La Jangada/Première partie/19

Hetzel (vol. 1p. 259-267).


XIX

histoire ancienne


Mais la conversation allait continuer avec Fragoso, qui reprit presque aussitôt en ces termes :

« Comment ! vous êtes de Tijuco, de la capitale même du district des diamants ?

— Oui ! dit Torrès. Est-ce que vous-même, vous êtes originaire de cette province ?

— Non ! je suis des provinces du littoral de l’Atlantique, dans le nord du Brésil, répondit Fragoso.

— Vous ne connaissez pas ce pays des diamants, monsieur Manoel ? demanda Torrès.

Un signe négatif du jeune homme fut toute sa réponse.

« Et vous, monsieur Benito, reprit Torrès en s’adressant au jeune Garral, qu’il voulait évidemment engager dans cette conversation, vous n’avez jamais eu la curiosité d’aller visiter l’arrayal diamantin ?

— Jamais, répondit sèchement Benito.

— Ah ! j’aurais aimé à voir ce pays ! s’écria Fragoso, qui, inconsciemment, faisait le jeu de Torrès. Il me semble que j’eusse fini par y trouver quelque diamant de grande valeur !

— Et qu’en auriez-vous fait de ce diamant de grande valeur, Fragoso ? demanda Lina.

— Je l’aurais vendu !

— Alors vous seriez riche maintenant ?

— Très riche !

— Eh bien, si vous aviez été riche, il y a trois mois seulement, vous n’auriez jamais eu l’idée de… cette liane.

— Et si je ne l’avais pas eue, s’écria Fragoso, il ne serait pas venu une charmante petite femme qui… Allons, décidément, Dieu fait bien ce qu’il fait !

— Vous le voyez, Fragoso, répondit Minha, puisqu’il vous marie avec ma petite Lina ! Diamant pour diamant, vous ne perdrez pas au change !

— Comment donc, mademoiselle Minha, s’écria galamment Fragoso, mais j’y gagne ! »

Torrès, sans doute, ne voulait pas laisser tomber ce sujet de conversation, car il reprit la parole :

« En vérité, dit-il, il y a eu à Tijuco des fortunes subites, qui ont dû faire tourner bien des têtes ! N’avez-vous pas entendu parler de ce fameux diamant d’Abaete, dont la valeur a été estimée à plus de deux millions de contos de reis[1]. Eh bien, ce sont les mines du Brésil qui l’ont produit, ce caillou qui pesait une once ! Et ce sont trois condamnés, — oui ! trois condamnés à un exil perpétuel, — qui le trouvèrent par hasard dans la rivière d’Abaete, à quatre-vingt-dix lieues du Serro do Frio !

— Du coup, leur fortune fut faite ? demanda Fragoso.

— Eh non ! répondit Torrès. Le diamant fut remis au gouverneur général des mines. La valeur de la pierre ayant été reconnue, le roi Jean VI de Portugal la fit percer, et il la portait à son cou dans les grandes cérémonies. Quant aux condamnés, ils obtinrent leur grâce, mais ce fut tout, et de plus habiles auraient tiré de là de bonnes rentes !

— Vous sans doute ? dit très sèchement Benito.

— Oui… moi !… Pourquoi pas ? répondit Torrès.

— Est-ce que vous avez jamais visité le district diamantin ? ajouta-t-il, en s’adressant à Joam Garral, cette fois.

— Jamais, répondit Joam en regardant Torrès.

— Cela est regrettable, reprit celui-ci, et vous devriez faire un jour ce voyage. C’est fort curieux, je vous assure ! Le district des diamants est une enclave dans le vaste empire du Brésil, quelque chose comme un parc de douze lieues de circonférence, et qui, par la nature du sol, sa végétation, ses terrains sablonneux enfermés dans un cirque de hautes montagnes, est très différent de la province environnante. Mais, comme je vous l’ai dit, c’est l’endroit le plus riche du monde, puisque, de 1807 à 1817, la production annuelle a été de dix-huit mille carats[2] environ. Ah ! il y avait de beaux coups à faire, non seulement pour les grimpeurs qui cherchaient la pierre précieuse jusque sur la cime des montagnes, mais aussi pour les contrebandiers qui la passaient en fraude ! Maintenant, l’exploitation est moins aisée, et les deux mille noirs, employés au travail des mines par le gouvernement, sont obligés de détourner des cours d’eau pour en extraire le sable diamantin. Autrefois, c’était plus commode.

— En effet, répondit Fragoso, le bon temps est passé !

— Mais ce qui est resté facile, c’est de se procurer le diamant à la façon des malfaiteurs, je veux dire par le vol. Et tenez, vers 1826, — j’avais huit ans alors, — il se passa à Tijuco même un drame terrible, qui montre que les criminels ne reculent devant rien quand ils veulent gagner toute une fortune par un coup d’audace ! Mais cela ne vous intéresse pas sans doute…

— Au contraire, Torrès, continuez, répondit Joam Garral d’une voix singulièrement calme.

— Soit, reprit Torrès. Il s’agissait, cette fois, de voler des diamants, et une poignée de ces jolis cailloux-là dans la main, c’est un million, quelquefois deux ! »

Et Torrès, dont la figure exprimait les plus vils sentiments de cupidité, fit, presque inconsciemment, le geste d’ouvrir et de fermer la main.

« Voici comment cela se passa, reprit-il. À Tijuco, l’habitude est d’expédier en une seule fois les diamants recueillis dans l’année. On les divise en deux lots, suivant leur grosseur, après les avoir séparés au moyen de douze tamis percés de trous différents. Ces lots sont enfermés dans des sacs et envoyés à Rio-de-Janeiro. Mais, comme ils ont une valeur de plusieurs millions, vous pensez qu’ils sont bien accompagnés. Un employé, choisi par l’intendant, quatre soldats à cheval du régiment de la province et dix hommes à pied forment le convoi. Ils se rendent d’abord à Villa-Rica, où le général commandant appose son cachet sur les sacs, et le convoi reprend sa route vers Rio-de-Janeiro. J’ajoute que, pour plus de précaution, le départ est toujours tenu secret. Or, en 1826, un jeune employé, nommé Dacosta, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, qui, depuis quelques années, travaillait à Tijuco dans les bureaux du gouverneur général, combina le coup suivant. Il s’entendit avec une troupe de contrebandiers et leur apprit le jour du départ du convoi. Des mesures furent prises par ces malfaiteurs, qui étaient nombreux et bien armés. Au delà de Villa-Rica, pendant la nuit du 22 janvier, la bande tomba à l’improviste sur les soldats qui escortaient les diamants. Ceux-ci se défendirent courageusement ; mais ils furent massacrés, à l’exception d’un seul, qui, bien que grièvement blessé, put s’échapper et rapporta la nouvelle de cet horrible attentat. L’employé qui les accompagnait n’avait pas été plus épargné que les soldats de l’escorte. Tombé sous les coups des malfaiteurs, il avait été entraîné et jeté sans doute dans quelque précipice, car son corps ne fut jamais retrouvé.

— Et ce Dacosta ? demanda Joam Garral.

— Eh bien, son crime ne lui profita pas. Par suite de différentes circonstances, les soupçons ne tardèrent pas à se porter sur lui. Il fut accusé d’avoir mené toute cette affaire. En vain prétendit-il qu’il était innocent. Grâce à sa situation, il était en mesure de connaître le jour où le départ du convoi devait s’effectuer. Lui seul avait pu prévenir la bande de malfaiteurs. Il fut accusé, arrêté, jugé, condamné à mort. Or, une pareille condamnation entraînait l’exécution dans les vingt-quatre heures.

— Ce malheureux fut-il exécuté ? demanda Fragoso.

— Non, répondit Torrès. On l’avait enfermé dans la prison de Villa-Rica, et, pendant la nuit, quelques heures seulement avant l’exécution, soit qu’il eût agi seul, soit qu’il eût été aidé par plusieurs de ses complices, il parvint à s’échapper.

— Depuis, on n’a plus jamais entendu parler de cet homme ? demanda Joam Garral.

— Jamais ! répondit Torrès. Il aura quitté le Brésil, et maintenant, sans doute, il mène joyeuse vie en pays lointain, avec le produit du vol qu’il aura su réaliser.

— Puisse-t-il avoir vécu misérablement, au contraire ! répondit Joam Garral.

— Et puisse Dieu lui avoir donné le remords de son crime ! » ajouta le padre Passanha.

À ce moment, les convives s’étaient levés de table, et, le dîner achevé, tous sortirent pour aller respirer l’air du soir. Le soleil s’abaissait sur l’horizon, mais une heure devait s’écouler encore, avant que la nuit ne fût faite.

« Ces histoires-là ne sont pas gaies, dit Fragoso, et notre dîner de fiançailles avait mieux commencé !

— Mais c’est votre faute, monsieur Fragoso, répondit Lina.

— Comment, ma faute ?

— Oui ! c’est vous qui avez continué à parler de ce district et de ces diamants, dont nous n’avons que faire !

— C’est ma foi vrai ! répondit Fragoso, mais je ne pensais pas que cela finirait de cette façon !

— Vous êtes donc le premier coupable !

— Et le premier puni, mademoiselle Lina, puisque je ne vous ai pas entendue rire au dessert ! »

Toute la famille se dirigeait alors vers l’avant de la jangada. Manoel et Benito marchaient l’un près de l’autre, sans se parler. Yaquita et sa fille les suivaient, silencieuses aussi, et tous ressentaient une inexplicable impression de tristesse, comme s’ils eussent pressenti quelque grave éventualité.

Torrès se tenait auprès de Joam Garral, qui, la tête inclinée, semblait profondément abîmé dans ses réflexions, et, à ce moment, lui mettant la main sur l’épaule :

« Joam Garral, lui dit-il, pourrais-je avoir avec vous un quart d’heure d’entretien ? »

Joam Garral regarda Torrès.

« Ici ? répondit-il.

— Non ! en particulier !

— Venez donc ! »

Tous deux retournèrent vers la maison, y rentrèrent, et la porte se referma sur eux.

Il serait difficile de dépeindre ce que chacun éprouva, lorsque Joam Garral et Torrès eurent quitté la place. Que pouvait-il y avoir de commun entre cet aventurier et l’honnête fazender d’Iquitos ? Il y avait comme la menace d’un épouvantable malheur suspendu sur toute cette famille, et personne n’osait s’interroger.

« Manoel, dit Benito, en saisissant le bras de son ami qu’il entraîna, quoi qu’il arrive, cet homme débarquera demain à Manao !

— Oui !… il le faut !… répondit Manoel.

— Et si par lui… oui ! par lui, quelque malheur arrive à mon père… je le tuerai ! »



  1. 7 milliards 500 millions de francs, suivant l’estimation très exagérée sans doute de Romé de l’Isle.
  2. Le carat vaut 4 grains ou 212 milligrammes.