La Jangada/Deuxième partie/8

Hetzel (vol. 2p. 71-81).




VIII

PREMIÈRES RECHERCHES



Les recherches devaient être opérées sans retard, et cela pour deux raisons graves :

La première, — question de vie ou de mort, — c’est que cette preuve de l’innocence de Joam Dacosta, il importait qu’elle fût produite avant qu’un ordre arrivât de Rio-de-Janeiro. En effet, cet ordre, l’identité du condamné étant établie, ne pouvait être qu’un ordre d’exécution.

La seconde, c’est qu’il fallait ne laisser le corps de Torrès séjourner dans l’eau que le moins de temps possible, afin de retrouver intact l’étui et ce qu’il pouvait contenir.

Araujo fit preuve, en cette conjoncture, non seulement de zèle et d’intelligence, mais aussi d’une parfaite connaissance de l’état du fleuve, à son continent avec le rio Negro.

« Si Torrès, dit-il aux deux jeunes gens, a été tout d’abord entraîné par le courant, il faudra draguer le fleuve sur un bien long espace, car d’attendre que son corps reparaisse à la surface par l’effet de la décomposition, cela demanderait plusieurs jours.

— Nous ne le pouvons pas, répondit Manoel, et il faut qu’aujourd’hui même nous ayons réussi !

— Si, au contraire, reprit le pilote, ce corps est resté pris dans les herbes et les roseaux, au bas de la berge, nous ne serons pas une heure sans l’avoir retrouvé.

À l’œuvre donc ! » répondit Benito.

Il n’y avait pas d’autre manière d’opérer. Les embarcations s’approchèrent de la berge, et les Indiens, munis de longues gaffes, commencèrent à sonder toutes les parties du fleuve, à l’aplomb de cette rive, dont le plateau avait servi de lieu de combat.

L’endroit, d’ailleurs, avait pu être facilement reconnu. Une traînée de sang tachait le talus dans sa partie crayeuse, qui s’abaissait perpendiculairement jusqu’à la surface du fleuve. Là, de nombreuses gouttelettes, éparses sur les roseaux, indiquaient la place même où le cadavre avait disparu.

Une pointe de la rive, se dessinant à une cinquantaine de pieds en aval, retenait les eaux immobiles dans une sorte de remous, comme dans une large cuvette. Nul courant ne se propageait au pied de la grève, et les roseaux s’y maintenaient normalement dans une rigidité absolue, On pouvait donc espérer que le corps de Torrès n’avait pas été entraîné en pleine eau. D’ailleurs, au cas où le lit du fleuve aurait accusé une déclivité suffisante, tout au plus aurait-il pu glisser à quelques toises du talus, et là encore aucun fil de courant ne se faisait sentir.

Les ubas et les pirogues, se divisant la besogne, limitèrent donc le champ des recherches à l’extrême périmètre du remous, et, de la circonférence au centre, les longues gaffes de l’équipe n’en laissèrent pas un seul point inexploré.

Mais aucun sondage ne permit de retrouver le corps de l’aventurier, ni dans le fouillis des roseaux ni sur le fond du lit, dont la pente fut alors étudiée avec soin.

Deux heures après le commencement de ce travail, on fut amené à reconnaître que le corps, ayant sans doute heurté le talus, avait dû tomber obliquement, et rouler, hors des limites de ce remous, où l’action du courant commençait à se faire sentir.

« Mais il n’y a pas lieu de désespérer, dit Manoel, encore moins de renoncer à nos recherches !

— Faudra-t-il donc, s’écria Benito, fouiller le fleuve dans toute sa largeur et dans toute sa longueur ?

— Dans toute sa largeur, peut-être, répondit Araujo. Dans toute sa longueur, non !… heureusement !

— Et pourquoi ? demanda Manoel.

— Parce que l’Amazone, à un mille en aval de son confluent avec le rio Negro, fait un coude très prononcé, en même temps que le fond de son lit remonte brusquement. Il y a donc là comme une sorte de barrage naturel, bien connu des mariniers sous le nom de barrage de Frias, que les objets flottant à sa surface peuvent seuls franchir. Mais, s’il s’agit de ceux que le courant roule entre deux eaux, il leur est impossible de dépasser le talus de cette dépression ! »

C’était là, on en conviendra, une circonstance heureuse, si Araujo ne se trompait pas. Mais, en somme, on devait se fier à ce vieux pratique de l’Amazone. Depuis trente ans qu’il faisait le métier de pilote, la passe du barrage de Frias, où le courant s’accentuait en raison de son resserrement, lui avait souvent donné bien du mal. L’étroitesse du chenal, la hauteur du fond, rendaient cette passe fort difficile. et plus d’un train de bois s’y était trouvé en détresse.

Donc, Araujo avait raison de dire que, si le corps de Torrès était encore maintenu par sa pesanteur spécifique sur le fond sablonneux du lit, il ne pouvait avoir été entraîné au delà du barrage. Il est vrai que plus tard, lorsque, par suite de l’expansion des gaz, il remonterait à la surface, nul doute qu’il ne prît alors le fil du courant et n’allai irrémédiablement se perdre, en aval, hors de la passe. Mais cet effet purement physique ne devait pas se produire avant quelques jours.

On ne pouvait s’en rapporter à un homme plus habile et connaissant mieux ces parages que le pilote Araujo. Or, puisqu’il affirmait que le corps de Torrès ne pouvait avoir été entraîné au delà de l’étroit chenal, sur l’espace d’un mille au plus, en fouillant toute cette portion du fleuve, on devait nécessairement le retrouver.

Aucune île, d’ailleurs, aucun îlot, ne rompait en cet endroit le cours de l’Amazone. De là cette conséquence que, lorsque la base des deux berges du fleuve aurait été visitée jusqu’au barrage, ce serait dans le lit même, large de cinq cents pieds, qu’il conviendrait de procéder aux plus minutieuses investigations.

C’est ainsi que l’on opéra. Les embarcations, prenant la droite et la gauche de l’Amazone, longèrent les deux barges. Les roseaux et les herbes furent fouillés à coups de gaffe. Des moindres saillies des rives, auxquelles un corps aurait pu s’accrocher, pas un point n’échappa aux recherches d’Araujo et de ses Indiens.

Mais tout ce travail ne produisit aucun résultat, et la moitié de la journée s’était déjà écoulée, sans que l’introuvable corps eût pu être ramené à la surface du fleuve.

Une heure de repos fut accordée aux Indiens. Pendant ce temps, ils prirent quelque nourriture, puis se remirent à la besogne.

Cette fois, les quatre embarcations, dirigées chacune par le pilote, par Benito, par Fragoso, par Manoel, se partagèrent en quatre zones tout l’espace compris entre l’embouchure du rio Negro et le barrage de Frias. Il s’agissait maintenant d’explorer le lit du fleuve. Or, en de certains endroits, la manœuvre des gaffes ne parut pas devoir être suffisante pour bien fouiller le fond lui-même. C’est pourquoi des sortes de dragues, ou plutôt de herses, faites de pierres et de ferraille, enfermées dans un solide filet, furent installées à bord, et, tandis que les embarcations étaient poussées perpendiculairement aux rives, on immergea ces râteaux qui devaient racler le fond en tous sens.

Ce fut à cette besogne difficile que Benito et, ses compagnons s’employèrent jusqu’au soir. Les ubas et les pirogues, manœuvrées à la pagaie, se promenèrent à la surface du fleuve dans tout le bassin que terminait en aval le barrage de Frias.

Il y eut bien des instants d’émotion, pendant cette période des travaux, lorsque les herses, accrochées à quelque objet du fond, faisaient résistance. On les halait alors, mais, au lieu du corps si avidement recherché, elles ne ramenaient que quelques lourdes pierres ou des paquets d’herbages qu’elles arrachaient de la couche de sable.

Cependant personne ne songeait à abandonner l’exploration entreprise. Tous s’oubliaient pour cette œuvre de salut. Benito, Manoel, Araujo n’avaient point à exciter les Indiens ni à les encourager. Ces braves gens savaient qu’ils travaillaient pour le fazender d’Iquitos, pour l’homme qu’ils aimaient, pour le chef de cette grande famille, qui comprenait dans une même égalité les maîtres et les serviteurs !

Oui ! s’il le fallait, sans songer à la fatigue, on passerait la nuit à sonder le fond de ce bassin. Ce que valait chaque minute perdue, tous ne le savaient que trop.

Et pourtant, un peu avant que le soleil eût disparu, Araujo, trouvant inutile de continuer cette opération dans l’obscurité, donna le signal de ralliement aux embarcations, et elles revinrent au confluent du rio Negro, de manière à regagner la jangada.

L’œuvre, si minutieusement et si intelligemment qu’elle eût été conduite, n’avait pas abouti ! Manoel et Fragoso, en revenant, n’osaient causer de cet insuccès devant Benito. Ne devaient-ils pas craindre que le découragement ne le poussât à quelque acte de désespoir !

Mais ni le courage, ni le sang-froid ne devaient plus abandonner ce jeune homme. Il était résolu à aller jusqu’au bout dans cette suprême lutte pour sauver l’honneur et la vie de son père, et ce fut lui qui interpella ses compagnons en disant :

« À demain ! Nous recommencerons, et dans de meilleures conditions, si cela est possible !

— Oui, répondit Manoel, tu as raison, Benito. Il y a mieux à faire ! Nous ne pouvons avoir la prétention d’avoir entièrement exploré ce bassin au bas des rives et sur toute l’étendue du fond !

— Non ! nous ne le pouvons pas, répondit Araujo, et je maintiens ce que j’ai dit, c’est que le corps de Torrès est là, c’est qu’il est là, parce qu’il n’a pu être entraîné, parce qu’il n’a pu passer le barrage de Frias, parce qu’il faut plusieurs jours pour qu’il remonte à la surface et puisse être emporté en aval ! Oui ! il y est, et que jamais dame-jeanne de tafia ne s’approche de mes lèvres si je ne le retrouve pas ! »

Cette affirmation, dans la bouche du pilote, avait une grande valeur, et elle était de nature à rendre l’espoir.

Cependant Benito, qui ne voulait plus se payer de mots et préférait voir les choses telles qu’elles étaient, crut devoir répondre :

« Oui, Araujo, le corps de Torrès est encore dans ce bassin, et nous le retrouverons, si…

— Si ?… fit le pilote.

— S’il n’est pas devenu la proie des caïmans ! »

Manoel et Fragoso attendaient, non sans émotion la réponse qu’Araujo allait faire.

Le pilote se tut pendant quelques instants. On sentait qu’il voulait réfléchir avant de répondre.

« Monsieur Benito, dit-il enfin, je n’ai pas l’habitude de parler à la légère. Moi aussi j’ai eu la même pensée que vous, mais écoutez bien. Pendant ces dix heures de recherches qui viennent de s’écouler, avez-vous aperçu un seul caïman dans les eaux du fleuve ?

— Pas un seul, répondit Fragoso.

— Si vous n’en avez pas vu, reprit le pilote, c’est qu’il n’y en a pas, et s’il n’y en a pas, c’est que ces animaux n’ont aucun intérêt à s’aventurer dans des eaux blanches, quand, à un quart de mille d’ici, se trouvent de larges étendues de ces eaux noires qu’ils recherchent de préférence ! Lorsque la jangada a été attaquée par quelques-uns de ces animaux, c’est qu’en cet endroit il n’y avait aucun affluent de l’Amazone où ils pussent se réfugier. Ici, c’est tout autre chose. Allez sur le rio Negro, et là, vous trouverez des caïmans par vingtaines ! Si le corps de Torrès était tombé dans cet affluent, peut-être n’y aurait-il plus aucun espoir de jamais le retrouver ! Mais c’est dans l’Amazone qu’il s’est perdu, et l’Amazone nous le rendra ! »

Benito, soulagé de cette crainte, prit la main du pilote, il la serra et se contenta de répondre :

« À demain ! mes amis. »

Dix minutes plus tard, tout le monde était à bord de la jangada.

Pendant cette journée, Yaquita avait passé quelques heures près de son mari. Mais, avant de partir, lorsqu’elle ne vit plus ni le pilote, ni Manoel, ni Benito, ni les embarcations, elle comprit à quelles sortes de recherches on allait se livrer. Toutefois elle n’en voulut rien dire à Joam Dacosta, espérant que le lendemain elle pourrait lui en apprendre le succès.

Mais, dès que Benito eut mis le pied sur la jangada, elle comprit que ces recherches avaient échoué.

Cependant elle s’avança vers lui.

« Rien ? dit-elle.

— Rien, répondit Benito, mais demain est à nous ! »

Chacun des membres de la famille se retira dans sa chambre, et il ne fut plus question de ce qui s’était passé.

Manoel voulut obliger Benito à se coucher, afin de prendre au moins une ou deux heures de repos.

« À quoi bon ? répondit Benito. Est-ce que je pourrais dormir ! »