La Jangada/Deuxième partie/12

Hetzel (vol. 2p. 113-128).




XII

LE DOCUMENT



C’était là, en effet, une très grave éventualité, que ni Joam Dacosta ni les siens n’avaient pu prévoir. En effet, — ceux qui n’ont pas perdu le souvenir de la première scène de cette histoire le savent, — le document était écrit sous une forme indéchiffrable, empruntée à l’un des nombreux systèmes en usage dans la cryptologie.

Mais lequel ?

C’est à le découvrir que toute l’ingéniosité dont peut faire preuve un cerveau humain allait être employée.

Avant de congédier Benito et ses compagnons, le juge Jarriquez fît faire une copie exacte du document dont il voulait garder l’original, et il remit cette copie dûment collationnée aux deux jeunes gens, afin qu’ils pussent la communiquer au prisonnier.

Puis, rendez-vous pris pour le lendemain, ceux-ci se retirèrent, et, ne voulant pas tarder d’un instant à revoir Joam Dacosta, ils se rendirent aussitôt à la prison.

Là, dans une rapide entrevue qu’ils eurent avec le prisonnier, ils lui firent connaître tout ce qui s’était passé.

Joam Dacosta prit le document, l’examina avec attention ; puis, secouant la tête, il le rendit à son fils.

« Peut-être, dit-il, y a-t-il dans cet écrit la preuve que je n’ai jamais pu produire ! Mais si cette preuve m’échappe, si toute l’honnêteté de ma vie passée ne plaide pas pour moi, je n’ai plus rien à attendre de la justice des hommes, et mon sort est entre les mains de Dieu ! »

Tous le sentaient bien ! Si ce document demeurait indéchiffrable, la situation du condamné était au pire !

« Nous trouverons, mon père ! s’écria Benito. Il n’y a pas de document de cette espèce qui puisse résister à l’examen ! Ayez, confiance… oui ! confiance ! Le ciel nous a, miraculeusement pour ainsi dire, rendu ce document qui vous justifie, et, après avoir guidé notre main pour le retrouver, il ne se refusera pas à guider notre esprit pour le lire ! »

Joam Dacosta serra la main de Benito et de Manoel ; puis les trois jeunes gens, très émus, se retirèrent pour retourner directement à la jangada, où Yaquita les attendait.

Là, Yaquita fut aussitôt mise au courant des nouveaux incidents qui s’étaient produits depuis la veille, la réapparition du corps de Torrès, la découverte du document et l’étrange forme sous laquelle le vrai coupable de l’attentat, le compagnon de l’aventurier, avait cru devoir l’écrire, — sans doute pour qu’il ne le compromît pas, au cas où il serait tombé entre des mains étrangères.

Naturellement Lina fut également instruite de cette inattendue complication et de la découverte qu’avait faite Fragoso, que Torrès était un ancien capitaine des bois, appartenant à cette milice qui opérait aux environs des bouches de la Madeira.

« Mais dans quelles circonstances l’avez-vous donc rencontré ? demanda la jeune mulâtresse.

— C’était pendant une de mes courses à travers la province des Amazones, répondit Fragoso, lorsque j’allais de village en village pour exercer mon métier.

— Et cette cicatrice ?…

— Voici ce qui s’était passé : Un jour, j’arrivais à la mission des Aranas, au moment où ce Torrès, que je n’avais jamais vu, s’était pris de querelle avec un de ses camarades, — du vilain monde que tout cela ! — et ladite querelle se termina par un coup de couteau, qui traversa le bras du capitaine des bois. Or, c’est moi qui fus chargé de le panser, faute de médecin, et voilà comment j’ai fait sa connaissance !

— Qu’importe, après tout, répliqua la jeune fille, que l’on sache ce qu’a été Torrès ! Ce n’est pas lui l’auteur du crime, et cela n’avancera pas beaucoup les choses !

— Non, sans doute, répondit Fragoso, mais on finira bien par lire ce document, que diable ! et l’innocence de Joam Dacosta éclatera alors aux yeux de tous ! »

C’était aussi l’espoir de Yaquita, de Benito, de Manoel, de Minha. Aussi tous trois, enfermés dans la salle commune de l’habitation, passèrent-ils de longues heures à essayer de déchiffrer cette notice.

Mais si c’était leur espoir, — il importe d’insister sur ce point, — c’était aussi, à tout le moins, celui du juge Jarriquez.

Après avoir rédigé le rapport qui, à la suite de son interrogatoire, établissait l’identité de Joam Dacosta, le magistrat avait expédié ce rapport à la chancellerie, et il avait lieu de penser qu’il en avait fini, pour son compte, avec cette affaire. Il ne devait pas en être ainsi.

En effet, il faut dire que, depuis la découverte du document, le juge Jarriquez se trouvait tout à coup transporté dans sa spécialité. Lui, le chercheur de combinaisons numériques, le résolveur de problèmes amusants, le déchiffreur de charades, rébus, logogryphes et autres, il était évidemment là dans son véritable élément.

Or, à la pensée que ce document renfermait peut-être la justification de Joam Dacosta, il sentit se réveiller tous ses instincts d’analyste. Voilà donc qu’il avait devant les yeux un cryptogramme ! Aussi ne pensa-t-il plus qu’à en chercher le sens. Il n’aurait pas fallu le connaître pour douter qu’il y travaillerait jusqu’à en perdre le manger et le boire.

Après le départ des jeunes gens, le juge Jarriquez s’était installé dans son cabinet. Sa porte, défendue à tous, lui assurait quelques heures de parfaite solitude. Ses lunettes étaient sur son nez, sa tabatière sur sa table. Il prit une bonne prise, afin de mieux développer les finesses et les sagacités de son cerveau, il saisit le document, et s’absorba dans une méditation qui devait bientôt se matérialiser sous la forme du monologue. Le digne magistrat était un de ces hommes en dehors, qui pensent plus volontiers tout haut que tout bas.

« Procédons avec méthode, se dit-il. Sans méthode, pas de logique. Sans logique, pas de succès possible. »

Puis, prenant le document, il le parcourut, sans y rien comprendre, d’un bout à l’autre.

Ce document comprenait une centaine de lignes, qui étaient divisées en six paragraphes.

« Hum ! fit le juge Jarriquez, après avoir réfléchi, vouloir m’exercer sur chaque paragraphe, l’un après l’autre, ce serait perdre inutilement un temps précieux. Il faut choisir, au contraire, un seul de ces alinéas, et choisir celui qui doit présenter le plus d’intérêt. Or, lequel se trouve dans ces conditions, si ce n’est le dernier, où doit nécessairement se résumer le récit de toute l’affaire ? Des noms propres peuvent me mettre sur la voie, entre autres celui de Joam Dacosta, et, s’il est quelque part dans ce document, il ne peut évidemment manquer au dernier paragraphe. »

Le raisonnement du magistrat était logique. Très certainement il avait raison de vouloir d’abord exercer toutes les ressources de son esprit de cryptologue sur le dernier paragraphe.

Le voici, ce paragraphe, — car il est nécessaire de le remettre sous les yeux du lecteur, afin de montrer comment un analyste allait employer ses facultés à la découverte de la vérité.

«Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkxfndrx
ujugiocytdxvksbxhhuypohdvyrymhuhpuydk
joxphetozsletnpmvffovpdpajxkyynojyggaym
eqynfuqlnmvlyfgsuzmqizllbqgyugsqeubvnr
credgruzblrmxyuhqhpzdrrgcrokepqxufivvr
plphontkvddqfhqsntzhkknfepmqkyuuexkloq
zgkyuumfvijdqdpzjqsykrplxhxqrymnklohkk
otozvdksppsuvjhd

Tout d’abord, le juge Jarriquez observa que les lignes du document n’avaient été divisées ni par mots, ni même par phrases, et que la ponctuation y manquait. Cette circonstance ne pouvait qu’en rendre la lecture beaucoup plus difficile.

« Voyons, cependant, se dit-il, si quelque assemblage de lettres semble former des mots, — j’entends de ces mots dont le nombre des consonnes par rapport aux voyelles permet la prononciation !… Et d’abord, au début, je vois le mot phy… plus loin, le mot gas… Tiens !… ujugi… Ne dirait-on pas le nom de cette ville africaine sur les bords du Tanganaika ? Que vient faire cette cité dans tout cela ?… Plus loin, voilà le mot ypo. Est-ce donc du grec ? Ensuite, c’est rympuyjoxphelozjyggaysusgruz… Et, auparavant, redlet… Bon ! voilà deux mots anglais !… Puis, ohesyk… Allons ! encore une fois le mot rym… puis, le mot oto ! … »

Le juge Jarriquez laissa retomber la notice et se prit à réfléchir pendant quelques instants.

« Tous les mots que je remarque dans cette lecture sommairement faite sont bizarres ! se dit-il. En vérité, rien n’indique leur provenance ! Les uns ont un air grec, les autres un aspect hollandais, ceux-ci une tournure anglaise, ceux-là n’ont aucun air, — sans compter qu’il y a des séries de consonnes qui échappent à toute prononciation humaine ! Décidément il ne sera pas facile d’établir la clef de ce cryptogramme ! »

Les doigts du magistrat commencèrent à battre sur son bureau une sorte de diane, comme s’il eût voulu réveiller ses facultés endormies.

« Voyons donc d’abord, dit-il, combien il se trouve de lettres dans ce paragraphe. »

Il compta, le crayon à la main.

« Deux cent soixante-seize ! dit-il. Eh bien, il s’agit de déterminer maintenant dans quelle proportion ces diverses lettres se trouvent assemblées les unes par rapport aux autres. »

Ce compte fut un peu plus long à établir. Le juge Jarriquez avait repris le document ; puis, son crayon à la main, il notait successivement chaque lettre suivant l’ordre alphabétique. Un quart d’heure après, il avait obtenu le tableau suivant :


a = 3 fois
b = 4 —
c = 3 —
d = 16 —
e = 9 —
f = 10 —
g = 13 —
h = 23 —
i = 4 —
j = 8 —
k = 9 —
l = 9 —
m = 9 —
n = 9 —
o = 12 —
p = 16 —
q =16 —
r = 12 —
s = 10 —

t = 8 —

À reporter… 203 fois.
Report…… 203 fois.

u = 17 —
v = 13 —
x = 12 —
y = 19 —
z = 12 —


Total…… 276 fois.

« Ah ! ah ! fit le juge Jarriquez, une première observation me frappe : c’est que, rien que dans ce paragraphe, toutes les lettres de l’alphabet ont été employées ! C’est assez étrange ! En effet, que l’on prenne, au hasard, dans un livre, ce qu’il faut de lignes pour contenir deux cent soixante-seize lettres, et ce sera bien rare si chacun des signes de l’alphabet y figure ! Après tout, ce peut être un simple effet du hasard. »

Puis, passant à un autre ordre d’idées :

« Une question plus importante, se dit-il, c’est de voir si les voyelles sont aux consonnes dans la proportion normale. »

Le magistrat reprit son crayon, fit le décompte des voyelles et obtint le calcul suivant :

a = 3 fois
e = 9 —
i = 4 —
o = 12 —
u = 17 —
y = 19 —


Total…… 64 voyelles.

« Ainsi, dit-il, il y a dans cet alinéa, soustraction faite, soixante-quatre voyelles contre deux cent douze consonnes ! Eh bien ! mais c’est la proportion normale, c’est-à-dire un cinquième environ, comme dans l’alphabet, où l’on compte six voyelles sur vingt-cinq lettres. Il est donc possible que ce document ait été écrit dans la langue de notre pays, mais que la signification de chaque lettre ait été seulement changée. Or, si elle a été modifiée régulièrement ; si un b a toujours été représenté par un l, par exemple, un o par un v, un g par un k, un u par un r, etc., je veux perdre ma place de juge à Manao, si je n’arrive pas à lire ce document ! Eh ! qu’ai-je donc à faire, si ce n’est à procéder suivant la méthode de ce grand génie analytique, qui s’est nommé Edgard Poe ! »

Le juge Jarriquez, en parlant ainsi, faisait allusion à une nouvelle du célèbre romancier américain, qui est un chef-d’œuvre. Qui n’a pas lu le Scarabée d’or ?

Dans cette nouvelle, un cryptogramme, composé à la fois de chiffres, de lettres, de signes algébriques, d’astérisques, de points et virgules, est soumis à une méthode véritablement mathématique, et il parvient à être déchiffré dans des conditions extraordinaires, que les admirateurs de cet étrange esprit ne peuvent avoir oubliées.

Il est vrai, de la lecture du document américain ne dépend que la découverte d’un trésor, tandis qu’ici il s’agissait de la vie et de l’honneur d’un homme ! Cette question d’en deviner le chiffre devait donc être bien autrement intéressante.

Le magistrat, qui avait souvent lu et relu « son » Scarabée d’or, connaissait bien les procédés d’analyse minutieusement employés par Edgard Poe, et il résolut de s’en servir dans cette occasion. En les utilisant, il était certain, comme il l’avait dit, que si la valeur ou la signification de chaque lettre demeurait constante, il arriverait, dans un temps plus ou moins long, à lire le document relatif à Joam Dacosta.

« Qu’a fait Edgard Poe ? se répétait-il. Avant tout, il a commencé par rechercher quel était le signe, — ici il n’y a que des lettres, — disons donc la lettre, qui est reproduite le plus souvent dans le cryptogramme. Or, je vois, en l’espèce, que c’est la lettre h, puisqu’on l’y rencontre vingt-trois fois. Rien que cette proportion énorme suffit pour faire comprendre a priori que h ne signifie pas h, mais, au contraire, que h doit représenter la lettre qui se rencontre le plus fréquemment dans notre langue, puisque je dois supposer que le document est écrit en portugais. En anglais, en français, ce serait e, sans doute ; en italien ce serait i ou a ; en portugais ce sera a ou o. Ainsi donc, admettons, sauf modification ultérieure, que h signifie a ou o. »

Cela fait, le juge Jarriquez rechercha quelle était la lettre qui, après l’h, figurait le plus grand nombre de fois dans la notice. Il fut amené ainsi à former le tableau suivant :

h = 23 fois
y = 19 —
u = 17 —
d p q = 16 —
g v = 13 —
o r x z = 12 —
f s = 10 —
e k l m n = 9 —
j t = 8 —
b i = 4 —

a c = 3 —

« Ainsi donc, la lettre a s’y trouve trois fois seulement, s’écria le magistrat, elle qui devrait s’y rencontrer le plus souvent ! Ah ! voilà bien qui prouve surabondamment que sa signification a été changée ! Et maintenant, après l’a ou l’o, quelles sont les lettres qui figurent le plus fréquemment dans notre langue ? Cherchons. »

Et le juge Jarriquez, avec une sagacité vraiment remarquable, qui dénotait chez lui un esprit très observateur, se lança dans cette nouvelle recherche. En cela, il ne faisait qu’imiter le romancier américain, qui, par simple induction ou rapprochement, en grand analyste qu’il était, avait pu se reconstituer un alphabet, correspondant aux signes du cryptogramme, et arriver, par suite, à le lire couramment.

Ainsi fit le magistrat, et l’on peut affirmer qu’il ne fut point inférieur à son illustre maître. À force d’avoir « travaillé » les logogriphes, les mots carrés, les mots rectangulaires et autres énigmes, qui ne reposent que sur une disposition arbitraire des lettres, et s’être habitué, soit de tête, soit la plume à la main, à en tirer la solution, il était déjà d’une certaine force à ces jeux d’esprit.

En cette occasion, il n’eut donc pas de peine à établir l’ordre dans lequel les lettres se reproduisaient le plus souvent, voyelles d’abord ; consonnes ensuite. Trois heures après avoir commencé son travail, il avait sous les yeux un alphabet qui, si son procédé était juste, devait lui donner la signification véritable des lettres employées dans le document.

Il n’y avait donc plus qu’à appliquer successivement les lettres de cet alphabet à celles de la notice. Mais, avant de faire cette application, un peu d’émotion prit le juge Jarriquez. Il était tout entier, alors, à cette jouissance intellectuelle, — beaucoup plus grande qu’on ne le pense, — de l’homme qui, après plusieurs heures d’un travail opiniâtre, va voir apparaître le sens si impatiemment cherché d’un logogriphe.

« Essayons donc, dit-il. En vérité, je serais bien surpris si je ne tenais pas le mot de l’énigme ! »

Le juge Jarriquez retira ses lunettes, il en essuya les verres, troublés par la vapeur de ses yeux, il les remit sur son nez ; puis, il se courba de nouveau sur sa table.

Son alphabet spécial d’une main, son document de l’autre, il commença à écrire, sous la première ligne du paragraphe, les lettres vraies, qui, d’après lui, devaient correspondre exactement à chaque lettre cryptographique.

Après la première ligne, il en fit autant pour la deuxième, puis pour la troisième, puis pour la quatrième, et il arriva ainsi jusqu’à la fin de l’alinéa.

L’original ! Il n’avait même pas voulu se permettre de voir, en écrivant, si cet assemblage de lettres faisait des mots compréhensibles. Non ! pendant ce premier travail, son esprit s’était refusé à toute vérification de ce genre. Ce qu’il voulait, c’était se donner cette jouissance de lire tout d’un coup et tout d’une haleine.

Cela fait :

« Lisons ! » s’écria-t-il.

Et il lut.

Quelle cacophonie, grand Dieu ! Les lignes qu’il avait formées avec les lettres de son alphabet n’avaient pas plus de sens que celles du document ! C’était une autre série de lettres, voilà tout, mais elles ne formaient aucun mot, elles n’avaient aucune valeur ! En somme, c’était tout aussi hiéroglyphique !

« Diables de diables ! » s’écria le juge Jarriquez.