un petit drame intime. Cette moralité d’ordre général, c’est l’égalité de l’homme et de la femme dans la fidélité à la foi conjugale. Comme on le voit, c’est l’idée même de Francillon. Deux personnages seulement : le marquis et la marquise. « Ainsi, dira la Marquise à son époux qui s’apprête à la tromper, vous n’oseriez en honneur violer les conventions arrêtées entre vous et votre valet de chambre, mais la foi jurée à votre femme, l’échange de serments faits entre elle et vous au pied de l’autel, à la bonne heure celai » Elle ne se contente même pas de ce beau raisonnement, elle veut encore que l’homme soit responsable des fautes de sa femme : « Avouez, ajoute-t-elle, que le plus souvent vous placez votre femme dans l’alternative de vous tromper ou de mourir d’ennui. Une vertu, si solide qu’on la suppose, a besoin de quelque encouragement et d’un peu de soutien : vous lui refusez l’un et l’autre. » Comme on le voit. Octave Feuillet se fait le champion de la femme dans le monde. N’est-elle pas toute soumise à son cœur ? Donnez-lui l’amour, et elle sera prête à tous les sacrifices. Dumas fils et Paul Hervieu, tour à tour, prendront le même parti. Il faut en convenir : au théâtre, le mari est d’habitude un personnage moins sympathique que sa femme. Il faut que celle-ci soit une terrible coquine pour lui restituer l’amitié d’une salle de spectacle. Je me hâte d’ajouter que le marquis ne manque pas de se rendre aux bonnes raisons de la marquise, laquelle, il est vrai, défait devant lui son admirable chevelure, et que même, renonçant à rejoindre la coquette Mme de Rioja qui l’attend, il s’apprête à reconduire sa femme jusque chez elle. — Êtes-vous en état de grâce ! lui demande-t-elle avant d’y consentir. Ou plutôt, lui demandait-elle. Car le Pour et le Contre eut maille à partir avec la censure. C’est ce que raconte Eugène à Octave dans la lettre que voici, écrite le lendemain de la première :


« Ah ! ah ! mon cher ami, voilà qui est fait ! et bien fait ! C’est passé, et bien passé. Je t’avais dit que cela devait être lundi, — ç’a été en effet pour lundi. — C’était hier au soir !

« Dois-je te dire d’abord que le succès a été celui que j’attendais ! — ou commencer par les embarras ? — Bah ! je vais procéder par ordre.

« Je t’ai annoncé l’autre jour que j’avais assisté à une répétition dont j’avais été enchanté. Mais ce que je me suis bien gardé de t’annoncer, c’est qu’à cette même répétition, Montigny m’avait appris que la chatouilleuse censure avait fait demander l’auteur le matin, qu’il ne pouvait s’imaginer ce qu’elle trouvait de répréhensible dans le Pour et le Contre, que ça l’ennuyait un peu, et que nous allions encore voir à cette répétition s’il y avait en effet quelque chose qui put l’irriter. Je n’ai pas trouvé, quant à moi, qu’il y eût de quoi émouvoir une sensitive, et j’aurais donné le prix Montyon bien volontiers à l’auteur sans que Montigny y eût trouvé à redire. Cependant, en pesant bien les mots, il m’a semblé, au passage, que dame Censure qui est bien plus sensible que la sensitive, oui, pourrait trouver révoltant que l’on appelât les savants des bêtes sans fluide. Et plus loin, il a semblé à Montigny comme à moi, que la même dame pourrait trouver très immoral qu’un mari rentrât avec sa femme dans sa chambre à coucher. — Si c’était un amant, à la bonne heure ! Cela se voit tous les jours au théâtre, et la Censure n’y trouve rien à dire. Mais un mari et sa femme ! C’est une infamie ! — En état de grâce ! dans la situation et dans le ton où il était dit, nous avait semblé le plus scabreux de tout. J’ai demandé à Montigny s’il voulait que j’allasse à la Censure. Il m’a dit qu’il y enverrait Monval, et que le soir, il me rendrait compte de ce qui se serait passé. J’ai attendu le soir impatiemment. Crac ! voilà qu’au moment de jouer le Pressoir, Le Sueur tombe malade. La première pièce était jouée qu’on ne savait pas encore comment faire, et ce qu’on ferait avaler au public à la place de ce qu’il venait voir. On court après des acteurs pour jouer Philiberte, le public s’impatiente. On lui dit qu’il peut s’en aller s’il veut, qu’on lui donnera des contremarques pour voir le Pressoir, quand on pourra le jouer. Tout est sens dessus dessous. Pas moyen de parler à ces messieurs. Je m’en vais sans rien savoir. J’ai passé une mauvaise nuit. Le lendemain, j’y retourne. Ces messieurs n’y sont pas. J’ai passé une nuit détestable. Enfin dimanche, j’ai flâné deux heures et demi devant le théâtre, attendant quelqu’un à qui je pusse m’adresser. Voilà Dupuis qui arrive à midi. Je saute dessus, le questionne. Et j’apprends que c’est à la fin que la Censure s’est adressée, qu’elle ne veut pas que le mari s’en aille avec sa femme dans la chambre à coucher. J’en étais sûr. Qu’il ne faut pas que la femme lui demande s’il est en état de grâce, qu’il ne faut pas non plus qu’elle lui dise : Venez en paix et ne péchez plus, que ce sont des paroles de l’Evangile, et qu’elles doivent être respectées. Il faut, de plus, pour sauver ce que la situation a de scabreux, il faut absolument que le Marquis appelle la Marquise : Ma chère femme, au moins une fois. N’est-ce pas gentil ? C’est qu’il n’y a pas à flûter, comme dit Dupuis : il faut en passer par là Mais comment a-t-on arrangé cela ? Montigny a demandé à Janin de remplacer les mots qu’on supprimait, et de placer : ma chère femme. C’est fait, ah ! cela ne va pas trop mal. Et nous jouons demain. — Mais vraiment cela ne va pas trop mal ? — Non, vous verrez ! Allons, tant mieux. Alors, je suis bien aise de n’avoir pas prévenu Octave, il aurait été dans le cas de tout arrêter ! Oh ! ah mais !

« Le soir, j’ai trouvé chez le Portier les billets qui m’étaient destinés, et me suis occupé de les placer de la façon la plus avantageuse pour toi.

« Enfin voici le moment. Je passe ma revue : voilà Philippe, Paul, Parfait, Cousin, Froment, Félix, Philippoteaux, Michaux, M. de Montcloux si chaud lui, trois ou quatre dames pour battre du gant blanc sur l’utrecht de la loge, ce qui fait si bien ! Voilà une baignoire d’où vont sortir les murmures flatteurs qui poussent le parterre. C’est très bien cela, quelques chauds amis ne feraient pas mal là-haut à l’amphithéâtre des deuxièmes loges. Voici quelques jeunes camarades du ministère qui vont bien faire l’affaire. Allons, c’est bien, je suis content : allez, la musique ! Mais qu’est-ce que j’aperçois à la galerie ? Oui, c’est bien elle ! C’est Aurélie ! La voilà bien près de son divin époux ! près aussi de sa mère, reconnaissable à son chef branlant ! Je vais leur dire bonjour. Leur témoigner le gré que je leur sais, d’être venus pour favoriser le succès : voilà des bons de plus. Allons ! allez donc la musique ! on joue une pièce de Clairville et Cordier : fameux comme repoussoir ! Voilà Janin dans la baignoire d’avant-scène. Tiens Hetzel-Lévy et Cie. Je lui ai donné deux places pour ses frères, Gaïffe, etc., etc. Le Bourgeois de Paris est fini. La salle est très pleine, on met le tapis, on bouche le trou du souffleur et on abat sa petite machine. Le chef d’orchestre disparait et se met au niveau de ses compagnons. Ils jouent un petit frou-frou. Le rideau se lève. Quel ravissant petit intérieur ! Quel bon feu dans la cheminée ! Quelle jolie créature dans cette belle robe de chambre de damas blanc, je crois ! Ce doit être au moins une marquise, si j’en juge par sa distinction et par le luxe et le confort dont elle est entourée, ces candélabres, ces jardinières remplies de fleurs, ces parfums de femme comme il faut, ce tapis moelleux. Nous ne sommes pas chez un savetier, que je crois. C’est aussi l’avis de la baignoire n° 13, je pense, car j’en entends sortir le murmure flatteur, et le parterre est empoigné. Rose Chéri parle, on n’est plus qu’oreilles. Je remarque que les savants sont restés bêtes, mais on ne parle plus du fluide qu’ils n’ont pas. Encore un coup de ciseau. Le sourire le plus charmant règne sur tous les visages. Et le mot charmant, et le mot ravissant, se promènent de bouche en bouche en attendant les applaudissements répétés que Rose excite quand elle par le du petit enfant gros comme rien qu’elle voudrait avoir à serrer contre son cœur ! Dupuis est superbe ! Ma foi oui ! Il a l’air d’un prince ! Mais il est bon prince ! C’est un charmant garçon ! Une des scènes qui ont fait le plus d’effet est celle avec la petite bonne. Elle est tout à fait gentille, Mlle Bodin ! C’est donc une femme comme ça ! L’Histoire de la Robe ! ont produit une musique délicieuse. Mais comment ont-ils fini ? Ma foi, très bien. Dupuis prend d’abord le flambeau comme il le faisait, et désigne la porte de la chambre à coucher, pendant que Rose lui ouvre l’autre porte, en lui disant un bonsoir qu’elle dit si bien. Puis ils se rapprochent, Dupuis dépose son flambeau. Rose lui demande sur son insistance, si sa conscience ne lui reproche rien ? Ceci remplace l’état de grâce. Le venez en paix, etc., est remplacé par quelque chose comme : allons, je vois dans vos yeux que vous dites vrai et que, etc.. Alors, je crois, Dupuis l’appelle sa chère femme, en lui baisant les mains, puis il lui baise le front pendant que le rideau tombe, au milieu des applaudissements. On les rappelle et un gros bouquet tombe aux pieds de la charmante interprète. J’ai couru au théâtre pour les remercier Je n’ai vu que Dupuis qui se déguisait en vieux pour jouer Philiberte. C’est un garçon qui paraît plein de cœur. J’ai trouvé Montigny sur le théâtre, il m’a paru content. Je lui ai dit tout ce que je pensais de sa femme, et il n’est pas insensible à ces compliments-là »


Trois jours après, Eugène revient sur le triomphe de son frère. La critique a été unanimement élogieuse, mais, au lieu de lui en savoir gré, il en attribue tout le mérite à la pièce. « Hein ! ces messieurs de la critique, si pleins d’eux-mêmes, si dédaigneux pour les autres, se sont-ils assez effacés devant cette chère petite œuvre ! Ces vilains hommes, si durs, si secs, que de miel ils distillent après s’être frottés à cette fleurette ! Et que de cœur ils montrent, ces animaux si féroces et si redoutés ! Paraissent-ils suffisamment apprivoisés par la musique du style et par l’honnêteté des idées de notre cher poète ! Ce sont évidemment les méchants auteurs qui font les critiques méchants. » Il changera d’avis quand la presse sera moins bonne, car il est d’une parfaite partialité. Et il cite toute la troupe énumérée par Monselet : d’Avrigny et Edouard Thierry, Jules de Prémaray et Lireux, et Janin que plus tard il maudira et traitera comme un misérable, n’ayant pour mesure de ses jugements que les succès et les intérêts de son frère, ce qui est un critérium infaillible et commode, et Paul de Saint-Victor dont il cite en exultant la conclusion : « Que cela est fin, précieux, attendri, quel chaste enjouement, quelle insinuante bonté ! Et ce style, un tissu de soie et de lumière ! Il y a là des mots qui vont tout droit se loger dans le cœur et qui y restent et qui le parfument. Le succès a été comme un charme : on se grisait de ce pur langage, on s’extasiait à ces douces pensées. Savez-vous que ce petit proverbe a déjà été joué quelque chose comme cent fois à Saint-Pétersbourg, et n’est-il pas étrange que ce soit le Scythe qui apprenne à l’Athénien où est l’atticisme ? » On reconnait là le lyrisme de Saint-Victor.

Eugène Feuillet découpe et envoie à sa belle-sœur tous les bons articles. Une belle dame lui montre une lettre d’Arsène Houssaye, alors directeur de la Comédie-Française, qui surnomme Octave : Marivaux II. Il n’a de cesse qu’il n’ait obtenu la remise de cette lettre pour l’expédier à Valérie qui la mettra dans sa collection d’autographes Et de fait, la lettre, — inédite, — est jolie et vaut d’être transcrite :


« Chère Madame,

Où est donc Octave Feuillet ? Je l’attends toujours avec la Crise. La porte de la Comédie-Française lui est ouverte à deux battants comme à Marivaux II. Dites-lui donc de votre plus douce voix qu’il est reçu d’avance par cet affreux comité, quel que soit le feuillet qu’il tourne.

A vous,

ARS. HOUSSAYE. »


Eugène s’applaudit d’avoir provoqué le voyage d’Octave à Paris et de l’avoir poussé à laisser jouer le Proverbe avant la Crise. « Il n’est pas possible, déclare-t-il, de frapper un plus grand coup qu’il ne l’a fait avec ce petit instrument. » Et il retourne à la pièce presque chaque soir, trouvant adorable ce public qui applaudit son frère :

« Les mots ont été saisis, hier surtout, de manière à ne plus rien laisser à désirer. J’étais tout seul dans une petite loge qui est sur le théâtre, et je voyais le public de face. C’était charmant à voir. Il comprenait comme un seul homme, et un homme intelligent. Une larme générale a perlé sur son œil à l’idée du petit enfant gros comme rien, que Rose Chéri exprime d’une façon si ravissante... »

Puis il s’occupe de régler la claque, la fleuriste chargée d’envoyer des bouquets à l’interprète, etc..


« Je vous en écris, dit-il, à Saint-Lô, le plus long possible de ci de là par ci par là sur tout, sur rien, sur ceci, sur cela, à tort et à travers, sans rime ni raison. Je tâche de faire en sorte de vous convaincre de ma bonne volonté, et que vous rattrapiez sur la quantité ce que je n’ai pas l’heur de vous fournir en qualité. Et d’ailleurs, dois-je l’avouer ? l’égoïsme du vieux garçon, qui naturellement commence à se faire jour chez moi, me pousse d’une façon irrésistible à vous occuper de moi le plus possible. Pendant qu’ils me liront, ils ne feront pas autre chose... »


On devine avec quel plaisir ces lettres étaient lues en famille dans l’hôtel de la rue Torteron. Et il ne veut pas être remercié, il parle de son égoïsme ! Mais, déjà il s’occupe de préparer d’autres succès plus importants et il rêve de la Légion d’honneur pour son frère cadet.


IV. — LA CRISE

Ce paradoxe d’un auteur dramatique qui compose ses pièces à trois ou quatre cents kilomètres de Paris et qui ne se dérange ni pour les lire aux directeurs, ni pour les faire recevoir, ni pour les faire répéter, ni pour y assister, va se prolonger pendant des années, jusqu’à la représentation de Dalila, jusqu’au jour où la mort de son père rendra à Octave Feuillet une liberté repoussée par son dévouement filial.

La Crise était une de ses premières œuvres. Elle avait paru à la Revue, le 15 octobre 1848. Il avait suffi de peu de chose pour l’adapter à la scène et le Gymnase l’avait reçue. Le succès du Proverbe le Pour et le Contre devait hâter sa représentation. Et de fait elle ne fut jouée que le 7 mars 1854 avec Lafontaine, Dupuis et Rose Chéri. Le sujet est un de ces sujets généraux qui sont assurés de nous intéresser parce qu’ils sont d’une observation courante et contenus dans la vie quotidienne. Toute femme mariée, si honnête soit-elle, traverse une crise vers la trentaine, quelquefois plus tôt, et bien souvent plus tard même, lorsque son mari, absorbé par ses occupations professionnelles, ou ses ambitions, ou ses propres passions, et d’ailleurs l’estimant trop sûre pour douter d’elle, la délaisse, néglige de recourir, pour employer une expression de saint François de Sales, expert à toutes les analyses psychologiques, « à ces menus offices, requis à la conservation de l’amour conjugal. » Balzac avait traité le même thème dans la Femme de trente ans. C’est le thème d’Amoureuse de M. de Porto-Riche, mêlé à celui de la satiété dans l’amour. C’est encore le thème de la Pèlerine écossaise de M. Sacha Guitry : deux époux qui se croient trop certains de leur affection réciproque et ne prennent plus dès lors aucun souci de se plaire l’un à l’autre. Dans la pièce d’Octave Feuillet, Mme de Marsan est au bord de la tentation. Son mari, tout à coup alarmé, supplie son ami, Dessoles, de jouer auprès d’elle le rôle du séducteur, afin de l’avertir à temps. Dessoles se laisse prendre au jeu, mais Juliette de Marsan est bien près d’en faire autant : il faut l’intervention de ses enfants pour la ramener à elle-même. Dans Aimer de M. Paul Géraldy, le souvenir suffit.

Octave Feuillet, cependant, s’impatiente des retards du Gymnase. Car la Crise devait suivre immédiatement le Pour et le Contre. Quelqu’un, à Paris, s’impatiente plus que lui, et c’est son frère Eugène qui s’en va faire des scènes à Montigny, le directeur. Pour un peu, il se ferait accompagner d’un huissier, car enfin, cette pièce, le Théâtre-Français la réclame, et d’ailleurs, n’est-il pas stupide de ne pas profiter du triomphe de le Pour et le Contre ? Mais les théâtres ont leurs mystères qu’il ne faut pas toujours approfondir. Il veut donc retirer le manuscrit. On le lui refuse. Puisqu’on jouera la pièce. — Quand ? — Mais demain. Ou après-demain. — Non, demain. — Eh bien ! soit, demain. On va répéter. Au fait, demain, non. Il faut laisser reposer Rose Chéri. — Alors après-demain... Il est question d’une pièce de Bayard et Scribe, l’Institutrice, et d’une reprise de Diane de Lys. Il ne faut pas qu’elles passent avant la Crise. On le promet à Eugène qui rassure Octave. Rose Chéri, d’ailleurs, est, à son goût, une meilleure interprète que les Brohan, Madeleine et Augustine, à qui sans doute serait confié, — et de préférence à Augustine, plus intelligente, — le rôle de Juliette de Marsan.

Sur ces exquises comédiennes du Second Empire, c’est encore l’avis de ce méchant Monselet que je citerai, car il voit clair, s’il a des œillades assassines. « Le talent de cette belle et agréable personne, écrit-il de Madeleine Brohan, n’est point de ceux qui commandent l’admiration et déchaînent l’enthousiasme. Mme Madeleine Brohan joue bien, dit purement, plaît au regard : mais elle n’a ni cette âpreté ni ce coquinisme auxquels se reconnaissent plus ou moins les actrices de race. Il ne lui arrive jamais de faire craquer ses rôles, d’outrer une situation, d’oublier ses camarades et la scène : l’éventail de Célimène s’ouvre et se déploie harmonieusement dans ses admirables mains blanches : mais n’ayez pas peur qu’il s’y brise, broyé entre deux alexandrins fiévreux de Molière. Est-il bien certain qu’elle soit née pour le théâtre ? Ne semble-t-elle pas plutôt appartenir à cette classe de femmes dont les robes apparaissent sur le perron des châteaux et qui font de leur vie une perpétuelle fête sereine ? Je cherche la passion sur ce visage heureux et je n’y trouve que la grâce. »

Eugène Feuillet, qui est le type de l’amateur de théâtre, est plus sévère. Il l’estime peu intelligente et lui préfère Augustine. Mais Augustine exagère. Son succès l’a grisée. Après s’être donnée à la scène, elle ne pensa plus qu’à elle-même et tint bureau d’esprit : « Des tapissiers furent mandés, assure Charles Monselet : on leur ordonna de remettre à neuf cette chambre bleue d’Arthénice dont la maison natale de la rue Saint-Thomas-du-Louvre semblait provoquer la résurrection... Ce n’eût été rien : mais la femme de lettres se mit en tête de surenchérir sur la comédienne : elle pensa qu’il devait y avoir quelque chose à ajouter à la Rosine de Tartufe, et à la Nicole du Bourgeois gentilhomme : elle s’imagina que Marivaux n’avait peut-être pas expliqué suffisamment la Lisette du Jeu de l’amour et du hasard et qu’un peu de poivre long réveillerait ces créations assoupies. Dès lors, agaçant travail, elle se mit à ponctuer et souligner tous ses rôles, imposant sa trop attentive collaboration aux vivants et aux défunts, jouant tour à tour le Légataire par Regnard et Augustine Brohan, le Mariage de Figaro par Beaumarchais et Augustine Brohan, les Demoiselles de Saint-Cyr par Alexandre Dumas et Augustine Brohan. Sa personnalité se développa outre mesure : ce n’étaient plus des représentations qu’elle donnait, c’étaient des séances : en scène, ses mots et ses répliques étaient tous pour le public : l’interlocuteur ne comptait point. »

Nous avons connu aussi ces collaborations impertinentes, surtout avec les morts qui ne peuvent protester. Cependant Monselet, à la fin du portrait, ajoute des sourires et des grâces et se confond en politesses et salutations. Rose Chéri, elle, avait plus de naturel et moins de façons et d’artifices. C’était une enfant de la balle. Toute petite, elle avait joué à Bourges dans une troupe de famille, de deux familles, la famille Garcin et la famille Chéri. Car son nom de conte de fées était son nom véritable. Elle était une ingénue touchante qui, entrée par la petite porte au Gymnase, y prit bientôt la première place avant qu’elle n’en séduisît le directeur qui l’épousa. Celle-là se donnait à ses rôles. Elle en interpréta de très variés, tour à tour jeune fille, amante, mère. Un temps, elle se montra nerveuse à l’excès. Le critique Jouvin la définissait alors : « Un piano, une fleur, un cri. » Puis elle se domina, élargit sa manière, assouplit merveilleusement son talent. Elle pouvait être parfaite tour à tour dans le Mariage de Victorine et dans le Demi-Monde, dans un rôle de jeune fille et dans un rôle de courtisane. Dans la Crise d’Octave Feuillet, elle allait se montrer charmante d’inquiétude amoureuse et d’honnêteté conjugale emmêlées.

La souscription à l’emprunt, qui marche à merveille, oblige Eugène Feuillet à une assiduité plus exacte à son ministère. Cependant il ne perd pas de vue la représentation de la Crise. Le Gymnase, malgré ses promesses, a monté Diane de Lys, un des succès de Rose Chéri. Octave, d’autant plus ombrageux qu’il est plus éloigné, menace à nouveau de retirer sa pièce. Et Eugène reprend le chemin du cabinet directorial pour y faire une nouvelle scène. — Quel homme terrible que votre frère ! lui explique Montigny qui joue l’innocent, et quels terribles hommes que les auteurs dramatiques en général ! Il voit un article dans un journal : crac, rendez-moi mon manuscrit. Nous tardons deux jours à lui répondre : crac, rendez-moi mon manuscrit. Mais si nous ne l’aimions pas comme nous l’aimons, nous le lui aurions rendu depuis longtemps, son manuscrit... Ce qu’Eugène traduit par : — Nous avons une bonne pièce : nous n’allons pas la lâcher. — Et de fait, Montigny s’engage à nouveau à représenter la Crise tout de suite après Diane de Lys, quitte à rendre l’Institutrice à Scribe. A Scribe ? quel sacrilège ! car Scribe est alors un des rois du théâtre. Mais, Scribe facilite les choses, car lui aussi menace de retirer son manuscrit, n’ayant pas une distribution à son gré. Seulement, à lui, on le lui rend.

Les répétitions commencent et vont à merveille : Lafontaine (le mari). Rose Chéri (la femme) et Dupuis (le faux séducteur) sont tous trois enchantés de leur rôle. Mais voici que la Censure intervient. Nous avons peine à nous représenter aujourd’hui, quand toutes les libertés, et même toutes les licences sont accordées au théâtre qui n’a pas manqué d’en abuser pour oublier trop souvent cette politesse et ce bon ton pourtant si nécessaire à garder dans une société soi-disant civilisée, cultivée et raffinée, les exigences de cette censure d’autrefois qui intervenait avec ses malencontreux ciseaux dans les ouvrages les plus inoffensifs. Pour Octave Feuillet, elle fut souvent impitoyable, et cela, évidemment, nous parait cocasse. Eugène nous la montre opérant la Crise :


« Voici comme les choses se sont passées. — Je t’ai dit que j’avais assisté à la répétition et qu’elle avait encore eu lieu sans changements, et que Montigny devait aller à trois heures trouver MM. les Censeurs pour s’entendre définitivement avec eux. — Mais auparavant, sur les quelques annotations faites en marge du manuscrit par la Censure, le père Monval s’était transporté chez J. Janin pour le prier de vouloir bien faire les raccords, faire droit aux réclamations de la Censure, et remplacer ce qu’elle voulait supprimer. Alors, mon cher, Janin dont tu te méfies, a travaillé pendant deux heures, et produit la valeur de dix pages au moins. Ainsi tu craignais qu’il ne fit rien pour toi, et je te réponds, moi, qu’il a beaucoup trop fait : car Montigny me disait pendant la répétition que tout ce qu’il avait écrit là était d’une ineptie telle qu’il serait impossible d’en dire un mot, et le soir, il me l’a prouvé en m’en lisant des passages. Je te jure que c’en est tout à fait bouffon, — femme pot-au-feu, — femme feuille morte, — femme saule pleureur, etc., etc. — Montigny garde cela pour te le montrer plus tard comme une bonne curiosité. — Dieu merci ! on n’a eu besoin de rien de tout cela, — et grâce à la façon dont Montigny s’y est pris avec la Censure, on n’a emprunté à Janin que deux ou trois mots choisis. Tu comprends avec quelle impatience j’attendais le résultat de la démarche de Montigny : je craignais particulièrement que les ciseaux n’eussent attaqué le fond même du sujet de la pièce. — J’en ai été quitte pour la peur, et dans les deux heures que j’ai passées dans le cabinet de Montigny, j’ai pu me convaincre, me bien convaincre qu’il n’y avait pas grand mal, et que relativement, les coupures faites dans la Crise sont peut-être moins importantes que celles qu’on avait faites dans Pour et Contre. — L’exécution capitale de la Censure est celle-ci : elle ne veut pas que la Crise demeure aussi généralisée qu’elle l’a été par toi, — c’est-à-dire qu’au lieu de dire : Toutes les femmes, même les plus honnêtes, sont atteintes de ce mal moral, et ne peuvent se résigner à mourir sans avoir donné un coup de dent, etc.. elle veut qu’on dise : il y a des femmes qui, etc.. Je ne cherche pas à reproduire les mots mêmes, mais seulement à te faire comprendre l’affaire. — La comprends-tu ? — Tu vois alors que le sujet de la pièce n’en reste pas moins entier et qu’il n’y a pas grand mal. Les deux mots qu’il a fallu changer pour opérer cette modification ont été très intelligemment trouvés par Montigny, et l’on n’y verra rien ! Pour le reste, ce sont de petites coupures presque insignifiantes, que nous regretterons nous autres qui connaissons les mots supprimés, mais dont le public ne s’apercevra pas. »


Enfin le 7 mars, la Crise est jouée et Eugène télégraphie le lendemain : « Lauriers pour toi, vœux comblés, succès complet, applaudissements vigoureux, pas un instant de faiblesse, rires et larmes, triples salves, mille tonnerres. Rose adorable, Mars et Dorval les autres parfaits, la presse satisfaite, soixante, au moins, je vais t’écrire, Feuillet. » Il ne ménage pas les mots, malgré le prix qu’ils coûtaient alors, et c’est déjà un compte rendu de la soirée où personne n’est oublié, ni les acteurs, ni le public, ni la recette, ni surtout l’auteur. Mais la lettre qui suit est la plus jolie soirée parisienne qu’on puisse imaginer. Elle commence par une distribution savante des billets de faveur : il ne faut oublier personne, ni les personnages influents, ni les amis qui se chargeront volontairement de la claque. Dumas fils est pourvu, et Ernest Reyer et Mme Beaude dont le mari est ministrable. Quand il ne lui en reste plus un seul, ne faut-il pas qu’il rencontre encore au boulevard l’acteur Lafontaine : « Je vous en supplie, encore deux billets. — Je n’en ai plus. — Je n’ai donc plus qu’à mourir. — Ce n’est pas le moment... » L’acteur esquisse un geste de désespoir et disparaît. Eugène, enfin, s’en va diner, fait sa barbe, cire ses souliers, achète des gants neufs et va, explique-t-il, « jusqu’à la cravate blanche. » Au dernier acte de la Crise, les deux enfants de Mme de Marsan se précipitent chez leur mère avec des bouquets pour lui souhaiter sa fête. Eugène a cette jolie idée d’acheter des fleurs naturelles pour remplacer les fausses fleurs du régisseur et pour les offrir à Rose Chéri par ces gracieux intermédiaires. Oui, mais si les moutards, habitués à répéter avec des bouquets artificiels très légers, se trouvaient gênés par des bouquets nouveaux et plus lourds : surtout en présence du public qu’ils n’ont encore jamais affronté ! Cette perspective le glace d’effroi et il ajourne son ingénieux projet. Il n’a plus qu’à entrer à la Comédie-Française :


« Enfin, me voici dans la salle. On joue le Petit-Fils au milieu de cette indifférence publique que tu as pu remarquer tous les jours de première représentation. Plus indifférent encore que qui que ce soit à cette vieillerie (bon repoussoir d’ailleurs), je monte chez Dupuis : je le trouve tout nu, avec une perruque pour tout vêtement, — perruque blonde comme ses cheveux, — mais avec des cheveux plus rares que les siens : je trouve même qu’ils sont un peu trop maigres, et que ça le vieillit trop, — enfin, nous allons voir. J’entre dans la loge de Lafontaine. Je le trouve en chemise avec ses bottes, — belles bottes ! Inquiet des moutards exposés ainsi au public, et auxquels on a conservé toute leur petite tirade, je venais recommander à Lafontaine de ne pas les perdre de vue un instant, de les soutenir au besoin, et de remplacer s’il le fallait leurs deux lignes par les quelques mots que tu m’avais envoyés pour lui. « Soyez tranquille, je vais y veiller. Mais prévenez Montigny. » J’y vais. Avant de sortir, je le regarde bien : joli homme ! Distingué tout à fait. Mais il n’a rien changé à sa figure. Il a laissé pousser ses favoris, voilà tout.

« Je rencontre Montigny dans les couloirs. Êtes-vous sûr des enfants ? — Mais oui. Je suis sûr de tout. — Bon ! Tout va bien alors. Et je regrimpe à ma loge.

« Ah ! ah ! voilà la salle à peu près pleine ! La reprise du Verre d’eau au Théâtre-Français avec Dressant ne nous a pas fait tort de la presse ! Voilà Janin, Gautier, Dennery, Ed. Thierry, Saint-Victor, etc., un ballot de Mousquetaires aussi. Le père Dumas n’a pas pu venir. Il faut qu’il finisse cette nuit la pièce qu’il fait pour les débuts de Bocage au Vaudeville. Il est acculé contre un dédit. Paul le remplace. La fille Dumas y est. Le roi Jérôme est là aussi. Tous les amis sont au poste : pas une place vide. Beaucoup d’acteurs et d’actrices. La loge de Mme Beaude est remplie de dames. La salle est belle. Allons, vous pouvez commencer. En avant la musique ! Le moment est joli pour les gens qui aiment les émotions : je n’ai pas trouvé l’ouverture assez longue. Le rideau se lève : voilà Lafontaine qui tisonne : son vieux domestique joue nonchalamment du plumeau. Lafontaine est parfaitement mis : tenue irréprochable. On le trouve bien distingué : il a l’air d’avoir trente-cinq à trente-six ans. Thibault est bien : le décor heureux. Bibliothèque au fond. Bustes : mais de vrais bustes de chaque côté : meuble gothique. Le public semble content de prime abord et un sourire de satisfaction se manifeste sur toutes les lèvres. Dupuis arrive. Parfait comme médecin, mais décidément trop vieux pour un amoureux, pour être le rival d’un homme comme Lafontaine. Et pourtant Dupuis ne croit s’être donné que trente-huit ans. Je trouve qu’il a l’air d’en avoir quarante-quatre. Nous allons reparler de cela. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils disent parfaitement tous les deux, que les longs rires tantôt bruyants se font entendre à chaque instant. L’entrée de Rose Chéri qui a une toilette ravissante est très chauffée, — toute sa scène parfaitement jouée, et parfaitement prise. La scène révoltante que lui fait son mari, fait le bonheur du public qui ne cache pas plus sa joie qu’il ne l’a fait tout à l’heure au Berlingot, et ailleurs. « Laisse-moi donc tranquille avec ta probité ! et vole-moi..., etc. » Grand effet, grand éclat. Enfin la fin de l’acte admirablement jouée par Lafontaine enlève la salle, et le rideau tombe au milieu d’applaudissements au milieu desquels il est impossible de distinguer la claque.

« Enfin, voilà le succès assuré. On voit à quel auteur on a affaire, et j’entends dire que c’est une des meilleures expositions qu’il y ait au théâtre. C’est mon avis, depuis longtemps. Je n’ai pas le temps, mon cher Octave, de t’analyser aussi longuement les autres actes. La musique a retenu le public entre le premier et le deuxième. Celui-ci a marché comme sur des roulettes. On ne peut lui reprocher comme au troisième que d’être trop court. Mais je n’ai même pas entendu faire ce reproche. L’acte et la scène du Journal joues dans la perfection ont obtenu un grand succès. Dupuis est excellent dans cet acte où il fait déjà habilement comprendre qu’il aime Juliette. Lafontaine tourne au drame sur les dernières pages du Journal en grand comédien. Rose a une toilette de fantaisie qui peut être critiquée, mais que je trouve charmante. Seulement je l’aimerais mieux d’une autre couleur que jaune et noire. Elle a un petit chapeau de campagne, mon cher, c’est à crever de rire de l’aise qu’on en a. — Mais voici bien une autre histoire, la voilà seule pensive et triste dans son petit salon ! — Si tu voyais comme elle vibre sous l’insulte de ses domestiques ! quelle vérité ! et quelle artiste, mon cher ! Quel bonheur que ce soit elle qui joue cela ! sa scène avec Pierre est si bien exécutée qu’il y a triple salve d’applaudissements, au moment où elle entend les pas de son mari, Dame ! elle a un élan d’une porte à l’autre, je n’ai jamais rien vu de pareil, puis quand elle retombe sur sa chaise, où elle feint de travailler ! jamais on n’a été plus vrai que cela ! Des bravos frénétiques lui ont dit bien haut qu’on la comprenait. — Elle a écouté la longue histoire de son mari en grande actrice qu’elle est. Lafontaine a été excellent dans toute sa grande scène qui a été écoutée au milieu d’un recueillement profond mêlé de quelques sanglots étouffés. Puis quand il a été parti, quand on a entendu partir la voiture surtout, oh ! alors, mon cher ami, Rose Chéri a eu le moment le plus dramatique que l’on puisse imaginer : elle s’est écrasée sous elle-même comme je n’ai jamais vu personne le faire : pas même Dorval. Les hommes les plus solides avaient l’œil fort humide, et se soulageaient en battant des mains, et pourtant l’épreuve n’était pas finie : quand les enfants, dont la voix à la porte a fait courir un frisson de bonheur dans toute la salle, quand les enfants sont entrés, elle a bondi sur eux comme une lionne, par l’effet d’un mouvement de joie si vraiment rendu, que je ne crois pas qu’on puisse pousser l’art plus loin. Aussi la salve a été triplée : et la moutarde a très intelligemment attendu que le silence fût à peu près fait pour dire ses petites phrases qui ont vraiment bien fait. Tu peux te vanter d’avoir fait plaisir aux gens.

« Quand Lafontaine est venu dire le nom de l’auteur, j’ai cru qu’il allait être obligé de s’en retourner sans pouvoir ouvrir la bouche, tant les applaudissements se prolongeaient, et bien nourris, et de toute la salle. Ma foi, quelque exigeant que je fusse, j’ai été content : et je vous embrasse tous de grand cœur. »


Sur cet accueil triomphal, Eugène Feuillet monte en hâte aux loges des artistes. Il embrasse Rose Chéri qui pleure d’heureuse émotion : « Pourquoi votre frère n’est-il pas ici ? n’est-ce pas malheureux ! Il devrait être à toutes ses premières : le succès est sûr... » Il félicite Lafontaine et Dupuis, mais pour Dupuis il n’oublie pas de l’engager à se rajeunir, Montigny, le directeur, l’y engage beaucoup plus rudement. « Je suis bien sûr, ajoute Eugène, qu’il ne va pas remettre sa perruque ce soir, ce qui m’expose à le voir nu tout à fait. »

Vous pensez qu’Octave a de la chance d’être ainsi renseigné par dépêche et par lettre ? Quelle erreur ! il s’impatiente, il réclame des nouvelles télégraphiques, car le 8 au matin, il n’avait encore rien reçu. Eugène en sourit, et le 9 il écrit à nouveau pour raconter la deuxième représentation à laquelle assistaient l’Empereur et l’Impératrice :

« Es-tu content enfin ? — Si tu ne l’es pas, tu ne le seras jamais. Je t’ai dit que la deuxième avait encore mieux marché que la première. C’est en vérité vrai. — Et j’attribue cela à ce que Dupuis avait consenti à laisser de côté sa perruque, malgré tout son amour pour elle. De sorte que son âge, se trouvant mieux en rapport avec celui de Lafontaine, tout en devenait plus vraisemblable. D’ailleurs, l’émotion de la première avait disparu chez eux comme chez moi. Rose Chéri avait aussi abandonné son petit chapeau : elle le tenait à la main. Cela faisait évidemment mieux. J’ai dit à Dupuis qu’il aurait dû aussi porter sa perruque à la main comme ceci, au bout d’un ruban rose. Mais, non ! il veut te l’envoyer, pour que tu juges : pour que tu lui dises qu’il avait raison, qu’il est le seul qui ait eu raison. — Possible : mais puisque tous les autres, femme, mari, enfants sont encore jeunes et peut-être plus qu’il ne le faudrait, il ne faut pas que lui seul soit un vieillard. — Vieillard ! mais je prétends, dit-il, que je n’ai pas plus de 38 ans avec ma perruque ! — Enfin, il y tient, que c’en devient comique, et que nous en avons bien ri hier au soir, après la pièce, et avec lui. Le fait est qu’avec ladite perruque il avait au moins 44 ou 45 ans, que Lafontaine n’en parait pas plus de 36 ou 38 : et que cela vaut beaucoup mieux comme ça est maintenant, d’autant plus que, sans son amour de perruque, Dupuis paraît encore bien au moins l’âge de Lafontaine. Mais il n’en croit pas un mot : je te dis qu’il est enragé.

« Donc, quand je suis arrivé hier devant le Gymnase, j’ai vu pas mal de sergents de ville, puis la foule s’est amassée promptement et à 8 heures, il y avait au moins 3 000 personnes à attendre. En voilà-t-il une fameuse réclame, hein ! L’Empereur et l’Impératrice avec toute leur escorte sont arrivés à 8 heures et demie. J’ai sauté dans la salle, et j’ai vu Montigny les introduire dans leur loge, le grand flambeau à trois branches, à la main. Il était bel à voir. Il redescend vite au théâtre : allons, mes amis ! vite ! vite ! Descendez le tapis. Dressez le jardin. L’Empereur n’était pas là depuis dix minutes qu’on a commencé la Crise. Quand il est arrivé sur le bord de la loge, la salle tout entière l’a fort longuement applaudi et acclamé. : Moi, j’étais dans une stalle d’orchestre, j’ai suivi Leurs Majestés de l’œil, et elles n’ont cessé de donner des marques de satisfaction. L’Empereur a très fort applaudi à la fin. C’est une consécration de succès que j’ai été bien heureux de te voir donner. Du reste, tous les amis ont fait leur devoir à la deuxième comme à la première, et tu peux hardiment me maintenir à leur tête. »


Voilà comment il récompense son frère de ses plaintes. Le 10, il revient à la charge et s’excuse du retard de son premier télégramme, lui qui aurait tant voulu lui épargner les minutes d’inquiétude ! Et il raconte la troisième pour laquelle il a donné une baignoire à Alexandre Dumas qui la réclamait. C’est une occasion pour lui de remercier le grand homme de l’article qu’Asseline a fait paraître dans son journal le Mousquetaire. Mais avec une extrême finesse il manifeste un certain mécontentement à retrouver dans cet article « cette vieille faridondaine qui consiste à toujours parler de Musset quand il est question d’Octave Feuillet. » Dumas s’excuse, disant qu’il n’a pas lu l’article : « Voilà l’homme ! il ne sait même pas ce qu’on écrit dans son journal ! »

Dupuis réclame encore la perruque qu’on lui a ôtée, et Rose Chéri n’a pas un geste, pas une intonation qui ne soient parfaits. « Je lui ai fait hier, ajoute Eugène, la farce des bouquets dont je t’avais parlé ! — deux magnifiques bouquets, ma foil — C’est 20 francs que tu me dois, mon président. — Tu crois peut-être qu’elle s’en est aperçue, quand elle les a reçus ? Ah ! bien, ouiche ! Elle est bien trop à son affaire pour cela. Mais, le rideau tombé, elle a vu et senti, et quand on l’a rappelée, elle nous a fait la gracieuseté de reparaître avec ses fleurs. J’ai vu que ça lui avait fait plaisir. Trouves-tu que j’ai bien fait ?... » Et il engage son frère à écrire à tout le monde pour exprimer sa gratitude. Octave écrit dans le sévère hôtel de la rue Torteron, tandis que c’est lui qui hume sur place le parfum de la gloire. Au fond, il n’est pas fâché de jouer ce rôle d’intermédiaire. Il goûte les réalités du triomphe et je le soupçonne de fréquenter avec plaisir l’orchestre et surtout les coulisses. Après quoi, il dresse le bilan de ses comptes : les droits d’auteur montent, mais il a donné 80 francs au chef de claque qui a paru bouleversé de cette munificence et 10 francs au souffleur qui s’en est réjoui dans son trou. Il y a bien encore le portier pour lequel il lui reste 8 francs 50 : peut-être ira-t-il jusqu’à 10 francs. Enfin n’oublions pas les 20 francs de bouquets.

La lettre suivante, datée du 16 mars (1854), — cinq jours plus tard, — est adressée à sa « gentille sœur » Valérie et la charge d’annoncer à Octave une bonne nouvelle : « On a fait salle comble hier soir au Gymnase. On a dû refuser du monde, et j’ai vu ressortir de bien belles dames qui avaient cherché un petit trou où se fourrer. C’est surtout le beau monde qui vient. On se croirait presque aux Italiens. » Le succès fait donc boule de neige. Et quand il entend tous les éloges qui s’adressent à son frère, il dit complaisamment : « cela semblait un concert à mon bénéfice. » Ma parole, il s’intéresse plus à la vie d’Octave qu’à sa propre vie dont il paraît fort détaché, car il ne donne sur lui-même aucun détail.


HENRY BORDEAUX.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1922.
  2. Octave Feuillet intime, par le docteur Le Clerc (Saint-Lô)
  3. Les premières représentations célèbres, par Charles Monselet (Degorge-Cadot, éditeur).