La Jeune Proprietaire/11

chez Martial Ardant frères (p. 235-245).

CHAPITRE XI.

La justification.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, Jules de Monclard était attendu au Bourgoin. Il y arriva, en effet, l’avant-veille du jour de la fête de sa mère, et le soir même il vint avec son père rendre une visite à Saint-Julien. Clarisse avait compté avec anxiété les momens qui la séparaient de celui d’où dépendait son sort. Une lettre de sa mère, en réponse à celle où elle lui faisait part de l’invitation de M. de Monclard, avait fixé ses indécisions. Si Jules n’avait jamais pensé à solliciter l’agrément de ses parens à son mariage, ou si M. de Monclard mettait à son consentement des conditions que Clarisse regarderait comme incompatibles avec son bonheur, elle devait partir à l’instant pour Paris.

Dès que, des fenêtres de la salle, on aperçut le cabriolet de MM. de Monclard sous la porte charretière, entre les deux jumelles, Clarisse, jetant un livre qu’elle tenait par contenance, s’enfuit dans son appartement. Olympe voulait la suivre un regard de son père la retint à son métier à broder. Madame d’Iserlot était fort occupée à son filet ; elle ne se dérangea pas. M. de Saint-Julien et l’abbé de Montenay ne quittèrent pas non plus leur partie de piquet. Jules et son père entrèrent familièrement dans la salle sans se faire annoncer, ainsi que l’on fait à la campagne, dans les maisons où l’on est lié.

Le cœur d’Olympe battait fort ; elle cherchait à deviner comment on entrerait en matière. M. de Monclard ouvrit tout d’abord la tranchée. Après avoir salué les dames, il dit, en considérant la troisième chaise demeurée vide dans l’embrasure de la croisée.

— Il paraît que, selon ma coutume, j’ai fait fuir mademoiselle de Selbas.

Et M. de Saint-Julien dénonça, sans hésiter, la position délicate de Clarisse vis-à-vis de Jules et de sa famille.

Aux premiers mots de cette explication si épineuse, Olympe sentit ses joues s’empourprer, ses mains tremblantes ne pouvaient plus diriger son aiguille. Mme d’Iserlot, voyant son trouble, eut la bonté d’avancer sa chaise de manière à lui cacher presque entièrement le groupe des quatre hommes qui discouraient, assis à l’entour de la table de jeu. M. de Monclard s’apprêtait à répondre aux pressantes interpellations de M. de Saint-Julien, mais Jules, l’interrompant, le pria de le laisser se défendre lui-même.

— Ma famille a reçu l’enfant prodigue, dit-il d’une voix émue, mais je ne peux ni oublier mes fautes ni prétendre les atténuer. J’étais allé à Paris pour étudier les sciences. Au lieu de cela, je me mis à faire des affaires. Je spéculai sur les denrées coloniales, sur le foin, sur les diamans, sur la chandelle. On prétend que mes associés avaient la conscience trop large pour des négocians. Quant à moi, si je juge de leur probité par le peu de bénéfices que nous donnaient nos opérations, je les déclare les plus honnêtes gens du monde, d’autant plus que, si je leur faisais observer que tel ou tel avait gagné des sommes considérables là où nous étions à peine rentrés dans nos fonds, ils me répondaient avec un sang-froid imperturbable : « c’est un fripon. »

Ils ne cessaient de me presser afin que j’obtinsse de mon père des fonds plus considérables à mettre dans notre maison, et mon père répondait à mes demandes par l’ordre formel de retourner au Bourgoin. Ce fut dans ces circonstances que mes amis de Paris songèrent à me marier. Avec la dot de ma femme je devais, selon eux, entreprendre les fournitures de l’une des dix-sept armées de la république. Entre toutes les demoiselles dont on me chiffrait la fortune pour me tenter Mlle de Selbas me parut la plus jolie bien qu’un procès rendit sa dot douteuse. Pendant quelque temps aussi je la crus la plus spirituelle. Mais qu’est-ce que l’esprit sans bon sens ? Plus l’époque fixée par Mme de Selbas pour obtenir le consentement de ma famille approchait, moins je me sentais le courage de présenter une pareille bru à mon père et surtout à ma mère. J’étais dans cette mauvaise disposition d’esprit lorsque survint cette malencontreuse fête à l’Elysée, et la fluxion de poitrine, fruit d’un entêtement puéril et d’un amour pour le bruit et l’éclat des fêtes qui, dans cette occasion, me parut aller jusqu’à la démence. Je l’avoue, j’éprouvai contre Clarisse un violent mouvement de colère. J’aurais voulu la châtier comme on châtie un enfant dont l’obstination a causé un grand malheur. Je ne pouvais lui pardonner les larmes de sa pauvre mère. À cette irritation succéda le dégoût et l’effroi qu’inspire un être privé de raison. Il m’eût été impossible de revoir Mlle de Selbas et de la traiter en reine, ainsi qu’elle était habituée à l’être.

Mon père ayant appris les démarches que l’on faisait en mon nom pour obtenir des fournitures, accourut à Paris. Quelques mots de sa bouche firent plus que n’auraient pu faire les lettres les plus menaçantes. Je partis pour le Bourgoin, après avoir écrit à madame de Selbas une lettre qui contenait le franc aveu de mes ressentimens contre sa fille.

Ce fut de retour dans ma famille que je compris toute l’étendue de mes fautes. J’entrevis quel sort glorieux j’avais peut-être perdu à jamais ; je connus quelle différence il y a entre la célébrité bruyante d’une femme du monde et la bonne réputation d’une personne de mérite ; l’une et l’autre sont généralement connues dans leur cercle. On envie quelquefois la première, l’on en glose plus souvent ; tandis que de la seconde on dit : je lui dois de la reconnaissance ; elle a enseigné mes enfans, m’a soigné dans mes maladies ; ou bien encore : il faut la consulter, car, si jeune qu’elle soit, c’est la plus sage et la plus capable de tout le pays. Croyez que j’ai bien fait la différence entre ces deux femmes ; que je voie avec l’une bonheur, repos, considération ; avec l’autre, l’océan matrimonial et tous ses orages. Cependant, comme il n’est pas dans mon caractère de manquer à une parole, je tiendrai la mienne, mais aux conditions auxquelles elle a été reçue, c’est-à-dire avec l’approbation de mes parens.

Et moi, dit M. de Monclard en se levant, je ne donnerai mon consentement que si Mlle de Selbas se soumet à demeurer avec nous.

Oui, répartit Jules, qu’elle me promette d’habiter ce pays, d’y recevoir des leçons de modestie, de raison, de vertu, et demain je la présente à ma mère comme la fiancée de mon choix, laissant à la justice des hommes à décider de sa fortune.

MM. de Monclard parlaient du ton d’hommes fermement décidés à ne point se départir de ce qu’ils avaient arrêté. Le comte de Saint-Julien et l’abbé de Montenay les approuvaient. Olympe, n’ayant plus rien à entendre, sortit de la salle sous prétexte d’ordres à donner, et se rendit au pavillon de l’ouest où se trouva Mlle de Selbas.

Clarisse lisait une lettre. En entendant ouvrir la porte de sa chambre elle replia vivement sa missive.

— Eh bien ? dit-elle à mademoiselle de Saint-Julien.

— Eh bien, répondit Olympe, tout dépend de vous.

Clarisse écouta attentivement le discours de Jules, que son amie lui rapporta en l’adoucissant en certains endroits ; mais quand on fut à la décision de M. de Monclard, Clarisse se leva en secouant la tête négativement.

— Réfléchissez, ma chère.

— Mes réflexions sont faites : je ne sacriefierai point Paris. D’ailleurs, ma mère déteste la campagne.

— Voilà la première fois que vous élevez cette objection.

— Dois-je donc recevoir impunément de M. de Monclard des leçons de piété filiale. Il ne veut plus se séparer de sa famille ; moi je veux habiter avec ma mère. Enfin, s’il faut tout vous dire, Olympe, Jules m’a plu au bal ; peut-être me semblerait-il moins séduisant affublé d’une veste de chasse et de guetres de peau, ainsi que je viens de l’entrevoir. Moi de même : il m’a trouvée jolie à la lueur des lustres et sous les guirlandes en verres de couleurs ; qui sait si j’aurai la même grâce les pieds dans des sabots, la tête couverte d’un chapeau de paille commune, soignant la rentrée d’une récolte, ou siégeant en reine au milieu de ma basse-cour. À Paris je suis éclipsée, il est vrai, par Mme Tallien et la belle Mme R. ; mais ici il me faudrait lutter contre vous, Olympe, et je crains trop la comparaison.

À l’ironie du discours de Clarisse, on comprenait qu’elle avait deviné la préférence que Jules accordait en son cœur à Mlle de Saint-Julien, mais aussi qu’elle n’en éprouvait pas un mortel regret.

— Avant de décider cette importante question, ne voulez-vous pas consulter votre mère ? Songez que votre procès n’est point encore jugé.

— Maman me laisse entièrement maîtresse d’accepter la main de M. de Monclard ou de rompre avec lui. Tenez : elle me l’écrit encore aujourd’hui.

Et en développant la lettre, Clarisse fit voler un papier qui vint tomber aux pieds d’Olympe. C’était une invitation à une fête que devait donner, la semaine suivante, l’ambassadeur de la sublime Porte.

— Ainsi, reprit Olympe en ramassant le billet, voilà la véritable raison qui vous fait rompre votre mariage ?

— Pourquoi pas ? je n’ai jamais vu de fêtes turques.

Mme d’Iserlot, qui survint, voulut inutilement ébranler la résolution de Clarisse ; elle ne put rien obtenir. Il est vrai que la bonne dame parlait sans conviction. En dépit de ses efforts pour devenir raisonnable, il y avait toujours en elle un certain penchant à trouver que Clarisse avait raison.

M. de Saint-Julien chercha aussi à persuader à Mlle de Selbas qu’elle devait renoncer à un genre de vie nuisible à sa santé. Clarisse s’obstinait à répondre qu’elle n’avait pas mal à la poitrine, et que la distraction seule pouvait guérir ses maux de nerfs. Quant à l’abbé, il refusa positivement de prendre part à cette discussion, disant qu’il se croirait coupable de risquer un seul mot dans l’intention de faire contracter à son ami Jules un mariage extravagant.

Le lendemain donc Clarisse fit ses adieux à ses hôtes, ayant, comme le disait le docteur de Montargis, retrouvé à la campagne tout juste assez de force pour achever de se tuer.