La Jangada/Deuxième partie/19
XIX
le crime de tijuco
À l’arrivée du juge, tout le funèbre cortège s’était arrêté. Un immense écho avait répété après lui et répétait encore ce cri qui s’échappait de toutes les poitrines :
« Innocent ! innocent ! »
Puis, un silence complet s’établit. On ne voulait pas perdre une seule des paroles qui allaient être prononcées.
Le juge Jarriquez s’était assis sur un banc de pierre, et là, pendant que Minha, Benito, Manoel, Fragoso l’entouraient, tandis que Joam Dacosta retenait Yaquita sur son cœur, il reconstituait tout d’abord le dernier paragraphe du document au moyen du nombre, et, à mesure que les mots se dégageaient nettement sous le chiffre qui substituait la véritable lettre à la lettre cryptologique, il les séparait, il les ponctuait, il lisait à haute voix.
Et voici ce qu’il lut au milieu de ce profond silence :
43 251343251 343251 34 325 134 32513432
Ph yjslyddqf dzxgas gz zqq ehx gkfndrxu
et de l’assassinat des soldats qui escor-
51 34 32513432513 432 5134325 134 32513
ju gi ocytdxvksbx kku ypohdvy rym huhpu
taient le convoi, commis dans la nuit du
432513 43 251343 251343 2513 43 2513 43
ydkjox ph etozsl etnpmv ffov pd pajx hy
vingt-deux janvier mil huit cent vingt-six,
25134 3251 3432513 432 5134 3251 34325 134
ynojy qgay meqynfu qln mvly fgsu zmqiz tlb
n’est donc pas Joam Dacosta, injustement
3251 3432 513 4325 1343251 34325134325
qgyu gsqe ubv nrcr edgruzb lrmxyuhqhpz
condamné à mort ; c’est moi, le misérable
13432513 4 3251 3 432 513 43 251343251
drrgcroh e pqxu f ivv rpl ph onthvddqf
employé de l’administration du district
3432513 43 2 51343251343251 34 32513432
hqsntzh hh n fepmqkyuuexkto gz gkyuumfv
diamantin ; oui, moi seul, qui signe de mon
513432513 432 513 4325 134 32513 43 251
ijdqdpzjq syk rpl xhxq rym vkloh hh oto
vrai nom, Ortega.
3432 513 432513.
zvdk spp suvjhd.
Cette lecture n’avait pu être achevée, sans que d’interminables hurrahs se fussent élevés dans l’air.
Quoi de plus concluant, en effet, que ce dernier paragraphe qui résumait le document tout entier, qui proclamait si absolument l’innocence du fazender d’Iquitos, qui arrachait au gibet cette victime d’une effroyable erreur judiciaire !
Joam Dacosta, entouré de sa femme, de ses enfants, de ses amis, ne pouvait suffire à presser les mains qui se tendaient vers lui. Quelle que fût l’énergie de son caractère, la réaction se faisait, des larmes de joie s’échappaient de ses yeux, et en même temps son cœur reconnaissant s’élevait vers cette Providence qui venait de le sauver si miraculeusement, au moment où il allait subir la dernière expiation,
vers ce Dieu qui n’avait pas voulu laisser s’accomplir ce pire des crimes, la mort d’un juste !
Oui ! la justification de Joam Dacosta ne pouvait plus soulever aucun doute ! Le véritable auteur de l’attentat de Tijuco avouait lui-même son crime, et il dénonçait toutes les circonstances dans lesquelles il s’était accompli ! En effet, le juge Jarriquez, au moyen du nombre, venait de reconstituer toute la notice cryptogrammatique.
Or, voici ce qu’avouait Ortega.
Ce misérable était le collègue de Joam Dacosta, employé comme lui, à Tijuco, dans les bureaux du gouverneur de l’arrayal diamantin. Le jeune commis, désigné pour accompagner le convoi à Rio-de-Janeiro, ce fut lui. Ne reculant pas à cette horrible idée de s’enrichir par l’assassinat et le vol, il avait indiqué aux contrebandiers le jour exact où le convoi devait quitter Tijuco.
Pendant l’attaque des malfaiteurs qui attendaient le convoi au delà de Villa-Rica, il feignit de se défendre avec les soldats de l’escorte ; puis, s’étant jeté parmi les morts, il fut emporté par ses complices, et c’est ainsi que le soldat, qui survécut seul à ce massacre, put affirmer qu’Ortega avait péri dans la lutte. Mais le vol ne devait pas profiter au criminel, et, peu de temps après, il était dépouillé à son tour par ceux qui l’avaient aidé à commettre le crime. Resté sans ressources, ne pouvant plus rentrer à Tijuco, Ortega s’enfuit dans les provinces du nord du Brésil, vers ces districts du Haut-Amazone où se trouvait la milice des « capitaës do mato ». Il fallait vivre. Ortega se fit admettre dans cette peu honorable troupe. Là, on ne demandait ni qui on était, ni d’où l’on venait. Ortega se fit donc capitaine des bois, et, pendant de longues années, il exerça ce métier de chasseur d’hommes.
Sur ces entrefaites, Torrès, l’aventurier, dépourvu de tout moyen d’existence, devint son compagnon. Ortega et lui se lièrent intimement. Mais, ainsi que l’avait dit Torrès, le remords vint peu à peu troubler la vie du misérable. Le souvenir de son crime lui fit horreur. Il savait qu’un autre avait été condamné à sa place ! Il savait que cet autre, c’était son collègue Joam Dacosta ! Il savait enfin que, si cet innocent avait pu échapper au dernier supplice, il ne cessait pas d’être sous le coup d’une condamnation capitale !
Or, le hasard fit que, pendant une expédition de la milice, entreprise, il y avait quelques mois, au delà de la frontière péruvienne, Ortega arriva aux environs d’Iquitos, et que là, dans Joam Garral, qui ne le reconnut pas, il retrouva Joam Dacosta.
Ce fut alors qu’il résolut de réparer, en la mesure du possible, l’injustice dont son ancien collègue était victime. Il consigna dans un document tous les faits relatifs à l’attentat de Tijuco ; mais il le fit sous la forme mystérieuse que l’on sait, son intention étant de le faire parvenir au fazender d’Iquitos avec le chiffre qui permettait de le lire.
La mort n’allait pas le laisser achever cette œuvre de réparation. Blessé grièvement dans une rencontre avec les noirs de la Madeira, Ortega se sentit perdu. Son camarade Torrès était alors près de lui. Il crut pouvoir confier à cet ami le secret qui avait si lourdement pesé sur toute son existence, il lui remit le document écrit tout entier de sa main, en lui faisant jurer de le faire parvenir à Joam Dacosta, dont il lui donna le nom et l’adresse, et de ses lèvres s’échappa, avec son dernier soupir, ce nombre 432513, sans lequel le document devait rester absolument indéchiffrable.
Ortega mort, on sait comment l’indigne Torrès s’acquitta de sa mission, comment il résolut d’utiliser à son profit le secret dont il était possesseur, comment il tenta d’en faire l’objet d’un odieux chantage.
Torrès devait violemment périr avant d’avoir accompli son œuvre, et emporter son secret, avec lui.
Mais ce nom d’Ortega, rapporté par Fragoso, et qui était comme la signature du document, ce nom avait enfin permis de le reconstituer, grâce à la sagacité du juge Jarriquez.
Oui ! c’était là la preuve matérielle tant cherchée, c’était l’incontestable témoignage de l’innocence de Joam Dacosta, rendu à la vie, rendu à l’honneur !
Les hurrahs redoublèrent lorsque le digne magistrat eut, à haute voix et pour l’édification de tous, tiré du document cette terrible histoire.
Et, dès ce moment, le juge Jarriquez, possesseur de l’indubitable preuve, d’accord avec le chef de la police, ne voulut pas que Joam Dacosta, en attendant les nouvelles instructions qui allaient être demandées à Rio-de-Janeiro, eût d’autre prison que sa propre demeure.
Cela ne pouvait faire difficulté, et ce fut au milieu du concours de la population de Manao que Joam Dacosta, accompagné de tous les siens, se vit porté plutôt que conduit jusqu’à la maison du magistrat comme un triomphateur.
En ce moment, l’honnête fazender d’Iquitos était bien payé de tout ce qu’il avait souffert pendant de si longues années d’exil, et, s’il en était heureux, pour sa famille plus encore que pour lui, il était non moins fier pour son pays que cette suprême injustice n’eût pas été définitivement consommée !
Et, dans tout cela, que devenait Fragoso ?
Eh bien ! l’aimable garçon était couvert de caresses ! Benito, Manoel, Minha l’en accablaient, et Lina ne les lui épargnait pas ! Il ne savait à qui entendre, et il se défendait de son mieux ! Il n’en méritait pas tant ! Le hasard seul avait tout fait ! Lui devait-on même un remerciement, parce qu’il avait reconnu en Torrès un capitaine des bois ? Non, assurément. Quant à l’idée qu’il avait eue d’aller rechercher la milice à laquelle Torrès avait appartenu, il ne semblait pas qu’elle pût améliorer la situation, et, quant à ce nom d’Ortega, il n’en connaissait même pas la valeur !
Brave Fragoso ! Qu’il le voulût ou non, il n’en avait pas moins sauvé Joam Dacosta !
Mais, en cela, quelle étonnante succession d’événements divers, qui avaient tous tendu au même but : la délivrance de Fragoso, au moment où il allait mourir d’épuisement dans la forêt d’Iquitos, l’accueil hospitalier qu’il avait reçu à la fazenda, la rencontre de Torrès à la frontière brésilienne, son embarquement sur la jangada, et, enfin, cette circonstance que Fragoso l’avait déjà vu quelque part !
« Eh bien, oui ! finit par s’écrier Fragoso, mais ce n’est pas à moi qu’il faut rapporter tout ce bonheur, c’est à Lina !
— À moi ! répondit la jeune mulâtresse.
— Eh, sans doute ! sans la liane, sans l’idée de la liane, est-ce que j’aurais jamais pu faire tant d’heureux ! »
Si Fragoso et Lina furent fêtés, choyés par toute cette honnête famille, par les nouveaux amis que tant d’épreuves leur avaient faits à Manao, il est inutile d’y insister.
Mais le juge Jarriquez, n’avait-il pas sa part, lui aussi, dans cette réhabilitation de l’innocent ? Si, malgré toute la finesse de ses talents d’analyste, il n’avait pu lire ce document, absolument indéchiffrable pour quiconque n’en possédait pas la clef, n’avait-il pas du moins reconnu sur quel système cryptographique il reposait ? Sans lui, qui aurait pu, avec ce nom seul d’Ortega, reconstituer le nombre que l’auteur du crime et Torrès, morts tous les deux, étaient seuls à connaître ?
Aussi les remerciements ne lui manquèrent-ils pas !
Il va sans dire que, le jour même, partait pour Rio-de-Janeiro un rapport détaillé sur toute cette affaire, auquel était joint le document original, avec le chiffre qui permettait de le lire. Il fallait attendre que de nouvelles instructions fussent envoyées du ministère au juge de droit, et nul doute qu’elles n’ordonnassent l’élargissement immédiat du prisonnier.
C’était quelques jours à passer encore à Manao ; puis, Joam Dacosta et les siens, libres de toute contrainte, dégagés de toute inquiétude, prendraient congé de leur hôte, se rembarqueraient, et continueraient à descendre l’Amazone jusqu’au Para, où le voyage devait se terminer par la double union de Minha et de Manoel, de Lina et de Fragoso, conformément au programme arrêté avant le départ.
Quatre jours après, le 4 septembre, arrivait l’ordre de mise en liberté. Le document avait été reconnu authentique. L’écriture en était bien celle de cet Ortega, l’ancien employé du district diamantin, et il n’était pas douteux que l’aveu de son crime, avec les plus minutieux détails qu’il en donnait, n’eût été entièrement écrit de sa main.
L’innocence du condamné de Villa-Rica était enfin admise. La réhabilitation de Joam Dacosta était judiciairement reconnue.
Le jour même, le juge Jarriquez dînait avec la famille à bord de la jangada, et, le soir venu, toutes les mains pressaient les siennes. Ce furent de touchants adieux ; mais ils comportaient l’engagement de se revoir à Manao, au retour, et, plus tard, à la fazenda d’Iquitos.
Le lendemain matin, 5 septembre, au lever du soleil, le signal du départ fut donné. Joam Dacosta, Yaquita, leur fille, leurs fils, tous étaient sur le pont de l’énorme train. La jangada, démarrée, commença à prendre le fil du courant, et, lorsqu’elle disparut au tournant du rio Negro, les hurrahs de toute la population, pressée sur la rive, retentissaient encore.