La Jeune Fille verte/L’Appartement conjugal

CHAPITRE VIII

L’APPARTEMENT CONJUGAL


La maladie de M. Lescaa, qui, de quelque temps n’empira point, laissa mûrir toutes les cabales autour de ses biens.

Le juge de paix fut celui qui laissa voir le plus d’ardeur. Dès que le danger fut connu, il quémanda de son cousin une réconciliation qui ne lui fut pas refusée. Mais il revint de sa visite assez perplexe. Ainsi qu’il le conta à sa femme, dans la cuisine, sous les jambons pendus, tandis qu’elle lui faisait échanger son costume de cérémonie contre un pantalon et un veston rapiécés, devenus verts, l’Onagre, pour toute politesse, l’avait averti qu’ayant reçu à compte de Firmin de Mesplède, une reconnaissance de lui, Pétrarque, exigible depuis plusieurs années, il la ferait présenter, au jour qui lui conviendrait à partir du 15 de novembre prochain, pour qu’il en payât les intérêts avec le principal. Pétrarque, qui comptait d’éviter ces débours en invoquant la prescription, avait demandé un renouvellement dans l’espoir que son cousin serait mort d’ici là, et qu’on n’oserait plus tard, non plus que Firmin, le poursuivre. Il l’avait trouvé faible, mais inébranlable en ses vouloirs. La lente poursuite qu’on avait faite des émeutiers l’indignait au point que, de son lit, il s’occupait à la pousser, contre ceux-là surtout qui avaient frappé Firmin après sa blessure, et c’est en vain que le curé de Saint-Éloi avait intercédé auprès de lui en faveur des coupables, qu’en effet tout le monde semblait s’entendre à laisser en paix. — Pour lui mettre, ajouta le juge de paix, un baume sur ce petit trou qu’il a eu dans les côtes, Diodore lui a donné quittance (sur notre dos) de toute sa dette, qui était grosse. Il n’en a pris que cette créance, qu’il me ressert aujourd’hui, comme si c’était à nous de payer ses générosités.

— L’embêtant, observa Mme Lescaa, c’est que tu le dois, cet argent — et signé, tu as.

— C’est pas à lui que je le dois, c’est à cet imbécile de Firmin, qui n’osait même pas me poursuivre. Et l’embêtant, dans la vie, vois-tu, ça n’est pas de devoir, c’est de payer.

— Quant à cela, ce n’est pas moi qui te ferai le non.

Comme s’il ne devait jamais être question que d’argent chez l’Onagre, le notaire y fut appelé quelques jours après. La nouvelle en courait déjà dans Ribamourt que M. Beaudésyme n’était pas encore averti. Quand il se mit en route, avec sa serviette, les gens se disaient sur le pas des portes :

— Il va chez Lescaa pour le testament.

Et ils saluaient.

Le notaire resta longtemps auprès de M. Lescaa. En le quittant, il avait cet air d’importance commun aux gens chargés des sacrements civils qui donnent à la richesse ses formes rituelles. Au café, à table, il parla de toute autre chose, comme un homme qui porte un secret ; et il ne voulut en rien dire à sa femme, même quand ils se mirent au lit. Tout de suite, d’ailleurs, il s’endormit ; mais non pas elle.

C’était le même appartement, la même couche où Vitalis et sa belle cousine avaient aimé naguère, jusqu’à se croire anéantir ; et connu, après les enchantements de se confondre, l’amertume de se dédoubler. Mais ce n’était plus Vitalis, ce ne serait jamais plus lui. Quand même il y voudrait de nouveau abandonner sa mince nudité aux impérieuses tendresses de Basilida, ne l’a-t-elle pas, aux pieds du P. Nicolle, pour toujours renoncé, celui qu’elle aime encore, et de quelle fureur cachée. C’est un autre qui est à côté d’elle, un autre, grand et velu.

Mme Beaudésyme contemplait son rouge mari sous la veilleuse. L’avait-il jamais aimée ? Elle était incapable de s’en souvenir. Elle, du moins, n’y répugnait pas au temps de leurs noces. Tandis qu’aujourd’hui, était-elle sûre seulement de l’estimer ? Mais elle aurait voulu savoir ce qu’il pensait d’elle, de Vitalis, et ce qu’il savait. Cette tête aux yeux clos, où il y avait une part de sa destinée, lui apparut tout à coup pleine de mystère, et comme l’image de cet équivoque aveuglement qu’il opposait à ses trahisons. Quels vices, quels louches calculs, quelle terreur d’un honteux avenir dormaient sous ce crâne immobile ? Était-ce vrai, comme elle le craignait, comme on avait tâché aussi à lui faire entendre, qu’il avait dilapidé ses biens à elle, et peut-être d’autres dépôts plus sacrés — et pour cela qu’au réveil non plus il ne voulait pas voir ?

Là reposaient aussi d’autres secrets que Mme Beaudésyme voulait à tout prix surprendre. Ce testament, pour lequel son mari avait été appelé auprès de M. Lescaa, Vitalis y était-il bien traité ; et, sinon, ne serait-on pas à temps encore d’obtenir mieux ? Mais il fallait savoir d’abord ; et comment faire parler le notaire ? Du jour où elle avait été sûre d’aimer ailleurs, Basilida avait réduit à presque rien l’intimité conjugale. Elle ne pouvait guère, — tant c’était peu l’usage du pays — refuser à M. Beaudésyme l’entrée de son lit, où peut-être lui-même ne s’imposait que par une sournoise vengeance, ayant du reste sa chambre à part. Mais s’il désirait davantage, c’est un plaisir tellement glacé qu’elle lui laissait prendre que de plus en plus il s’en déshabituait.

Aujourd’hui encore, Basilida se tenait dans la ruelle, assez loin de lui pour qu’on pût mettre un sabre entre eux. Mais elle savait que son corps, pour tout cela, n’était point devenu indifférent à ce faune, dont elle sentait, tout près d’elle, le poil. Il fallait qu’il parlât, pourtant ; son parti en était pris.

Ligne à ligne, avec lenteur, elle se rapprocha, glissa en quelque sorte hors de sa chemise, et une fois tout près de son mari, lui fit éprouver soudain le fardeau superbe de sa jambe. M. Beaudésyme gémit, sortit de son sommeil, et sa main velue se promena sur cette splendeur dure et sinueuse.

— Quoi, qu’y a-t-il, demanda la jeune femme en ayant l’air de se réveiller.

— Mais c’est toi qui m’as éveillé, dit le notaire. Alors… je causais.

— C’est pour vous rattraper de votre silence de ce soir, répartit Basilida, qui feignit de vouloir se rendormir. Son mari ne parut point enclin à lâcher prise.

— Laisse-moi, dit la jeune femme, mais sans dureté. Je n’aime pas les faiseurs de mystère.

Et, comme afin de le repousser, elle laissa son bras, jailli hors d’une manche flottante, tomber sur l’épaule de son mari.

— Ah ça, tu es donc nue ?

Avec un geste effarouché, elle se voila de tout son linge. Les doigts de M. Beaudésyme la devinaient encore, mais ne la touchaient plus.

— Lida…

— Quoi ?

— Ça t’a fâchée de ne pas savoir le testament de Lescaa ?

La jeune femme garda le silence.

— Tu comprends : il y a le secret professionnel d’abord ; et puis… devant les domestiques…

— Je ne te pose pas de questions, répondit Mme Beaudésyme, qui, ayant regagné sa place de ruelle, s’y tenait rigide et jointe.

— Eh bien ! écoute, reprit l’époux, après avoir vainement tâché de reprendre prise. Si je te raconte…

— Non, non, je ne demande rien.

— Dormons, alors.

Et il se retourna. Cela ne faisait point l’affaire de la jeune femme, qui demeura un instant immobile, puis reprit son manège.

— A la fin, c’est insupportable, grogna le notaire, qui cette fois étreignit sa femme tout de bon.

— Non, Alexandre, non… ne me touche pas. Tu gardes tes secrets, moi les miens.

Et Basilida, en guise de commentaire, croisa ses beaux genoux.

— Mais c’est toi qui m’interromps toujours. Veux-tu écouter ?

— Écouter quoi ?

— Le testament donc !

— Eh bien ! parle, fit-elle d’une voix résignée. Puisque tu y tiens.

M. Beaudésyme avala la moitié d’un juron.

— Au fond, tu voudrais savoir si Vitalis hérite.

— C’est mon cousin, répliqua-t-elle froidement. Mais vous n’avez jamais pris mes parents pour les vôtres.

— Eh bien, oui, il hérite. Es-tu contente ?

Sans dissimuler sa raillerie, il ajouta :

— Ou plutôt — ça va te réjouir plus encore — c’est Guiche et lui qui héritent… à condition… de se marier ensemble.

— Ah ! fit la jeune femme, du ton dont elle eût gémi.

— Tu ne devineras jamais qui a inventé cette combinaison (je le tiens de l’Onagre lui-même). C’est le P. Nicolle.

Elle l’avait deviné déjà. Qui donc, autre que le Jésuite, aurait su, d’un même coup, l’arracher, elle, à son péché, en même temps que préparer au périlleux avenir de Guiche l’appui d’un époux riche et qu’elle aimât ?

— Hein, continua M. Beaudésyme : un beau ménage à l’horizon. Sabine heureuse, Vitalis aussi. Et dix millions — une paille — qui leur tombent de la lune.

— Oui, on dirait la fin d’un roman, répondit Basilida d’une voix un peu creuse.

— D’ailleurs ce Jésuite a fait de Lescaa à sa fantaisie ; et obtenu même de lui la forte somme, la très forte somme — pour une caisse électorale qui soutiendra les catholiques, bien entendu, et le parti du curé de Saint-Éloi, qu’il aimait si peu.

— Lui qui disait toujours qu’il laisserait sa fortune à ses héritiers naturels.

— Pour Mlle de Charite, au moins, il n’a pas menti, je crois. Mais quelqu’un qui fera une figure, le moment venu, c’est Pétrarque. Tu te rappelles que son beau-père Pedreguilhem a fait une belle banqueroute, et que le juge de paix, qui est riche pour sa part, n’a rien voulu savoir de reverser à l’actif la dot de sa tendre moitié. Lescaa, qui ne l’aimait pas décidément, a pris soin de racheter — oh, pas cher — tout un paquet de créances sur Pedreguilhem. Ça représente en papier plus de 60.000 francs, sans compter une créance de Pétrarque lui-même, 8 à 9.000 francs, rachetée à Firmin de Mesplède, et qu’il eut la sottise de renouveler, quoique périmée, pour ne pas refuser l’Onagre. Et celui-ci m’a gravement dicté : « Je laisse à Pétrarque, etc…, la somme de soixante et quelques mille francs, en tant qu’elle est représentée par, etc….. » ; suit l’énumération de tous ces papiers… inévaluables. J’en ai eu pour une heure à les détailler.

Basilida ne put s’empêcher de rire, à prévoir la fureur de M. Pétrarque Lescaa, et l’accueil que lui ferait sa femme. Car ils passaient, à la moindre déception d’argent, pour se battre, dans leur cuisine, devant la servante épouvantée.

— Le plus beau, reprit M. Beaudésyme, c’est qu’il lui faudra acquitter les droits de 69.000 francs, ou alors refuser le legs, et, dans ce cas, acquitter son propre billet, qui lui sera présenté, comme tu penses, par la succession — sans compter ce qui lui arriverait, si sa femme mourait avant le Pedreguilhem. Car ils ne sont pas en communauté. Alors… mais ça serait un peu long à te faire entendre.

— Et à toi, Alexandre, qu’a-t-il laissé, demanda-t-elle pour se débarrasser de ses mains et de son désir, qu’elle sentait encore une fois rôder autour de son corps.

Il devint sérieux tout à coup.

— A moi, dit-il brutalement : la peau.

— Ça n’est pas possible.

— Enfin, c’est tout comme. Il m’a traité comme Victorine Lahourque : cent mille francs, et pas un fifre avec.

— Mais c’est beaucoup, mon ami. C’est la moitié de ce que je t’ai porté.

— Oui, mais je lui en dois trois fois autant pour des spéculations idiotes. Que la succession me les réclame, comme c’est sûr qu’elle fera, je suis f…..

— Quand même, dit Basilida, il vous reste ma dot.

Le notaire sifflota, pour toute réponse. Peut-être cherchait-il ses mots.

— Il n’y a qu’un moyen, grommela-t-il enfin ; et je compte un peu sur vous…

— Sur moi, s’exclama la jeune femme, déjà prête à se cabrer.

— Oui, sur vous et votre influence auprès de Vitalis… votre cousin. Il s’agit, en deux mots, de l’envoyer à l’Onagre.

— Vous plaisantez, je pense, dit-elle froidement.

— Je ne plaisante pas. Le de cujus a répondu, quand je lui ai parlé de ma dette (il le fallait bien), qu’il hésitait à diminuer encore son héritage d’une somme aussi forte. Et il a ajouté, avec une espèce d’œil féroce qu’il a cligné sur moi, comme s’il savait des tas de choses, — de choses que je ne sais pas, qu’il consulterait Vitalis là-dessus, ou bien lui ferait tenir les créances pour en décider à sa guise. Toujours est-il qu’elles ne sont pas inventoriées.

— Eh bien ?

— Eh bien ma chère Lida, c’est à vous de préparer — j’allais dire de cuisiner — ce jeune homme. J’ai toujours pensé, ajouta-t-il avec un demi-ricanement, que vous n’aviez rien, l’un et l’autre, à vous refuser…..

— Je ne comprends pas.

— Voyons, entre cousins….. Et préférez-vous que j’aille taper Monsieur votre père, à la faveur de quelques explications ?

Basilida se figura soudain son père, sa médiocre fortune, ces fragiles jours qu’il achevait de vivre à Pau. Son parti fut pris. Et l’infamie n’en restait-elle pas toute à M. Beaudésyme ?

— Mais, si j’accepte d’avoir recours à Vitalis, vous n’exigerez sans doute pas d’être en tiers dans le dialogue ?

— Histoire d’éclairer votre….. religion ? Non, merci, c’est inutile. Je ne suis pas de la famille, moi.

— Peut-être même, ajouta-t-elle, comme pour lui rembourser ce cynisme qu’il lui avait fait voir, qu’elle ne lui connaissait pas encore, — peut-être pourrais-je voir mon cousin un après-midi que vous seriez à la chasse : nous aurions les coudées plus franches.

— Ma chère amie, vous avez une façon bien à vous de dédorer la pilule. Néanmoins, je reçois avec joie ce jour de vacances. Après demain, tout juste, il y a réunion à Nyxe….. C’est loin, Nyxe, comme vous savez, acheva-t-il en accentuant ces dernières paroles.

— Va pour après-demain.

— Eh bien, puisque nous sommes d’accord, Lili, embrassons-nous, reprit le notaire, dont les mains voulurent reprendre prise. Mais Basilida se recula tout au bord du lit, avec un dégoût qu’elle ne dissimula point.

— Ne me troublez pas, dit-elle. Je suis en train de rêver à notre entrevue d’après-demain.

Ces calculs étaient inutiles. Aux premières ouvertures, le surlendemain, qu’en fit, rouge déjà de honte, Basilida, Vitalis l’interrompit :

— De grâce, ne m’en dites pas davantage. Mon parrain m’en a parlé hier, et j’ai brûlé toutes ces paperasses devant lui.

— Vous aurez un baiser pour cela, petit cousin,….. le dernier.

— Le dernier, Lida ?

— Tenez-vous sage, Vitalis. J’ai fait ma paix avec le Bon Dieu, la vôtre avec Sabine. Elle vous aime, j’en suis sûre aujourd’hui. Dites-lui de ma part que j’en suis heureuse.

— Mais si on me la refuse ?

— Le testament de M. Lescaa vous ôtera de doute : vous l’épouserez, Vitalis ; et il fera soleil. Ce jour-là, je veux l’habiller moi-même, Vitalis, et la parer pour vous. Le soir, en défaisant ce que j’aurai noué, en entr’ouvrant ce que j’aurai clos, si vous pensez à moi, que ce soit pour oublier.

Basilida inclina son front, baissa la tête. Elle était un peu pâle.

— Mais c’est aujourd’hui qui est amer, dit Vitalis, à qui la mélancolie donnait du cœur, c’est de songer qu’on se quitte. Est-ce vraiment Dieu qui vous appelle, Lida, et pensez-vous à notre passé déjà long ?

— Déjà trop long, murmura-t-elle.

— Que de fois nous nous sommes embrassés dans cette chambre même ; que de choses nous nous y sommes dites, doucement.

— Que de choses durement.

— Je ne veux plus me souvenir que des autres, de celles qu’on n’ose dire qu’un peu bas, au crépuscule, quand on commence à ne plus se voir, — comme maintenant, Lida. Dites-moi que vous regrettez, non pas les minutes heureuses, mais les autres, celles qui valent mieux que le bonheur.

Elle était debout au pied de son lit. Cet amant aujourd’hui si tendre qu’il lui semblait ne l’avoir jamais connu, la tenait embrassée, en lui parlant à demi-voix. Et déjà sa gorge battait plus vite…..

Soudain on entendit quelqu’un qui courait dans le corridor. Et ce fut Detzine, encore, qui frappa.

— M. Lescaa, dit-elle, vient de mourir.