La Jeanne d’Arc de Thomas de Quincey

La Jeanne d’Arc de Thomas de Quincey
Comte G. de Contades

Revue des Deux Mondes tome 115, 1893




LA


JEANNE D’ARC


DE


THOMAS DE QUINCEY


__________



Certaines figures, par le charme irrésistible de leurs traits, certains héros, par le prestige de leurs actes, appartiennent à l’humanité tout entière autant qu’à une nation en particulier. Telle est notre glorieuse Jeanne d’Arc, dont la carrière, dans l’histoire de l’humanité chrétienne, est la manifestation la plus éclatante de la valeur et de la vertu féminines. Elle a le droit d’être comptée, à ce titre, parmi les êtres exceptionnels, issus de diverses races, que leur vaillance, leur dévoûment et la sublimité de leur trépas eussent fait, aux anciens jours, placer au rang des dieux. Tous les hommes, sans distinction d’origine, honorent donc, aujourd’hui, justement sa mémoire. Mais il est cependant une nation, chez qui ce sentiment d’admiration pour une des gloires de l’humanité doit être combattu par un douloureux remords : c’est la nation anglaise, à laquelle, — si les choses de la terre pouvaient être comparées aux choses divines, — le bûcher de Jeanne d’Arc sera toujours reproché comme, à la nation juive, la croix de Jésus. Seulement, les Juifs n’ont jamais regretté le calvaire ; tandis que les Anglais, dans la rectitude de jugement et dans la largeur d’esprit d’une race véritablement puissante, en sont arrivés à rendre justice, disons mieux, hommage à la victime de Rouen ; sachant d’ailleurs leur histoire assez riche en pages magnifiques pour pouvoir, sans embarras, y reconnaître une tache.

Cela ne pouvait pas, assurément, se faire tout de suite, et l’histoire de la libératrice de la France ne fut pas, durant de longues années, racontée de l’autre côté du détroit comme dans notre pays. Et quand l’Angleterre, si fertile en génies, donna à l’humanité intellectuelle son Shakspeare, les petits enfans apprenaient, dans les écoles, à regarder Jeanne d’Arc comme une sorcière, comme un mystérieux et détestable agent des puissances infernales. Ne nous indignons donc pas trop de l’étrange Jeanne d’Arc que le grand Shakspeare présente dans la première partie du Roi Henri VI, malgré les honteuses scènes du dernier acte. Constatons plutôt qu’à travers l’ombre bien naturelle de la légende britannique, le poète a parfois entrevu, grâce à son instinct génial, le dévoûment surhumain de la martyre ; quand par exemple il lui fait crier aux démons qui l’obsèdent :


Then, take my soul, my body, soul and all,
Before that England give the French the foil !

Alors, prenez mon âme, mon corps, mon âme et tout,
Avant que l’Angleterre inflige aux Français la défaite[1]


Patriotisme diabolique, si l’on veut, mais étendant l’amour du sol natal aux dernières limites du sacrifice, puisqu’il fait offrir, par deux fois, à la vierge croyante, son âme pour prix du salut de la patrie !

Deux siècles après, en 1796, Robert Southey donna son poème de Jeanne d’Arc. Les idées s’étaient singulièrement élargies : les considérations de nationalités avaient déjà perdu beaucoup de leur importance, et Southey voulut voir avant tout, dans sa Jeanne d’Arc, qu’il ne conduisit d’ailleurs que jusqu’à Reims, une exceptionnelle et sublimé patriote. S’efforçant, mais bien vainement, hélas ! de rendre à la vierge française un enthousiaste hommage, il écrivit le plus glacial et le plus compassé de tous les poèmes. Nous connaissons, en effet, peu d’œuvres moins inspirées que cette histoire versifiée, remplie d’une impitoyable raison. Sa publication n’en excita pas moins une sensation indiscutable dans le monde des lettres en Angleterre. Thomas de Quincey[2] dont nous allons aujourd’hui présenter la Jeanne d’Arc, juge pourtant cette œuvre aussi sévèrement que nous dans son étude sur Charles Lamb : « En 1796, le principal événement dans le monde littéraire fut l’apparition d’un poème épique de Robert Southey. Ce poème, la Joan of Arc, qui fut le premier ouvrage à prétentions de l’auteur, est assurément le plus mauvais de son œuvre… Les quelques vers y parlant à l’imagination étaient une vision, fournie par Coleridge ; mais, dans la suite, elle fut retranchée. La faute en est aux relations politiques de Southey à cette époque et à sa sympathie pour la Révolution française[3]. » Et tel est, en effet, le scrupule du poète à l’endroit du merveilleux que, pour donner entièrement satisfaction à la philosophie de ses amis, il ajoute en tête de la seconde édition de Joan of Arc : « Tout fait miraculeux est à présent retranché du poème, et le lecteur, qui connaît la première édition, jugera par là de l’étendue des corrections que nous avons cru devoir faire[4]. » Il est aisé de deviner ce que peut être une semblable Jeanne d’Arc, qui, sans appel ni assistance célestes, tire, de l’on ne, sait quelle ardeur civique, l’énergie nécessaire pour délivrer son pays. Ah ! cent fois plutôt, dans sa poésie sinistre, l’impressionnante possédée de Shakspeare que la patriote prosaïque de Robert Southey !

Elle devait déplaire tout particulièrement à Thomas de Quincey, qui, pour écrire en prose, n’en était pas moins un profond et mystérieux poète, un incurable chérisseur de visions. Voyant, d’ailleurs, plutôt que grand écrivain ; retraçant nerveusement sur le papier les images perçues par lui dans le champ extraordinairement étendu de sa vision intérieure. Images si puissantes et vigoureuses que leur reproduction, quelque imparfaite qu’elle soit, n’en impressionne pas moins jusqu’au plus intime de l’être. Langage original, tumultueux, incorrect ; termes audacieux, frappans, inexacts, — des sons inentendus qui atteignent le regard, de spectrales lueurs qui parviennent à l’oreille, dans une interversion de sens apocalyptique, — voilà ce que nous livrent le plus souvent les œuvres de Quincey. Il ne pouvait donc concevoir, comme Southey, une Jeanne d’Arc extraite des précis d’histoire, travestie à la mode politique du jour. Il vit, cinquante ans plus tard, aussi nettement que si la vierge de Vaucouleurs fût descendue vers lui, une Jeanne d’Arc particulière, dégagée de tous souvenirs littéraires et historiques. Et il consacra à sa lumineuse figure quelques pages de visionnaire plutôt que de critique, quoique son œuvre soit à moitié remplie de controverses bizarres et de plaisanteries étranges, nées d’un humour maladif.


I

Ce fut à Glascow, en 1847, que Thomas de Quincey, ayant ouvert par hasard le volume de Michelet, eut, pour la première fois, la vision de Jeanne d’Arc. Il occupait, dans un lodging de Renfield-street, une petite chambre, tout encombrée de papiers, névés de feuilles volantes, dans lesquels il était, selon son expression, absolument snowed up. Neige recouvrant parfois des ébauches à bon droit dédaignées, mais que perçaient parfois de merveilleuses fleurs. Et chaque jour, sur cette litière de paperasses, Quincey, en rentrant, jetait quelques livres achetés au hasard de ses flâneries. Ce fut ainsi qu’au printemps de 1847, il rapporta l’histoire de Jeanne d’Arc. Il l’ouvrit, et, de ces pages magistralement écrites (par un maître toutefois dont le tempérament littéraire différait essentiellement du sien) il vit surgir soudain la glorieuse image de la fille de Domrémy.

Quincey était alors un petit vieux chétif dont la tenue lamentable attestait moins la pauvreté que l’incurie : incurie entêtée et incorrigible, dont toutes les assistances familiales ne pouvaient avoir raison. Une vaste redingote enfouissant le cou, mal établie sur de maigres épaules. Un foulard de soie, corde autant que cravate, et un indescriptible pantalon, effiloché et tout barbouillé d’encre, déformé presque jusqu’à la déchirure par les heurts de jambe de l’écrivain nerveux. En un mot, la tenue d’un Chodruc-Duclos britannique, mais qui ne posait pas au dehors pour le haillon ; d’abord, parce qu’il n’était rien moins que poseur ; puis, parce que, dans le droit à l’excentricité que se reconnaissent les Anglais, les extravagances de costume passent chez eux totalement inaperçues. Dès que vous ne prétendez pas être un Brummell, vous êtes autorisé, de l’autre côté de la Manche, à mettre sur votre corps tout ce qu’il vous plaira.

De l’habit singulier de Thomas de Quincey sortait sur le pupitre, au milieu des papiers, une tête d’une expression difficile à définir : ni exaltée, ni mélancolique, ni enthousiaste, ni ténébreuse. Le masque de tout le monde, dans lequel on n’eût trouvé à signaler, pour dresser un passeport, qu’une absence complète de dents, due à l’abus de l’opium. Le nez très fin et très régulier, le regard perçant, mais comme volontairement arrêté dans l’indifférence des objets extérieurs. Les cheveux emmêlés, mais vigoureusement plantés, dénotant une robuste constitution, capable de supporter une incessante activité de cerveau. La tête inclinée dans une attitude de complaisance calculée et très habile, pour éloigner, autant que possible, les contradicteurs, les interrupteurs de songes. Tout cela formait une physionomie aux caractères presque contradictoires : pleine de raillerie et de compassion, de bonhomie et de malignité, celle d’un homme qui, possesseur d’une exceptionnelle faculté d’observation, la dédaigne, en souriant, pour regarder systématiquement en lui-même.

Quincey lisait beaucoup, sachant que du livre le plus indifféremment acheté, sortait parfois pour lui, au moment le plus imprévu, une suggestion puissante. Il lisait donc, au mois de janvier de 1847, l’Histoire de France de Michelet, avec une méfiance de bon Anglais, quand Jeanne d’Arc soudain lui fut révélée, bergère, triomphatrice, condamnée, ayant, pour un rêveur comme lui, le triple charme des champs, des armes et du martyre. Il s’éprit aussitôt de cette figure sublime, et, se mettant sans tarder à écrire, il lui consacra un essay merveilleux.

Merveilleux, mais bien de lui, où, comme dans une merveille, si beaucoup éblouit, beaucoup étonne et inquiète. Vision lumineuse, mais parfois voilée, retracée dans des périodes ardentes et tumultueuses, que coupent brutalement çà et là des dissertations de pédant, des chicanes de pamphlétaire, des plaisanteries manquées d’homme impuissant à rire.

Il existe dans une nature particulière d’esprits, poussant à l’excès le travail de la pensée, une très singulière, mais très habituelle contradiction. Certains rêveurs, qui étendent aussi loin que possible leurs songes ordinairement noirs, ont la passion des travaux précis et documentaires. Repos de l’imagination, pendant lequel ils veulent, toutefois, empêcher leur faculté de travail de s’engourdir : exercice de pianiste sur un clavier muet. Giacomo Leopardi, le chantre immortel de l’Infelicita, rassemblait bien les fragmens des pères grecs du IIe siècle et allait chercher une distraction ou, plutôt, un intermède à sa mélancolie dans le pastiche en langue trécentiste d’une ancienne chronique copte sur le martyre des pères du mont Sinaï. Il n’est donc pas surprenant que Thomas de Quincey, quand il avait suffisamment exprimé en suspiria de profundis son incurable tristesse, ait eu le courage d’écrire, entre deux songes, des Prolegomena to all future Systems of Political economy. Labeurs déterminés, positifs, absorbans, empêchant de sentir, quand le rêve est clos, les misères de la vie réelle, anesthésiques puissans de la sensibilité de l’esprit !

L’histoire de Jeanne d’Arc apporta à Quincey un aliment pour ce double besoin : de quoi rêver et de quoi travailler. Contempler dans une glorieuse auréole la resplendissante figure de Jeanne ; puis, quand cette contemplation finirait en lassitude, argumenter contre l’historien français et rire, ou, plutôt, tenter de rire à ses dépens. Badinage à la Swift, flegmatique et brutal, qui souvent donne le frisson.

Le début de l’essay est des plus heureux : rempli d’un charme semi-biblique. Non pas de ce biblique mesquin et anglican des temples, mais de ce biblique pastoral et large de l’Orient, qui, associé, dans l’esprit de Quincey, à l’idée de la mort, devait l’être, à plus forte raison, à celle du martyre : « My feelings and images of death, écrit-il dans ses Confessions, are inextricably connected with Palestine. Les sentimens et images relatifs à la mort sont, en moi, inextricablement liés à la Palestine. » Baudelaire, dans une de ses plus vigoureuses pages, a essayé d’expliquer ce mystérieux rapprochement[5]. Son explication le laisse encore plein d’ombre. Quincey commence ainsi son étude sur Jeanne d’Arc :

« Que faut-il penser d’elle ? Que faut-il penser de la pauvre bergère, qui, se levant soudain des collines et des forêts de la Lorraine, comme le berger hébreu des collines et des forêts de la Judée, a laissé là le repos et la sécurité, les mystiques inspirations enracinées dans les solitudes champêtres, pour aller se placer à l’avant-garde de l’armée et occuper, à la droite des rois, un poste plus périlleux encore ? L’enfant hébreu inaugura sa patriotique mission par un acte, par un acte de victoire que ne renierait aucun homme. Mais ainsi fit la fille de Lorraine… Tous deux furent trouvés sincères et fidèles aux promesses contenues dans leurs premiers actes. Les ennemis seuls ont rendu leurs destinées différentes. L’enfant s’est élevé à une splendeur et à une étincelante prospérité, à la fois privée et publique, qui, ayant frappé à jamais la mémoire de son peuple, est restée légendaire pendant mille années jusqu’au jour où le sceptre échappa à Juda. La pauvre fille, délaissée au contraire, n’a jamais bu dans la coupe de repos qu’elle avait tendue à la France. Elle ne s’est jamais associée aux chants qui s’élevèrent à Domrémy, son pays natal, comme l’écho des pas des envahisseurs en fuite. Elle n’a point pris part aux danses joyeuses par lesquelles fut célébrée, dans Vaucouleurs en délire, la délivrance de la France. Non, car sa voix était alors silencieuse ! Non, car ses pieds étaient alors de la cendre !… Et quand les tonnerres de la France tout entière tonneront pour proclamer la grandeur de la pauvre bergère qui a tout sacrifié pour le salut de la patrie, ton oreille, innocente et malheureuse fille, aura été fermée depuis cinq siècles. Souffrir et agir, tel a été ton lot sur la terre, ta destinée, qui, pas un seul instant, n’a été cachée à tes yeux. Mais la vie, disais-tu, est courte ; long est le sommeil de la tombe. Employons donc cette vie si passagère à faire une provision de gloire pour les rêves divins qui charmeront ce si long sommeil ! Cette créature innocente n’a pas cessé un moment de croire au sombre avenir, qui s’approchait si vite. Elle pouvait ignorer le genre de son trépas. Peut-être n’aperçut-elle pas, dans sa vision de l’avenir, l’échafaud embrasé se dressant dans l’air, la foule immense accourant à Rouen par tous les chemins comme pour une fête de sacre, la colonne de fumée et les langues de flammes, les visages pleins de haine des assistans ? Elle a bien pu ne pas distinguer tout cela dans la brume d’un destin dont l’accomplissement était proche. Mais la voix qui la conviait à la mort, cette voix-là, elle l’a toujours entendue !

« Grand était le trône de France, même en ces tristes jours, et grand était celui qui l’occupait. Mais Jeanne savait bien que ni le trône de France, ni celui qui l’occupait n’étaient pour elle, et qu’elle était au contraire, elle, pour eux ; qu’eux par elle devaient sortir de la poussière et qu’elle n’en sortirait jamais par eux. Magnifiques étaient alors les lis de France, qui, pendant des siècles, ont eu le privilège de voir admirer leur splendeur sur la terre et les mers, jusqu’au jour où la malédiction de Dieu s’unit, pour les flétrir, à la colère des hommes. Mais Jeanne savait bien que les beaux lis de France ne formeraient jamais de guirlande pour elle, que jamais, pour elle, ils ne donneraient bouton, fleur ni calice[6]. »


II

Après cette puissante envolée dans le rêve, Thomas de Quincey, à bout de vision, retombe dans la minutieuse érudition et dans la controverse acerbe, auxquelles il demandait de remplir ses entresonges. Ce sont de méchantes chicanes à propos d’un mot ou d’une lettre, de mauvaises querelles de Breton à Gaulois, dans lesquelles il assaille l’écrivain français avec une multitude d’armes de Lilliput. « Tu sais, lecteur, — dit-il en commençant, — que, parmi les penseurs qu’a produits la France moderne, un des plus renommés est M. Michelet. Tous ces écrivains sont d’un tempérament révolutionnaire, non pas seulement dans le sens politique du mot, mais encore dans tous les autres ; affolés souvent comme les lièvres en mars, grisés par les vapeurs de la liberté reconquise, ivres du vin de leur puissante révolution, renâclant, hennissant et lançant la ruade, comme des chevaux sauvages dans les pampas immenses. » S’il est un reproche inattendu dans la plume de Quincey, c’est, bien assurément, celui de l’indépendance, de la révolte même de la pensée. N’avait-il pas, en effet, affirmé et exercé lui-même, dès les jours de son enfance, son droit de rêver et de pousser artificiellement son rêve jusqu’aux plus noirs cauchemars ? Mais il y avait en lui, semble-t-il, deux hommes quotidiennement très divers : celui d’avant et celui d’après l’opium, quelque amoindrie qu’ait pu être la dose de la journée. À jeun ou quand l’effet de l’opium ne se faisait plus sentir, Quincey n’était plus qu’un book-worm épilogueur, s’en prenant à des mots, à des qualifications, à des dates, ennuyé au fond de tout ce qui ne venait pas de son vice ou n’y retournait pas. Traitant ces minuties en un langage tout changé, où la part, d’ordinaire, est également faite entre de petites observations grondeuses et de singuliers ricanemens ; mais où luit parfois une idée étincelante, laissée dans quelque coin de cervelle par le rêve envolé. Citons comme spécimen de cette manière bizarre le passage très typique relatif à la province d’origine de Jeanne, la Lorraine selon les uns, la Champagne, selon les autres : « Jeanne naquit à Domrémy, village situé sur les marches de Lorraine et de Champagne, qui relevait de la seigneurie de Vaucouleurs… » M. Michelet veut toutefois qu’elle ait été Champenoise, et cela sans autre raison que l’origine de son père : « Jacques d’Arc était un brave Champenois. »

« Argumentation basée sur une véritable pointe d’aiguille, car Domrémy était situé sur une frontière, et, comme toutes les autres frontières, était habité par une race mélangée, tenant aussi bien des cis que des trans. Une rivière, la Meuse, formait, il est vrai, la ligne de partage à cet endroit-là. Elle eût pu, autrefois, diviser réellement les populations, mais elle ne pouvait plus alors le faire, étant traversée par des ponts et des bacs, où les noces passaient joyeuses d’une rive à l’autre. Deux grands chemins se trouvaient là, moins faits pour les voyageurs, à cette époque peu nombreux, que pour les armées alors deux fois trop nombreuses. Ces deux chemins dont un était la voie principale entre la France et l’Allemagne se croisaient à ce point-là, ce qui est une façon de dire qu’ils formaient la croix de saint André ou la lettre X. J’espère que le compositeur va choisir un bon X, bien large, et, dans ce cas, le locus où se réunissent les quatre bras divergens donnera au lecteur une suffisante information géographique et lui montrera, à une ligne près, où Domrémy se trouvait situé[7]. »

Laissons bien vite ces excentriques jeux de lettres. Si l’essai n’avait rien contenu de meilleur, nous n’eussions, certes, jamais songé à l’extraire des œuvres complètes de Quincey. Mais son auteur, grâce à ses appels à l’opium, ne reste jamais bien longtemps à terre ; et nous le voyons s’élever de nouveau à propos de la suggestion de l’époque qu’eut à subir la Pucelle ; dans un ciel toutefois encore un peu obscur, où il se perd souvent dans de ténébreux nuages :

« Le lieu où se trouvait Jeanne d’Arc était rempli de suggestions profondes… Mais si le lieu était solennel, l’époque, avec son écrasant fardeau, l’était bien davantage. L’atmosphère, en effet, dans ses régions les plus hautes, était remplie de chocs et de bruits de ténèbres, obscurcie par de sinistres fermens d’orage qui s’accumulaient depuis un demi-siècle. La bataille d’Azincourt, quand Jeanne était enfant, avait rouvert les blessures de la France. Crécy et Poitiers, ces défaites accablantes pour la chevalerie française, avaient été séparées d’Azincourt par un calme de plus de cinquante années. Mais, au retour de leurs sonneries de détresse, les tombes fermées depuis soixante ans semblèrent s’ouvrir par sympathie pour une douleur qui répondait à celle de leurs morts. La monarchie française, dans ces suprêmes épreuves, était comme un navire luttant contre les flots. La folie du misérable roi Charles VI, tombant au milieu d’une semblable crise, tripla l’horreur de ces épouvantables jours. Tout, jusqu’au fait étrange qui l’avait occasionné, était en harmonie avec cette prostration d’esprit qui jetait alors la France à genoux, comme sous le lent accomplissement de quelque très ancienne prophétie. Les famines, les maladies extraordinaires, les révoltes de paysans çà et là en Europe, étaient aussi des cordes de la mystérieuse harpe, mais effleurées seulement. D’autres résonnaient avec plus de violence : la fin des croisades, la suppression des templiers, les interdits de Rome, les tragédies faites ou subies par la maison d’Anjou… et surtout la figure colossale de la féodalité, prenant son essor sur le champ de bataille de Crécy pour fuir à jamais la terre[8] ! »

Et Quincey, la suivant dans son fantastique vol, s’enfonce tout à fait dans l’Apocalypse… Ramenons-le sur le terrain de la controverse historique et citons un morceau où, dans son désir de réfuter quelques lignes de Michelet, il atteint parfois à une véritable éloquence. C’est au sujet de la prétendue rétractation de Jeanne d’Arc et des lignes suivantes de l’historien français : « Nous n’en pouvons trop croire là-dessus le témoignage intéressé des Anglais. Toutefois, il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour douter qu’ainsi trompée dans son espoir, elle n’ait vacillé dans sa foi. A-t-elle dit le mot ? C’est chose incertaine ; j’affirme, moi, qu’elle l’a pensé[9]. »

« Et moi j’affirme, s’écrie Quincey[10], qu’elle n’en a jamais rien fait et qu’en aucun sens le mot pensé n’est applicable à ce cas. Ici c’est la France qui calomnie la Pucelle, et c’est l’Angleterre qui prend sa défense. M. Michelet peut seulement prétendre dire, en s’appuyant sur un raisonnement a priori, que toute femme est susceptible d’une semblable faiblesse ; que Jeanne était une femme ; qu’elle était donc susceptible de cette défaillance-là. Moi, au contraire, j’établis mon argumentation non sur les tendances présumables de la nature, mais sur les faits connus de la matinée du supplice. Comment donc, je le demande, sinon par l’effet d’une pureté égale à celle de l’or, par sa douce et sainte attitude, par la noblesse incomparable de son maintien, la pauvre fille eût-elle arraché aux ennemis, qui jusqu’alors la traitaient en sorcière, des larmes d’enthousiasme et d’admiration ? » — « Dix mille hommes pleuraient, dit M. Michelet lui-même. Comment donc, soutenue par une fermeté, rehaussée d’un charme angélique, eût-elle poussé ce soldat anglais, qui avait juré d’apporter un fagot à son bûcher et qui remplit ce sinistre vœu, à s’éloigner vers une pénitence éternelle, disant qu’il avait vu une colombe sortir des cendres et prendre son vol vers les deux ? .. Et si tout cela ne suffisait point encore, je rapporterais le dernier acte de sa vie comme faisant foi pour elle. Le bourreau avait mis le feu au bûcher, et la fumée, déjà, s’élevait en masses houleuses. Un dominicain se tenait aux côtés de Jeanne, et, s’oubliant dans son sublime ministère, ne voyait pas le danger. Et alors, quand le suprême ennemi léchait les pieds du bûcher pour la saisir, la plus noble des filles pensa seulement au prêtre, au seul ami qui n’eût pas voulu l’abandonner, et pas du tout à elle-même ; lui ordonnant, presque dans son dernier soupir, de songer à sa propre conservation, et, elle, de l’abandonner à Dieu ! Cette fille, dont le dernier accent fut une manifestation d’abnégation sublime, n’a pu prononcer le mot rétractation ni avec ses lèvres, ni dans son cœur. Non, elle ne l’a pas fait, je l’affirmerais, un mort se levât-il du tombeau pour jurer le contraire[11] ! »


III

Les Anglais ne rient que malaisément : pesans dans leurs badinages, violens et parfois sinistres dans leurs plaisanteries. La souplesse, qui est la principale qualité de leurs corps, fait ordinairement défaut à leurs esprits. Dans la pantomime, ils savent forcer le rire par l’imprévu, la rapidité, la précipitation même des mouvemens et des gestes ; dans la comédie, ils l’obtiennent rarement par la finesse des observations et des mots, cherchant plutôt à la provoquer par la drôlerie des situations et des types. Et cela, même chez les auteurs de génie ; car, si le sac où Scapin s’enveloppe ne nous amuse plus guère aujourd’hui, goûterons-nous mieux le panier de blanchisseuse, où Falstaff est enfoui par les merry wives ? À ces défavorables dispositions de race pour produire le rire, Quincey en joignait une individuelle, qui eût dû lui défendre de demander à ses lecteurs, même de rire à demi. C’était la nature morbide de son tempérament littéraire. Car, si un Anglais qui rit, le plus souvent ne fait pas rire, un malade qui veut rire, ordinairement fait peur. Et cependant, dans son étude sur Jeanne d’Arc, comme dans presque tous les essais, qui remplissent les seize volumes de ses œuvres, Quincey prétend plaisanter légèrement, à la Voltaire, et y réussit, comme réussirait à jouer du Marivaux, un de ces grands gaillards d’acteurs anglais, bien bâtis à la saxonne, mal vêtus à la française, qui paraissent autant des athlètes que des comédiens. La plaisanterie de Thomas de Quincey, fondée d’habitude sur le paradoxe, a quelque chose d’inattendu et de très particulièrement étrange, qui ne laisse pas que de frapper, mais qui intrigue ou, plutôt, qui inquiète, comme un sourire sans motif dans une face paralysée. Nous allons rencontrer, dans sa Jeanne d’Arc, plusieurs plaisanteries de cette espèce-là.

Il prend d’abord à partie une compagne de Jeanne, appelée Haumette, qui avait assuré, contrairement à son opinion, que la Pucelle n’était pas une bergère. Et Quincey, à ce propos, de lutiner gauchement miss Haumette ; curieux spécimen de sa façon de rire, autour d’un tableau forcé et cruel comme un pamphlet irlandais de Jonathan Swift :

« Je suis convaincu que, si miss Haumette prenait le café en tête-à-tête avec moi, ce soir 12 février 1847, — ce qui ne serait ni un sujet de scandale, ni un motif de rougir pudiquement, parce que je suis un profond philosophe et que miss Haumette aurait près de quatre cent cinquante ans, — elle confesserait que ce que je vais dire au sujet de sa déposition est juste. Un Français, M. Simond[12], rapporte l’horrible scène qui suit, comme observée par lui peu de temps avant la révolution, sur la chevaleresque terre de France. Un paysan labourait, et l’attelage qui tirait sa charrue était composé d’un âne et d’une femme ; tous deux portaient régulièrement le harnais, tous deux tiraient de la même façon. Ce n’est déjà pas mal, mais le Français ajoute que, dans la répartition de ses coups de fouet, le paysan avait le souci manifeste de rester impartial, et que, si l’un des deux compagnons de joug avait quelque peu à se plaindre, ce n’était pas assurément la bourrique. Aussi, dans ce pays, où un tel abaissement de la femme est toléré par l’usage, une fille délicate se refuse-t-elle à avouer, en parlant d’elle ou d’une de ses amies, qu’elle a eu à remplir tout autre travail que celui de la maison. Car, si elle confessait avoir travaillé à la terre, elle aurait conscience qu’un semblable aveu ferait probablement songer l’auditeur aux indignités que nous venons de rapporter. Haumette considère donc évidemment comme beaucoup plus digne de Jeanne d’avoir reprisé les bas de son père, ce M. d’Arc, en sabots, que d’avoir gardé les moutons, de peur que l’on ne pense à quelque chose de pis[13]… »

Voilà qui n’est ni très spirituel, ni très gai. Mais ce n’est encore là que rire à froid et, plus loin, Quincey va rire absolument à faux :

« Voici pourquoi je déteste ce M. d’Arc. Avant la révolution, une histoire courait en France, destinée à tourner en ridicule l’aristocratie besogneuse. Le chef d’une famille remontant aux croisades avait, paraît-il, coutume de dire à son fils : « Chevalier, as-tu donné à manger au cochon ? » Or, tous les témoignages permettent de penser que d’Arc eût préféré, et de beaucoup, continuer à dire à Jeanne : « Ma fille, as-tu donné à manger au cochon ? » que de lui dire : « Pucelle d’Orléans, as-tu sauvé les fleurs de lis ? » Un vieux refrain anglais présente le raisonnement qui suit :


Si l’homme qui pleure pour ses navets, —
Ne pleure pas quand son père meurt, —
Il est bien clair que cet homme aimerait mieux
Conserver un navet que son père[14]


La logique de ces vers ne me satisfait point. Je ne la saisis pas aussi nettement qu’il faudrait, mais je pénètre absolument ce M. d’Arc, et je suis convaincu qu’il eût préféré non-seulement un navet à son père, mais encore une livre ou deux de bon lard au salut de l’oriflamme[15]. » Tout cela, navets et… pourceaux, ne saurait nous divertir et froisse même, par son irrespectueuse vulgarité, notre très naturelle susceptibilité, dès qu’il s’agit de la figure idéale et presque sacrée de la vierge de Vaucouleurs. Hâtons-nous de passer à de meilleures pages, et citons une très originale et très puissante apostrophe aux femmes, ayant l’avantage de bien mettre en lumière les qualités et les défauts caractéristiques du talent de Quincey. Comme humour, cela ne vaut pas encore grand’chose, et son invention de télescopes planétaires est bien loin d’avoir l’agrément et le charme des fantaisies astronomiques de notre vieux Fontenelle. Mais cela est rempli d’une poésie pénétrante, d’un effet irrésistible, quoique souvent inexplicable :

« Femme, ma sœur, il y a des choses que vous ne faites et que vous ne ferez jamais aussi bien que l’homme votre frère. Vous ne trouverez, parmi les êtres de votre sexe, ni un Phidias, ni un Michel-Ange, ni un grand philosophe, ni un grand érudit… Et pourtant, femme, ma sœur, je le confesse joyeusement, avec un amour doublé d’une admiration profonde, il est une chose que vous faites aussi bien que les meilleurs des hommes, — chose plus difficile que ce qu’ont jamais fait Milton et Michel-Ange, — vous savez mourir grandement et comme mourraient les déesses, si les déesses étaient susceptibles de trépas. Si quelques mondes éloignés (ce qui peut, ma foi, bien être) sont en avance sur le nôtre, relativement aux instrumens d’optique, au point de pouvoir nettement distinguer à travers leurs télescopes ce que nous faisons chez nous, quel est le plus grand spectacle qu’ils trouvent à y contempler ? Saint-Pierre de Rome, le jour de Pâques, allez-vous dire, ou Luxor, ou, peut-être, les monts Himalaya ? Non, mon amie, trouvez quelque chose de mieux. L’on voit chez eux, dans les autres mondes, des bagatelles bien supérieures à celles-là. Tout cela, soyez-en sûre, n’est rien du tout pour eux. Y renoncez-vous ? Eh bien, ma chère amie, la plus belle chose que nous ayons à leur montrer, c’est l’échafaud, le matin d’un jour de supplice. Il y a foule toujours, les matins de sacrifices terrestres, autour de leurs télescopes. Surtout quand on sait, dans ces mondes lointains, que la victime doit être une femme. Qu’est-ce donc, quand elle porte, en marchant au trépas, la couronne du martyre ? Quand une Marie-Antoinette, reine et veuve, s’avance superbement vers l’échafaud et présente à l’air du matin des cheveux blanchis par la douleur, fille des Césars, humblement agenouillée pour embrasser la guillotine, comme quelqu’un qui vénérerait la mort ? Quand une Charlotte Corday, dans la fleur et la séduction de sa jeunesse, recueillant des hommages partout où elle répand des sourires, estime moins cela que la poussière de ses souliers en regard du salut de sa France bien-aimée ?… Ah ! ce sont là, assurément, des spectacles dignes d’émouvoir les habitans de ces mondes éloignés. Et quelques-uns y souffrent peut-être une sorte de martyre à ne pouvoir manifester leur courroux, à ne pouvoir exprimer l’amour et la haine, éveillés en eux par de semblables scènes, à ne pouvoir recueillir, dans des urnes d’or, un peu de cette poussière glorieuse que contiennent les catacombes de la terre[16]. »


II

Il est facile de le voir par les fragmens que nous avons transcrits dans les pages qui précèdent, ce n’est ni au mérite d’un humour morbide, ni à la valeur d’une polémique, rageuse, mais fort débile, que l’œuvre de l’opium eater doit son charme étrange et enveloppant ; c’est à la vision, à la divine vision intérieure. Quincey la demandait, d’ordinaire, à des artifices malsains ; mais elle devait presque naturellement et avec une intensité particulière se produire chez lui en parlant de Jeanne d’Arc. Les visions, en effet, nous ont donné Jeanne d’Arc ; visions réelles ou imaginaires, extérieures ou internes, mais l’ayant, de l’avis de tous, poussée aux combats et au salut de la patrie. Avant de penser à agir, Jeanne avait vu, et, sans avoir vu, elle n’eût jamais agi. Vouloir expliquer physiquement ses visions par le bruit du vent et les dispositions fantastiques des nuées ne peut être tenté quelque peu sérieusement que par un philosophe systématique, comme Robert Southey. Et ce ne furent jamais de titanesques amoncellemens de nuages que Jeanne aperçut, tels que des héros Scandinaves, mais bien des saints, connus et déterminés, inscrits à leur jour sur le calendrier liturgique, saints qui, selon les croyans, descendirent du ciel en trinité glorieuse pour délivrer la fille aînée de l’Église, et qui, selon les docteurs eux-mêmes, auraient tiré une forme, dans l’imagination de la jeune Lorraine, des statues des églises et des figures des missels. Mais, dans l’un ou l’autre cas, Jeanne vit avant de prendre le chemin de Vaucouleurs, et ce fut la vision qui la transforma en guerrière. En bannissant l’apparition de son poème, Southey en bannissait le vraisemblable presque autant que le merveilleux ; il en chassait surtout la poésie elle-même, qui se dégage mal des explications naturelles et naît plutôt du mystère, où notre fantaisie se complaît à la suivre. Le Southey de la Joan of Arc n’était donc pas un poète, et nul ne devait le comprendre mieux que Thomas de Quincey.

La vision était, en effet, chez le mangeur d’opium, un essentiel besoin d’esprit et de corps. Il en chercha la satisfaction artificielle par les moyens que l’on sait, mais ce besoin était inné en lui. Chez certains individus, un instinct prépondérant, heureux ou néfaste, se manifeste dès les premières années. Ainsi, chez Thomas de Quincey, le goût, la passion des représentations intérieures. Et, bien avant qu’il ne cherchât à obtenir à ces visions une intensité et une extension factices, il leur demandait continuellement ses distractions de petit enfant. Il avait imaginé un empire de Gombroon, dont il était le roi héréditaire, indiqué les bornes de ce royaume, fixé les degrés de longitude et de latitude où il était situé. Il l’avait planté d’arbres tropicaux et peuplé d’habitans sauvages, fournis à son imagination enfantine par les gravures de ses livres. Il pensait tout le jour à son empire de Gombroon et son unique souci, en revenant de l’école, était de le défendre contre les envahissemens de son pugilistic brother. Il régna plusieurs années sur ce pays de rêve. Et, véritablement, ce Gombroon imaginaire n’a-t-il pas eu, en lui, une existence plus réelle que celle qu’ont, pour nous, certaines îles lointaines, dont le nom n’a fait que traverser notre mémoire, à la veille de quelque examen de géographie ?

Tel était le Quincey d’avant l’opium. Le mangeur d’opium s’est montré lui-même, dans ses célèbres confessions, en état de volupté comme en état de torture ; voyons ici le Quincey d’après l’opium. Après très relatif, et ne s’appliquant guère qu’à la principale crise de sa vie, car jamais le pauvre chercheur de rêves ne triompha de son vice d’une façon définitive. Il est toutefois intéressant de connaître à quel point de sa lutte avec sa terrible passion il en était quand il écrivit Jeanne d’Arc. Trois ans auparavant, et plus de vingt années après la publication de ses confessions, il avait eu à traverser une crise épouvantable, dans laquelle il parait avoir atteint le fond de la misère et de la désespérance humaines. Ce fut alors, en 1844, qu’il écrivit à un ami une très curieuse et très navrante lettre qui nous fait assister à une des plus effroyables luttes contre l’opium du pauvre grand maniaque :

« Au sujet de mon livre (the Logic of political economy), je tiens à vous dire un mot. Les argumens qui y sont présentés sont justes ; mais, quant à la façon de les présenter au développement de la pensée dans la composition générale du livre, je ne dois que trop reconnaître l’effet, sur mon esprit, de mon état morbide. À travers cette ruine et au moyen de cette ruine, j’ai examiné et compris ce qu’était récemment le pauvre Coleridge. J’ai vu clair dans son chaos par l’obscurité du mien. C’est comme si de fines sculptures d’ivoire, de délicats travaux en bosse, de merveilleux émaux étaient retrouvés avec des cendres et des vers dans les cercueils de quelque vie oubliée, de quelque monde anéanti… Incohérence infinie, tel est le hideux incube, qui étouffe mon esprit. Non, il n’y a pas de naufrage plus absolu, plus complet que le naufrage causé par une telle misère !

« Misère ! un mot bien fort et bien sombre, par lequel je n’irais certes pas troubler votre bonheur si je n’avais, jusqu’à ces derniers temps, regardé mon état comme désespéré. Une seule lueur d’espérance me restait : c’était que le laudanum fût l’explication du martyre, inexprimable en langage humain, que j’avais à endurer. En quittant Glascow, dans la première semaine de juin, j’étais comme vous m’avez connu pendant deux années. Pour je ne sais quelle cause, pendant les mois d’été, je me sentis accablé par le poids d’une intolérable misère, d’une horreur de l’existence. Il y eut, dans cette crise, des hauts et des bas. L’idée me vint alors qu’une dose considérable d’exercice pourrait me rendre la santé. Mais quel fut mon effroi quand, ayant cette conviction, je vis qu’à mes premiers efforts, mes pieds m’abandonnaient ! La misère revint dans toute sa force, et je me voyais estropié pour la vie » M’appesantissant constamment sur ce sujet, je rassemblai mes forces pour une lutte suprême. À moins de réussir dans un effort que je méditais, je pouvais dire adieu à toute guérison ; sans répit ces mots résonnaient à mon oreille : « Il a souffert et il a été enterré[17] ! » Je pris en conséquence toutes les précautions que me suggéra la science chirurgicale du voisinage, et, dans un cercle de quarante yards, dont quarante tours faisaient exactement un mille, j’ai fait un millier de milles en quatre-vingt-dix jours. J’avais jusque-là remporté la victoire ; mais comme je n’avais pu encore arriver à me dominer relativement au laudanum, je renonçai à l’exercice. Pendant six mois, rien à relater ; la lamentable monotonie d’une complète désolation, d’une misère si absolue que je ne pus me déguiser l’impossibilité de continuer à vivre sous une semblable réprobation… Enfin, le vendredi 23 février, je pus prononcer ces paroles de l’Écriture : « Et l’homme était assis, habillé et dans son bon sens. »

« À cette époque, je ne comprenais Coleridge qu’à moitié ; je le comprends entièrement aujourd’hui ; et, pour tout résumer, j’en reviens à la conviction absolue que le laudanum était la source de cet inimaginable enfer. Pourquoi donc, ne fût-ce qu’à titre d’essai, n’y ai-je pas, à ce moment, complètement renoncé ? Hélas ! cela m’était devenu impossible alors. Cependant, je descendis à cent gouttes ; mais des effets si terribles se produisirent que je me hâtai de regagner mon funeste abri. Je n’en persistai pas moins dans ma lutte, et je me levai enfin comme quelqu’un qui se lèverait de la mort ! Je vous ai fait tout au long ce récit, parce que lui seul peut vous faire comprendre ma conduite passée, présente et à venir. Et puis il est de l’intérêt de tous de savoir ce dont je me suis assuré moi-même : c’est que la misère est le talisman qui fait communiquer l’homme avec le monde étranger à notre monde charnel[18]. »

S’était-il à jamais levé de la mort ? Ne regrettait-il pas, même payée par une telle misère, cette communication avec le monde incarnel, dont il parle dans la dernière phrase de sa lettre ? Hélas ! tout en constatant, en analysant l’épouvantable état dans lequel le jetait son vice, Quincey le chérissait encore, au lendemain d’une semi-guérison, tant le souvenir des voluptés de l’opium dominait en lui celui de ses tortures !

Ce fut dans cet état de guérison incomplète que Quincey écrivit son essai sur Jeanne d’Arc, que nous avons peut-être trop oublié. Il était suffisamment délivré de l’opium pour échapper à cette misère froide et pénétrante, dont la pensée seule donne le frisson ; il en subissait encore assez l’influence pour percevoir et transmettre des visions remplies de vigueur et d’éclat, mais aussi de trouble et de mystère, comme celles qu’il prête, à leur heure suprême, aux deux principaux personnages du drame de Rouen : Jeanne et l’évêque de Beauvais, la condamnée et le juge !

« Évêque de Beauvais, ta victime est morte dans les flammes d’un bûcher, et toi sur un lit de plumes. Mais, va, cela se ressemble bien souvent dans les dernières minutes de la vie ! Dans la crise d’adieu, quand sont ouvertes les portes de la mort et quand la chair se repose de ses combats, souvent le torturé et le tortureur obtiennent la même trêve de l’ennemi charnel ; tous deux, semblablement, glissent dans le sommeil ; tous deux, semblablement, s’éveillent dans le rêve. À l’heure où les brouillards de la nuit s’amassent autour de vous, évêque et fille des champs, quand les pavillons de la mort vont clore sur vous leurs tentures d’ombre, je veux déchiffrer, dans ces ténèbres immenses, les principaux traits de vos deux fuyantes visions.

« La bergère libératrice de la France, du fond de sa prison, du pied de son bûcher, du milieu des flammes où elle agonisait, à l’heure où commença son rêve suprême, vit la source de Domrémy et les forêts pleines de majesté où elle avait erré dans son enfance. La célébration de cette fête de Pâques, que l’homme avait refusée à son cœur défaillant, la résurrection du printemps, dont l’avait privée l’obscurité des donjons (elle, si altérée de la liberté glorieuse des bois), lui furent alors restituées par Dieu, comme des joyaux que des brigands lui auraient ravis. Avec elles peut-être (car les minutes des rêves peuvent embrasser des âges), Dieu lui rendit-il le bonheur de l’enfance ? Par un spécial privilège, dans ce rêve d’adieu, une seconde enfance fut peut-être créée pour elle, non attristée, comme la première, par l’ombre d’une redoutable mission à accomplir. Cette mission était désormais remplie ; la tempête était alors apaisée et les derniers lambeaux des orageux nuages étaient déjà emportés au loin. Le sang qu’elle avait à fournir était tiré ; les larmes qu’elle avait à répandre, répandues jusqu’à la dernière. La haine qu’elle devait constater dans tous les regards avait été fièrement contemplée par elle, et elle avait supporté tout cela, elle y avait survécu ! Et sur l’échafaud, dans la dernière lutte, elle avait su glorieusement triompher, victorieusement recevoir les traits de la mort, au milieu des larmes de dix mille ennemis, au milieu des glas succédant aux glas et des sonneries répondant aux sonneries, pendant que les clairons saluaient son martyre !

« Évêque de Beauvais, parce que l’homme à la conscience mauvaise est, dans ses rêves, guetté et poursuivi par les plus épouvantables de ses forfaits et parce que, sur le miroir mouvant formé sur les marais de la mort (comme les miroirs menteurs du mirage dans les déserts d’Arabie), apparaissent surtout les douces figures de celles que cet homme a perdues, je suis certain que toi aussi, tu as vu Domrémy dans ta suprême vision. Cette source, dont les témoins ont tant parlé, s’est montrée à tes yeux dans la rosée du matin. Mais ni la rosée, ni l’aube bénie ne pouvaient enlever de sa surface souillée les traces brillantes d’un sang innocent. Près de cette fontaine, tu as vu, évêque, une femme assise qui se cachait la figure. Mais, comme tu approches, cette femme lève vers toi sa face ravagée. Domrémy pourrait-il reconnaître en elle les traits de l’enfant qu’il a connue autrefois ? Non, mais toi, évêque, tu les reconnais bien.

« Grand Dieu ! quel gémissement ont entendu les valets qui, en dehors du rêve de l’évêque, veillent près du lit où repose sa grandeur ? Il sort du cœur anxieux de leur maître, qui, à ce moment, fuit la fontaine et la femme et cherche un refuge dans les forêts lointaines. Mais cette femme, il ne saurait l’éviter de cette façon ; il doit, avant qu’il meure, la voir une fois encore. Dans les forêts, où il va chercher la pitié, pourra-t-il trouver un instant de répit ? Non, car un bruit de pas vient l’y relancer encore ! Dans les clairières où, seuls, les cerfs devraient courir, passent des armées et s’assemblent des nations… Mais quelle est donc cette charpente que des mains humaines dressent avec tant de hâte ? Est-ce l’échafaud d’un martyr et vont-ils, une seconde fois, traîner la fille de Domrémy ?

« Non : c’est un tribunal qui s’élève jusqu’aux nuages et près duquel deux nations attendent les procédures. Monseigneur de Beauvais va-t-il encore s’asseoir sur le siège du juge et compter encore les heures de l’innocent ? Ah ! non ! le voici au banc des accusés. Déjà tout est prêt, la chambre est remplie, la cour gagne ses sièges, les témoins sont rangés et le juge prend sa place. Mais voilà qui est vraiment imprévu ! Vous n’avez pas de conseil, monseigneur ? « Je n’ai pas de conseil : ni au ciel ni sur la terre, je ne trouve d’avocat qui veuille m’assister. » En êtes-vous donc à ce point d’abandon ? Hélas ! le temps est court, le bruit est grand, la foule est immense ; mais, pourtant, je vais chercher quelqu’un pour vous défendre, je sais quelqu’un qui sera votre conseil… Et qui donc vient du côté de Domrémy ? Qui vient de Reims dans les robes sanglantes du sacre ? Qui vient de Rouen, la face carbonisée ? C’est elle, c’est la pauvre fille qui n’a pas pu trouver d’avocat pour elle-même que je choisis aujourd’hui pour être le vôtre. C’est elle, je le promets, qui sera votre défense ; c’est elle qui saura plaider pour votre grandeur ; oui, c’est elle, évêque, qui prendra la parole, quand se tairont et les cieux et la terre ! »

Cte  G. De Contades.
  1. Shakspeare, King Henry the sixth, 1re partie, acte V, scène III.
  2. Les œuvres complètes de Thomas de Quincey ont été publiés à Édimbourg (1863-1871), chez Adam et Charles Black, en seize volumes in-12. L’essai sur Joan of Arc, in reference to M. Michelet’s History of France occupe les pages 206-245 du troisième volume.
  3. De Quincey’s Works, par Charles Lamb, t. VIII, p. 136.
  4. Everything miraculous is now omitted. Southey, préface de la seconde édition de Joan of Arc.
  5. Voir les œuvres de Charles Baudelaire, les Paradis artificiels, p. 322 : « Jérusalem, qui a passé, comme Delphes, comme le nombril ou le centre de la terre, peut au moins passer pour le centre de la mortalité. Car si c’est là que la mort a été foulé aux pieds, c’est là aussi qu’elle a ouvert son plus sinistre cratère. »
  6. Joan of Arc, p. 206.
  7. Joan of Arc, p. 213.
  8. Joan of Arc, p. 215.
  9. Joan of Arc, p. 215.
  10. Michelet, Jeanne d’Arc, édition Hachette, p. 147.
  11. Joan of Arc, p. 241.
  12. Louis Simond (1767-1831), auteur de voyages en Angleterre, en Suisse et en Italie, dans lesquels, selon Quérard, « il laisse percer trop souvent quelques-uns de « es traits d’une philosophie misanthropique qui portent le découragement dans l’esprit du lecteur. »
  13. Joan of Arc, p. 220.

  14. If the man that turnips cries,
    Cry not when his father dies,
    Then ’t is plain the man had rather
    Have a turnip than his father.
  15. Joan of Arc, p. 221.
  16. Joan of Arc, p. 234.
  17. Eternally the words sounded in my ears : — Suffered and was buried.
  18. Voir A. Page, De Quincey’s life and writings, t. I, p. 330.