La Jeune Fille verte/L’Émeute

CHAPITRE V

L’ÉMEUTE


Le bois du Moulin, haute futaie devenue communale sous la Terreur, se déploie comme un éventail dont le manche toucherait à Castabala, tandis que les rayons en trempent dans l’Ouze. Sur la rive, s’achève la ruine d’un moulin banal, où ressortissait le hameau de Curte. Là, un cintre de porte dont les claveaux sont retenus encore par une clef aux armes des Talleyrand, rappelle qu’au XVIIIe siècle quelques bourgeois de Ribamourt, dont les métairies y devaient leur blé, c’est à cette antique maison, et depuis l’abbé de Périgord illustre, qu’ils l’avaient racheté pour en abolir les droits quant à leurs terres.

Cette vente mettait fin à un long procès où ces bourgeois s’étaient réclamés en vain des coutumes de la Vicomté. Aussi faut-il remarquer que, depuis Henri IV, l’esprit de la monarchie, représenté par ses officiers ou même par les parlementaires de Pau, tendit à soumettre bien des libertés et d’usages du pays à des droits féodaux souvent incertains, inspirés des provinces voisines ; soit que ceux-ci, étrangers à la politique, l’inquiétassent moins que ces Fors de Béarn, quelque peu républicains et soutenus naguère par les Huguenots, deux fois suspects à des souverains qui n’avaient plus partie liée avec le peuple, soit plus simplement pour obéir aux lois de l’analogie où les codes ne sont pas moins soumis que les grammaires.

C’est dans ce bois, en dépit de Vitalis, des chemineaux, des Faunes, que Sabine se promenait sur les onze heures, environ, du matin. Les chiens, que l’appât des viandes retenaient à la cuisine, ne l’ayant pas suivie, elle se trouva seule loin des maisons.

Quatre ou cinq rocs, tachetés d’un lichen couleur d’or s’y chevauchaient selon une espèce d’ordonnance. Il semblait qu’on eût jadis tenté grossièrement de les épanneler : l’un d’eux, en forme de table et posé de biais, la substance obscurément sanglante, mais ternie par l’âge et la mousse, en était creusée d’un trou dont une strie prolongeait l’ouverture. Aussi, quelques érudits dont la science se bornait aux limites de l’arrondissement, avaient-ils dénommé cet amas de blocs, l’autel des Druides. Mais M. Dessoucazeaux, moins hasardeux, ne leur donnait, dans son Vade mecum Cassitéride, que le nom de Pierres Couchées. Il n’en était pas moins que ce bosquet, où le toit spacieux des chênes étouffait toute autre verdure comme aussi l’éclat du soleil, et les bruits même d’alentour, inspirait une espèce de religion aux paysans béarnais, pour si peu qu’ils soient crédules au mystère.

Et sans le bien savoir, c’est peut-être d’avoir peur que cherchait Sabine, sous ces voûtes dont la ténèbre, mais la transparence, faisaient songer aux abîmes de la mer. A travers le silence odorant des bois, le seul bruit de ses pas lui suggérait l’écho d’une autre présence. Oppressée de chaleur, elle se laissa tomber sur le versant d’un bloc de pierre, et déboutonna le haut de son corsage. Un peu de ses jeunes seins, dont l’éclat mat brilla dans la verdeur de l’ombre, était comme d’une ondine au fond de l’eau. Elle-même, il lui semblait être au cœur d’une émeraude. Elle avait croisé les bras derrière sa tête, et ce geste qui lui avait fait respirer l’odeur et l’acidité de son propre corps, la fit songer à ces violettes qui fermentent au soleil après une pluie d’orage.

Sabine fronça les narines voluptueusement, les yeux clos. C’est cela, se dit-elle, que pensent les chattes toutes seules, en se caressant contre un meuble. « Ah, soi-même ne pouvoir s’aimer. »

Tout l’accablait de langueur, la tiédeur de ce jour immobile, l’odeur des feuilles, le silence profond. Soudain elle se cambra comme un arc ; ses jambes battirent brusquement sous sa jupe, sa tête se renversa plus en arrière… Et quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut un peu d’azur à travers les branches.

Sabine s’était reprise à écouter le mutisme des choses. Qu’elle se sentait seule au milieu de l’ombre ronde et verte. Elle pourrait crier ici de toute sa gorge : personne ne l’entendrait.

Pourtant elle se sentait enveloppée d’une présence sourde, innombrable, puissante. Si près de la terre, elle était comme un enfant qui, blotti au giron d’une femme endormie, en écoute battre le cœur. Qui me dirait, songea-t-elle, tout ce qui respire, parmi les choses ; tant d’êtres que l’on ne connaît pas. Ces dieux nus dont elle riait l’autre jour, qui se cachent sous l’écorce des chênes et sentent la chèvre… on dit que ce sont des démons : s’il y en avait pourtant ! et d’autres moins distincts, mais plus terribles encore, dont on est parfois frôlé dans ses rêves. Elle plongea ses regards au fond de la forêt : rien ne bougeait et ne semblait vivre, ni aucun souffle jusqu’en haut des branches, qui agitât l’odorante immobilité. Mais ce n’était que le sommeil d’une vie sans limites. Enivrée et lasse, dans l’implacable midi, l’âme de la terre dormait.

Et voici, tout à coup, qu’il lui semble d’entendre marcher derrière les arbres. Oui, l’on dirait un pas, très loin ou tout près. Et quelle chose ! Un pas nu. Baigneur de hasard ; satyre, chemineau, enfants de la terre, mystère ou peut-être péril ? N’a-t-elle pas vu luire, à travers les feuilles, un regard semblable à ces yeux que lui fait, quand ils sont seuls, Me Beaudésyme ? Et les branches s’entr’ouvrent :

— Bonjour, Mademoiselle Guiche, dit le notaire. Vous n’avez pas peur, si loin…

— Non, balbutie la jeune fille. C’est-à-dire… Bonjour, Monsieur.

Avec ces étranges yeux, toujours, il approche. Il n’est pas pieds nus, mais en espadrilles, et porte un fusil qu’il pose contre le fût d’un chêne, et s’assied sur le bord de la pierre, à la gauche de l’enfant qui recule en rabattant ses jupes, afin peut-être de lui faire place.

— Ah, vous êtes toute seule, reprend-il, en faisant voir l’éclat aigu de ses dents de loup. Moi aussi, Ernaütou est au diable, avec les chiens. Et quelqu’un m’a dit…

On dirait qu’il parle pour parler. Ses yeux sont fixés sur ce triangle, en haut du corsage, sur cette chair d’un blanc de germe. Il respire plus fort et demeure silencieux. Mais, tout à coup :

— Je vous ai connue si petite, dit-il.

Lentement, sa grande main velue de rouge rampe sur le roc, comme une bête, remonte vers l’enfant fascinée, vers sa taille, et sur sa hanche gauche se pose enfin.

— Mais vous êtes… encore une petite fille, n’est-ce pas ?

On dirait qu’il est près de bégayer.

— …petite fille… ma… toute petite…

Elle sent la grande main tourner autour de ses hanches maigres. Il lui semble ne pouvoir plus jamais bouger, comme lorsque on s’endort. Lui aussi semble pétrifié, et moins terrible à voir ainsi. Ses paupières blanches sont à moitié rabattues sur ses yeux ; elles font penser à celles d’un dindon. Et Guiche rirait peut-être, si elle osait violer le silence retombé sur eux.

Mais tout à coup une cloche a tinté dans le voisinage ; la cloche de Sainte-Marthe qui sonne l’Angélus d’une voix mince, tel un filet de fumée dans l’air chaud. Et elle évoque la ville, qui n’est pas très loin, les chars sur la grand’route, le déjeuner dans la salle à manger jaune et noire, d’autres choses encore, familières. Elle pénètre le silence sous le feuillage ténébreux et perce l’accablement de la chaleur ; elle brise les sortilèges du Démon Méridien.

Et Guiche, avec un cri, a sauté sur ses pieds. Déjà la voilà qui court ; ses jupes dans la main, aussi agile, aussi tremblante que le lézard sur la muraille ; qui court vers les maisons, vers les hommes, tandis que la poursuit, à travers le bois, un ricanement de bête ou de dieu.

A moitié chemin, sous le couvert encore, Sabine entendit parler, et mal remise encore de ses frayeurs, ralentit le pas. Elle respira mieux de reconnaître sa sœur en compagnie de Cérizolles ; quoique le spectacle, en d’autres temps, ne l’eût réjouie peut-être qu’à moitié. Le jeune homme s’était rendu, depuis quelques jours, fort assidu à Castabala, où on l’attendait à déjeuner ce matin-là même ; et les deux promeneurs étaient sans doute sortis sous le prétexte de venir la chercher. Cependant, arrêtés sous un arbre, ils ne paraissaient pas y songer guère. Clarisse, la tête baissée, contemplait ses ongles ; son compagnon lui parlait de près. Malgré tout, et qu’il y eût quelqu’un qu’elle était bien sûre de préférer à Cérizolles, de le voir auprès d’une autre empressé, lui était une secrète offense. Et elle aurait bien voulu entendre ce qu’ils disaient, en sorte qu’elle se mit à marcher sur le côté herbeux du chemin, en évitant les pierres. Mais elle ne put saisir que quelques paroles sans suite du jeune homme. Clarisse lui répondant d’une voix plus sourde.

…personnes indignes de vous, venait-il de prononcer, lorsqu’un caillou qui roula sous le pied de Sabine dénonça son approche. Cérizolles recula jusqu’au milieu du sentier, et Clarisse, qui releva la tête, rougit en reconnaissant sa sœur.

— Nous te cherchions, dit-elle.

— Et je vous trouve, répondit la jeune fille, déjà remise de ses émotions.

— Tu as même l’air d’avoir couru pour ça. Et si tu reboutonnais ton corsage ?

Sabine, en rougissant à son tour, répara le désordre de son vêtement non sans lorgner Cérizolles par un coup d’œil en-dessous.

— Qu’est-ce que c’est, demanda-t-il. Vous ayez l’air d’avoir pris la fuite. Est-ce que vous auriez rencontré le loup, Mademoiselle Guiche ?

— Je m’appelle Sabine. Et Wolfgang, ajouta-t-elle avec un regard filtré, qu’avez-vous fait de Wolfgang ?

— Il dormait encore, expliqua Mme Etchepalao.

— Comme le meunier.

— Sabine !

Cérizolles jugea bon d’aiguiller le dialogue sur d’autres voies.

— Madame votre sœur, dit-il, parlait d’aller en ville pour jouir du spectacle…

— Quel spectacle ?

— Les Part-Prenants sont très montés, paraît-il, contre votre parrain et autres sachems du Comité….. des Eteignoirs, comme ils disent. Je ne sais pas de quoi il s’agit ; mais enfin, une révolution, c’est toujours drôle.

— Justement Clarisse est en robe rouge. Elle pourra nous servir de drapeau, de façon qu’on ne nous fasse pas de mal. Vous le tiendrez par la hampe ; et moi je chanterai l’Internationale.

— Vous la savez donc ?

— Un peu, depuis que nous avons eu la bonne panne, ma tante et moi, dans un chemin creux de Sèvres. C’était le soir, il passa trois zouaves qui la chantaient, sous les étoiles. C’était poétique.

— Tu es assez dépeignée pour la chanter au naturel, dit Clarisse, non sans aigreur, à la jeune fille, dont les cheveux, en effet, laissaient leur noire crépelure pendre sur ses épaules, impatiemment.

— Personne n’est venu pourtant me décoiffer. Et je n’avais pas mes chiens.

— Quoi, intervint Cérizolles : votre ami le Grand Pan n’est pas venu vous faire sa cour ?

— Il a fait son apparition, mais il m’a paru si peu convenable, que je l’ai envoyé se mettre en flanelle grise, répondit Sabine, en toisant le complet de leur compagnon.

Le retour à Castabala interrompit ce dialogue. Clarisse y pensa démêler que sa sœur était jalouse de Cérizolles, encore qu’elle lui crût de l’inclination pour Vitalis. Or, elle voyait juste, et, du reste, plus profondément que Sabine elle-même, qui était, surtout qui croyait être, fort évaltonnée par trois années passées à Paris, chez une vieille indulgente tante. Celle-ci, logée à la montueuse rue de Villejust, l’envoyait sous la garde d’une gouvernante engourdie par l’âge, suivre les cours des dames Le Sicton, rue de Verneuil. Cet externat pour jeunes personnes, fort apprécié sous la monarchie de Juillet, avait un peu déchu depuis. Les courses en tramway le long de la Seine, la conversation de ses amies de classe, dont deux ou trois Péruviennes, quelques livres dérobés avaient donné à Sabine une idée peu cohérente du monde. Elle s’y croyait tenue d’honneur d’être une coquette, d’en avoir les appétits, la vanité. De même qu’un jeune homme se blase à froid, se pervertit, satanise, elle croyait presque sincèrement s’être soi-même accouchée de son type, et, sincèrement réaliser l’idéal de l’ingénue éclose en vice.

Tout de suite au sortir de table, Etchepalao s’était mis à faire la sieste, et Cérizolles à l’en arracher. Lui, de ses pieds, de ses ronflements, remplissait un petit salon, dont les meubles grèles, tendus de guirlandes, passés au blanc de Ripolin, donnaient à Mme de Charite des illusions Louis XVI. Et ils tremblaient sous le dormeur.

— Ah, mon Dieu, laissez-le dormir, disait cependant Clarisse.

Mais Cérizolles qui aurait voulu l’entraîner dans l’émeute, insista, malgré que Wolfgang accueillît ses appels par des grognements.

— Etché ! Etché !

Il se montra enfin par la porte entr’ouverte, en bras de chemise à plastron couleur de groseille, et dont la patte débordait son pantalon. Un peu de ventre bombait entre les pans disjoints de son gilet ; et, dans sa face rasée, ronde, rouge, plaquée de cheveux jaunes et rares, clignaient, sous peu de cils, des yeux vert sale.

— Pourquoi faire m’appelez-vous — et tout, demanda-t-il avec des bâillements qui lui faisaient ouvrir le vide énorme de sa bouche aux lèvres plates et pâles.

— Vous ne venez donc pas à la bataille ?

— Mon cher, vous savez si j’ai peur…

Avec la tête, Cérizolles affirma que non ; mais sans que l’on sût de quoi.

— …Quand c’est un vrai danger. Tout ce potin-là, c’est des histoires d’enfant, et qui ne me regardent pas. Qu’il se débrouille, le vieux Lescaa, je ne suis pas son héritier. Vous voudriez qu’en son honneur j’aille me faire casser la tête — et tout.

— Mais puisque ça n’est pas un vrai danger.

— Eh justement, c’est ce que je dis.

— Alors vous me confiez Mme Etchepalao.

— Je vous crois bien ; et la petite aussi ; et la mamân, si elle en veut. Les femmes, il ne leur arrive jamais rien. Ah, rappelez donc à Clarisse de prendre, chez Trébuc, un livre que j’ai fait venir, sur les Bovidés du S. O.

— Ah oui, dit le jeune homme : comme qui dirait….. oui, je vois ça d’ici.

Ils partirent pour la ville, Cérizolles flanqué d’une Clarisse en satin chaudron broché à fleurs rouges ; et de Guiche en écossais noir et bleu, avec une jupe, dont la brièveté, qui scandalisait Vitalis, lui semblait aujourd’hui encore, comme aux vacances d’autrefois, faite à souhait pour un de ces châtiments après quelque escapade, où, de sa mère, la condamnaient les mains sonores. Comme Guiche l’avait remarqué, Cérizolles était en suite de flanelle grise. Mme de Charite se disait que ce groupe tricolore, sur la route, c’était « distingué ». Elle les avait accompagnés jusqu’au portail en fonte d’art, et d’art moderne, où « sur les pylones », comme elle-même disait aussi, se lisait en lettres gothiques : Castel Castabala.

— Je vous les prête, dit-elle à Cérizolles, en lui désignant l’une et l’autre jeune femme, et le salua d’une moue mutine de ses lèvres couleur de cerise à l’eau-de-vie.

Herminie de Charite, née Scarpa, d’un revendeur au Mont de Piété, voilà quarante ans de cela, hélas ou quelques années avant, n’avait pas renoncé à plaire. Mais elle savait s’effacer devant ses filles, devant Clarisse surtout qu’elle aimait pour lui rappeler les agréments de sa jeunesse. Au prix du double ou triple enjeu que jouent les mères bien conservées, Jean de Cérizolles commençait de lui apparaître comme une figure d’atout. Cela ne lui aurait pas été désagréable de mener un flirt avec lui : elle ne s’avouait pas bien jusqu’où. D’autre part, c’eût été pour Sabine un parti inespéré. Mais la chance paraissait petite, il est vrai, au peu d’empressement que le jeune homme montrait envers Guiche. Restait Clarisse, qui, manifestement, l’intéressait beaucoup davantage. Et, pour singulier que cela paraisse, Mme de Charite qui, peut-être n’aimait pas son gendre autant qu’elle avait l’air, se serait accommodée de voir aller très loin cette sympathie qu’ils laissaient, l’un pour l’autre, percer déjà. On voit qu’à ses calculs confus, cette mère de famille n’apportait pas de jalousie. Guiche, en ce point comme en plus d’un autre, ne tenait pas beaucoup d’elle.

Elle faisait, en ce moment, assez triste mine à côté de sa sœur et de Cérizolles, qui semblaient tour à tour l’oublier ou la traiter en petite fille. Que si, pour divertir sa pensée, elle songeait à Vitalis, l’image de Mme Beaudésyme lui en gâtait le plaisir en se dressant devant son rêve. Et il lui semblait voir dans ses mains cette épée de feu qui garde les portes du paradis.

A mesure qu’on se rapprochait du bourg, Sabine cherchait du regard quelques signes de l’émeute annoncée, mais vainement ne voyait rien. Entre les peupliers que déjà rouillait l’été dans son déclin, la route déroulait son vide éclatant. Une victoria de louage toute tintante de grelots, qui faisait voir son postillon en noir et rouge, les croisa à grande allure : le temps d’apercevoir une fillette d’une pâleur de craie, en gouttière, à côté d’une grosse femme. La poussière, un instant épaissie en nuage, se dissipa, s’évanouit. On était à l’entrée de la grand’rue, et tout semblait paisible.

Cérizolles avait pourtant dit vrai : les habitants faisaient éclater aujourd’hui des rancunes longtemps nourries, mais contenues, et dont il n’est pas inutile de donner quelque éclaircissement.

Il faut d’abord se représenter Ribamourt comme une ville cristallisée autour d’un bloc d’étain.

Gaston Phœbus et ses premiers successeurs favorisèrent cette espèce de floraison minérale par des privilèges que la Monarchie et la Révolution n’avaient pas tous détruits, et qui soutinrent la prospérité de cette petite ville, dont, aux XVe et XVIe siècles, les fonderies de canons ou de cloche achetaient le minerai. Là naquit, d’une population en partie étrangère au Béarn, une bourgeoisie intelligente et riche, mais qui fut décimée par les guerres de religion, abêtie et raréfiée ensuite par deux siècles de vices sournois et de mariages consanguins, amoindris encore par la Révolution, qui lui fut contraire comme elle le fut partout à cette partie de la bourgeoisie française qui eût fondé un patriciat, si l’anoblissement n’avait ouvert à la richesse des chemins aisés.

Aujourd’hui, elle n’était représentée en son éminence ancienne que par quelques petites dynasties telles que les Beaudésyme dont il y avait eu des magistrats et des officiers ; les Paschal, qui, pour la plupart depuis Louis XV, vivaient « noblement » sur leurs terres ; les Lescaa, et cinq ou six autres familles : celle du curé Cassoubieilh, par exemple, qui avait fourni plusieurs ecclésiastiques de valeur, entre autres le dernier évêque de Navarrenx, dont la succession restait ouverte depuis quatre ans. Encore ces divers groupes ne comptaient-ils presque plus de représentants mâles.

Cette classe qui avait surtout conservé du passé l’avarice et les plus basses vertus, et qui allait depuis l’Onagre jusqu’à Lubriquet-Pilou, avait toujours été la seule aristocratie de Ribamourt, où de tout temps la noblesse fut pauvre et rare ; et, pendant quatre siècles, elle seule avait élu un conseil de notables qui gérait la ville et trois villages voisins, ses vassaux : Mesplède, Athos, Le Hameau.

Dans le reste des Mortiripuaires, bien plus nombreux qu’à l’origine, sandaliers de Saint-Éloi, artisans de tous métiers, petits boutiquiers, se trouvait la plupart des Part-Prenants. On nommait ainsi les héritiers des premiers occupants de la Mine. Ils en étaient propriétaires avec l’État, sous le contrôle de qui ils la louaient à une Compagnie Fermière contre une redevance proportionnelle à la production. Ces Part-Prenants, dont les parts, selon les règlements primitifs, étaient restées héréditaires et inaliénables, nommaient pour cinq ans, et du même coup prenaient pour toujours en haine un Conseil chargé de régler les rapports compliqués de la Compagnie Fermière avec ces privilégiés qui, n’étant pas loin de se prendre pour un Patriciat, en avaient les vues étroites, en même temps que la méfiance et les caprices populaires ; menés qu’ils étaient le plus souvent par des gens étrangers à leurs affaires.

De tous les Eteignoirs, comme on a vu qu’ils nommaient leurs délégués, le plus en vue comme le plus haï était Diodore Lescaa, homme profond, digne d’être chef, qui le laissait percer malgré les efforts qu’il faisait pour se tenir dans les coulisses ; — et dont le vice fut surtout qu’il méprisa toujours ceux-là mêmes qu’il aidait.

Cette hostilité latente, aussi vieille que Ribamourt, avait été longtemps réprimée par des cadres sociaux rigides ; plus tard par l’influence conciliée du Patronat et du Clergé. Mais ces deux forces, la seconde surtout, ont été, à Ribamourt comme ailleurs, peu à peu mises en question de divers côtés ; attaquées par un calvinisme qui applique à la politique les procédés de sa rigoureuse hypocrisie religieuse, châtiées par les lois, et, d’autre part enfin, traitées par La Corde de Toulouse, le Petit Conseiller de Bordeaux, et autre presse « à responsabilité limitée » ainsi que s’expriment les prospectus de Finances, traitées comme un libre-penseur ivre fait avec joie d’un mur d’Église. Les Part-Prenants de Ribamourt, abstraction faite une fois pour toutes des gens payant l’Impôt qui en faisaient partie, offraient aujourd’hui, à la première main sale venue, toutes les prises d’une masse populaire. Mais le chef-d’œuvre d’ailleurs involontaire de leurs meneurs fut de persuader à ces ardents fauteurs de privilèges qu’ils étaient socialistes, confusion assez bouffonne dont on a vu les premiers germes dans les vers déjà cités de la Mortiripuaire de 48.

Quand un coup de mine fit affleurer, vers 1880, les eaux minérales dont l’habile docteur Béchut, mort depuis, sut persuader qu’elles guérissaient les maladies nerveuses, la Compagnie Fermière les exploita tout de suite à son profit exclusif, sans que personne protestât que mollement. Mais au Conseil élu en 1900, entrèrent M. Lescaa, M. Dessoucazeaux, les deux notaires de Ribamourt, le curé Puyoo, qui déjà visait à la députation en se mêlant de socialisme chrétien, et quelques autres personnes résolues à faire améliorer la position des Part-Prenants, à qui la Société Fermière continuait de payer un quart tout juste du produit net des Mines, ce qui valait à chacun de vingt à vingt-cinq francs par an. Depuis un demi-siècle, la meilleure année avait produit trente-six francs.

Tout de suite l’Onagre prit l’affaire en mains ; et, au lieu d’un Sénat, ce fut un dictateur que l’on eut. Mais la Société céda et s’engagea à verser le cinquième de tous les bénéfices, qu’ils vinssent de la Mine ou des Eaux ; en garantissant à chaque Part-Prenant pour les années maigres un minimum de cent francs. Le contrat, approuvé d’abord par le Conseil, fut soumis à une Assemblée générale, et voté d’acclamation, ainsi qu’un ordre du jour plein d’éloges pour M. Lescaa. Le soir, on illumina, et tout Ribamourt alla acclamer l’Onagre dans sa maison.

Lui, qui se sentait profondément atteint par le mal qui devait l’emporter, et ne voulait pas mourir avant de voir cette affaire conclue, la fit hâter au Conseil d’État. Là aussi, enfin, la convention fut approuvée et enregistrée.

Mais Ribamourt ne voyait plus qu’avec méfiance ce contrat où elle applaudissait six mois avant ; et M. Lescaa, pour qui on réclamait la Croix naguère, n’était plus bon qu’à jeter à l’Ouze, la ville n’ayant pas encore d’autres égouts.

En dehors de l’inconstance naturelle aux foules, il y avait à ce revirement quelques causes plus précises. Les Part-Prenants, assez nécessiteux pour la plupart, n’avaient pas à se plaindre de l’Onagre, et au contraire ; mais il en était autrement de diverses personnes qui les poussaient. En effet, depuis que M. Lescaa, las de prêter à ses concitoyens un argent dont ils ne le remboursaient jamais que de gratitude, à un taux assez bas, s’était résolu à « réaliser », cela n’allait pas sans faire bien des blessures. Il avait beau exiger moins qu’on le payât que d’être garanti en bonne forme, les rigueurs qu’entraîne toujours une opération de ce genre, quelques tempéraments qu’il y pût apporter, furent grossies à plaisir par la médisance. On s’étonnait, les débiteurs surtout, qu’un argent dû si longtemps le fût encore. Puis, dans ce troupeau de victimes, il y en avait — tel M. Dessoucazeaux, honnête homme et cultivé, mais avare — de fort à l’abri du besoin, auxquels n’avait manqué, pour se mettre en règle, que de l’ordre ou plus simplement de la bonne foi ; et qui, méritant peu d’être ménagés, ne le furent point. Mais ceux que l’Onagre ne poursuivit pas, ils criaient aussi haut que les autres, pour n’être pas soupçonnés de devoir, qui est une espèce de déshonneur dans les petites villes de France, où l’argent, seule volupté permise, reste l’unique mais invincible corrupteur des âmes. Encore, par suite d’une trop lente circulation, n’y cause-t-il que peu de prospérité ; et en cela aussi, ressemble au sang, dont le moins actif est le plus chargé de souillures.

A Ribamourt, la fortune était surtout faite de terres et de maisons ; les espèces, rares ; la plupart de ce qu’en laissaient les baigneurs, restitué aux fournisseurs de grandes villes par des patrons d’hôtel, des boutiquiers, venus presque tous du dehors, que le crédit avait établis, qu’il maintenait seul. Or M. Lescaa réclamait à ses débiteurs bien près d’un million, ou qu’on le garantît par des hypothèques, sorte de contrat que la publicité presque excessive où l’oblige le code rend parfois onéreux. Tous ces débiteurs ayant, aux premières attaques de M. Lescaa, amoindri leur dépense en même temps que hâté leurs rentrées, on s’imagine combien de marchands, d’ouvriers, de sous-débiteurs atteints par ricochet, se retournaient contre l’Onagre, origine de leurs maux, et que tout le monde à Ribamourt ne manquait pas aujourd’hui d’invoquer pour excuse à ses rigueurs.

Déjà deux gros fabricants de sabots avaient congédié leurs ouvriers ; les banquiers marrons de Ribamourt et de la campagne, suspendu leurs prêts, comme les marchands, bouchers ou aubergistes presque tout crédit. Les deux huissiers, seuls de la ville, s’engraissaient comme cochons de foire.

Rien n’était donc plus facile que de rendre impopulaire aux habitants de Ribamourt un homme qu’ils n’avaient jamais aimé. Son cousin Pétrarque Lescaa, aidé de la plupart des autres, s’y employa de son mieux. Quoi de plus répugnant à des héritiers qu’un philanthrope ; et M. Lescaa passait pour tel aux yeux de sa famille, en même temps, il est vrai, que rempli d’égoïsme, de dureté, d’avarice. On craignait qu’il ne fît de gros legs à Ribamourt, qui, après tout était sa ville natale. Que si on la lui faisait voir dressée contre lui, et toute entière aboyante, peut-être abandonnerait-il un si redoutable dessein.

Le nouveau contrat de ferme fut à ces appétits et à ces rancunes le prétexte de se grouper.

Peu de jours après l’approbation du Conseil d’État, le bruit commença de courir que M. Lescaa avait reçu de la Société Fermière une grosse somme, en salaire de ses bons offices. La Cassitéride, gazette locale, où, pour la première fois, le maire Dessoucazeaux et Pétrarque Lescaa furent d’accord, et la Corde, de Toulouse, colportèrent à mots couverts cette noirceur. Peu à peu, on la discuta tout haut ; et enfin elle fut agitée, sans que personne la démentît, dans une assemblée tumultueuse des Part-Prenants, où beaucoup d’étrangers s’étaient mêlés. L’ordre du jour qu’on y vota à mains levées, sur la proposition du greffier de M. Lescaa, le juge, prenait l’Onagre nommément à partie, et convoquait les habitants de Ribamourt à un meeting devant l’Hôtel de ville pour le jeudi suivant.

Au sortir de cette assemblée, qui fut tenue le soir, des jeunes gens allèrent crier devant la maison Lescaa, sur l’air des lampions : « Rends l’argent ! Rends l’argent ! » D’autres qui avaient bâti de bâtons et de paille l’image approchée d’un âne sauvage, y mirent le feu sur la place Jeanne. Cependant la gendarmerie, à qui ni maire ni adjoint n’avait donné d’ordres, ne bougea. Elle avait même été consignée d’avance par le brigadier Malevain, petit homme paisible.

Le jeudi, il sembla qu’il en serait autre chose, sur des ordres de la Sous-Préfecture où, peut-être, disait-on, l’Onagre avait écrit. Des gendarmes surveillèrent tout le matin les abords de la mairie ; il est vrai qu’ils disparurent avant l’heure du meeting, Malevain leur ayant recommandé la discrétion.

M. Lescaa, lui, gardait le lit, son mal ayant empiré. C’est ainsi qu’il ne put être du dîner que donnait Me Beaudésyme ce même jour, et en l’honneur précisément du fameux bail, qui avait été dressé dans son Etude. Le notaire avait bien des raisons de se compromettre pour un tel client ; mais peut-être lui fit remarquer Basilida, eût-il valu mieux remettre à un autre jour qui n’aurait pas été choisi par les Part-Prenants, pour honnir ce même contrat qu’ici l’on allait fêter.

— J’ai déjà remis, répondit-il, deux fois à cause de Lescaa. Et ce paquet de voyous, s’ils ne sont pas contents, ils savent où me trouver !

— Il le savent de reste, soupira la jeune femme. S’ils avaient oublié, Pétrarque ou consorts se feraient un plaisir de leur apprendre la route ; et que les Eteignoirs « font la bombe » ici.

Mais le notaire n’en fit que hausser ses larges épaules : il se savait craint.

A Ribamourt on dîne à midi. Il y avait là le directeur de la Société Fermière, inintelligent et pompeux, qui sans cesse caressait sa barbe comme un voluptueux fait du sein d’une jeune maîtresse ; l’ingénieur des Mines, petit homme noueux, agité de tics ; le capitaine Laharanne avec sa femme ; le curé Puyoo ; M. Lubriquet-Pilou ; le chef de gare ; et Vitalis, qui était de la maison. M. Dessoucazeaux avait trouvé prétexte à décliner l’invitation.

Au dessert on s’aperçut qu’il y avait pénurie de cigares ; et Vitalis, qui s’ennuyait de n’entendre parler que d’affaires, s’offrit pour aller en chercher lui-même à l’Agneau Pascal.

— Mais Lubriquet va se ronger de jalousie, dit Me Beaudésyme.

Le trésorier ne répondit que par un sourire de supériorité, en lissant, du bout de l’index, le dessous de sa moustache rare.

Vitalis avait à peine passé le portail, et oublié déjà les Part-prenants, quand il entendit courir derrière lui. C’était Firmin de Mesplède.

— Où allez-vous, Monsieur Paschal, demanda-t-il sans autre salut.

— A l’Agneau du même nom, répondit le jeune homme un peu surpris. Venez-vous par là ?

— Oui, mais vite, alors ; et revenons. On ne sera peut-être pas de trop dans un moment.

— Qu’y a-t-il donc ? Les Anglais ?

— Oui ! Une belle idée qu’a eue là votre patron de donner à dîner le jour du métïngue.

— Les invitations étaient faites bien avant, et on avait déjà renvoyé deux fois, à cause de la maladie de cœur de mon cousin. Et puis ils ne nous mangeront pas, je pense.

— Les gens qui tuent les hirondelles, ce n’est pas pour les manger, non plus.

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ?

— Voilà. J’étais à ce métïngue, donc, et pas seul, croyez-moi. Oh ! vous savez : des sabotiers… comme moi. Les messieurs n’aiment pas trop crier ce qu’ils pensent. Pour crié, on a crié ; et chanté : contre l’Onagre, bien entendu. On voulait même aller lui faire un charivari. Mais il n’y est pas, à ce qu’on disait, et, par contre, les gendarmes autour de chez lui : c’est même pour ça qu’il n’y en avait pas plus que de louis d’or, devant la mairie. Alors tout s’est retourné contre Beaudésyme, et son dîner. On a même dit que M. Lescaa s’y trouvait. Je ne sais pas qui, ou plutôt je m’en doute : c’est Bensibett, le fort caillou, que j’ai vu causer à part avec le greffier à Pétrarque, ce cascan, vous savez, qui a la gale.

— Erouch : vous croyez qu’il a la gale ?

— Mais oui : c’est de naissance ; rien n’y fait ; il faudrait l’écorcher.

— Diantre, fit Vitalis. Et pourquoi ne l’écorche-t-on pas ? Demandez ce petit service à votre patron, le dieu des vers. Quant à Erouch, je ne lui serrerai plus la main ; vous pouvez m’en croire.

— Et bien vous ferez. En attendant, tout le monde va venir donner la sérénade à Mme Beaudésyme. Et M. Lescaa est-ce qu’il est chez vous, au moins ?

— Il n’y est pas, Firmin. Mais vous n’êtes donc pas fâché avec lui, depuis…..

— Depuis qu’il rentre son blé ? Bah ! j’ai laissé dire. La vérité, c’est qu’il m’a fait venir l’autre jour ; et pas flambant, je vous assure. Lui, était dans un grand fauteuil, avec sa figure verdâtre, l’air malade : « Firmin, sais-tu combien tu me dois ? » Le diable m’emporte, si je m’en doutais, ni envie, car il m’a prêté plus d’une fois. — « Vingt-quatre-mille francs. » — « Té, je croyais que c’était plus ! » Et c’est vrai, oui. « Ta femme, reprend-il, t’a porté plus de trente mille francs de bonnes terres ; et vous êtes en communauté. Tu peux donc me donner une hypothèque. » Je réponds : « Oui, pour sûr », mais sans enthousiasme, je pense, car il se mit à rire : « Çà ne te coûtera peut-être pas aussi cher. D’abord tu as hérité de ton père un billet de Pétrarque de huit mille, pour solde de votre grand champ sur le Gave, et trois mille environ d’intérêts,… le tout endossé par son beau-père… » — « Oh, pour celui-là, vous pouvez le prendre pour rien, il est prescrit. » — « Je sais, je sais (car il sait tout ce diable d’homme). Mais je te le prendrai tout de même pour onze mille : j’ai un moyen de les faire rentrer. Ajoutes-y sept mille que tu as pris pour payer les dettes de ton père : de ceux-là je te fais cadeau. Ne me remercie pas ; c’est pour le principe. Restent donc six mille dont tu voudras bien me donner hypothèque. » Vous pensez si j’ai voulu. Mais nous voici chez Victorine.

— Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Vitalis.

— Bonjour, Monsieur Paschal, répondit la buraliste avec un peu de réserve. — Bonjour Firmin….

En sortant de l’Agneau Pascal, avec ses cigares, le clerc aperçut en avant Cérizolles, entre les deux jeunes femmes. On se rejoignit ; et, comme Firmin se tenait à l’écart.

— Quoi, Firmin, lui dit Guiche en béarnais, est-ce que nous ne sommes plus amis comme au temps où vous me contiez des histoires ?

— En cousant les gilets de votre groom. Oh, sûr que si, mademoiselle Sabine. Mais vous êtes si grande maintenant…

— Que vous regrettez de n’avoir pas grandi aussi, fit la jeune fille en riant.

Vitalis causait avec Jean et Mme Etchepalao ; et ils approchaient de Sainte-Marthe, quand on commença d’entendre une rumeur lointaine encore et inégale, voix des foules, qui rappelle le bruit de la mer.

— Ça y est, dit Firmin, ils y seront avant nous.

— Où ça, demanda Cérizolles, à qui Vitalis éclaircit alors ce qui se passait.

— Et nous, reprit-il, qui voulions tout juste voir l’émeute. On pourrait aller chez les Beaudésyme, si ce n’est pas indiscret.

— C’est que, pour les dames, dit Firmin, elles seraient peut-être mieux autre part. Oh, ça n’est pas qu’on risque des coups de fusil… mais enfin.

Clarisse parut indécise ; mais Sabine déclara qu’elle irait, en compagnie ou non, assister Basilida. Et peut-être disait-elle cela par jalousie, en cas que Vitalis ne l’allât défendre seule. La jeune femme eut alors à cœur de ne pas faire voir devant Cérizolles moins de vaillance que Guiche, et soutint son avis ; en suite de quoi, tout le monde se rendit chez les Beaudésyme. Mais, sur le conseil de Firmin, on passa par la petite porte qui s’ouvrait sur une ruelle, tout près de ce figuier où Vitalis baisait naguère les joues en fleur de Detzine. Ce fut elle qui parut, au bruit de la sonnette, et très émue.

— Ah, mon Dieu, gémissait-elle, au lieu d’aller annoncer, tandis que Firmin mettait le verrou, qu’est-ce qu’on va nous faire ? — Oui, Mademoiselle, dans le salon. — Et ils crient tous : Prends l’argent, prends l’argent. — M. le curé de Saint-Éloi, aussi ; mais le chef de gare est parti, avec le directeur. — Et ils ont jeté des sous.

— Quelle chance que mon parrain ne soit pas là, dit Vitalis.

Le discours incohérent de Detzine peignait assez bien les choses. Mme Beaudésyme, son mari et le reste de leurs invités achevaient de boire leur café au salon, avec un calme un peu affecté ; tandis que deux ou trois cents hurleurs, à qui des nouveaux venus se joignaient sans cesse, répétaient devant la grille, sur l’air des Lampions :

Rends l’argent,
Rends l’argent.

— J’ai pourtant envoyé Ernaütou, expliquait Beaudésyme, pour leur dire, sans faire semblant de rien, que Lescaa était en voyage, et pas ici. Mais baste, il faudrait un fusil.

— C’est votre faute, aussi, répliqua M. Puyoo. Si le dîner avait fini plus tôt, plusieurs de nous auraient été aperçus en ville ; ça aurait tout arrêté dans l’œuf. Et où chassiez-vous donc pour rentrer si tard ?

— Par là… au bois du Moulin.

— Ça n’est pourtant pas aux antipodes.

— Et vous n’avez rien pris, j’en suis sûre, demanda Guiche, dont les yeux de violette s’amincirent.

— Vous savez, répondit le notaire de sa voix paisible et dorée, on ne prend jamais tout en une fois. — Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, ajouta-t-il en se levant. Ils vont forcer la grille. Peut-être qu’il vaudrait mieux renvoyer les dames.

Firmin venait d’entrer au salon, dont les portes restaient ouvertes.

— Il n’y a guère moyen, dit-il. Rosalie, du grenier, a vu des gens dans la ruelle, et ivres. Or doncques, elles feraient mieux de nous laisser, d’aller en haut, par exemple, en attendant la gendarmerie qu’Ernaütou a été prévenir.

— C’est vrai, dit Vitalis.

— Mais nous aurons peur, toutes seules, fit Basilida. Viendrez-vous avec nous, au moins, Vitalis ?

— Mon Dieu, pourquoi pas, répondit le jeune homme, peu soucieux, peut-être, de bagarre. Il en restera assez à garder le salon.

— Moi, je ne quitterai pas mon mari, dit Mme Laharanne.

— Et je resterai aussi, conclut Clarisse : ça ne m’ennuie pas d’avoir peur. Et moins haut, elle ajouta, en se tournant vers Cérizolles : Vous me défendrez, n’est-ce pas, Monsieur Jean ?

— Certes, répondit Cérizolles avec beaucoup de sérieux : je vous couvrirais plutôt de mon corps.

Quant à moi, dit Guiche, je serai aussi bien là-haut, pour avoir peur.

Et elle gagna, avec les autres, la chambre de Basilida. C’était une grande pièce qui sentait l’iris. Quoi qu’elle donnât sur la cour par deux fenêtres, les volets qui en étaient clos, et pleins à la moitié supérieure, n’y laissaient pénétrer qu’une faible lumière. Des meubles d’acajou à cygnes étaient rangés en bon ordre le long des hautes murailles ; tous trois se taisant, le tic-tac d’une pendule de marbre rouge sembla seule faire résonner le silence.

Sabine bâilla.

— Ça n’est pas très drôle, les émeutes, dit-elle enfin. Et elle s’étendit sur un sofa rotiné, en tirant sur ses jupes, comme elle avait accoutumé. Basilida ni Vitalis ne répondît. Ils écoutaient les rumeurs de la rue qui grossissaient, et des coups aigus battre le portail. Puis on commença de jeter des pierres contre la maison ; quelques-unes lancées de loin, frappèrent les volets de Mme Beaudésyme. Par la jalousie, qui en ajourait le bas, on n’y pouvait voir qu’à peu de distance : d’abord le toit d’ardoise de la varangue, tout miroitant de soleil ; et, en deçà des tilleuls, dans un étroit espace, la moitié d’une corbeille de géraniums, le sable jaune d’une allée.

— Voilà M. Puyoo qui sort, dit Basilida, dont le demi-jour laissait voir la pâleur croissante. Il va leur parler.

Sabine s’élança à l’autre fenêtre.

— Je m’étonne qu’il se risque, dit Vitalis, au moins sans avantages.

— Et sa popularité, expliqua Mme Beaudésyme.

Le curé, qu’on ne voyait plus, ouvrait sans doute le portail de la cour, dont la serrure grinça, dans le tumulte. Puis il y eut une trêve, et quelques paroles indistinctes interrompues par de nouveaux cris, contradictoires : « A bas la calotte ! Vive M. Puyoo ! » Celui-ci parla encore. Soudain, comme s’il eût été emporté par des eaux, la grande voix de la foule couvrit sa voix. On distingua encore : « A bas la calotte ! A bas l’Onagre ! » La cour s’était remplie de monde. Sur le sable d’or jaune, on en voyait courir que leur ombre semblait contrefaire. D’autres marchaient dans les géraniums qu’ils écrasaient ; et Guiche en respira de loin l’odeur poissonneuse.

Bientôt les pierres recommencèrent de pleuvoir, plus nombreuses. Tous les trois, maintenant, ils écoutaient le péril gronder et croître. Des coups retentirent plus près, contre la porte d’en bas. Soudain, on entendit qu’elle s’ouvrait, et sonner la belle voix du notaire.

— Il faut pourtant que je descende, dit Vitalis.

Mais Basilida, dans l’exaltation du péril et du bruit sentait égarer sa raison :

— Ne t’en vas pas, Vitalis, cria-t-elle, insoucieuse que Sabine l’entendît : écoute !

Les paroles de Beaudésyme se répandaient sur le vacarme comme une huile d’or. Il y eut un instant de calme, puis d’autres cailloux, et tout à coup un juron aigu de Cérizolles, atteint sans doute, et un coup de feu. La voix de tête de Laharanne appela Beaudésyme, comme un clairon. Puis il y eut la porte qui se referma, et, de nouveau, le silence.

— Ah, mon Dieu, gémissait Guiche, la tête dans ses mains. Et elle-même n’aurait su dire si c’était de peur, qu’elle pleurait, ou d’avoir entendu la notaresse tutoyer Vitalis.

A ce moment, du côté de la rue, on entendit retentir la voix de M. Puyoo, qui, du ton d’un porc qu’on égorge, criait :

— A moi, à moi !

Presque aussitôt la porte d’en bas se rouvrit, le sable de la cour grinça, et Firmin apparut dans l’allée jaune. Mais au même instant on le vit chanceler, et tomber en s’écriant, tandis qu’un coup de feu éclatait près de la grille.

— Vitalis, Vitalis, cria Mme Beaudésyme hors d’elle-même, reste avec moi. Et quittant la fenêtre, elle se jeta dans les bras de son amant, qui parut dans le doute de ce qu’il devait répondre. Guiche dénoua violemment son embarras.

Elle était devant eux, les yeux brillants de larmes et de colère, et avant de s’enfuir :

— Oui, reste, Vitalis, dit-elle ; conserve-toi bien, pendant que les autres se font tuer. Elle te soignera, elle. Le lit n’est pas loin.

— Guiche, s’écria le jeune homme, en s’élançant après elle. Mais Basilida déjà, à demi-folle, avait ressaisi la chair de son amant. Pareille à la Ménade de sa vision, elle délirait, ivre d’une voluptueuse épouvante, brûlante et pâle.

— Tu l’as entendue, dit-elle, en s’interrompant pour lui meurtrir la bouche de sa tranchante denture ; tu l’as entendue ; le lit est là. Reste, Vitalis. Qu’est-ce que ça te fait ; tu n’es pas un caractère, toi !

Cependant, la gendarmerie, accourue enfin, dégageait Beaudésyme et le capitaine qui, soutenus par Cérizolles boiteux, avaient fait une seconde sortie.

Puis on releva le corps de Firmin.

Au loin, une horde s’était reformée, qui hurlait encore :

Rends l’argent,
Rends l’argent.