La Jeune Proprietaire/5

chez Martial Ardant frères (p. 81-92).

CHAPITRE V.

Vente des arbres du parc. Regrets que leur donne Olympe. Destruction des fortifications ; on utilise les tours et les fossés. Création d’un vivier ; son utilité à la campagne, les soins qu’il exige. Une lecture. Avantages de savoir déclamer.

Le premier soin de l’abbé de Montenay fut d’assurer à sa nièce l’argent nécessaire à l’exploitation de ses terres, argent que devait fournir la vente des bois et des matériaux provenant de la démolition des trois quarts des bâtimens devenus inutiles à la nouvelle destination du château. Dès le matin, on vit arriver le notaire, et la vente des arbres du parc fut affichée. En sa qualité de propriétaire, Olympe devait être présente toutes les fois qu’il s’agissait de vendre ou d’acheter ; son oncle exigeait même qu’elle prit une part active aux délibérations qui avaient lieu à ce sujet.

L’abbé poursuivait son plan avec une sorte d’enthousiasme, il était glorieux de l’espoir de fonder à sa nièce un revenu suffisant sur les débris improductifs du luxe de ses ancêtres. Rempli de cette idée, il n’avait de souci que du prix d’estimation fixé par le notaire. Olympe, moins possédée du génie industriel, ne pouvait se défendre de donner un regret à ces beaux arbres dévolus à la cognée meurtrière ; détruire des œuvres aussi magnifiques de la création, lui semblait presque un sacrilége. D’ailleurs il y a dans la jeunese un penchant inné qui lui fait aimer la magnificence, et ce penchant lui rend pénible le sacrifice de tout objet de luxe.

Tandis que l’abbé et le notaire, placés avec la jeune fille sur une éminence d’où l’on embrassait d’un coup d’œil l’ensemble du parc, supputaient combien de bûches, de poutres, de moyeux, de roues, chacun de ces ormes vénérables fournirait au marchand de bois, Olympe rêvait au temps où ces ombrages étaient l’une des merveilles de la contrée, à ces temps où la terre n’était pas mesurée aux gentilshommes, seulement selon leurs besoins, mais encore selon leurs goûts et leurs plaisirs. Ce retour vers le passé fut d’autant plus douloureux à Olympe que les grandes fortunes territoriales lui paraissaient, ainsi qu’à tout observateur superficiel, devoir plutôt changer de mains qu’être détruites ; et que tant qu’il y aura ici-bas des heureux selon le monde, ceux qui ne détachent pas leurs yeux de la terre seront enclins à dire : pourquoi ceux-là et non pas moi ? Certes Olympe aurait dû combattre ce sentiment au lieu de s’y livrer ; mais il la faut excuser, elle n’avait pas seize ans, et son éducation religieuse était demeurée bien incomplète.

Quand il fut question de décider du sort des bâtimens, Olympe se montra tout autrement disposée qu’elle ne l’était pour le parc. Penchée sur un plan du manoir féodal de Saint Julien, retrouvé dans la chambre des archives, elle se disposait à condamner, le château neuf excepté, toutes les constructions qui entouraient le préau. L’abbé l’arrêta.

— Avec votre permission, ma nièce, nous respecterons les jumelles de Saint-Julien, plus trois arcades à l’est et trois à l’ouest. Ce sont des corps de ferme tout construits dont la solidité vous promet une grande épargne pour les réparations. À l’aide de distributions nouvelles, ces bâtimens vous procureront étables, écuries, granges, remises, colombiers, poulaillers, toits à porcs, et de plus des logemens pour vos domestiques et vos ouvriers. Je vais m’occuper avec soin des travaux nécessaires pour donner à chaque emplacement une destination convenable. Condamnez, par exemple, la porte voûtée avec sa herse et son pont-levis, détruisez ce corps-de-garde et ce logement de concierge pratiqué dans l’épaisseur des murs : une porte charretière, un pont de bois, construit à demeure sur le fossé, remplaceront tout cet inutile attirail de guerre.

Le sort des fossés fut ensuite agité. Devait-on les combler ? dans ce cas le pont devenait inutile ; c’était une économie, mais compensée par la dépense des remblais ; devait-on les garder malgré leur inutilité ? ces fossés jadis étaient alimentés par une source encore existante au milieu du préau ; quand le chàteau était bien entretenu, cette eau coulait sur un fond de glaise entre deux gros murs ; une fuite, placée à une hauteur convenable, maintenait, dans les fossés, un volume d’eau suffisant pour rendre presque impossible l’emploi des fascines, dans le cas où les ennemis eussent tenté l’attaque du château ; le frottement du temps avait usé le ciment, la glaise ne faisait plus son office ; les eaux de la source, se perdant à travers des terres, formaient çà et là des mares croupissantes.

— Si nous comblons les fossés, disait l’abbé de Montenay, nous planterons des pommes de terre sur le terrain.

— Comme on en a planté dans le jardin des Tuileries, repril avec aigreur madame d’Iserlot. En vérilé, monsieur, vous êtes deveau depuis quelques jours d’un jacobinisme insupportable ; la bande noire ne ferait pas mieux que ce que vous faites. Toutes ces dilapidations sont odieuses, je vous le dis franchement. Si vous m’en croyez, ma chère Olympe, vous garderez vos fossés, votre parc, et…

— Vous vivrez de l’air du temps, se hâta d’ajouter l’abbé ; n’écoutez pas de telles billevesées, ma nièce.

Sans doute que vous trouvez plus raisonnable d’enseigner à cette jeune personne l’oubli de son rang et le mépris de ses ancêtres ? fi ! l’abbé, fi donc !

— Mon Dieu que l’aveuglement est une singulière chose ! mais, madame, est-ce donc insulter à nos ancêtres que d’imiter leur sage conduite. Lorsqu’ils fondèrent la monarchie qui vient de s’écrouler, ils avaient non-seulement à conquérir des domaines, mais à les défendre ; et ils organisèrent tout pour la guerre. Aujourd’hui ce n’est plus cela. Les richesses seront les fruits du labeur de l’ouvrier et non des prouesses guerrières, du moins de celles qui se faisaient dans l’intérieur du pays. Nous devons donc multiplier les récoltes sur nos terres, et non les hérisser de fortifications. Que les nobles demeurés riches gardent et soignent ces antiquités coûteuses, c’est fort bien fait à eux ; quant à ma pupille, elle est ici comme Robinson dans son ile ; il faut qu’elle utilise les débris du naufrage pour se créer une existence qui, croyez-moi, inadame, ne manquera ni de dignité ni de douceur.

Pendant cette discussion, Olympe avait cherché à lire dans les yeux de son père quel était son avis ; mais M. de Saint-Julien n’écoutait pas ce qui se disait. Incapable de rien comprendre aux plans de son cousin de Montenay, il se dispensait de les méditer, résolu qu’il était marcher dans l’avenir comme l’aveugle qui s’abandonne à son guide ; jamais on ne vit de découragement aussi complet. M. de Saint-Julien ne voulait ni commander ni faire acte de volonté quelconque ; c’était un fait qu’Olympe était forcée de reconnaître tout en espérant qu’un jour il sortirait de cette torpeur, et qu’elle aurait encore le bonheur d’obéir à son père.

Olympe ouvrit un troisième avis relativement aux fossés, ce fut de creuser au ruisseau qui s’échappait de la fontaine un lit proportionné à son mince filet d’eau ; de le maintenir quelque temps aux bords du mur intérieur du fossé pour lui laisser ensuite la liberté de serpenter à travers un talus partant de la plate-forme, et terminé au mur extérieur. Nous planterions, ajouta M. de Saint-Julien, ce talus d’arbres à fleurs et à fruits, ce qui ajouterait au produit et à l’agrément de l’habitation.

— Bravo, Olympe, voilà une véritable pensée de propriétaire ; j’ajouterai seulement ceci à votre plan : les eaux du ruisseau seront conduites à un endroit convenable pour former un vivier, chose très-utile à l’entretien de votre table. Un vivier doit avoir environ trois pieds de profondeur ; être long de douze pieds, et large de six. On doit pouvoir le vider en entier, afin de le nettoyer lorsque cela devient nécessaire. Quinze ou vingt pièces de poisson, dignes d’être tirées de l’eau, seront plus que suffisantes pour l’entretien de votre maison ; Picot, en jetant ses filets une fois par mois dans l’Oing, où vous avez droit de pêche, pourra facilement vous les fournir. Vous nourrirez les poissons en leur donnant chaque jour douze ou quinze livres d’orge que vous aurez fait tremper la veille dans de l’eau chaude ; l’hiver, vous ferez jeter au fond du vivier une brouettée de fumier pour empêcher l’eau de geler ; si cette précaution ne suffisait pas, il faudrait faire un trou à la glace, et y introduire un bouchon de paille pour donner de l’air au poisson. De toutes façons, mon enfant, il ne faut pas laisser trop long-temps le poisson dans le vivier ; il y dépérirait infailliblement. Surtout ne souffrez jamais que l’on mette des brochets dans votre vivier ; ces animaux, lorsqu’ils sont grands, dévorent leurs compagnons petits, ils tourmenteraient encore vos carpes et vos tanches, et les feraient maigrir.

À mesure que l’abbé parlait, Olympe écrivait la leçon sur ses tablettes. Il était décidé qu’il y aurait un vivier dans l’enclos ; sa place était indiquée, lorsque l’ami François se présenta pour mettre le couvert. À l’instant les plans furent pliés, les papiers et l’encrier emportés. Après le repas, Olympe offrit de faire une lecture. Sa proposition ayant été acceptée, elle lut la tragédie d’Athalie. M. de Saint-Julien éprouva, en entendant déclamer sa fille, un plaisir que depuis long-temps il ne se croyait plus capable de goûter. Le rôle de Josabeth lui rappelait Mlle Desgarcins, dont l’organe enchanteur avait fait les délices de ses belles années. Mais lorsque Athalie entrait en scène, c’étaient les triomphes de Mlle Raucourt qui se retraçaient à sa mémoire. Ainsi reporté vers ses beaux jours, le comte retrouva une partie de son ancienne gaîté, conta avec grâce quelques anecdotes, et Olympe ressentit de ce nouveau succès une joie capable d’effacer l’orgueil de tous ses triomphes chez Mlle Desrosiers.

Je l’ai déjà dit, la déclamation est un art précieux qui devrait entrer dans l’éducation des jeunes gens des deux sexes. On ne saurait croire combien à la campagne, et même à la ville, dans les longues et tristes soirées d’hiver, une lecture bien faite, sans fatigue, avec des intonations justes, répand de charmes autour du foyer domestique, en rompant des conversations qui, à la longue, pourraient devenir fastidieuses et même dégénérer en commérages ou en taquineries.

Au moment de se séparer, l’abbé promit à sa pupille de lui donner le lendemain la première partie de ses instructions. Il tint parole, et Olympe reçut à son réveil un cahier contenant ce qu’on va lire.