La Jeunesse d’Henri Poincaré

La Jeunesse d’Henri Poincaré
Revue pédagogique, premier semestre 191463 (p. 59-71).

La Jeunesse d’Henri Poincaré[1].

Le milieu dans lequel le jeune Henri allait se développer était de ceux qui se rencontrent bien rarement. Le père, Léon Poincaré, qui exerça toute sa vie la médecine dans sa ville natale et y devint professeur à la Faculté de Médecine, était un esprit très original, dont notre Académie appréciait beaucoup et accueillait volontiers les travaux ; on se souvient à Nancy, avec reconnaissance, du dévouement et du désintéressement avec lequel il exerçait sa profession. L’oncle, Antoni Poincaré, sorti dans un rang brillant de l’École Polytechnique, ne se contentait pas de remplir avec distinction sa tâche quotidienne ; il a, lui aussi, adressé à notre Compagnie plusieurs communications fort intéressantes, relatives aux problèmes les plus essentiels de la météorologie. C’est dans ce milieu de savants, d’universitaires, de polytechniciens, qu’allait s’écouler l’enfance d’Henri Poincaré.

Cette enfance fut exceptionnellement heureuse, grâce aux qualités naturelles dont il était doué, mais grâce aussi aux soins dont il fut entouré. Sa mère veillait sur lui avec une sollicitude pleine d’intelligence, qui a certainement favorisé son développement. Il fut extrêmement précoce et parla très tôt, d’abord mal parce qu’il pensait plus vite qu’il ne pouvait parler. Il fut retardé à l’âge de cinq ans par une diphtérie, à la suite de laquelle il eut pendant neuf mois une paralysie du larynx. Cette maladie le tint longtemps faible et timide. Il n’osait pas descendre un escalier tout seul et il fuyait les camarades de son âge dont il redoutait les brutalités. Dès qu’il sut lire il devint un lecteur acharné, il ne lisait pas deux fois le même livre ; mais il lisait de telle sorte que le livre était comme gravé dans sa mémoire. Il était toujours en mesure de dire à quelle page et à quelle ligne il avait vu telle ou telle chose. Il a conservé cette faculté toute sa vie, et même il replaçait dans le temps, avec une précision extraordinaire, les événements les plus insignifiants dont il avait été témoin.

Il se passionna d’abord pour l’histoire naturelle. La Terre avant le Déluge, de Louis Figuier, qu’il avait lue à six ou sept ans avait été pour lui une révélation. On lui donna d’autres ouvrages du même auteur, On le faisait travailler alors avec un inspecteur primaire ami de sa famille, M. Hinzelin, qui a publié des livres élémentaires estimés ; M. Hinzelin ne lui donnait pas beaucoup de devoirs écrits, mais se laissait poser des questions et satisfaisait à toutes les curiosités de son élève. C’est ainsi que le jeune Henri apprit beaucoup de choses sans que personne se rendit un compte précis de ce qu’il savait. Lorsqu’il entra au lycée en neuvième, au mois d’octobre 1862. sa mère se demandait s’il pourrait suivre les cours ; mais elle fut vite rassurée, car son fils fut classé premier à la première composition et continua assez généralement à occuper ce rang dans toutes les branches.

J’ai eu sous les yeux un carnet qu’elle avait précieusement conservé et où se trouvent consignées toutes les notes et toutes les places que son fils avait eues pendant cette année de neuvième. Un simple coup d’œil, jeté sur ces notes, nous montre déjà en lui un enfant au-dessus de la moyenne. Mais elles ne font pressentir en rien ses futures aptitudes mathématiques ; tout au contraire. C’est surtout en histoire et géographie qu’il se distinguait alors. Le carnet se termine par une composition française où l’on reconnaît déjà, encore mal formée, l’écriture anguleuse si caractéristique de notre confrère. Cette composition, qui se recommande par des qualités de sentiment et de style bien rares à neuf ans, mérite le nom de « petit chef-d’œuvre » que lui avait appliqué le professeur.

Notre futur confrère avait le travail si facile qu’on ne le voyait jamais faire de devoirs[2]. Il s’amusait franchement, riait, plaisantait, se donnait au jeu de tout son corps. Il ne réussissait guère dans les jeux de force et d’adresse, ni dans ceux qui exigent quelque patience ; il préférait ceux où son esprit avait une part, ceux auxquels il pouvait se livrer en compagnie des sœurs des petits camarades dont sa mère l’entourait volontiers.

Au moment des vacances, il allait chez ses grands-parents, M. et Mme Launois, à Arrancy en pleine campagne, où on lui laissait une entière liberté dans les limites d’un grand jardin. C’est dans les allées de ce jardin qu’il se promenait en marchant très vite, un bâton à la main. De temps en temps, du bout de ce bâton, il écrivait ou dessinait sur le sable ; et l’on s’apercevait alors que, tandis qu’il était censé se reposer, sa tête travaillait malgré lui.

Il aimait les bêtes ; la seule fois qu’il ait tenu un fusil, il a tiré au hasard dans un arbre et il en est tombé un oiseau blessé. Depuis ce temps, il n’a jamais voulu tirer un seul coup de fusil. La tendresse qu’il avait pour les animaux ne l’empêchait pas d’aimer ses semblables. Il n’y a pas eu de fils ni de frère plus affectueux que lui. Il était, de même, doux et gentil avec ses camarades, toujours modeste et conciliant, sans chercher à faire valoir sa supériorité. Mais, quand il s’agissait de choses auxquelles il tenait pour de bonnes raisons, il opposait aux autres une résistance passive, qui était inébranlable.

« Pendant les vacances de 1865, au sortir de la septième, nous dit le général Xardel, nos familles se réunirent pour aller passer quelques semaines à Gérardmer. Henri voulait tout voir, tout comprendre, et nous expliquait tout. Il y a, à Gérardmer, un écho célèbre, l’Écho de Ramberchamp, que nous faisions causer. Henri nous exposait la théorie de l’écho, il connaissait la vitesse Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/76 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/77 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/78 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/79 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/80 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/81 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/82 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/83 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/84 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1914.djvu/85

  1. Extrait de « l’éloge historique » lu dans la séance publique annuelle de l’Académie des Sciences, le 15 décembre 1913, par M. Gaston Darboux, secrétaire perpétuel.
  2. « Il n’était pas, nous dit le général Xardel, l’écolier modèle qui reste pendant des heures assis devant su table, le nez sur ses livres et sur ses cahiers. Combien de fois, en allant après la classe, vers cinq ou six heures, lui demander quelques éclaircissements sur ses devoirs, obscurs pour moi, lumineux pour lui, combien de fois l’ai-je trouvé dans la chambre de sa mère, allant et venant, prenant part aux conversations et, en apparence, occupé de toute autre chose que de faire ses devoirs. Et puis, tout à coup, il s’approchait de la table, et, sans s’asseoir, posant un genou sur la chaise, il prenait sa plume de la main droite ou de la main gauche, au hasard, écrivait quelques mots ou quelques ligne, puis reprenait ses allées et venues, et la conversation interrompue. Après quelques pauses semblables, le devoir se trouvait fait tout de même, et bien fait. Il écrivait alors indifféremment de l’une ou de l’autre main, et également assez mal. »