La Jeune Lune/Texte entier

L’ORIGINE


« D’où suis-je venu ? Où m’as-tu trouvé ? » demande Bébé à sa mère.

Elle pleure et rit tout à la fois et, pressant l’enfant sur sa poitrine, lui répond :

« Tu étais caché dans mon cœur, mon chéri, tu étais son désir.

« Tu étais dans les poupées de mon enfance et quand, chaque matin, je modelais dans l’argile l’image de mon dieu, c’était toi que je faisais et défaisais alors.

« Tu étais sur l’autel avec la divinité de notre foyer ; en l’adorant, je t’adorais.

« Dans tous mes espoirs, dans toutes mes amours, dans ma vie, dans la vie de ma mère, tu as vécu.

« L’Esprit immortel qui préside à notre foyer t’a choyé dans son sein de tout temps.

« Dans l’adolescence, quand mon cœur ouvrait ses pétales, tu l’enveloppais, comme un parfum flottant.

« Ta délicate fraîcheur veloutait mes jeunes membres, tel le reflet rose qui précède l’aurore.

« Toi, le chéri du ciel, toi dont la sœur jumelle fut la lumière du premier matin, tu as été emporté par les flots de la vie universelle, qui t’a enfin déposé sur mon cœur.

« Tandis que je contemple ton visage, la vague du mystère me submerge : toi qui appartiens à tous, tu m’as été donné !

« De crainte que tu ne m’échappes, je te tiens serré sur mon cœur. Quelle magie a donc livré le trésor du monde à mes bras frêles ? »


LA SOURCE[1]


Le sommeil qui se pose sur les yeux de Bébé, quelqu’un sait-il d’où il vient ? Oui, le bruit court que dans la forêt ombreuse il habite un village de fées, éclairé par les vers luisants. Là, deux boutons de pavot enchanté s’ouvrent comme en émoi : c’est de là que le sommeil part pour venir baiser les yeux de Bébé.

Le sourire qui palpite sur les lèvres de Bébé, quand il sommeille, quelqu’un sait-il où il est né ?

Oui, le bruit court qu’un rayon jeune et pâle du croissant de la lune effleura le bord d’une nuée d’automne prête à disparaître et là, dans le rêve d’un matin trempé de rosée, naquit le sourire qui palpite sur les lèvres de Bébé quand il sommeille.

La fraîcheur douce et veloutée qui s’épanouit sur les membres de Bébé, quelqu’un sait-il où elle a été cachée si longtemps ?

Oui, quand sa mère était jeune, la fraîcheur douce et veloutée qui s’épanouit aujourd’hui sur les membres de Bébé emplissait son cœur virginal : tendre et silencieux mystère d’amour !


LES CAPRICES DE BÉBÉ


Bébé s’envolerait au ciel à l’instant même, pour peu qu’il en eût envie.

Mais il a ses raisons pour ne pas nous quitter.

Poser la tête sur le sein de sa mère, voilà tout son bonheur ; pour rien au monde, il ne voudrait la perdre de vue.


La sagesse de Bébé s’exprime en paroles subtiles. Mais combien sont rares ceux qui peuvent en saisir le sens !

S’il ne parle pas, c’est qu’il a ses raisons.

Ce qu’il désire avant tout c’est apprendre le langage maternel des lèvres mêmes de sa mère. C’est pour cela qu’il prend un air si innocent !


Malgré les monceaux d’or et de perles qu’il possédait, Bébé est arrivé comme un mendiant sur cette terre.

Il a eu ses raisons pour venir sous ce déguisement.

Ce cher petit, nu et suppliant, contrefait une indigence complète, afin de réclamer de sa mère tous les trésors de sa tendresse.


Dans le pays du menu croissant de lune, rien n’entravait la liberté de Bébé !

Il a eu ses raisons pour renoncer à son indépendance.

Il sait que ce petit nid, le cœur de sa mère, contient des joies inépuisables, il sait que la tendre étreinte des bras maternels est infiniment plus douce que la liberté.


Bébé ne savait pas pleurer. Il vivait dans le pays de la félicité parfaite.

Ce n’est pas sans raison qu’il s’est mis à verser des larmes.

Les entrailles de sa mère sont émues par le sourire de son doux visage, mais ce sont les petits cris que lui arrachent ses chagrins d’enfant qui tissent entre elle et lui le double lien de la pitié et de l’amour.


L’INVISIBLE CORTÈGE


Ah ! qui donc a teint ta petite robe, mon enfant ? Qui donc a recouvert tes doux membres de cette tunique rouge ?

Au matin tu es sorti dans la cour pour jouer et courir, trébuchant et tombant tour à tour.

Mais qui donc a teint ta petite robe, mon enfant ?


Qu’est-ce qui te fait rire, mon bouton de vie ?

Ta mère te sourit, debout sur le seuil.

Au claquement de ses mains et au cliquetis de ses bracelets, tu danses, ta baguette de bambou à la main, comme un tout petit berger.

Mais qu’est-ce qui te fait donc rire, mon bouton de vie ?


Oh ! petit mendiant ! Que veux-tu de ta mère pour t’accrocher ainsi des deux mains à son cou ?

Oh ! petit gourmand ! Veux-tu que j’aille cueillir la terre dans l’espace, comme on cueille un fruit pour la déposer sur la paume de ta petite main ?

Oh ! petit mendiant ! Que réclames-tu ?


La brise emporte joyeuse le tintement des clochettes suspendues à tes petites chevilles.

Le soleil surveille ta toilette en souriant.

Le ciel se penche sur toi quand tu dors dans les bras de ta mère et le matin approche de ton lit à pas de loup pour baiser tes yeux.

Les clochettes tintent autour de tes mignonnes chevilles et leur son joyeux glisse sur la brise.


La fée, dispensatrice des rêves, traverse le crépuscule en volant vers toi.

La mère universelle a son trône près de toi, dans le cœur même de ta mère.

Celui dont les étoiles seules perçoivent la musique est descendu vers toi et le voilà avec sa flûte debout à ta fenêtre.

Et la fée dispensatrice des rêves traverse le crépuscule en volant vers toi.


LA VOLEUSE DE SOMMEIL


Qui a dérobé le sommeil aux yeux de Bébé ? Je saurai bien le découvrir.

Sa mère était allée au village voisin, sa cruche serrée dans ses bras, pour chercher de l’eau.

Il était midi. Les enfants avaient cessé leurs jeux. Les canards étaient silencieux sur la mare.

Le jeune pâtre dormait à l’ombre du banyan.

La grue se tenait debout, grave et immobile, dans le marécage près du bosquet de manguiers.

C’est à cet instant que la voleuse vint saisir le sommeil sur les yeux de Bébé et l’emporta dans son vol.

Quand la maman rentra, elle trouva l’enfant qui explorait à quatre pattes tous les recoins de la chambre.


Qui donc a dérobé le sommeil aux yeux de notre Bébé ? Je veux le savoir. Je veux trouver la coupable et l’enchaîner.

Mes regards iront plonger dans cette grotte sombre où filtre un mince ruisseau à travers les galets et les blocs farouches.

J’irai fouiller les ombres somnolentes des bosquets de bakula où les ramiers roucoulent dans leurs coins favoris, où, par les nuits étoilées et muettes, les anneaux tintent aux pieds des fées.


Au soir, dans la forêt, mon regard scrutera la solitude murmurante des bambous. Là les lucioles prodiguent leur lumière et je demanderai à toutes les créatures que je rencontrerai : « Pouvez-vous me dire où demeure la voleuse de sommeil ? »


Qui donc a volé le sommeil aux yeux de Bébé ? Je saurai bien le découvrir.

Si jamais je l’attrapais, elle aurait affaire à moi !

Je monterais à l’assaut de son nid et je verrais où elle entasse tous les sommeils volés.

Je la dépouillerais de son butin et l’emporterais chez moi.

Puis j’attacherais solidement ses deux ailes et je l’installerais au bord de l’eau. Maintenant, qu’elle s’amuse à pêcher avec un jonc au milieu des roseaux et des nénuphars !

Quand, le soir, les emplettes sont finies au village et que les enfants se reposent sur les genoux de leurs mères, alors les oiseaux de nuit l’étourdiront de leurs moqueries : « Haha ! à qui vas-tu dérober son sommeil à présent ? »


LE MONDE DE BÉBÉ


Ah ! si je pouvais pénétrer jusqu’au centre même du monde de mon Bébé pour m’y choisir une paisible retraite !

Je sais que ce monde a des étoiles qui causent avec lui, un azur qui descend jusqu’à son visage et l’amuse de ses arcs-en-ciel et de ses nuages bizarres.

Ceux qui prétendent être muets et semblent incapables de faire un mouvement, se glissent en secret vers sa fenêtre pour lui conter des histoires et lui offrir des plateaux remplis de jouets aux couleurs brillantes.

Ah ! si je pouvais cheminer sur les routes qui traversent l’esprit de Bébé et les suivre plus loin, plus loin, au delà de toutes limites !

Là où des messagers sans message passent et repassent entre les États de rois sans histoire, là où la raison fait des cerfs-volants de ses lois et les lâche dans l’espace, là où la vérité libère les faits de leurs entraves.


QUAND ET POURQUOI


Quand je t’apporte des jouets bigarrés, mon enfant, je comprends pourquoi des couleurs sans nombre se jouent sur les nuages et sur l’eau et pourquoi les fleurs sont peintes de toutes nuances, quand je te donne des jouets bigarrés, mon enfant.

Quand je chante pour te faire danser, je comprends alors pourquoi il y a de la musique dans le feuillage et pourquoi les vagues font retentir jusque dans le cœur même de la terre attentive, le concert de leurs voix, quand je chante pour te faire danser.

Quand j’apporte à tes mains avides des choses douces, je comprends pourquoi il y a du miel dans le calice de la fleur et pourquoi les fruits s’emplissent secrètement de nectar, quand j’apporte à tes mains avides des choses douces.

Quand je baise ton visage pour te faire sourire, mon trésor, alors je comprends l’allégresse que le ciel verse avec la lumière du matin et les délices que la brise d’été apporte à mon corps, quand je te baise pour te faire sourire.


DIFFAMATION


Pourquoi ces pleurs dans tes yeux, mon enfant ?

Oh ! qu’ils sont vilains de te gronder toujours pour des riens !

Tu as taché d’encre ta figure et tes mains en écrivant : est-ce pour cela qu’ils t’appellent sale ?

Oh ! fi donc ! Oseraient-ils dire que la pleine lune est sale parce qu’elle a le visage taché d’encre ?


Pour des misères ils te blâment, mon enfant ; ils sont prêts à te chercher noise pour des riens.

Tu as déchiré tes vêtements en jouant : est-ce pour cela qu’ils t’appellent négligent ?

Oh ! fi donc ! Que diraient-ils d’un matin d’automne qui sourit à travers ses nuages en lambeaux ?


Ne t’inquiète pas de leurs discours, mon enfant, ni des listes interminables qu’ils dressent de tes méfaits.

Chacun sait que tu aimes les douceurs : est-ce pour cela qu’ils t’appellent gourmand ?

Oh ! fi fi donc ! Quel nom donneraient-ils alors à nous qui t’aimons ?


LE JUGE


Dites de lui ce qu’il vous plaira, moi je connais les fautes de mon enfant.

Ce n’est point parce qu’il est sage que je l’aime, mais parce qu’il est mon petit enfant.

Que savez-vous de la tendresse qu’il peut inspirer, vous qui prétendez faire un compte exact de ses qualités et de ses défauts ?

Quand je dois le punir c’est alors qu’il ne fait plus qu’un avec moi-même.

Quand je fais couler ses larmes, mon cœur pleure avec lui.

Seul, je puis blâmer et punir, car seul celui qui aime a le droit de châtier.


JOUJOUX


Comme tu es heureux, enfant, toi qui, assis dans la poussière, t’amuses toute la matinée avec un bout de branche cassée.

Je souris de te voir jouer avec ce brin de bois.

Moi, je suis occupé à faire des comptes, j’additionne des chiffres, des heures durant.

Peut-être me regardes-tu du coin de l’œil en te disant : « Quelle bêtise de gaspiller sa matinée à ce jeu-là ! »

Enfant, les bâtons et les pâtés de terre ne m’absorbent plus : j’ai perdu ton art !

Je recherche des amusements coûteux et j’entasse de l’or et de l’argent.

Tu joues à cœur joie avec tout ce que tu trouves. Moi, j’emploie mes forces et mon temps à la recherche de choses que je ne pourrai jamais obtenir.

Dans mon frêle esquif je m’efforce de traverser la mer des désirs, et j’oublie que mon travail lui aussi n’est qu’un jeu !


L’ASTRONOME


« Quand, au soir, la pleine lune est prise dans les branches de ce kadamir, nul ne pourrait-il la décrocher ? » Voilà tout ce que j’ai dit.

Alors dada[2] s’est moqué de moi : « Bébé », m’a-t-il dit, « je n’ai jamais vu d’enfant aussi naïf que toi. La lune est si loin de nous ! Comment quelqu’un pourrait-il l’attraper ? »

Et moi : « Dada, comme tu es absurde ! Quand nous jouons en bas et que Maman nous regarde par la fenêtre en souriant, oserais-tu dire qu’elle est très éloignée de nous ? »

Et cependant dada continue à répéter : « Que tu es nigaud ! Voyons, Bébé, où pourrais-tu trouver un filet assez grand pour prendre la lune ? »

Et moi : « Mais tu n’aurais qu’à la saisir avec tes mains ! »

Mais dada n’a fait que rire et répéter : « Tu es l’enfant le plus naïf que j’ai jamais vu ! Si la lune se rapprochait de nous, tu verrais alors comme elle est énorme ! »

Et moi : « Dada, quelles bêtises on t’enseigne à l’école ! Quand Maman penche son visage pour nous embrasser, sa figure paraît-elle donc si grande ? »

Mais dada continue à dire : « Tu es un petit nigaud ! »


NUAGES ET VAGUES


Maman, ceux qui vivent là-haut, dans les nuages, m’appellent :

« Nous jouons depuis notre réveil, jusqu’à la fin du jour », disent-ils.

« Nous jouons avec l’aube dorée, nous jouons avec la lune d’argent. »

Je demande : « Mais comment puis-je vous atteindre ? »

Ils répondent : « Viens jusqu’au bord de la terre, puis lève tes mains vers le ciel et tu seras enlevé dans les nuages. »

Mais je leur dis : « Ma mère m’attend à la maison ; comment puis-je la laisser et venir ? »

Alors, ils sourient, flottent et passent.

Mais je connais un jeu plus joli que celui-là !

Je serai le nuage et toi tu seras la lune.

Je couvrirai ton visage de mes deux mains et le toit de notre maison sera le ciel bleu.

Ceux qui vivent dans les flots m’appellent :

« Nous chantons du matin au soir ; nous avançons toujours, toujours, sans savoir par où nous passons. »

Je demande : « Mais comment vous rejoindrai-je ? »

« Viens », disent-ils, « viens jusqu’au bord de la plage, tiens-toi debout, clos tes yeux et tu seras emporté sur les vagues. »

Je réponds : « Mais ma mère ne saurait se passer de moi, chaque soir ; comment pourrais-je m’en aller et la laisser ? »

Alors, ils sourient, dansent et s’éloignent.

« Mais je connais un jeu plus amusant que celui-là !

« Je serai les vagues et toi tu seras une plage lointaine.

Je roulerai, roulerai, et comme une vague qui se brise, mon rire fusera contre tes genoux !

Et personne au monde ne saura où nous sommes toi et moi. »


LA FLEUR DE CHAMPA


Si pour m’amuser je devenais une fleur de champa ! Je croîtrais tout là-haut, sur une branche de cet arbre ; secouée par le vent, je rirais aux éclats et danserais au milieu des feuilles fraîchement écloses : me reconnaîtrais-tu, petite mère ?

Tu m’appellerais : « Bébé, où es-tu ? » Alors je me mettrais à rire sans bruit et me tiendrais tout coi.

À la dérobée, j’ouvrirais mes pétales et je t’épierais, pendant que tu travailles.

Après ton bain, lorsqu’avec tes cheveux encore humides étalés sur tes épaules, tu passes sous l’ombrage du champa en allant à la petite cour où tu dis tes prières, tu sentirais le parfum de la fleur, mais tu ne saurais pas qu’il vient de moi.

Après le repas de midi, quand, assise à ta fenêtre, tu lis le Ramayana et que l’ombre de l’arbre erre sur tes cheveux et sur tes genoux, je projetterais ma toute petite silhouette de fleur sur la page du livre, juste à l’endroit où tu lis.

Mais devinerais-tu que c’est l’ombre menue de ton petit enfant ?

Le soir, lorsque tu vas à l’enclos des vaches, en tenant ta lampe allumée, je me laisserais choir tout à coup à terre et, redevenu ton bébé, je te prierais de me conter une histoire.

— Où as-tu été, coquin d’enfant ?

— Je ne veux pas te le confesser, Maman.

Voilà ce que nous nous dirions alors l’un à l’autre.


LE PAYS DES FÉES


Si l’on découvrait où est le palais de mon roi, il s’évanouirait dans les airs.

Ses murs sont en argent et son toit d’or éclatant.

La reine vit dans un palais à sept cours et elle porte un joyau qui a coûté sept royaumes.

Mais écoute, Maman, je vais te souffler à l’oreille où est le palais de mon roi.

Il est dans un coin de notre terrasse, là où fleurit la plante de tulsi.


La princesse dort, étendue sur le rivage lointain des sept mers infranchissables.

Il n’y a que moi au monde qui puisse la trouver.

Ses bras sont couverts de bracelets et à ses oreilles pendent de longues perles : sa chevelure ondoie jusqu’au sol.

Si je la touche de ma baguette magique, elle s’éveillera et des bijoux tomberont de ses lèvres si elle sourit.

Veux-tu, petite mère, que je te le dise à l’oreille ?

Elle est au coin de notre terrasse là où se trouve le pot de tulsi.


Quand l’heure de ton bain est venue, avant d’aller à la rivière, monte sur le toit.

Tu me trouveras assis dans le coin de la terrasse, là où s’entre-croisent les ombres des deux murs.

Minette seule a la permission de m’accompagner, car elle sait où demeure le barbier du conte.

Petite mère, veux-tu que je te dise à l’oreille où habite le barbier ?

C’est au coin de la terrasse où se trouve le pot de tulsi.


LE PAYS DE L’EXIL


Maman, la lumière a pâli dans le ciel gris, quelle heure est-il ?

J’en ai assez de mes jeux et me voici près de toi. C’est samedi, notre jour de congé.

Laisse là ton ouvrage, Maman, viens t’asseoir ici à la fenêtre et dis-moi où est le désert de Tépantar que décrit le conte de fées ?


L’ombre de la pluie a couvert le ciel d’un bout à l’autre. L’éclair farouche déchire la nue de ses griffes.

Quand les nuages grondent et quand il tonne, qu’il est doux de sentir mon cœur trembler et de me presser contre toi !

Quand une lourde pluie clapote pendant des heures sur les feuilles de bambou, nos fenêtres grincent, secouées par la rafale, alors j’aime à rester assis, seul avec toi dans la chambre, tandis que tu me parles du désert de Tépantar que décrit le conte de fées.


Où est-il, Maman, sur la grève de quelle mer ? Au pied de quelles collines ? Dans le royaume de quel roi ?

Là, point de haies entre les champs, point de sentiers dans les prés pour ramener les paysans, le soir, à leur village et pour conduire la ramasseuse de bois, de la forêt au marché. Du sable, par endroits de l’herbe jaune, un seul arbre où nichent deux oiseaux très avisés et très vieux. Tel est le désert de Tépantar.


Je me figure que le jeune fils du roi, monté sur un cheval gris, traverse seul le désert par une journée sombre comme aujourd’hui. Il est à la recherche de la princesse qui languit en prison, dans le palais du géant, de l’autre côté de cette mer inconnue.

Tandis que là-bas la pluie descend comme un rideau dans le ciel lointain et que l’éclair bondit comme un homme atteint d’une douleur aiguë et soudaine, pense-t-il à sa malheureuse mère abandonnée par le roi, à sa mère qui nettoie l’étable en s’essuyant les yeux, quand il chevauche à travers le désert de Tépantar que décrit le conte de fées ?


Vois, mère, il fait presque nuit bien que le soir soit encore loin ; point de voyageurs là-bas sur la route du village.

Le jeune berger est rentré très tôt des pâturages ; les hommes ont déjà quitté leurs champs : sur des nattes, sous l’auvent de leurs huttes, ils sont assis et regardent les nuages menaçants.

Maman, j’ai remis tous mes livres sur l’étagère : je t’en prie, pas de leçons aujourd’hui.

Quand je serai aussi grand que Papa, alors j’apprendrai tout ce qu’il faut savoir.

Mais pour cette fois seulement, dis-moi Maman, où se trouve le désert de Tépantar que décrit le conte de fées.


LE FOYER


Je cheminais seul sur la route qui traverse le guéret, tandis que, tel un avare, le soleil couchant dissimulait la dernière paillette de son or.

Le jour s’enfonçait de plus en plus profondément dans l’ombre, et la terre, veuve de ses moissons, s’étendait silencieuse et dépouillée.

Soudain, une voix aiguë s’éleva dans le ciel, la voix d’un jeune garçon qui, invisible, traversa l’obscurité profonde, laissant dans le calme du soir le sillage de sa chanson.

Son foyer se trouvait là-bas dans le village, au bout du terrain vague, par delà les cannes à sucre, caché parmi les ombres du bananier et du frêle aréquarier, du cocotier et de l’atrocarpe aux fruits d’un vert sombre.

J’arrêtai un moment ma course solitaire à la clarté des étoiles. Je contemplai autour de moi la plaine assombrie, enlaçant de ses bras les foyers innombrables où, près des lits et des berceaux, brûlent les lampes vespérales, où veillent les cœurs maternels, où de jeunes vies débordent d’une joie si insouciante qu’elle ignore sa valeur dans le concert des choses.


JOUR DE PLUIE


Des nuages maussades s’amoncellent avec rapidité au-dessus de la sombre lisière de la forêt.

Oh ! mon enfant, ne sors pas !

Les têtes des palmiers alignés au bord du lac rebondissent contre le ciel lugubre ; les corbeaux aux ailes éclaboussées se taisent sur les branches des tamarins et une ombre grandissante envahit la rive orientale du fleuve.


Attachée à la palissade, notre vache beugle bruyamment.

Mon enfant reste ici jusqu’à ce que je l’aie ramenée à l’étable.

Les hommes se pressent dans les prairies inondées, pour attraper les poissons qui franchissent les étangs débordés ; les ruisselets d’eau de pluie courent dans les sentiers étroits comme de petits mutins qui, pour la taquiner, ont échappé à leur mère.


Écoute ! quelqu’un appelle le passeur au gué.

Oh ! mon enfant, il fait déjà sombre et le passage du lac n’est plus ouvert.

Le ciel semble galoper rapidement sur la pluie affolée, les eaux du fleuve bruissent avec impatience et les femmes sont revenues précipitamment du Gange avec leurs cruches pleines.


Il faut préparer les lampes pour la veillée.

Oh ! mon enfant, ne sors pas !

Le chemin du marché est désolé, le sentier près du fleuve est glissant, le vent rugit et se démène dans les cannes des bambous, comme une bête féroce prise dans un filet.


LES BATEAUX DE PAPIER


Jour après jour et un à un, mes bateaux de papier flottent sur la rivière, portés par le courant.

Sur leur coque, j’inscris en grandes lettres noires, mon nom et celui du village où je demeure.

Quelqu’un là-bas, dans un pays éloigné, les trouvera j’espère et apprendra ainsi qui je suis.

Je charge mes petits bateaux de fleurs de shiuli cueillies dans notre jardin dans l’espoir que cette floraison de l’aube aura la bonne fortune d’aborder au pays de la nuit.

Quand j’ai lancé à l’eau mes bateaux de papier, je lève mes yeux vers le ciel, et voilà que de petits nuages apprêtent leurs voiles blanches et bombées !

Quelque camarade joue-t-il avec moi de là-haut les faisant partir sur le vent, pour courir avec mes bateaux ?

Quand la nuit vient, j’enfonce ma tête dans mes bras et je rêve que mes bateaux de papier voguent toujours, toujours plus loin, sous la clarté des étoiles de minuit.

Les fées du sommeil y voyagent et la cargaison, ce sont leurs paniers pleins de rêves !


LE MARIN


La barque du batelier Madhu est amarrée au quai de Rajgunj.

Elle est inutilement chargée de jute et, depuis un temps interminable, elle est restée là, oisive.

Si seulement il voulait me prêter son bateau, je lui donnerais une équipe de cent rameurs et des voiles. J’en hisserais cinq, six ou même sept !

Jamais je ne le conduirais à de stupides marchés.

Je traverserais les sept océans et les treize rivières du pays des fées.


Mais, Maman, tu n’iras pas en cachette pleurer mon absence.

Je ne vais pas aller dans la forêt comme Ramachandra, pour n’en revenir que dans quatorze ans.

Je serai le prince du conte de fées et je remplirai ma barque de tout ce qui me plaît.

J’emmènerai mon ami Ashu et gaiement nous traverserons les sept océans et les treize rivières du pays des fées.


Nous mettrons à la voile au petit jour.

Lorsqu’à midi, tu te baignes dans l’étang, nous serons déjà au pays d’un roi fabuleux.

Nous traverserons le gué de Tirpuni laissant derrière nous le désert de Tépantar.

Quand nous reviendrons, le jour sera presque tombé et je te dirai tout ce que nous aurons vu.

Je traverserai les sept océans et les treize rivières du pays des fées.


L’AUTRE RIVE


Ah ! que je voudrais aller là-bas à l’autre rive du fleuve.

Près de cette rangée de bateaux amarrés aux perches de bambou !

C’est là que dans leurs barques les paysans traversent la rivière ; ils vont labourer des champs lointains et portent leurs petites charrues sur leurs épaules.

C’est là que les pâtres font passer à la nage leurs troupeaux mugissants qu’ils conduisent aux pâturages riverains.

C’est de là qu’ils reviennent le soir au logis, et la petite île couverte de mauvaises herbes reste livrée aux chacals hurleurs.

Maman, si tu le veux bien, j’aimerais être le passeur du bac quand je serai grand.


On dit qu’il y a des mares curieuses cachées derrière ces hauts talus.

Là, des troupes de canards sauvages se réunissent après la saison des pluies, là, des fourrés de roseaux croissent au bord des étangs et les oiseaux aquatiques y déposent leurs œufs.

Là, des bécasses aux queues frétillantes laissent l’empreinte de leurs petites pattes sur la boue molle et propre.

Là, les hautes herbes invitent les rayons de la lune à se laisser bercer sur les touffes ondulantes de leurs blanches fleurs.

Maman, si tu le veux bien j’aimerais être le passeur du bac quand je serai grand.


Je ferai la traversée sans cesse d’une rive à l’autre et les garçons et les filles du village, en se baignant, me regarderont bouche bée.

Quand le soleil remonte au haut du ciel, quand le matin cède la place à midi, j’accourrai vers toi en disant : « Maman, j’ai faim ! »

Quand la journée est finie les ombres se blottissent sous les arbres, j’arriverai alors avec le crépuscule.

Jamais je ne te quitterai pour aller à la ville travailler comme mon père.

Maman, si tu le veux bien, j’aimerais être le passeur du bac quand je serai grand.


L’ÉCOLE DES FLEURS


Quand le ciel orageux gronde sourdement et que tombent les averses de juin, l’humide vent d’est se met en marche à travers les bruyères pour jouer de la cornemuse parmi les bambous.

Alors des moissons de fleurs éclosent tout à coup ; personne ne sait d’où elles viennent ; elles mènent de folles danses sur le gazon.

Maman, je crois vraiment que les fleurs ont une école sous terre.

Quand elles sont à leurs leçons, les portes se closent et si elles veulent sortir avant l’heure, pour jouer, le maître les met au coin.

Elles prennent leurs vacances quand vient la saison des pluies.

Les branches s’entre-choquent dans la forêt et les feuilles frémissent au souffle des vents furieux, les nuages géants battent des mains et les enfants-fleurs s’élancent, parées de robes roses, jaunes et blanches.

Sais-tu, Maman ? Elles habitent au ciel, là où sont les étoiles. N’as-tu pas remarqué comme elles sont impatientes d’arriver là-haut ? Tu ne sais pas ce qui les presse tant ?

Mais moi je devine vers qui elles tendent les bras : comme moi, elles ont une mère !


LE MARCHAND


Maman, imaginons que tu vas rester à la maison et que moi je voyagerai à travers des pays inconnus.

Mon bateau est au port tout appareillé et complètement chargé.

Et maintenant réfléchis bien, petite mère, avant de me dire ce que tu voudrais que je te rapporte à mon retour.


Maman, veux-tu avoir de l’or, de l’or à profusion ?

Là-bas sur les rives des fleuves d’or, les champs sont pleins de moissons d’or.

Dans l’ombre de la forêt, les fleurs d’or du champa tombent sur le sol.

Je les ramasserai toutes pour toi dans des centaines de corbeilles.


Maman, désires-tu des perles aussi grosses que les gouttes de pluie de l’automne ?

Je naviguerai jusqu’aux rivages de l’île des perles.

Là-bas, au petit jour, sur les fleurs de la prairie tremblent des perles légères et des perles tombent goutte à goutte sur le gazon ; l’écume des vagues capricieuses s’éparpille en perles sur le sable de la grève.


Je rapporterai à mon frère une paire de chevaux ailés pour voler parmi les nuages.

À mon père j’offrirai une plume magique qui écrira toute seule, à son insu.

Pour toi, mère, il faut que je me procure l’écrin et le joyau qui ont coûté à sept rois leurs royaumes.


SYMPATHIE


Si je n’étais qu’un petit chien et non pas ton bébé, Maman chérie, et si je voulais manger dans ton assiette, me dirais-tu : « Non » ?

Est-ce que tu me repousserais en disant : « Va-t’en, vilain petit toutou » ?

Alors va-t’en, mère, va-t’en ! Plus jamais je ne viendrai quand tu m’appelles, plus jamais je ne te laisserai me donner de la nourriture.


Si je n’étais qu’une petite perruche verte et non pas ton bébé, Maman chérie, est-ce que tu me tiendrais enchaîné pour que je ne m’envole pas ?

Est-ce que tu me menacerais du doigt en disant :

— « Le vilain oiseau ! l’ingrat ! Il ronge sa chaîne jour et nuit ! »

Alors va-t’en, mère, va-t’en ! Je vais m’enfuir dans les bois. Plus jamais je ne te laisserai me prendre dans tes bras.


VOCATION


Tous les matins à dix heures, quand sonne le gong, je rencontre, en suivant notre allée pour me rendre à l’école, le marchand qui crie :

« Bracelets, bracelets de cristal ! »

Rien ne le presse, il n’est astreint à aucune route, à aucun but, à aucune heure pour son retour.

Oh ! que je voudrais être un colporteur et passer mes journées sur les chemins en criant : « Bracelets, bracelets de cristal ! »

Quand, à quatre heures de l’après-midi, je reviens de l’école, je puis voir par la grille de cette maison là-bas, le jardinier bêchant le sol.

Il fait ce qu’il veut de son outil ; il couvre ses vêtements de poussière, personne ne s’en prend à lui s’il se rôtit au soleil ou s’il est trempé par la pluie.

Ah ! que je voudrais être un jardinier bêchant, bêchant sans que personne vienne m’arrêter !

Juste au moment où la nuit tombe, quand ma mère m’envoie au lit, je puis voir par ma fenêtre ouverte le veilleur de nuit qui va et vient dans l’allée.

La ruelle est étroite et déserte et le réverbère s’élève comme un géant avec un seul œil rouge.

Le veilleur balance sa lanterne en cheminant, son ombre marche à côté de lui et jamais, jamais il ne va se coucher.

Ah ! que je voudrais être un veilleur et marcher le long des rues, toute la nuit et faire courir les ombres avec ma lanterne !


SUPÉRIEUR


Maman, votre bébé est absurde ! Ses enfantillages sont ridicules !

Elle ne sait pas voir de différence entre les lumières de la rue et les étoiles.

Quand nous jouons à manger des cailloux, elle croit qu’ils sont bons à croquer et elle essaie de les mettre à la bouche.

Quand j’ouvre un livre devant elle et lui demande d’apprendre son a b c, elle déchire les feuillets, elle éclate de rire pour des riens. Voilà, comme votre bébé apprend ses leçons !

Quand je secoue la tête avec colère et la gronde en l’appelant méchante, cela ne fait que l’amuser et elle se met à rire.

Tout le monde sait que Père est loin, mais si en jouant j’appelle : « Papa ! Papa ! » elle jette de tous côtés des regards étonnés et s’imagine que Père est tout près.

Si je fais l’école aux ânes de notre blanchisseur (lorsqu’il vient chercher la lessive), j’ai beau lui expliquer que je suis le maître d’école, elle continue à m’appeler dada et se met à hurler sans raison.

Votre bébé voudrait attraper la lune ! Elle est si drôle !

Elle appelle Ganesh[3], Ganesh.

Maman, votre bébé est absurde, ses enfantillages sont ridicules !


LE PETIT GRAND HOMME


Je suis petit parce que je suis un enfant. Je serai grand quand je serai aussi vieux que mon père.

Mon maître me dira : « Il est déjà tard, apportez votre ardoise et vos livres. »

Je lui répondrai : « Mais ne savez-vous pas que je suis aussi grand que Père ? Je n’ai plus besoin de leçons. »

Grande sera la surprise de mon maître, mais il dira : « Il peut laisser ses livres, s’il veut, puisqu’il est un homme à présent. »


Je m’habillerai seul et j’irai à la foire où il y a foule.

Mon oncle courra à ma rencontre en disant : « Tu vas te perdre, mon garçon, laisse-moi te porter. »

Je lui répondrai : « Mais ne voyez-vous pas, mon oncle, que je suis aussi grand que Père ? Je veux aller à la foire tout seul. »

Mon oncle dira alors : « Oui, il peut aller où il veut maintenant, il est un homme. »


Voilà ma mère qui revient du bain ; je suis en train de donner de l’argent à ma bonne, car je sais ouvrir la caisse avec ma clef.

Maman s’écrie : « Mais de quoi te mêles-tu, petit sot ? »

Je lui réponds : « Mère, ne sais-tu donc pas que je suis aussi grand que Père et que je dois régler les comptes avec ma bonne ? »

« Il peut en effet », se dit-elle, « donner de l’argent à qui lui plaît, car c’est un homme. »


Aux vacances d’octobre, mon père reviendra à la maison et, me croyant encore un bébé, il m’apportera de la ville des petits souliers et de petites tuniques de soie.

Mais je lui dirai : « Père, donne-les à mon dada[4] car quant à moi, je suis aussi grand que toi. »

Père se dira : — « Oui, il peut acheter ses vêtements lui-même s’il le désire, car il est un homme. »


MIDI


Maman, j’aimerais tant en finir avec mes leçons. Je n’ai pas quitté mon livre de la matinée.

Tu dis qu’il n’est que midi, mais, même à supposer qu’il ne soit pas plus tard, ne peut-on s’imaginer que l’après-dînée a déjà commencé, quand il n’est que midi ?

Pour moi, je peux facilement me figurer que le soleil vient d’atteindre l’extrémité de cette rizière et que la vieille pêcheuse cueille des herbes pour son souper sur les bords de la mare.

Je ferme les yeux et je crois voir les ombres devenir de plus en plus sombres sous le madar et l’eau de l’étang semble noire et luisante.

Puisqu’il sonne douze coups dans la nuit, pourquoi la nuit ne pourrait-elle venir quand il sonne midi ?


LE MÉTIER D’AUTEUR


Tu dis que Papa compose une quantité de livres, mais je ne comprends rien à ce qu’il écrit.

Il a passé toute la soirée à te faire la lecture, mais as-tu vraiment pu découvrir ce que tout cela signifiait ?

Toi, Maman, tu sais raconter de si jolies histoires ! Je me demande pourquoi Papa ne peut en écrire de pareilles.

Sa mère ne lui a-t-elle jamais conté des histoires de géants, de fées et de princesses ?

Les a-t-il toutes oubliées ?


Souvent, quand il est en retard pour son bain, tu dois aller l’appeler cent fois.

Tu l’attends, tu tiens les plats au chaud pour lui, mais il continue à écrire et oublie tout.

Papa s’amuse constamment à faire des livres.

S’il m’arrive, par hasard, d’aller jouer dans la chambre de Papa, tu viens vite me chercher et tu m’appelles un petit méchant !

Si je fais le moindre bruit, tu me dis : « Ne vois-tu pas que Papa travaille ? »

Quel plaisir a-t-il à écrire, toujours écrire ?


Quand je prends la plume ou le crayon de Papa et trace sur son cahier, exactement comme lui : a b c d e f g h i, pourquoi te fâches-tu contre moi Maman ?

Tu ne dis rien quand c’est Papa qui écrit.

Quand Papa gaspille des masses de papier, tu ne t’en inquiètes pas.

Mais si je prends une seule feuille pour en faire un bateau tu me dis aussitôt : « Enfant, que tu es indiscret ! »

Que penser de Papa qui gâche des pages et des pages en les couvrant de marques noires, des deux côtés ?


LE MÉCHANT FACTEUR


Pourquoi restes-tu assise à terre tranquille et silencieuse, Maman chérie ? dis-moi.

La pluie entre par la fenêtre ouverte, tu es toute mouillée et tu n’y prends pas garde.

Entends-tu le gong qui sonne quatre heures ? C’est l’heure où mon frère doit rentrer de l’école.

Que t’est-il arrivé ? Pourquoi cet air étrange ?

N’as-tu pas reçu de lettre de Papa aujourd’hui ?

J’ai vu le facteur qui apportait dans son sac des lettres pour presque tous les habitants de la ville. Seulement il garde celles de Papa pour les lire lui-même.

Je suis sûr que le facteur est un méchant homme.

Mais ne prends pas cela trop à cœur, chère Maman.

Demain, c’est jour de marché au village voisin. Dis à la servante d’acheter des plumes et du papier.

Alors j’écrirai moi-même toutes les lettres de Papa, tu n’y trouveras pas une seule faute.

J’écrirai de A jusqu’à K.

Mais, Maman, pourquoi souris-tu ?

Ne crois-tu donc pas que je puisse écrire aussi bien que Papa ?

Mais je réglerai mon papier soigneusement et chaque lettre sera belle et grande.

Quand j’aurai fini, crois-tu que je serai aussi malavisé que Papa et que j’irai jeter ma lettre dans le sac de cet affreux facteur ?

Je te l’apporterai moi-même sans retard et lettre par lettre je t’aiderai à lire ce que j’ai écrit.

Ah ! ce facteur ! je sais qu’il n’aime pas te donner les lettres que tu préfères.


LE HÉROS


Maman, imaginons que nous sommes en voyage. Nous traversons un pays étrange et dangereux.

À côté de ton palanquin, je trotte sur un cheval roux.

C’est le soir, le soleil décline. Le désert de Joradighi s’étend, gris et morne, devant nous. Le pays est stérile et désolé.

La peur te gagne : « Où sommes-nous ? » penses-tu.

Mais je te dis : « Mère, ne t’effraie pas. »

La prairie est hérissée d’herbes piquantes et un étroit sentier la traverse par endroits.

Dans la vaste étendue, aucun bétail : tous les troupeaux sont retournés aux étables de leurs villages.

L’obscurité croît ; la campagne et le ciel s’effacent et nous ne pouvons distinguer notre route.

Tout à coup, tu m’appelles et me souffles à l’oreille : « Qu’est cette lumière, là près de la rive ? »

Au même instant éclate un hurlement furieux et des ombres s’avancent vers nous, en courant.

Tu te blottis dans ton palanquin et murmures les noms des dieux.

Les porteurs, tremblants d’effroi, se cachent dans le taillis épineux.

Et moi je te crie : « N’aie pas peur, mère, je suis là ! »

Armés de longs bâtons et les cheveux épars, les assaillants se rapprochent.

Je m’écrie : « Garde à vous, scélérats ! Encore un pas et vous êtes morts ! »

Leurs hurlements reprennent et ils se lancent en avant.

Tu étreins mes mains et me dis : « Oh ! mon fils, au nom du ciel, ne t’approche pas d’eux ! »

Et moi : « Mère, tu vas voir ce que je ferai. »

Alors j’éperonne mon cheval et le lance au galop. Mon épée et mon bouclier s’entre-choquent avec fracas.

La mêlée se fait si terrible, mère, que si tu pouvais la suivre de ton palanquin, tu en frémirais.

Plusieurs fuient, beaucoup sont taillés en pièces.

Quant à toi, assise solitaire, je sais ce que tu penses : « Mon fils doit être mort à cette heure. »

Mais j’arrive, éclaboussé de sang et je te dis : « Mère, le combat est fini. »

Tu descends, tu m’embrasses, tu me presses sur ton cœur en te disant : « Qu’aurais-je fait sans mon fils pour m’escorter ? »

Mille choses inutiles se passent chaque jour. Pourquoi une telle aventure n’aurait-elle pas la chance d’être vraie ?

Ce serait comme une histoire, dans un livre.

Mon frère dirait : « Est-il possible ? Je l’ai toujours cru si délicat ! »

Et les gens de notre village s’écrieraient : « Quel bonheur pour la mère d’avoir eu son fils auprès d’elle ! »


LA FIN


Mère, il est temps de m’en aller. Je m’en vais.

Lorsque l’obscurité mourante fera place à l’aube solitaire et que, de ton lit, tu étendras les bras vers ton bébé, je dirai : « Bébé n’est pas là ». Mère, je m’en vais.

Je deviendrai un souffle d’air léger et je te caresserai ; quand tu te baigneras, je serai les rides de l’eau et je te couvrirai de baisers répétés.

Quand, par les nuits de tempête, la pluie clapote sur les feuilles, tu entendras dans ton lit mes chuchotements et soudain, avec l’éclair, mon rire franchira ta fenêtre et éclatera dans ta chambre.

Si, toute au souvenir de ton bébé, tu ne peux t’endormir que bien tard dans la nuit, alors je chanterai du haut des étoiles : « Dors, Maman, dors. »

Je me coulerai le long des rayons errants de la lune, au-dessus de ton lit et m’étendrai sur ta poitrine pendant que tu dors.

Je me ferai rêve et, par la mince fente de tes paupières, je me glisserai jusqu’au plus profond de ton sommeil. Tu t’éveilleras tressaillante et, tandis que tu regarderas autour de toi, je m’esquiverai au dehors, en un clin d’œil, comme une luciole.

Lorsqu’à la grande fête de Puja, les enfants des voisins viennent jouer autour de la maison, je me fondrai dans la musique des flûtes et palpiterai dans ton cœur tout le long du jour.

Ma bonne tante arrivera, chargée de cadeaux de Puja et te dira : « Ma sœur, où est notre bébé ? » Maman, tu lui répondras doucement : « Il est dans la prunelle de mes yeux, il est dans mon corps, il est dans mon âme. »


LE RAPPEL


Quand elle est partie, la nuit était noire et tous dormaient.

Maintenant aussi la nuit est sombre et je l’appelle : « Reviens, mon trésor, le monde est endormi ; si tu venais un moment, tandis que les étoiles échangent de longs regards, nul ne s’en douterait. »


Elle est partie quand les arbres bourgeonnaient, quand le printemps était jeune.

Maintenant tout est en pleine floraison et je l’appelle : « Reviens, mon trésor. Les enfants cueillent et jettent des fleurs par brassées dans la fougue de leurs jeux insouciants. Et si tu reviens prendre une seule petite fleur, nul n’en sera appauvri. »


Ceux qui jouaient alors, jouent encore aujourd’hui. Si prodigue est la vie.

J’écoute leur babil et j’appelle : « Reviens, mon trésor, le cœur de ta mère déborde d’amour et si tu viens lui dérober un seul petit baiser, nul ne le lui reprochera. »


LES PREMIERS JASMINS


Ah ! ces jasmins ! Ces blancs jasmins !

Je crois encore me souvenir du premier jour où j’emplis mes bras de ces jasmins, de ces jasmins blancs !

J’ai aimé la lumière du soleil, le ciel et la terre verte.

J’ai entendu le murmure argentin de la rivière dans l’obscurité de minuit.

L’automne et les couchers de soleil sont venus à ma rencontre au tournant d’un chemin, dans la solitude, comme une fiancée qui lève son voile pour accueillir son bien-aimé.

Cependant ma mémoire reste parfumée de ces premiers jasmins blancs que j’ai tenus dans mes mains d’enfant.

La vie m’a apporté bien des jours de joie et des nuits de fête ; j’ai mêlé mes rires à ceux des gais convives.

Dans la grisaille des matins pluvieux, j’ai fredonné mainte chanson indolente.

J’ai porté autour du cou la guirlande vespérale de bakulas tressée par les mains de l’amour.

Cependant mon cœur reste parfumé du souvenir de ces frais jasmins, les premiers dont mes mains s’emplirent lorsque j’étais enfant.


LE BANYAN


Ô Banyan ! qui t’élèves comme un géant à la tête ébouriffée sur le bord de l’étang, as-tu oublié le petit enfant comme tu as oublié les oiseaux qui nichaient dans tes branches et qui t’ont quitté ?

Ne te souviens-tu pas de lui, lorsqu’assis à la fenêtre, il contemplait tes racines plongeant dans le sol et que leur enchevêtrement le faisait rêver ?

Les femmes viennent remplir leurs cruches à l’étang et ton ombre énorme et noire se tord à la surface de l’eau comme le sommeil qui se débat au moment du réveil.

Les rayons du soleil dansent sur l’eau ridée, comme des navettes menues qui tisseraient sans cesse une tapisserie d’or.

Près des bords herbeux, deux canards nagent, et l’enfant assis, pensif et immobile regarde leurs ombres dans l’eau.

Que ne donnerait-il pour être le vent et souffler à travers tes rameaux murmurants, pour être ton ombre et s’allonger sur l’eau avec le jour qui décroît, pour être un oiseau et percher sur ta plus haute branche, pour flotter comme ces canards, parmi les herbes et les ombres !


BÉNÉDICTION


Bénis cette âme blanche qui a conquis pour la terre le baiser du ciel, bénis ce tendre cœur !

Il aime la lumière du soleil, il aime à contempler le visage de sa mère.

Il n’a pas appris à mépriser la poussière et à convoiter l’or.

Serre-le contre ton cœur et bénis-le.


Il est venu dans ce pays aux cent carrefours.

Mais comment se fait-il que, dans la foule, il t’ait choisi entre tous et qu’arrivé devant ta porte, il t’ait demandé la route par un muet serrement de main ?

Il te suivra tout en causant et en riant sans la moindre méfiance au cœur.

Garde sa confiance, guide-le dans le droit chemin et bénis-le.


Pose tes mains sur sa tête et demande dans tes prières que même si les vagues s’élèvent menaçantes, le souffle d’en haut vienne gonfler ses voiles et le pousser jusqu’au havre du repos.

Ne l’oublie point dans ta hâte : ouvre-lui ton cœur et bénis-le.


LE DON


Je désire te faire un don, mon enfant, car la vie nous emporte à la dérive.

Nos destinées nous sépareront, nos amours seront oubliées.

Sans doute, je n’ai pas la naïveté d’espérer que je pourrais acheter ton cœur avec mes cadeaux.

Jeune est ta vie, longue ta route ; d’une seule gorgée tu bois la tendresse que nous t’apportons, puis tu te détournes et fuis loin de nous.

Tu as tes jeux et tes compagnons. Qu’importe si tu ne nous consacres ni temps ni pensée ?

Mais à nous la vieillesse donne le loisir de compter les jours d’autrefois, de choyer dans nos cœurs ce que nos mains ont perdu pour jamais.

Le fleuve rapide coule en chantant et brise devant lui tous les obstacles. Mais la montagne immobile le suit avec amour et garde le souvenir du passé.


MON CHANT


La musique de mon chant, semblable aux bras épris de l’amour, t’enveloppera mon enfant.

Mon chant baisera ton front comme une bénédiction.

Lorsque tu seras seul, il viendra se mettre à tes côtés et chantera doucement à ton oreille ; quand tu seras dans la foule, il te tiendra à l’écart dans un enclos de solitude.

Mon chant servira d’ailes à tes rêves, il emportera ton cœur jusqu’aux limites de l’inconnu.

Il sera comme l’étoile fidèle qui brille là-haut, quand la nuit couvre ta route.

Mon chant sera comme une lumière dans tes prunelles et ton regard percera jusqu’au cœur même des choses.

Et quand ma voix se taira dans la mort, mon chant se fera entendre à ton cœur plein de vie.


L’ANGE-ENFANT


Ils poussent des clameurs et combattent, ils doutent et désespèrent, il n’y a point de fin à leurs querelles.

Que ta vie, mon enfant, apparaisse au milieu d’eux comme la flamme d’une lumière intense et pure et que, ravis, ils se taisent !

Ils sont cruels, avides et pleins d’envie, leurs paroles sont comme des poignards cachés, altérés de sang.

Va vers ces cœurs tourmentés, tiens-toi au milieu d’eux, mon enfant, que ton regard serein s’abaisse sur eux, comme la paix miséricordieuse des soirs descend sur le jour et met fin à ses luttes.

Qu’ils voient ton visage, mon enfant, et qu’ainsi ils comprennent le sens de toutes choses ; qu’ils t’aiment et qu’ainsi ils s’aiment l’un l’autre.

Viens prendre la place qui t’attend dans l’infini des choses, mon enfant. À l’aurore, ouvre ton cœur et élève-le comme une fleur qui s’épanouit ; au coucher du soleil, incline la tête et, dans le silence achève le jour et son adoration.


LE DERNIER CONTRAT


« Je suis à louer, engagez-moi ! » voilà ce que je criais au matin, en longeant la route pavée.

L’épée à la main, le roi passa sur son char.

Il mit sa main dans la mienne et me dit : « Je te prends à mon service ; en échange tu auras part à ma puissance. »


À l’heure brûlante de midi, toutes les maisons étaient closes.

J’errais le long des chemins tortueux.

Un vieillard s’approcha portant un sac rempli d’or. Il s’arrêta pensif, puis me dit : « Viens, je te prends à mon service. Avec cet or je te paierai. » Il se mit à compter ses pièces une à une, mais je me détournai.


C’était le soir. La haie du jardin était toute en fleurs.

Une belle jeune fille s’approcha et me dit : « Je te prends à mon service et je te paierai d’un sourire. »

Mais son sourire s’évanouit, elle fondit en larmes et, solitaire, rentra dans l’ombre.


Le soleil étincelait sur le sable, les vagues déferlaient capricieuses.

Un enfant, assis sur la grève, jouait avec des coquillages.

Il leva la tête et sembla me reconnaître : « Je te prends sans rien en échange », fit-il.

Et depuis ce marché, conclu en jouant avec un enfant, je suis devenu un homme libre.


SUR LE RIVAGE


Sur les rivages de mondes sans fin des enfants s’assemblent. Le ciel infini s’étend immobile sur leur tête, mais les flots toujours mouvants sont houleux. Les enfants s’assemblent sur les rivages de mondes sans fin, avec des cris, avec des danses.


Ils se construisent des maisons de sable, ils jouent avec des coquillages vides. Quelques feuilles flétries sont pour eux des bateaux, qu’avec un sourire ils regardent flotter sur l’immensité profonde. Des enfants s’ébattent sur les rivages de mondes sans fin.

Ils ne savent pas nager, ils ne savent pas jeter des filets. Pour les perles plongent les pêcheurs de nacre, sur leurs vaisseaux naviguent les marchands, tandis que les enfants ramassent des galets et les jettent aussitôt. Ils ne recherchent pas des trésors cachés, ils ne savent pas jeter des filets.


La mer monte avec des éclats de rire et, pâle, chatoie le sourire de la plage. Des vagues meurtrières chantent aux enfants des ballades vides de sens, comme celles qu’une mère chante en berçant son bébé. La mer joue avec les enfants et, pâle, chatoie le sourire de la plage.


Sur les rivages de mondes sans fin des enfants s’assemblent. La tempête rôde dans le ciel sans route, des vaisseaux sombrent dans les eaux sans trace, la mort se promène et les enfants jouent. Sur les rivages de mondes sans fin est le grand rendez-vous de l’enfance.



  1. La version anglaise, qui a servi de texte à cette traduction est légèrement différente de celle qui a paru dans The Crescent Moon.
  2. Frère aîné.
  3. Ganesh est un nom très courant aux Indes et sert aussi à désigner le dieu à tête d’éléphant.
  4. Frère aîné.