La Jaguerre, épisode de la guerre de la Vendée

La Jaguerre, épisode de la guerre de la Vendée
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 280-309).
LA JAGUERRE.





Machecoul est une vieille petite ville située au milieu d’une vaste plaine. Des restes d’anciennes fortifications, les ruines d’un vieux château, habité, dit-on, par Gilles de Retz, et les traditions historiques du pays prouvent qu’elle eut autrefois une certaine importance ; mais sa gloire n’est plus qu’un souvenir, et probablement ses rues paisibles ont vu pour la dernière fois, pendant la guerre de la Vendée, le sang les souiller et le bruit du combat réveiller leurs pacifiques échos. L’aspect du pays qui entoure la ville est profondément triste. Les genêts y couvrent en grande partie le sol, et l’œil se fatigue à suivre jusqu’à l’horizon cette plaine à peine ondulée. Cependant la terre est fertile dans ce canton de la Bretagne ; les légumes de Machecoul sont renommés à Nantes, et les paysans peuvent, comme ils le disent dans leur langage triste et expressif à la fois, « manger du pain en travaillant. » Cette phrase douloureuse indique parfaitement la position de la masse des cultivateurs. Il arrive trop souvent que la nécessité de pourvoir aux besoins de chaque jour absorbe leurs pensées et étouffe leur intelligence. Cependant c’est une noble race que celle du paysan breton, et lorsque le poids de la pauvreté sous laquelle il s’incline ne s’appesantit pas trop lourdement sur lui, lorsque, débarrassé des préoccupations d’un travail incessant, il peut en liberté manifester ses instincts, on voit sa rude nature et ses passions généreuses se développer avec une naïveté sauvage qui frappe et émeut à la fois.

Tout auprès de Machecoul s’élevait, quelques années avant la révolution, une ferme assez bien bâtie, selon l’usage du pays. La maison d’habitation était située sur le sommet d’un tertre qu’on appelait colline dans ce pays si plat. Un petit bois taillis l’entourait, et deux ou trois grandes flaques d’eau stagnante la séparaient de la ville et en rendaient les abords difficiles, de sorte que, placée pourtant à la porte de Machecoul. sa position était extrêmement solitaire. Des bâtimens d’exploitation assez vastes, des meules de foin et de paille, des masses de fumier gras annonçaient chez les propriétaires de la ferme un certain degré d’aisance ; mais l’intérieur de la maison était en tout semblable aux habitations des autres paysans. Deux portes en face l’une de l’autre dans la principale chambre, une grande cheminée dont la fumée sortait souvent en nuage épais pour aller noircir les solives du plancher, une étroite fenêtre au pied d’un grand lit entouré de rideaux de serge et qu’un bahut séparait de l’âtre, deux hautes armoires, une table massive, quelques escabeaux à trois pieds, un banc de bois et un vieux fauteuil à fond de paille, tels étaient l’aspect et l’ameublement de la maison. Il n’y manquait du reste ni le vaisselier bien garni de plats d’étain. de gobelets, de pichets de faïence ornés de dessins de toutes les couleurs, ni les fusils brillans et soignés posés en étages au-dessus du manteau de la cheminée ; mais la terre battue servait de plancher au rez-de-chaussée, et la fenêtre, où manquaient plusieurs vitres, se fermait simplement avec un volet, sans que les habitans, endurcis aux changemens de température, souffrissent beaucoup de la bise, qui en hiver faisait ondoyer la flamme du foyer et pétiller la mèche noirâtre de leur chandelle de résine.

Les possesseurs de cette humble habitation passaient pour riches dans le pays. Ils étaient propriétaires de quelques champs disséminés dans les environs ; leurs troupeaux prospéraient grâce à leurs soins intelligens ; leurs granges et leurs greniers renfermaient tous les ans d’assez belles moissons, et l’on soupçonnait que, sous la pierre du foyer, devait se trouver une jolie somme destinée à doter la fille de la maison. Renée Berthelot, cette fille unique, héritière de la ferme, était le plus beau parti du pays et le point de mire des jeunes gens les plus ambitieux des environs. Cependant Renée était arrivée à l’âge de vingt-huit ans sans avoir accepté aucun des nombreux partis qu’on lui avait offerts. Des traits accentués, quoique réguliers, donnaient à sa physionomie un air sévère qu’adoucissaient un regard pensif et un sourire rare, mais charmant, et elle avait pu perdre la fraîcheur de la jeunesse, qu’enlèvent si vite aux paysannes le soleil et le grand air, sans cesser d’être belle encore et plus que jamais recherchée.

Tous les amoureux de Renée ne s’en voyaient pas moins éconduits comme par le passé. Il semblait même qu’un accord tacite existât entre elle et son père, qui, tout en soupirant et sans oser leur donner la moindre espérance, renvoyait invariablement à sa fille ceux qui s’adressaient à lui. On s’étonnait dans le pays de ces refus multipliés, et l’on n’en pouvait deviner le motif. Les femmes disaient que Renée avait bien raison de ne pas se marier trop tôt, que les jeunes filles ne savent guère ce qu’elles font lorsqu’elles abandonnent leur liberté et leur insouciance pour les souffrances, les chagrins et les soins du ménage. À ces beaux discours. Renée souriait avec un peu d’embarras et ne répondait rien. Les hommes, surtout les amoureux refusés, l’accusaient de fierté et d’ambition : aucun d’eux, sans doute, n’était assez riche ni assez bien fait pour la mériter, elle attendait un bourgeois, peut-être un gentilhomme ; mais elle attendrait long-temps, si long-temps qu’elle finirait par regretter ceux qu’elle avait refusés.

Renée savait que l’on disait tout cela, et elle laissait dire. La vérité est qu’un pauvre jeune homme, valet de ferme chez son père, l’avait aimée et s’était fait aimer d’elle, lorsque la jeune fille brillait encore de toute la fleur de ses vingt ans. Il n’était pas plus beau qu’un autre ; il l’était même moins que bien d’autres. Doux et timide, il n’avait pendant long-temps osé exprimer sa tendresse que par ses attentions pour Renée et par son empressement à prendre pour lui toutes les fatigues qu’il pouvait lui épargner ; mais le secret gardé d’abord avec le soin le plus jaloux devient bientôt celui qui pèse davantage. L’incertitude paraît si cruelle, qu’on ne tarde pas à vouloir connaître son sort, quel qu’il puisse être. Jean parla enfin, et reçut un aveu qui le rendit le plus heureux des hommes. Cependant, lorsque Renée, en fille soumise, exigea que son père fût instruit de leurs sentimens, le cœur de Jean défaillit. Il connaissait l’ambition de son vieux maître, et se doutait bien qu’un pauvre hère comme lui, ne possédant pour toute fortune que ses deux bras et un cœur courageux, ne serait pas accepté pour gendre par le riche fermier. Il obéît pourtant, mais bientôt il revint, pâle et triste, raconter à Renée l’indignation du vieillard et le dur congé qu’il venait de recevoir.

Renée consola Jean en lui disant de ne désespérer de rien avant qu’elle eût parlé elle-même à son père. Malheureusement la tendresse même que le vieux fermier avait pour sa fille opposa un obstacle invincible aux désirs de celle-ci. Son père ne put se résoudre à renoncer aux brillantes espérances qu’il avait conçues pour elle, et elle essuya un refus plus péremptoire et plus sévère encore que celui qui avait désolé le pauvre valet de ferme. Ce fut alors que le caractère ferme et doux de la jeune fille se dessina pour la première fois dans cette lutte où l’avantage devait rester au plus persévérant. Elle ne fit aucune menace, resta calme et respectueuse ; seulement elle déclara à son père qu’elle n’épouserait jamais un autre que Jean, et qu’elle conservait l’espérance d’obtenir un jour le consentement qu’il lui refusait aujourd’hui. Le père sourit à la première partie de cette déclaration. haussa les épaules à la seconde, et, payant les gages de Jean, l’invita à s’en aller si loin, qu’on n’entendît plus parler de lui.

Jean partit. Renée pleura peut-être ; mais ses sentimens étaient plus profonds que démonstratifs, et elle ne voulait ni pitié ni conseils : elle cacha donc ses larmes, et rien ne vint révéler ses souffrances secrètes. Le père lui-même s’y trompa d’abord. Cependant, lorsqu’il lui proposa un riche parti que depuis long-temps il enviait pour elle, Renée secoua la tête et refusa. Une seconde, une troisième proposition furent reçues de même. Renée ne donnait aucune raison de ses refus, et son père n’osait la presser de parler, sachant ; trop bien ce qu’elle finirait par répondre.

Les années s’écoulèrent. Renée ne faisait pas un reproche à son père, ne témoignait ni plus de tristesse ni plus de gaieté, entourait le vieillard des mêmes soins, recevait ses caresses avec la même douceur. Le père savait pourtant qu’il existait une blessure au fond de ce cœur en apparence si calme, que lui seul avait le pouvoir de la guérir, et qu’il la laissait obstinément saigner. Puis il se faisait vieux ; il comprenait qu’il était temps de se choisir un gendre qui pût l’aider dans son travail ; il, perdait de sa fermeté avec ses forces, et les brillans châteaux en Espagne qu’il avait construits sur l’avenir de sa chère fille s’écroulaient tous les jours, si bien qu’un soir, après un long silence, il déclara brusquement à Renée qu’il cédait à son entêtement, et qu’il lui permettait d’être heureuse à sa manière. Cette permission arrivait trop tard pour rendre à Renée le premier bonheur de la jeunesse avec l’élan joyeux, l’aveugle confiance qui le caractérise. Six années de lutte et de chagrins secrets avaient répandu sur son caractère un nuage de mélancolie qui ne pouvait plus disparaître entièrement ; cependant elle pouvait être heureuse encore, car ses sentimens n’avaient point changé. Jean revint, leur mariage se fit, et malgré l’étonnement et le blâme du pays, les jeunes gens jouirent de leur bonheur comme si l’on n’eût point parlé d’eux. Le père André lui-même, une fois qu’il eut pris son parti et mis de côté son orgueil, fut au fond très satisfait : Jean avait été autrefois son favori ; il n’avait jamais rencontré personne dont les idées en agriculture cadrassent si bien avec les siennes, qui eût pour lui plus de déférence, et qui traçât plus droit son sillon. C’était donc une famille véritablement heureuse que celle de la ferme de la Jaguerre après le mariage de Jean et de Renée.

Ce bonheur continua : deux beaux enfans, un fils et une fille, vinrent successivement l’augmenter encore. Le père André les vit naître et grandir, et s’endormit doucement de son éternel sommeil en tenant leurs mains dans les siennes. Ce fut là le premier chagrin de Renée, il fut profond ; mais peu à peu il s’adoucit sans s’effacer entièrement de son cœur. Elle aurait donc pu de nouveau se dire heureuse entre son mari et ses enfans, lorsqu’un coup terrible, qui n’était que le prélude de beaucoup d’autres, vint la frapper à l’endroit le plus sensible. Son mari se plaignit un matin de grandes douleurs de tête, s’alita pour la première fois de sa vie, et mourut après trois jours d’une fièvre ardente, qui lui ôta tout sentiment.

Renée fut calme dans son chagrin, comme elle l’avait été dans son bonheur ; mais son cœur fut brisé pour toujours. Elle renferma en elle-même sa cruelle douleur ; ses enfans avaient encore besoin d’elle, elle se consacra à eux tout entière. Jean, son fils, venait d’atteindre sa dix-septième année ; c’était un beau garçon, grand, robuste, franc, gai, ayant, avec les beaux traits de sa mère et son caractère solide, la physionomie joyeuse de son père. Marie, plus jeune d’un an, était fraîche comme une rose ; son caractère impressionnable passait presque sans transition de la gaieté à la tristesse ; les sensations les plus fugitives se peignaient sur son charmant visage ; il semblait qu’on pût lire dans son ame à travers sa peau transparente. C’était une frêle créature qui avait besoin qu’on veillât sur elle, qu’on éloignât de son chemin les pierres et les ronces. Elle manquait de force contre le malheur, cherchait un appui autour d’elle, et, n’en trouvant point, elle serait tombée, sans essayer de résister par ses propres efforts.

Renée connaissait parfaitement le caractère de ses deux enfans ; elle entourait Marie de soins, de complaisances infinies. Aussi l’accusait-on tout bas d’une préférence condamnable pour cette fille si gâtée, si choyée ; mais qui peut lire dans le cœur d’une mère et deviner ce qu’elle n’ose s’avouer à elle-même ?… Renée ne s’inquiétait point de ces accusations, peut-être parce qu’une voix secrète lui disait que Jean, son beau garçon, au cœur tendre et profond, aux volontés fermes et persévérantes, était l’orgueil de son ame, la joie de ses yeux, le premier amour de son cœur. Ce fut Jean qu’elle plaça résolument, et malgré sa jeunesse, à la tête de la ferme, dirigeant ses premiers pas sans trop le laisser voir, et lui remettant ostensiblement tout le pouvoir paternel. À lui la première place à table, à lui ce lit où il était né, où était mort son père : il devint le chef de famille, et Renée lui apprit doucement à se servir de sa nouvelle autorité ; mais, comme malgré elle et par tendresse seulement, elle en retint le poids et les soucis. Son esprit élevé dominait sans peine et sans lutte tout ce qui l’entourait ; son influence bienfaisante se faisait sentir à tout instant ; elle était l’ame de la maison, le génie du foyer ; ses enfans l’adoraient ; Jean cédait à toutes ses volontés, Marie vivait à son ombre.

Ainsi entourée d’amour et de respect, Renée supporta paisiblement en apparence le chagrin qui lui déchirait le cœur. Le temps de son deuil passa, et elle ne s’opposa pas, l’année suivante, à la reprise des danses pendant les vendanges et des ébats joyeux à la fin des moissons. La ferme retrouva son aspect accoutumé ; une place vide au foyer, un chagrin de plus dans le cœur de la veuve, et tout fut dit. Cependant la terrible révolution française grondait déjà sur les hauteurs sociales, et l’écho affaibli de ces sourds mugissemens finit par arriver jusqu’à la ferme de la Jaguerre. Les gentilshommes du pays, chassés de Paris par les événemens politiques, vinrent se réfugier au milieu de leurs vassaux, et leur apprirent les bouleversemens dont ils se doutaient à peine. La chute du roi, les émeutes sanglantes du 21 juin et du 10 août, frappèrent d’horreur cette population, dont les instincts indépendans en étaient restés aux idées de liberté et de fidélité féodales ; mais les paysans écoutèrent ce qu’on leur racontait comme une histoire lointaine qui ne les regardait pas, et peut-être n’auraient-ils protesté que par une réprobation silencieuse, si des vexations personnelles, la conscription et la persécution contre les prêtres ne fussent venues réveiller le bon endormi et troubler les campagnes paisibles de la Bretagne et de la Vendée.

Une sourde agitation courut alors dans le pays. Les idées républicaines de quelques petits propriétaires et de presque toutes les villes exaltèrent encore la résistance des paysans, en donnant, pour ainsi dire, une réalité palpable aux opinions qui les froissaient. On se sépara bientôt en deux partis : les patauds ou républicains furent regardés de mauvais œil d’abord, puis hués et maltraités. Les gentilshommes consentirent à devenir les chefs de la résistance ; quelques bandes se formèrent, s’organisèrent, obtinrent des succès partiels qui enflèrent leur courage, et la guerre de la Vendée éclata. Ce ne fut point partout avec les mêmes élémens et les mêmes apparences. Dans la Vendée proprement dite, des masses de paysans réunis formèrent ce qu’on appela la grande armée. Cette armée eut des généraux, elle en eut trop peut-être ; elle eut de grands succès et de grands revers, qui ont trouvé dans Mme de Larochejaquelein un historien et un poète habile. Presque en même temps la Bretagne devint le théâtre de la cruelle guerre des chouans, et, dans le pays intermédiaire du Marais, Charette organisa des bandes de partisans, qui, tenant un peu à la fois des Bretons et des Vendéens, opposèrent au gouvernement républicain une résistance opiniâtre et courageuse, souillée malheureusement quelquefois par d’odieuses et sanglantes représailles.

Aux environs de Machecoul, le mouvement fut unanime, et bientôt il ne resta dans les fermes que des femmes et des enfans sur lesquels les bandes armées veillaient de loin. Presque tous les compagnons de Jean étaient partis pour rejoindre Charette, et il ne s’était pas encore décidé à les suivre. Il n’avait pas même parlé à sa mère de ses intentions à cet égard. La veuve n’osait l’interroger ; elle sentait son cœur défaillir à une telle pensée ; son regard évitait celui de son fils, qui, au contraire, semblait chercher dans les yeux de sa mère une solution aux doutes qui le tourmentaient.

Un dimanche soir, la famille était, comme de coutume, rassemblée autour du foyer où brûlait un feu clair de menus branchages. L’inaction faisait paraître le temps plus long, et une triste inquiétude régnait dans le cœur de la mère et des enfans. Renée, assise dans le vieux fauteuil de bois à dos élevé, dont les pieds immobiles étaient fixés au sol par leur pesanteur massive, regardait la flamme capricieuse qui pétillait dans l’âtre ; elle comprenait instinctivement que l’heure de l’épreuve était enfin arrivée. Marie, placée près d’elle sur un escabeau très bas, appuyait sa tête au bras du fauteuil de sa mère tout en suivant d’un regard humide les mouvemens saccadés de son frère et l’expression inaccoutumée de son visage. Jean, après avoir fait plusieurs tours dans la chambre, fouillant et remuant mille objets qu’il ne reconnaissait même pas, vint enfin s’asseoir en face de sa mère. Il secoua du bout de son soulier ferré le fagot enflammé, qui jeta une lueur plus vive ; puis, faisant un grand effort sur lui-même, il dit d’une voix rauque et sans lever les yeux : — Ma mère, il faut que je parte !

Renée fit un mouvement, et jeta un regard rapide sur son fils.

— N’essayez pas de me retenir, continua Jean en détournant la tête, car ses, yeux avaient malgré lui rencontré ceux de sa mère, et l’expression qu’il y avait remarquée faisait trembler sa voix. Il le faut, voyez-vous ! Je suis le seul de la paroisse qui n’ait pas encore rejoint l’armée. On commence à me regarder de travers et à murmurer contre moi. J’ai tout supporté jusqu’à présent pour l’amour de vous et de Marie ; mais ça, ne peut durer plus long-temps. J’ai pris ma résolution ; il faut que je parte !

Renée baissa la tête sur sa poitrine ; deux larmes tremblèrent au bord de ses cils, mais ses yeux brûlans les séchèrent aussitôt.

— Je ne cherche pas à t’empêcher de partir, Jean, dit-elle à voix basse.

— Non, répondit-il, mais vous ne m’avez pas encore dit de le faire.

— Ah ! reprit Renée en relevant la tête d’un air de reproche, est-ce qu’une mère peut avoir le courage d’exposer son fils à la mort ? C’est bien assez, mon Dieu, qu’elle se soumette, sans murmurer tout haut et qu’elle ne cherche pas à le retenir.

Et Renée se tourna lentement sur son siège en inclinant sa tête du côté du mur de façon à cacher son visage. — Jean, dit Marie tout bas en pleurant, si tu nous quittes, ma mère mourra de chagrin. — Jean se leva, fit deux tours dans la chambre, et finit par s’arrêter devant Marie.

— Que puis-je faire ? dit-il d’un air sombre et à voix basse pour ne pas être entendu de sa mère. Tous les autres sont partis ; continuerai-|e à rester enfermé avec les femmes et les enfans pendant que mes camarades se battront contre les bleus, moi qui ai des bras comme eux et du cœur aussi, quoiqu’on en puisse douter à présent ? On persécute nos seigneurs. on chasse nos curés, on pille nos églises, on tue le roi, on nous force à être soldats malgré nous ! Verrai-je tout cela tranquillement ? Faudra-t-il abandonner mes camarades et me laisser appeler lâche, comme on l’a fait ce matin ?

Jean avait serré les poings et élevé la voix malgré lui en prononçant ces derniers mots ; Renée les entendit, et se retourna vivement.

— Non, dit-elle, non ! c’est une injure que tu ne dois ni mériter ni souffrir. Tu as raison. Jean, il faut que tu partes, et j’ai manqué de courage en te voyant hésiter et en ne te disant pas de faire ton devoir. Pars donc, mon pauvre enfant ! La bénédiction de ton père mourant et celle de ta mère, qui priera pour toi, te préserveront peut-être au milieu des dangers ! Mon pauvre Jean, mon fils chéri !

Et, dans un élan de tendresse irrésistible, la mère se leva, jeta ses deux bras autour du cou du jeune homme et le couvrit de baisers et de larmes. Marie s’était attachée à son frère, cachait son visage sur l’épaule de Jean et sanglotait tout haut. Le jeune homme sentit sa résolution vaciller ; il serra sa mère dans ses bras, et murmura à son oreille quelques paroles de regret.

— Non, non, dit Renée en relevant la tête et faisant un effort pour reprendre du calme, non, non, notre chagrin ne doit pas changer ta résolution. Ne pense pas à nous, ne t’inquiète pas de nous ; fais ce que tu as décidé.

Elle détacha elle-même les bras que Marie avait jetés autour de Jean, le pressa encore une fois sur son cœur et le suivit ensuite, sans parler, vers la porte. Le jeune homme décrocha son fusil, le posa sur son épaule, serra le ceinturon auquel pendait son vieux couteau de chasse, et s’avança sur le seuil. Il promena un coup d’œil rapide autour de lui, leva la tête vers le ciel bleu. où la lune nageait dans une auréole de lumière argentée, et descendit les deux marches grossières qui élevaient la maison au-dessus du sol. Dans ce moment. Renée se pencha pour l’embrasser une dernière fois ; puis, s’appuyant sur l’étai de la porte : — Va maintenant, dit-elle d’une voix basse et tremblante.

Le jeune homme étouffa un soupir, passa rapidement la main sur ses yeux, et s’éloigna à grands pas. Son fusil brillait sous les rayons de la lune pendant qu’il descendait la petite colline ; on entendait les feuilles sèches qu’il faisait craquer en marchant ; bientôt on le vit s’avancer dans la plaine au milieu des genêts verts, puis il tourna derrière une haie et disparut. Alors sa mère et sa sœur rentrèrent dans la maison déserte, fermèrent leur porte, pauvre obstacle pour qui eût voulu profiter de leur abandon, et, se mettant à genoux, prièrent pour le Vendéen.

Des jours d’angoisse et de douleur succédèrent à ce moment cruel. Combien de fois la pauvre mère, l’oreille tendue et le cœur palpitant, n’écouta-t-elle pas si le son lointain de la fusillade se mêlait au bruissement des feuilles agitées par le vent ! Combien de fois la vieille porte, en gémissant sous l’effort de la bise, le chien en aboyant, le houx sonore en agitant ses branches quand l’oiseau y venait nicher, ne firent-ils pas bondir son cœur d’une sourde espérance ! Puis, quand tout se taisait, quand son esprit et ses sens, affaiblis par une longue attente, avaient pu reconnaître enfin un des bruits familiers à sa vie, quand elle s’était convaincue, hélas ! que rien ne venait troubler son chagrin monotone, elle se mettait à prier, calmant son ame par l’ardeur de ses supplications, ou l’engourdissant par la répétition des mêmes mots, qui tombaient de ses lèvres en sanctifiant sa rêverie. Le jeune Vendéen revint pourtant ; il revint un jour, fier, heureux, ayant traversé les dangers sans crainte et sans malheur. Sa mère le reçut dans ses bras, le regarda avec ivresse, et remercia le ciel. Jean raconta les combats auxquels il avait assisté, cette guerre d’embuscades et de surprises où chaque homme joue un rôle, et qui tient l’auditeur comme l’acteur dans une émotion continuelle. La mère suivait des yeux et du cœur chaque geste, chaque mot de son fils. Elle tremblait parfois, elle s’enorgueillissait toujours ; elle regardait la noble figure de son enfant bien-aimé, pendant qu’il parlait avec animation et que les flammes rougeâtres du foyer l’éclairaient de leurs ondoiemens brillans ou l’obscurcissaient de leurs sombres reflets, prêtant ainsi une nouvelle beauté à ses nobles traits et une nouvelle ardeur à ses yeux noirs. M. de Charette l’avait distingué, car Jean, désireux de faire oublier son arrivée tardive, avait combattu en brave. Le général donc l’avait remarqué ; il lui avait mis la main sur l’épaule, en disant « que les gars de Paulx[1] se reconnaissaient toujours, et que le nouveau venu ne leur ferait pas honte. » Et pendant que Jean racontait cela à voix basse, le cœur gonflé et la voix émue, l’ame de Renée s’enflammait de fierté et de joie, sa respiration devenait bruyante, son cœur battait irrégulièrement, et ses yeux brillaient comme ceux de son fils. Marie éprouvait plus de crainte et moins d’orgueil. Son imagination s’effrayait devant la peinture forte et sans ménagemens des souffrances des blessés, de l’ardeur du combat, de la cruauté des représailles. Elle frémissait, soupirait et plongeait son visage dans ses deux mains pour ne pas voir le feu sanglant des regards de son frère et pour bannir les horribles images qui passaient dans son esprit troublé. Elle n’était pas faite pour les passions ardentes, qui sont le danger et la gloire des âmes courageuses. Il lui fallait pour vivre un abri paisible et des affections tranquilles, quoique profondes.

Jean resta quelques jours à la ferme, se remettant avec courage aux travaux que son absence avait interrompus ; puis un nouveau signal l’appela près de son chef, il reprit son fusil et quitta encore une fois sa mère et sa sœur.

De ce moment, la vie de Renée devint celle de toutes les femmes ou mères des Vendéens ; elle se passa à attendre son fils, à prier pour lui. à travailler autant que ses forces le lui permettaient pour remplacer la vigoureuse assistance du chef de famille, et à écouter ses récits, lorsqu’il revenait, avec un intérêt, une ardeur, qui faisaient passer dans son ame toutes les passions inséparables des discordes civiles. Cependant un cruel obstacle vint bientôt interrompre les relations incertaines, mais suivies, qui existaient entre les Vendéens et leurs familles. Machecoul fut occupé par les troupes républicaines, des détachemens s’établirent dans les environs, et un soldat vint loger chez Renée. Les Vendéens avaient été repoussés, après plusieurs combats, jusque dans le voisinage des étangs de Saint-Étienne de Mer-Morte, et n’osaient plus s’aventurer du côté de Machecoul.

Ce fut alors que l’inquiétude et la douleur de Renée devinrent intolérables. Ne plus revoir son fils, se trouver privée de ses nouvelles et recevoir chez elle, à son foyer, à sa table, un de ces bleus détestés, ennemis du roi, de la religion et de Jean, c’était plus que son ame ardente n’en pouvait supporter. Néanmoins, sentant sa faiblesse, tremblant pour sa fille et réservant la fuite pour sa dernière ressource, elle dévora en silence son chagrin et la honte de son ame, et courba la tête sous cette nouvelle affliction, en appelant de tous ses vœux une prompte délivrance.

Cependant le soldat ainsi imposé à la ferme de la Jaguerre ne méritait point toute cette répulsion et toute cette terreur. C’était un pauvre jeune homme récemment enlevé lui-même d’une ferme de Normandie. Sa figure était douce et agréable, son caractère gai et obligeant. Loin de chercher à profiter de l’effroi qu’il inspirait et d’accabler ses nouveaux hôtes de menaces et d’exigences, il semblait désirer de se faire pardonner sa présence en diminuant la gêne qu’il causait. Assis dans le coin le plus éloigné du feu, sur l’escabeau le moins commode, il resta, pendant toute la soirée du jour de son arrivée, dans un silence complet, n’osant qu’à la dérobée jeter un coup d’œil rapide sur le visage sévère de son hôtesse et la figure charmante et effrayée de Marie, pendant que toutes deux faisaient tourner leurs fuseaux sans le regarder. La mère pensait avec amertume que son fils était désormais banni de son foyer pour faire place à cet ennemi détesté ; la fille repassait dans son imagination inquiète les récits de violence et de cruauté qui se faisaient sur le compte de ces bleus farouches, et cherchait de temps en temps, par un regard furtif, à lire sur le visage du jeune homme les traces terribles que doivent laisser après elles les actions sanguinaires ; mais la figure d’Étienne Cléry, avec son expression timide et douce, répondait si peu à son attente, que Marie, en ramenant ses yeux sur le fuseau qui tournait entre ses doigts, se sentait rassurée au fond du cœur et un peu ébranlée dans sa croyance aux récits de son frère.

Lorsque l’horloge placée dans un coin de la chambre sonna l’heure de la retraite, Renée se leva lentement, décrocha sa quenouille, jeta par devoir d’hospitalité un peu de bois sur le feu, et, désignant le lit qui touchait au foyer, prononça ces mots d’une voix brève : — Voilà votre lit, citoyen ; il y a du vin dans le pichet et du pain au chanteau. — Puis elle se retira, suivie de sa fille, dans la chambre à côté.

Étienne, resté seul, étourdi et glacé encore par cette austère réception, exprima ses sentimens par un mouvement de tête et d’épaule très significatif ; puis, soupirant au souvenir de la Normandie et des veillées joyeuses arrosées de cidre qu’il avait quittées tout récemment pour cette vie de fatigues et de dangers, il se coucha lentement dans le lit du pauvre Jean, sans se douter qu’il l’en chassait.

Le lendemain matin, Étienne s’occupait à nettoyer son fusil et à blanchir son fourniment, lorsque Marie sortit de la maison, portant un lourd panier et quelques outils destinés à recouvrir les sillons. On était au temps des semailles, et les femmes se trouvaient forcées de faire elles-mêmes les durs travaux réservés d’ordinaire aux hommes. Le regard d’Étienne rencontra celui de Marie ; il fut encouragé par l’expression douce et craintive à la fois des yeux de la jeune fille. — Voulez-vous me laisser vous aider, citoyenne ? dit-il en s’emparant timidement du panier. Je suis paysan aussi, moi ; je sais travailler à la terre, et je pourrai peut-être vous être utile.

Marie hésita un instant : elle avait peur du blâme de sa mère ; mais comment oser mal recevoir la politesse du soldat tout-puissant, qui pouvait d’un mot, d’un geste, amener la ruine sur sa pauvre maison ? Elle lui laissa prendre le panier, fit la révérence, balbutia un remerciement, puis les jeunes gens s’acheminèrent ensemble, par les étroits sentiers qui traversaient les bois, les taillis et les prés, vers le petit coin de terre qu’il fallait ensemencer.

— Dans mon pays, dit Étienne en regardant autour de lui, on prend moins de peine pour faire venir le froment : on le sème à plat en larges planches, et l’on ne s’en occupe plus que lorsqu’il s’agit de le récolter.

— Vraiment ! dit Marie pour soutenir la conversation avec son obligeant ennemi, et de quel pays venez-vous, citoyen ?

— De la Normandie, un beau pays, où j’étais bien heureux il y a quelques mois ; mais la conscription m’a pris, et il a fallu partir.

— Vous avez peut-être quitté vos parens ?

— Non : je suis orphelin ; mais je vivais chez de bons maîtres qui m’aimaient, et l’on m’a envoyé dans la Vendée, où l’on regarde tous les soldats comme des diables incarnés.

— Ils ont fait bien du mal autour de nous ! dit Marie avec timidité.

— Je le sais bien, reprit Étienne, mais tous ne sont pas coupables. La plupart du temps, nous obéissons aux ordres de nos chefs ou à ceux de gens qui valent moins qu’eux, et à qui ils obéissent eux-mêmes. S’il y en a parmi nous qui prennent plaisir à faire le mal. il y en a aussi qui voudraient pouvoir l’empêcher ; mais il faut bien se défendre contre ceux qui nous attaquent.

— C’est vrai, murmura Marie à voix basse.

— N’est-ce pas, citoyenne, reprit encore Étienne, votre mère et vous, vous êtes fâchées de me recevoir à la ferme ? Mais qu’y puis-je faire ? J’ai l’ordre de rester ici, je ne suis pas libre de vous délivrer de moi, et je souffre pourtant au fond du cœur, quand je vous vois trembler et quand votre mère me regarde comme hier soir. Ah ! citoyenne, le pauvre soldat est bien malheureux quelquefois !…

Tout en causant ainsi, les deux jeunes gens arrivèrent au champ de la veuve. Renée y était déjà avec deux ou trois femmes qui travaillaient péniblement, comme elle, à retourner la terre forte et productive de ce canton. Marie s’approcha de sa mère, et lui rendit compte à voix basse de la conversation qu’elle venait d’avoir avec le soldat. Renée se sentit un peu rassurée ; mais son cœur froissé n’était pas si facile à gagner que l’ame plus jeune et plus indifférente de sa fille. Cependant elle commença à penser qu’elle avait été heureuse de recevoir chez elle un pauvre jeune conscrit au lieu d’un grossier et brutal soldat accoutumé aux souffrances et aux horreurs de la guerre.

Étienne s’était déjà emparé d’un outil, et s’en servait de manière à prouver qu’il se souvenait de son ancien métier. Les femmes qui l’entouraient le regardaient d’un air méfiant et haineux ; mais le jeune homme, en recommençant à remuer la terre, avait oublié sa capote grise et son bonnet de police. Ce travail qui absorbe et endort toute préoccupation étrangère, cette odeur de la terre humide familière à sa jeunesse, ces herbes vertes, d’une senteur pénétrante, qu’il foulait aux pieds, cet outil qui tremblait dans ses mains vigoureuses, tout lui rappelait son pays, son enfance, la vie qu’il venait de quitter avec tant de regrets. Il commença à fredonner entre ses dents une chanson joyeuse, son cœur naturellement sociable retrouva l’élan de franchise et de bonne humeur qui lui était habituel, et son visage gagna un agrément nouveau en se dépouillant de l’air de timidité souffrante qu’il avait eu jusque-là. Lorsque le repas de midi interrompit le travail et réunit tout le monde au bord du champ sur l’herbe verte, Étienne était redevenu paysan et bon compagnon. Sa tranquillité d’ame gagna ceux qui l’entouraient. On commença à causer, sinon gaiement, du moins amicalement, et les préventions s’effacèrent dans ce rapprochement inattendu.

Étienne travailla tout le jour avec Renée et sa fille ; il retourna avec elles à la ferme, et, quoique l’intimité ne fût pas grande encore entre eux, la sombre défiance du soir précédent était en partie disparue et n’accablait plus de son poids terrible l’esprit affectueux du pauvre conscrit. À partir de ce moment, chaque jour abattit quelque barrière entre les deux paysannes et leur hôte obligé. Marie faisait sans cesse à sa mère l’éloge d’Étienne. Renée elle-même, ne pouvant long-temps entretenir une haine aveugle, reconnaissait toutes les qualités du jeune soldat : elle le traitait avec douceur, presque avec bienveillance ; mais, lorsqu’elle le voyait travailler dans les champs ou se charger à la maison des soins de surveillance réservés ordinairement au chef de famille, un sentiment amer s’élevait dans son cœur. Elle comprenait qu’elle était seule à l’éprouver, elle se le reprochait quelquefois comme une ingratitude, et elle ne pouvait l’étouffer.

L’indifférence de Marie pour l’absence de son frère blessait et étonnait Renée. Marie avait retrouvé la gaieté joyeuse naturelle à son caractère. La guerre, les inquiétudes de sa mère, le départ de son frère, avaient étendu un voile sombre sur sa jeunesse ; mais depuis l’arrivée d’Étienne il semblait qu’un souffle du vent eût écarté ce nuage en emportant toutes ses craintes et ses tristesses. Le matin, lorsqu’elle parcourait les sentiers humides et parfumés de rosée, elle chantait, comme au temps de la paix, un de ces airs naïfs dont le refrain, toujours le même, acquiert parfois un charme tout particulier, quand il est répété par une douce voix au milieu de la campagne. Marie gazouillait légèrement ainsi ; son pas élastique s’imprimait à peine sur la terre ; elle portait facilement la vie, et sa jeune imagination remplaçait les tableaux trop réels de souffrance et de misère qui l’entouraient par de vagues espérances de bonheur, qui lui venaient de Dieu ou de son cœur. Étienne la regardait marcher dans sa grâce et sa beauté de vingt ans avec une timide admiration. D’autres fois, triste et craintif, il n’osait s’approcher d’elle ; il tremblait en lui parlant, il baissait les yeux devant Renée, se sentait plus intimidé que jamais en sa présence, et n’en faisait pas moins tous ses efforts pour obtenir son amitié.

Cependant Étienne n’avait pas tardé à comprendre la véritable position du fils de Renée et l’obstacle qu’il opposait aux visites de Jean à la ferme. Il s’était expliqué alors le chagrin secret de la veuve, et il avait fait entendre à Marie qu’il ne pouvait se trouver en face du Vendéen sans que des dangers fort grands n’en résultassent pour la vie ou la liberté de son frère, puisque le devoir du soldat serait alors de l’arrêter.

Marie avait reconnu cette cruelle nécessité ; elle en avait versé quelques larmes, puis le nouvel élan de joie et de jeunesse qui emportait son ame sur ses ailes avait repris le dessus, et lui avait fait oublier tout le reste. Renée, elle, n’avait pas négligé cet avis ; elle l’avait fait parvenir à son fils par un de ces mille moyens de communication qui existent toujours entre les habitans d’un pays et leurs frères en armes, et qui rendent une guerre de partisans si longue et si fatale aux troupes régulières. Tout en sachant gré à Étienne de cet utile conseil, elle lui en voulait sourdement de mettre ainsi, quoique malgré lui, une barrière insurmontable entre elle et son fils.

Un jour, Étienne vint la trouver au bord d’une mare alimentée par un petit ruisseau où elle était à laver. — Citoyenne, dit-il en s’asseyant à quelques pas de la veuve, sur une grosse pierre entourée d’iris et de joncs, je reviens de la ville, et j’ai une nouvelle à vous dire.

Renée se tourna vers lui, le cœur palpitant et le visage pâle. — Oh ! n’ayez pas peur, dit-il avec un triste sourire, ce ne sera pas pour vous une mauvaise nouvelle… On m’a commandé pour être de garde en ville ; je partirai ce soir, et je ne reviendrai qu’après demain.

— Mais… vous reviendrez ? demanda Renée. — Il y avait dans l’expression avec laquelle ces paroles furent prononcées quelque chose qui serra le cœur du pauvre soldat ; il persista pourtant dans son projet.

— Oui, répondit-il avec un soupir ; mais je ne serai ici ni ce soir ni demain ; je ne serai de retour que mercredi assez tard…. Si pendant ce temps quelqu’un de vos amis venait vous voir…. ne lui dites pas de mal de moi.

Renée comprit alors l’intention d’Étienne ; mais elle vit en même temps qu’elle ne devait pas lui exprimer trop clairement sa reconnaissance.

— Merci, citoyen, dit-elle, tu as un bon cœur ; nous n’oublierons pas ce que tu fais pour nous.

Étienne releva vivement la tête et fixa sur Renée des yeux qui rayonnaient de plaisir. Ces simples paroles lui semblaient une récompense plus grande qu’il n’eût osé l’espérer ; il les emporta dans son cœur comme un trésor, et son heureuse imagination en fit la base de plus d’un beau rêve d’avenir. Renée se hâta de faire dire à Jean qu’il pouvait, sans danger, venir à la ferme. Aussitôt que l’obscurité bien complète put rassurer le Vendéen, on entendit le signal convenu, et le fils se trouva dans les bras de sa mère. Dire le bonheur de cette réunion serait impossible. Marie seule éprouvait un sentiment pénible. Il lui semblait que la reconnaissance ne tenait pas assez de place dans le cœur de sa mère et de son frère, et que l’on oubliait trop celui qui leur avait procuré ces momens de joie. Elle avait voulu parler d’Étienne à son frère ; Jean lui répondit simplement :

— Vous êtes heureuses d’avoir chez vous un bleu moins brutal que les autres.

Et quand elle avait insisté, quand elle avait dit qu’elles devaient à Étienne le bonheur de le revoir, il avait secoué impatiemment la tête en disant :

— Voilà assez long-temps qu’il me tenait hors d’ici, couchant dans les genêts et les taillis, pendant qu’il dormait bien chaudement dans mon lit.

Puis Jean avait commencé un récit des souffrances endurées par les Vendéens traqués et poursuivis de tous côtés pendant les nuits froides de la fin de l’automne, abandonnés de tous leurs amis, que la présence des bleus obligeait à une extrême prudence, et pouvant à peine goûter quelques heures de sommeil, sous la pluie fine et glacée qui les pénétrait, sans qu’une alerte soudaine vînt les chasser de leur pauvre bivouac.

Renée écoutait tout cela avec une amère tristesse, en suivant sur les traits amaigris de son fils la trace des souffrances dont il parlait ; mais Marie pensait à Étienne, même en écoutant son frère, et, ne pouvant obtenir des autres le sentiment que le jeune soldat lui semblait mériter, elle le lui accordait de toute la puissance de son cœur. Cependant elle se sentait froissée sans savoir pourquoi. Elle en voulait aux autres ; elle s’en voulait à elle-même. Le lendemain. Jean la trouva pleurant dans un petit taillis, à quelques pas de la maison.

— Qu’as-tu, ma petite sœur ? demanda-t-il. Marie s’enfuit sans répondre. Jean alla dire à sa mère ce qu’il avait vu. Renée sembla peu s’en inquiéter ; elle était tout absorbée par la joie de revoir son fils et par le chagrin de le perdre de nouveau. Jean examina sa sœur avec attention pendant toute la journée ; mais Marie, sans comprendre encore ce qu’elle voulait cacher, dissimula en partie sa tristesse. Pourtant elle ne put s’empêcher de rougir lorsque Jean, au moment de partir, lui dit tout bas : — Marie, tu as du chagrin ; je crois que je te devine ; mais nous causerons plus à l’aise quand tu auras obtenu de ton soldat une autre permission pour moi.

Elle ne répondit rien. Jean partit, et la même vie recommença entre les trois habitans de la ferme. Seulement quelques nuances presque insaisissables pouvaient être remarquées. Marie était moins joyeuse, souvent pensive, quelquefois même d’une humeur inégale ; ses yeux paraissaient de temps à autre rougis par les larmes. Renée était devenue beaucoup plus amicale pour le jeune soldat. Étienne avait trouvé la porte de son cœur en la rapprochant de son fils ; la défiance et la haine de la mère disparaissaient insensiblement.

La ville de Machecoul ayant été dégarnie de troupes par suite des mouvemens des colonnes dans les campagnes, Étienne fut plus souvent appelé à faire le service de l’intérieur. Les paysans insurgés sentirent la nécessité de se tenir en repos pendant quelques jours, et Jean put profiter de ce calme apparent pour venir à la ferme. C’était maintenant chose convenue d’avance. Étienne indiquait en partant l’heure probable de son retour, et Jean avait soin de quitter assez tôt la maison pour qu’on pût faire disparaître toute trace de son séjour. Malgré ses derniers mots à sa sœur, il ne lui parla point du sujet que redoutait Marie. Sa mère s’y était opposée.

— Ils s’aiment, lui avait-elle dit ; je le vois maintenant trop tard pour l’empêcher, si même cela eût été possible. J’en suis fâchée, car c’est un bleu ; mais, malgré cela, c’est un honnête garçon qui rendra Marie heureuse, s’ils s’épousent jamais. Qui sait si cela se pourra faire ? La guerre a de terribles chances ! Étienne peut être envoyé loin d’ici, oublier Marie. Le jour où ils se seront parlé, il sera temps de leur montrer que nous savons leur secret. Jusque-là, obtenir un aveu de Marie, ce serait la lier plus étroitement à son amour. Laissons aller les choses ; ce sont deux cœurs honnêtes auxquels on peut se fier.

— Mais c’est un bleu, ma mère ! dit Jean, dont le sang vendéen se révoltait à l’idée d’une alliance avec un ennemi.

— C’est un pauvre garçon qui a été forcé de rejoindre les bleus, parce qu’il est tombé à la conscription, et que dans son pays on n’a pas résisté à cette loi comme dans le nôtre. Seul et sans appui, il lui fallait bien obéir. Qu’aurais-tu fait toi-même à sa place. mon pauvre Jean ?

— Je n’en sais rien. Peut-être n’aurais-je pas mieux fait que lui ; mais est-ce une raison pour que ma sœur l’épouse ? Le hasard l’a amené chez nous ; lui et ses camarades ont ruiné notre pays et massacré tout ce qui n’a pas pu se défendre ; il a pris part à toutes ces boucheries, ou du moins il y a assisté, et il est l’ami de ceux qui les ont exécutées. Il porte le même habit qu’eux, il crie vive la république, et il tire sur les Vendéens quand on le lui commande.

— C’est vrai, mais il a été bon pour nous ; il nous a aidées, assistées, protégées ; il a facilité ton retour près de nous, et Marie l’aime.

— Elle l’aime ! elle l’aime ! N’y a-t-il que ce garçon dans le monde ? Marie est si jolie ; bien d’autres la rechercheront. Qu’elle attende. Je lui trouverai parmi nous un bon mari avec qui je pourrai toujours m’entendre, parce que ce ne sera pas un ennemi entré de force dans notre famille.

— Ce serait très bien si elle n’aimait pas Étienne, dit Renée en souriant et secouant la tête. Mon père me parlait ainsi lorsque je lui demandais de me laisser épouser mon pauvre mari. Il me disait aussi : Tu es riche, tu es jolie, bien d’autres pourront te demander, qui me conviendront mieux que lui. Je répondais : Je l’aime ; lui seul peut me convenir désormais. Et je l’ai attendu. Pour ta sœur, Jean, j’aurais peur de la soumettre à l’épreuve que j’ai supportée. Je sais seule ce que j’en ai souffert, et je craindrais que Marie n’eût pas la force de résister à un long chagrin. On ne sait pas, vois-tu, quand on ne l’a pas éprouvé, ce que c’est que de renfermer dans son cœur une peine toujours la même, à laquelle se mêle tout juste assez d’espérance pour éloigner la résignation. Cela brûle le cœur, cela dessèche la joie de la jeunesse à sa source. Non ! non ! j’ai trop souffert pendant sept années de ma vie pour vouloir imposer à ma fille les mêmes douleurs.

Jean appuya sa tête sur sa main et regarda un instant sans rien dire la flamme qui s’éteignait dans le foyer, car la mère et le fils avaient prolongé la veillée pour causer en liberté du sort de Marie, déjà endormie depuis long-temps dans la chambre voisine.

— Après tout, dit-il en se redressant, vous vous trompez peut-être, ma mère. Marie n’aime pas ce bleu autant que vous le supposez ; elle pourrait oublier plus facilement que vous ; elle ne vous ressemble pas.

— Non, elle ressemble à ton père ; mais ton père ne m’a pas oubliée. Il a souffert autant que moi, quoique autrement que moi, et, faible comme elle l’est, elle ne se traînerait pas comme lui jusqu’au jour où la joie viendrait réparer le mal. Le bonheur la fait vivre, le malheur la tuerait.

— Mais enfin, ma mère, êtes-vous sûre qu’elle l’aime ? reprit Jean.

— Eh ! sans cela penserais-je à la lui donner ? Examine-la toi-même, et dis-moi si elle ressemble à ce qu’elle était avant son arrivée ?

— Non, c’est vrai ; elle est bien changée ! Pauvre enfant ! il ne faut pourtant pas qu’elle soit malheureuse ! Ma mère, vous êtes plus sage que moi, vous arrangerez tout cela pour le mieux ; je voudrais bien cependant qu’il fût possible de la guérir de cette fantaisie.

La conversation en resta là. Renée continua à observer sa fille et à se convaincre de plus en plus de son amour pour Étienne. Elle examina aussi le jeune soldat ; elle lut dans son cœur, démêla ses sentimens, ses bons et simples instincts, et se dit : Ils seront heureux comme je l’ai été, plus que je ne l’ai été, car je ne briserai pas leur cœur par une douloureuse attente, et je ne laisserai pas les souffrances déposer dans leur ame une goutte d’amertume pour gâter tous les momens heureux de leur vie.

Le temps s’écoula ainsi sans grands changemens pour tous les habitans de la ferme jusqu’au commencement de l’hiver. La mère se consolait de l’éloignement habituel de son fils chéri en espérant ses courtes visites. Étienne et Marie étaient heureux de cet étrange bonheur auquel le pressentiment d’obstacles futurs, de chagrins éloignés, fait que la jeunesse se laisse aller encore avec plus d’abandon. Ils ne voulaient rien voir au-delà du temps présent qui absorbait leur ame tout entière. Ils regrettaient le jour qui passait, et accueillaient le lendemain comme un ami venant à eux les mains pleines de joies nouvelles. Pendant qu’ils s’endormaient ainsi dans leur sécurité d’enfans joyeux, le drame qui se passait autour d’eux s’assombrissait tous les jours.

Traqués de toutes parts par les colonnes républicaines, les insurgés avaient fini par être cernés dans un coin de la forêt de Machecoul, d’où il était extrêmement difficile pour eux de sortir, et dans lequel les secours et les provisions fournis par leurs amis pouvaient également à peine parvenir. Charette, blessé et malade, ayant été obligé de se retirer pendant quelque temps loin de son armée, les républicains avaient profité de son absence, qui décourageait les paysans et les empêchait de reprendre l’offensive ; mais il revint, et l’on sentit à l’instant que les choses allaient changer de face. Ce mouvement sourd qui annonce une phase nouvelle dans ces tempêtes humaines appelées guerres civiles agita le pays. Les vieillards et les enfans, qu’on avait jugés jusque-là incapables de prendre les armes, disparurent un à un en peu de jours, et allèrent rejoindre une armée invisible. Les vivres devinrent rares ; les menaces et les recherches ne purent en faire trouver ; les républicains se retirèrent, et les paysans reparurent en armes dans les endroits que leurs ennemis venaient de quitter. La guerre de buissons et d’escarmouches recommença, de sorte que Jean ne fit plus que de courtes visites à la ferme pendant les absences de plus en plus fréquentes d’Étienne.

Un jour, c’était le 1er décembre, sa mère l’attendit pendant toute la soirée et une partie de la nuit. Brisée de fatigue et d’inquiétude, elle désespérait de le voir, lorsque le signal accoutumé se fit entendre ; la porte fut ouverte, et Jean entra. À la lueur de la noire chandelle de résine qui brûlait au foyer et des flammes mourantes du sarment à demi consumé, sa mère le trouva pâle et changé ; ses habits étaient humides, ses mains glacées. Il posa son fusil dans un coin, et s’approcha précipitamment du feu.

— Il fait un froid terrible, dit-il, j’ai pensé geler en route ; mais je n’aurais pas voulu manquer à vous embrasser aujourd’hui. Nous marchons sur Machecoul ; il s’y fera une rude besogne, et qui sait ?… Enfin, je voulais vous voir, ma mère.

Renée sentit un frisson parcourir ses veines : c’était la première fois que Jean avait manifesté un doute, une crainte, un pressentiment fâcheux. Elle prit la main que son fils lui tendait, l’attira près d’elle, et l’embrassa en faisant un effort pour retenir ses larmes. Marie demanda à son frère s’il voulait se coucher.

— Me coucher ! dit-il ; non ! non ! il me faut vous quitter avant le jour, et je n’aurais pas le temps de vous voir. J’ai beaucoup de choses à vous dire ; asseyons-nous, car je suis brisé de fatigue, et écoutez-moi.

Il leur raconta alors les mouvemens des insurgés et ce que les paysans savaient ou devinaient des plans futurs de leurs chefs. Le secret du conseil n’était pas assez bien gardé pour que ses plans ne fussent pas connus ; mais la fidélité des paysans rendait cette faute moins dangereuse. Les pauvres femmes écoutèrent Jean avec émotion ; sa mère tremblait pour lui. Marie avait au cœur une double crainte.

— Et maintenant, ma petite Marie, dit-il en se tournant vers sa sœur et en lui prenant la main, parlons de toi, qui n’es pas une franche Vendéenne, puisque tu ne détestes pas tous les bleus. Ma mère ne m’avait pas permis jusqu’à présent de te dire un mot sur ce sujet ; mais aujourd’hui je veux décidément prendre l’instant que Dieu me donne. Tu aimes donc un soldat ! toi, la sœur d’un brigand, tu consentirais à épouser un pataud !

Marie baissa la tête, se détourna pour éviter les regards de sa mère, et finit par enfoncer son visage dans ses mains, qui n’étaient pas assez grandes pour cacher sa rougeur.

— Allons, allons, dit Jean en souriant, n’aie pas tant de honte, ma petite sœur. Il fallait bien finir par là, et puisqu’un vilain uniforme cache un bon cœur chez ce brave garçon-là, épouse-le, ma petite Marie, et sois heureuse.

Il se pencha à l’oreille de sa sœur, et ajouta tout bas : — J’ai voulu te dire cela aujourd’hui, parce que si je ne reviens pas… qui sait ?… c’est possible ! je veux que tu saches que ton frère le brigand a consenti à ton mariage.

Il se releva et continua tout haut : — C’est un beau garçon que ton Étienne, je l’ai vu un jour, ou plutôt un soir.

— Où cela ?… Comment ?… demanda Marie.

— Ici même, ma foi ! dit Jean en riant. Il faisait diablement froid ce soir-là, quoique pas autant qu’aujourd’hui. Le bleu était assis à ma place, entre ma mère et ma sœur, causant et se chauffant gaiement ; moi, j’étais sous la fenêtre, tapi dans l’ombre, grelottant et regardant. Cela me faisait un singulier effet. Il me semblait que j’étais mort, et que je revenais voir ce qui se passait sur la terre, faute de prières et de messes pour me faire tenir tranquille.

— Jean ! dit sa mère avec angoisse.

— Bon ! bon ! tout cela ne signifie rien, ma mère ; n’allez pas vous effrayer au moins ! reprit-il avec une insouciance un peu affectée. Il ne faut pas attacher d’importance à ces idées-là. On me disait autrefois que le cri de la chouette était un mauvais présage ; est-ce qu’il vous fait peur encore ? Pour en revenir à cette soirée, où je vous épiais sans que vous le sussiez,… j’ai bien regardé ton soldat, Marie ; sa figure m’a plu. C’est un honnête garçon, et qui t’aime, j’en suis sûr. J’ai vu les regards que vous échangiez. Voyons, finis donc de rougir ! Il n’y a pas de mal à ça. Je suis bien certain que vous ne pensiez pas qu’il existât d’autres créatures que vous dans le monde. Pour ma mère…… oh ! pour ma mère, c’est différent ; elle ne pensait pas à vous ; elle pensait à moi ; je lisais mon nom dans ses yeux.

— Il n’y a guère de momens dans ma vie où je ne l’aie pas dans le cœur, dit Renée avec une émotion qu’elle contenait à peine.

— Pauvre mère !… je le sais bien, et je sais aussi que, quelque chose qui m’arrive, vous ne m’oublierez jamais ; mais notre Marie peut en aimer d’autres que nous, ma mère, et il faut qu’elle soit heureuse. Promettez-moi qu’à la fin de la guerre vous la marierez avec celui qu’elle aime… puisqu’elle l’aime !

Renée sourit à travers ses larmes en regardant sa fille.

— Tu sais bien que je veux son bonheur avant tout, dit-elle.

Marie se jeta dans ses bras, et cacha dans les vêtemens de sa mère sa figure rougissante. Jean souriait, mais il avait les yeux humides.

— Et moi, dit-il, ne me remercieras-tu pas, Marie, d’avoir arrangé une affaire si difficile ? Ton Étienne m’a-t-il chassé de ton cœur ? Est-ce que tu n’aimes plus ton frère ?

Marie se tourna vers lui ; le frère et la sœur s’embrassèrent tendrement ; puis Jean se leva en étouffant un soupir.

— Il est tard, dit-il en regardant à la lueur du feu les aiguilles d’une grosse montre en argent qui avait appartenu à son père, et qui était attachée à une chaîne de même métal ; il est deux heures déjà ! le rendez-vous est pour quatre heures. Il me faut vous quitter. Adieu, ma mère ; adieu, Marie ; au revoir… j’espère… Il alla reprendre son fusil. Sa mère était debout, pâle et émue. Toutes les paroles de mauvais augure prononcées par son fils lui étaient tombées sur le cœur comme un poids de glace. Marie, tremblante de mille émotions diverses, pleurait la tête appuyée contre la cheminée. Jean promena sur les objets qui l’entouraient un lent regard qui finit par s’arrêter sur sa mère et sa sœur. Un mouvement convulsif agita sa noble physionomie ; deux grosses larmes s’arrêtèrent au bord de ses paupières ; il fit un effort pour maîtriser son émotion, et passa rapidement la main sur ses yeux.

— Adieu, ma mère, dit-il encore ; du courte ! ce n’est pas la première fois que je vous quitte ; pourquoi aurais-je moins de chances qu’à l’ordinaire ? Adieu, ma petite Marie ; je te laisse heureuse, cela doit me porter bonheur.

Il s’approcha de sa mère. Renée eut un instant de faiblesse ; elle appuya sa tête sur l’épaule du jeune homme, et un long sanglot souleva sa poitrine. Jean se pencha vers elle ; il murmura à son oreille, d’une voix brisée par l’émotion, ces mots sans suite qui trahissent la crainte par leurs vagues assurances d’espoir. Renée les comprit à peine ; mais la voix de son fils bien-aimé calma un instant sa douleur et lui rendit un peu de force. Elle le serra encore passionnément dans ses bras, puis se releva pâle, mais calme, en murmurant tout bas une ardente prière.

Jean s’avança vers Marie et lui dit, pendant qu’elle lui donnait le baiser d’adieu : — Marie, si je ne reviens pas, aime notre mère pour toi et pour moi. Tu pourras encore être heureuse, tu le seras ; mais elle !… Aie pitié d’elle, Marie, car elle sera bien malheureuse. — Il fit jouer la gâchette de son fusil, regarda encore une fois autour de lui et quitta d’un pas ferme la maison paternelle.

À peine Jean venait-il de franchir le seuil de la porte qui s’ouvrait au midi, que les deux femmes entendirent frapper à celle qui lui faisait face ; la terreur les saisit, mais le son de la voix d’Étienne les rassura bientôt : Marie courut ouvrir. Le jeune soldat entra précipitamment ; il était haletant et ému. L’escabeau que Jean avait occupé près du feu, les larmes encore humides sur les joues des deux femmes, la porte entre-bâillée à cette heure de la nuit, tout lui prouva que le Vendéen ne faisait que de sortir ; il jeta un regard timide autour de lui, puis il s’approcha de Renée d’un air agité.

— Il me faut vous quitter, dit-il, peut-être pour long-temps, peut-être pour toujours. Les brigands s’apprêtent à nous attaquer, et ma compagnie est commandée pour former une des colonnes qui doivent couvrir Machecoul. Je ne reviendrai plus ici. On m’ordonne de rassembler tous mes effets ; dans une heure, je dois avoir rejoint. Merci de vos bontés, mère Renée : vous auriez dû me haïr, vous avez été bonne pour moi ; merci !… Marie, adieu !… Il me semblait que je ne devais plus vous quitter jamais. J’étais fou… j’étais si heureux !

— La guerre ne durera pas toujours, dit Renée ; vous reviendrez nous voir plus tard.

— Quoi ! me le permettriez-vous ? demanda Étienne avec un rayon de joie dans les yeux. Il s’interrompit et ajouta avec découragement : Ah ! plus tard, dans bien des années, vous m’aurez oublié, vous ne me reconnaîtrez plus !

Il se retourna vers Marie et la vit qui pleurait.

— Vous pleurez ! dit-il ; vous pleurez, Marie !… Oh ! je reviendrai ! je reviendrai… et je vous retrouverai toujours la même pour moi ? ajouta-t-il plus bas.

— Toujours ! murmura Marie.

— Merci, dit-il encore en la regardant. Les yeux de Marie rencontrèrent les siens, et le visage du jeune soldat s’illumina d’un rayon de bonheur.

— Allons, dit-il presque joyeusement, il faut partir !

Il alla chercher son havresac, le mit sur ses épaules, et fit quelques pas vers la porte.

— Adieu, répéta-t-il encore en se retournant et en souriant aux deux femmes. Au revoir, tôt ou tard.

Et il partit, le cœur consolé, avec l’espérance pour compagne de route et l’amour pour soutien contre les craintes de l’avenir.

Alors commença pour la mère et la fille une de ces veilles terribles où l’inquiétude prend toutes les formes et devient plus cruelle que la douleur même. Comptant les secondes par les lourds battemens de son cœur, la mère sentait presque matériellement passer ce temps qui amenait le danger pour son fils chéri ; ses lèvres murmuraient une prière, et son oreille, attentive au moindre bruit, cherchait à deviner, dans le silence terrible de la nuit, la rumeur éloignée de la lutte sanglante qui se préparait. Tout à coup un sourd retentissement fit vibrer l’air subtil de la froide matinée, il frappa d’une terreur profonde le cœur palpitant de Renée : c’était le son lointain d’un coup de fusil ; un autre y succéda, puis un autre et un autre encore. Les deux femmes se levèrent comme par un seul mouvement ; elles coururent à la porte, l’ouvrirent et écoutèrent. Qui pourrait peindre leur mortelle inquiétude pendant que, trop loin pour pouvoir juger les phases diverses du combat, elles suivaient avec une anxiété toujours croissante le bruit plus ou moins vif de la fusillade, et cherchaient à y deviner le résultat probable de la bataille ? Muettes et frissonnantes, sous l’impression mortelle du verglas qui couvrait autour d’elles la terre d’un linceul perfide et suspendait à leur toit ses longues aiguilles tranchantes, elles comptaient les minutes qui s’écoulaient, et enfonçaient leurs regards voilés de larmes dans le crépuscule éclairci déjà par quelques rayons du jour ; chaque coup semblait à leurs cœurs tremblans le signal de la mort de ceux qu’elles aimaient. Absorbées par cet intérêt tout-puissant, elles ne pensaient pas à elles-mêmes ; elles ne se disaient pas que leur propre sort se décidait peut-être en ce moment : l’image de son fils bien-aimé occupait seule la pensée de la mère, et Marie, déchirée par une double inquiétude, aurait senti son cœur moins courageux défaillir en elle, si l’espérance n’eût éloigné parfois les sombres images qui se dressaient devant son imagination ébranlée.

Combien d’heures se passèrent ainsi, elles n’auraient pu le dire. Elles avaient perdu toute faculté de calculer le temps ; il leur semblait avoir vu dans cette matinée cruelle s’écouler une vie entière de souffrances. Cependant le soleil pâle était déjà assez avancé dans sa course oblique, lorsque la fusillade sembla se ralentir, puis s’éloigner, et enfin cesser complètement. Quel parti avait triomphé ? quels combattans avaient succombé ? C’était ce que rien ne venait apprendre aux deux pauvres femmes.

La ferme de la Jaguerre ne se trouvait pas sur le chemin des fuyards. Cependant, au bout de quelques heures, ne voyant paraître personne des leurs, Renée et Marie se dirent que probablement les bleus avaient été battus, puisque les gens du pays auraient bien su venir chercher asile dans leur maison, inconnue au contraire à la masse des soldats. Cette conviction ne servait pourtant pas à les rassurer entièrement. La victoire devait avoir été chèrement payée, à en juger par la longueur du combat. Et d’ailleurs qu’était devenu Étienne ? Le silence qui régnait maintenant autour des deux paysannes les oppressait plus encore peut-être que le bruit sinistre de la fusillade. Allant et venant sans cesse du foyer à la porte ouverte, elles n’osaient s’éloigner, et brûlaient pourtant d’apprendre quelques nouvelles, fussent-elles mauvaises. Enfin Renée croit voir au loin apparaître un homme… Il marche, ou plutôt il se traîne lentement sur la terre glissante. Le cœur de la veuve bat sourdement dans sa poitrine. Cet homme est un blessé, sa démarche le prouve ; mais il est trop loin encore pour qu’elle puisse le reconnaître. Il approche ; elle commence à distinguer un shako de soldat, une buffleterie blanche, une capote souillée et déchirée… Il lève la tête avec un mouvement douloureux, comme pour juger du chemin qui lui reste encore à parcourir. Elle reconnaît Étienne, pâle, sanglant et défiguré. La mère pense à sa fille, elle retient l’exclamation qui monte à ses lèvres, elle veut la préparer au coup qui l’attend ; mais Marie, entraînée par un pressentiment secret, s’est avancée, et le cri qui sort de son cœur annonce à sa mère qu’elle a tout vu, tout compris. Renée se retourne pour la soutenir dans ses bras, contre son sein ; elle croit que l’émotion va briser sa faible enfant. Pourtant Marie ne tomba pas, ne pleura pas ; le cri qui lui était échappé trahit seul sa faiblesse. Elle écarta doucement sa mère, franchit le seuil avec la légèreté d’une biche et s’élança au-devant d’Étienne. Renée la suivit.

À la vue de Marie, Étienne fit un dernier effort ; ses pieds se raffermirent ; il atteignit le sommet de la colline, mais, arrivé à quelques pas de la porte, les forces lui manquèrent, et il se laissa tomber sur les genoux au moment où Marie s’approchait pour le soutenir.

— Les vôtres sont vainqueurs, dit-il d’une voix entrecoupée ; l’armée républicaine fuit de tous côtés… Je suis blessé à la poitrine… je crois que je vais mourir… mais mourir ici… près de vous… c’est encore du bonheur ! — En finissant de parler, il s’évanouit aux pieds de Marie.

La jeune fille tomba à genoux en cachant dans ses mains sa figure couverte de larmes. Renée se baissa et souleva la tête du pauvre soldat. Ce mouvement de sa mère ranima les espérances de Marie ; elle écarta ses mains, et, sans oser fixer ses regards sur le visage décoloré d’Étienne. elle interrogea sa mère d’un coup d’œil plein d’angoisse.

— Il est mort !… dit-elle après un moment de terrible attente.

— Non ! non ! répondit la veuve, il respire encore. Lève-toi. Marie ; aide-moi à le transporter jusqu’à la maison et à le faire revenir de son évanouissement, puis tu iras chercher le père Martin : c’est un homme habile, qui s’entend aux blessures de toutes sortes. Il nous dira ce qu’il faudra faire.

Cette lueur d’espérance rendit à Marie toutes ses forces. Elle se leva, et les deux femmes, soulevant à grand’peine le corps inerte du soldat, le portèrent dans leur maison et l’étendirent sur le lit ; puis, à l’aide d’eau fraîche, de vinaigre, de tout ce qu’elles purent trouver autour d’elles, elles réussirent à le tirer de cet évanouissement causé par la perte de son sang, et qui ressemblait à la mort. Étienne ouvrit les yeux, vit Marie qui pleurait près de lui. et sourit faiblement en lui tendant sa main défaillante. La pauvre fille éclata en sanglots.

— Tu vas lui faire mal. dit Renée. Ne reste pas ici. Marie… Va chercher le père Martin, nous ne saurions pas à nous seules panser sa blessure.

Marie se dirigea aussitôt vers la porte avec une obéissance instinctive ; mais elle n’avait pas fait quatre pas, qu’une inquiétude nouvelle sembla la frapper.

— Que dirai-je au père Martin ? demanda-t-elle ; s’il sait que c’est un bleu, il refusera de venir le soigner, et peut-être il le dénoncera aux brigands.

— Dis-lui que c’est un des nôtres, répondit sa mère. Je vais lui ôter sa capote et la cacher ; le père Martin ne connaît pas Étienne, il ne devinera pas ce qu’il est.

Marie partit ; Renée se mit en devoir de faire disparaître tout ce qui aurait pu trahir Étienne : elle cacha dans un vieux bahut ses buffleteries. jeta derrière les fagots son sabre et son fusil, et lui ôta ses habits avec toutes les tendres précautions d’une mère. Elle allait poser dans le bahut les vêtemens souillés de sang qu’elle venait de lui retirer, lorsqu’une chaîne d’argent, pendant en dehors de la poche, frappa ses regards. Elle la saisit vivement, la tira à elle, et amena une lourde montre qu’elle ne reconnut que trop… la montre de son fils, celle qu’elle-même lui avait remise après la mort de son mari, et que la veille encore elle avait vue entre les mains de Jean. Elle laissa retomber le lourd couvercle du coffre, et resta debout, frissonnante, les yeux hagards, fixés sur la montre, que tenaient à peine ses mains agitées d’un tremblement convulsif. Tout à coup elle s’élança vers le lit, saisit brusquement le bras d’Étienne sans penser davantage à l’état où il se trouvait, et, lui présentant de l’autre main le fatal bijou, elle lui dit d’une voix rauque et entrecoupée :

— D’où vient ceci ?… D’où tenez-vous cette montre ?… Qui vous l’a donnée ?… Où l’avez-vous prise ?…

— Ceci ?… dit Étienne en soulevant péniblement ses paupières affaiblies et cherchant à rassembler ses idées, ceci ?… Ah ! c’est la montre d’un pauvre brigand qui m’a chargé de la rapporter à sa mère.

— Et… où est-il, ce brigand ?… Est-il blessé ?… en fuite ?… est-il…

Elle s’arrêta, ne pouvant prononcer le mot qui se présentait à sa pensée.

— Il est mort ! dit Étienne d’une voix faible.

— Mort ! répéta Renée avec un cri perçant ; mort ! redit-elle encore en fixant sur Étienne des yeux secs et flamboyans et secouant sans pitié le bras inerte du blessé ; misérable ! c’est toi qui l’as assassiné et volé !

Étienne poussa un sourd gémissement, mais la douleur même lui redonna un instant d’énergie. Il se souleva en tournant vers Renée un regard d’où l’indignation écartait les voiles de la mort. — Je ne suis ni un pillard ni un assassin, dit-il. J’ai tué ce brigand, mais en me défendant, et je n’aurais pas pris sa montre, s’il ne me l’avait pas remise lui-même entre les mains.

— Tu l’as tué ! tu l’as tué ! répéta Renée en reculant d’un pas ; c’est toi qui me le dis ! Tu l’as tué !… Et sais-tu bien qui tu as tué ? ajouta-t-elle en se rapprochant.

— Non, répondit Étienne, et il se laissa retomber de faiblesse sur le lit. Je vais vous raconter ce qui s’est passé, si vous le voulez, mère Renée, continua-t-il.

— Mère Renée !… murmura à voix basse la malheureuse femme, et quelque chose comme un sanglot monta à son gosier serré. — Parle ! dit-elle ensuite en se penchant sur Étienne comme sur sa proie.

— Voilà… dit le jeune homme. Mes idées ne sont pas bien nettes, et j’ai peine à parler ; pourtant je vais tâcher de vous dire la chose en deux mots. Nous étions tous débandés, et je me sauvais dans la direction d’un petit taillis, lorsque le maudit verglas me fait glisser et tomber. J’essayais de me relever, quand un brigand sort du bois et s’élance sur moi. — Ah ! bleu, me dit-il, ton compte est bon. Je me retourne, je le vois m’ajuster presque à bout portant ; mais tout à coup, je ne sais pourquoi, au lieu de tirer, il reste à me regarder et relève son fusil. Le mien était armé, je tire, et il tombe. Alors, reprenant ma course, j’allais sauter par-dessus le brigand, lorsqu’il m’arrête par ma capote ; je le menace de lui passer mon sabre au travers du corps. — Fais-le si tu le veux, me dit-il, ça n’est pas nécessaire, tu m’as tué ; mais je ne t’en veux pas. Tiens, prends ceci et porte-le à ma mère. Il me tendait cette montre ; je la pris, il murmura encore quelques mots, et rendit l’ame. Je mis la montre dans ma capote ; mais j’avais perdu du temps, et, avant d’atteindre le bois, je reçus dans la poitrine cette balle qui pourra bien m’envoyer rejoindre le pauvre brigand.

Étienne ferma les yeux en ce moment, car il sentait ses forces l’abandonner de nouveau. Renée restait penchée sur lui ; ses lèvres pâles s’agitaient involontairement, ses yeux injectés de sang se fixaient avec ardeur sur le meurtrier de son fils, et ses mains tremblantes, jointes et serrées convulsivement, semblaient incruster leurs doigts bleuâtres les uns dans les autres. Elle le regarda long-temps, sans pleurer, sans parler, presque sans respirer. Des idées confuses s’agitaient dans sa tête en feu. La vengeance s’allumait dans son ame, et de sombres, de sanguinaires désirs montaient du fond de son cœur. Tout à coup elle étendit ses mains tremblantes sur le jeune homme immobile, un sourire effrayant contracta ses lèvres, et elle se pencha tellement que son souffle agita les cheveux humides du pauvre soldat. Pendant un moment, — un terrible moment ! — elle resta ainsi ; puis, couvrant sa figure de ses mains, elle poussa un cri sauvage, et s’élança hors de la maison.

Le givre tombait glacial et piquant comme une pluie d’aiguilles ; le jour, assombri par les nuages gris qui couvraient le ciel, tirait à sa fin ; le vent fouettait les branches sèches des taillis et des haies, et agitait les vêtemens humides de la malheureuse mère, mais elle ne sentait, elle ne voyait rien de tout ce qui se passait au dehors. Une tempête bien autrement redoutable grondait au fond de son cœur, et menaçait d’éteindre sa raison ; elle courait par la campagne, sans suivre de chemin tracé, sans tenir de direction fixe, emportant avec elle cette pensée brûlante, que son fils était mort et que le meurtrier était en son pouvoir ! Et le vent n’effaçait pas ce souvenir amer ; le froid qui glaçait son corps ne pétrifiait pas son cœur déchiré : rien, rien au monde ne soulageait son affreuse douleur, ni la fatigue physique, ni la souffrance, ni l’agitation d’une course sans but. Elle finit par épuiser ses forces, et tomba au pied d’un arbre, dans un champ éloigné, sans savoir où elle était.

Alors, s’affaissant sur elle-même, elle appuya son front sur ses genoux tremblans, entoura sa tête de ses bras, et, passant tout à coup d’une agitation sans but à une immobilité sans repos, elle demeura raide et glacée, comme si déjà elle avait rejoint son bien-aimé fils au-delà de ce monde. Hélas ! sous cette apparence de calme comme au milieu de sa course insensée, elle était brisée par les mêmes souffrances, et les larmes, qui ne pouvaient monter à ses yeux, retombaient sur son cœur en flots amers….. Puis, les ressorts trop tendus finirent par perdre de leur rigidité, et des sanglots déchirans, des sanglots de mère, ébranlant cette masse inerte, vinrent indiquer une nouvelle phase de cette douleur éternelle qui avait pris possession de son ame. Au bout d’un instant, ses larmes s’arrêtèrent de nouveau ; elle releva la tête et appuya ses mains sur sa bouche pour étouffer les paroles incohérentes qui s’échappaient de ses lèvres : le vent sécha les sillons humides tracés sur ses joues ; ses yeux rougis, mais secs maintenant, se fixèrent devant elle avec une expression étrange, et elle sembla s’abandonner à une sombre préoccupation, à un sinistre espoir. Faut -il le dire ? la pensée de la vengeance, cette pensée qu’elle avait cru fuir en s’éloignant de sa maison, s’emparait encore de son cœur : vie pour vie ! sang pour sang ! Un éclair de joie sauvage, en frappant le meurtrier de son fils, en éteignant ce regard qui avait guidé la balle homicide, en glaçant cette main qui l’avait envoyée, telles étaient les pensées qui traversaient l’esprit délirant de la malheureuse mère, et qui suspendaient pour un moment la souffrance aiguë de son cœur.

Parfois, dans les plus nobles âmes, l’instinct farouche et irrésistible de la nature domine un instant toute autre voix, et le cœur fort et ardent éprouve avec plus de violence les infernales tentations de la vengeance et de la haine ; mais il possède aussi un pouvoir plus grand pour y résister. La foi, avec ses promesses divines, vint enfin au secours de la malheureuse mère ; elle s’éleva simple, pleine, entière, comme une étoile bienfaisante, au milieu du tumulte de ce terrible désespoir. La joie sanglante de la vengeance pâlit devant l’espoir d’une réunion éternelle avec l’objet de ses regrets ; peu à peu sa tête s’abaissa avec un mouvement plus résigné, ses mains se joignirent moins convulsivement, et la mère aux instincts sauvages redevint une humble chrétienne dont le cœur dompté se détourna du sombre désir qui l’avait un instant bouleversé. Cependant le combat fut terrible. La pensée de retourner chez elle, de revoir le meurtrier de son fils, lui faisait éprouver des tressaillemens haineux qui l’effrayaient elle-même. Elle resta donc long-temps ainsi, priant et pleurant, étouffant, sous son tablier qu’elle avait jeté sur sa tête, les imprécations et les cris de douleur qu’elle ne pouvait retenir ; mais elle combattit, elle vainquit, et, lorsqu’elle se releva, le calme d’une résolution forte remplaçait sa rage insensée.

Renée reprit à pas lents le chemin qu’elle avait parcouru quelques heures auparavant avec une rapidité si folle. Le jour avait presque entièrement disparu ; le soleil, déjà au bord de l’horizon, était complètement caché par des nuages gris superposés les uns aux autres comme des draperies de deuil. Le vent continuait à souffler avec la même violence, et la pluie se glaçait en touchant le sol. Renée marchait, enfoncée dans sa douleur ; ses lèvres murmuraient des formules de prières dont la monotonie même semblait calmer et maîtriser son chagrin. Les yeux baissés, craignant de regarder la maison dont chaque pas la rapprochait, n’osant pas encore arrêter sa pensée sur celui qu’elle allait y retrouver, elle arriva jusqu’au seuil de sa pauvre demeure, et là elle s’arrêta pour reprendre haleine et courage. La porte était entre-bâillée, et le son de la voix d’Étienne parvint jusqu’à elle.

— Ne pleurez pas, Marie, disait-il, je ne souffre pas beaucoup, et je me trouve bien heureux… Vous me dites que vous m’aimez ! si je meurs, je mourrai près de vous… je n’en espérais pas tant hier !

— Vous ne mourrez pas, Étienne, répondait Marie en pleurant ; ne dites pas. oh ! ne dites pas que vous allez mourir… nous pouvons être si heureux !… Dieu ne voudra pas nous séparer maintenant ; ma mère consent à notre mariage… Vivez, cher Étienne, si vous voulez que je vive aussi,

— Ne parlez pas ainsi, Marie ; je ne mérite pas tant d’affection. J’ai si long-temps tremblé de vous inspirer de la haine… Ah ! je voudrais guérir pour vous donner ma vie entière.

— Écoutez-moi, Étienne, aujourd’hui je puis tout vous dire. Je serais bien malheureuse, si vous mouriez ; mais je ne le serais pas long-temps : le chagrin me tuerait, je le sens, et dans ce monde ou dans l’autre nous serons bientôt unis.

Renée n’en entendit pas davantage ; elle laissa aller le pêne de la serrure, sur lequel sa main s’était déjà posée, et, reprenant sa course sans but. elle s’éloigna une seconde fois de cette fatale maison à laquelle une malédiction semblait attachée. Instinctivement pourtant, elle ne reprit pas le chemin qu’elle avait déjà parcouru et que ses combats intérieurs avaient marqué de fatals jalons ; ses pas rapides la conduisirent à un carrefour bien connu, où une croix de pierre s’offrait autrefois à la dévotion des passans. La croix avait été abattue dans les derniers temps ; elle gisait au milieu des ronces et des herbes qui la couvraient en partie. Renée s’assit sur un des fragmens du piédestal, et abaissa son front vers le Christ de pierre grossièrement sculpté.

— O mon Jean, mon bien-aimé, mon fils ! s’écria-t-elle en se tordant les mains dans sa terrible angoisse, n’est-ce pas assez de t’avoir perdu pour toujours ? Un plus horrible sacrifice m’est-il encore imposé ? Faudrait-il accepter pour fils celui qui m’a privée de toi ?… Non, non ! c’est impossible ! Qu’il s’en aille ! Qu’il s’éloigne ! il ne peut pas m’appeler sa mère ; il ne peut pas remplacer à mon foyer celui qu’il a tué ! c’est impossible, mon Dieu ! impossible ! vous me maudiriez si je le souffrais.

Elle resta un instant les yeux fixés sur la terre, comme si son cœur torturé n’avait plus ni larmes ni plaintes, puis elle murmura le nom de sa fille, mais si bas, qu’il semblait qu’elle craignît elle-même de l’entendre.

— Marie, dit-elle, Marie !… Et un long sanglot l’ébranla tout entière. Elle serra avec ses deux mains son front brûlant, comme si elle eût cherché à y retenir sa raison troublée. Marie, Marie ! répéta-t-elle encore… mon Dieu ! que faire ? La tête de la malheureuse mère se pencha encore davantage ; ses lèvres se collèrent au front du Christ, et, dans ce froid baiser sur l’image de l’homme de douleur, du Dieu crucifié, elle chercha à retrouver de la force et de la résignation.

Elle en avait besoin, car elle se débattait contre un sacrifice cruel déjà décidé dans son cœur. Si elle eût pu résister à la voix secrète qui le lui imposait, elle serait rentrée dans sa maison, au lieu de fuir encore ; elle aurait révélé son sanglant secret, elle aurait d’un seul mot élevé une barrière infranchissable entre Étienne et Marie. Ce qu’elle n’avait pas fait dans le premier moment lui devenait de plus en plus impossible ; mais la lutte intérieure continuait cependant, son cœur saignait sous la tâche cruelle qu’il acceptait. Son dévouement au bonheur de l’unique enfant qui lui restât ne l’empêchait pas de se détourner avec horreur à la vue de l’amer calice présenté à ses lèvres, et ce fut après de longues angoisses qu’elle retrouva assez de force pour reprendre le chemin de la demeure où devait commencer sa torture éternelle ; mais, dans l’amère grandeur même de l’effort qu’elle s’imposait, elle puisa une énergie nouvelle. Elle franchit sans s’arrêter le sentier qui conduisait à sa maison, s’approcha lentement de la porte, l’ouvrit et s’avança en silence.

Marie était assise au chevet du lit d’Étienne, dont la main reposait dans la sienne. Ses yeux se tournèrent vers la porte au bruit que fit Renée en entrant, et elle poussa un cri d’effroi.

Renée était pâle comme la mort ; ses vêtemens trempés se collaient sur son corps agité d’un tremblement convulsif ; ses yeux ternes et hagards se fixaient sans expression sur tous les objets qu’ils rencontraient ; ses mains bleuâtres pendaient à ses côtés, et son pas lourd se traînait sur le sol comme celui d’un vieillard.

— Qu’avez-vous, ma mère ? s’écria Marie en s’élançant vers elle.

— Ton frère est mort, dit lentement Renée en tournant vers sa fille son regard sans larmes.

— Mort ! répéta Marie avec un cri.

— Oui, répondit sa mère sans sortir de l’atonie apparente où elle était tombée ; il a été tué ce matin ; on vient de me le dire.

Elle marcha lentement vers le lit où gisait Étienne, témoin inquiet de cette scène ; elle le regarda long-temps d’un regard étrange dont le jeune homme souffrait sans le comprendre ; puis elle se retourna vers Marie :

— Il vivra, dit-elle, et toi aussi, ma fille, et tu seras heureuse !

Alors, jetant ses bras autour du cou de Marie, elle appuya sa tête sur l’épaule de la jeune fille et éclata en sanglots.

Que nous reste-t-il à dire ? Le lendemain, Renée fit chercher le corps de son fils ; quelques-uns de ses camarades le portèrent au cimetière, où on lui donna une sépulture chrétienne. Un vieux prêtre, caché près de là, brava tous les dangers, et vint prier pour le pauvre Vendéen ; puis il essaya, par de pieuses paroles, de faire pénétrer la consolation dans l’ame de la malheureuse mère. Il sembla réussir en partie. Renée l’écouta avec reconnaissance, et parut calme en le quittant ; mais la plaie de son cœur était trop profonde pour se fermer sous l’influence des remèdes ordinaires. Elle seule la connaissait tout entière ; elle seule continua à la connaître. Jamais un mot ne sortit de ses lèvres qui vînt trahir ses angoisses et son terrible secret. Elle soigna Étienne, le guérit, lui permit de solliciter un congé de réforme fondé sur la gravité de ses blessures, le reçut avec calme et douceur lorsqu’il revint libre réclamer la main de Marie. Elle la lui accorda, assista à leur mariage, vit sa fille heureuse, et en remercia le ciel.

La guerre de la Vendée finit ; la paix se rétablit dans ce malheureux pays ; le peuple retourna à ses travaux ; tout reprit son ancien aspect. Renée vécut long-temps, car c’était un corps robuste et une ame forte. Elle était calme, on aurait pu la croire heureuse ; mais quand, le soir, dans son grand fauteuil, elle regardait Étienne et Marie assis l’un près de l’autre, ses yeux se tournaient involontairement vers la petite fenêtre d’où son fils chéri avait une fois contemplé ce spectacle, et, si alors le cri de la chouette venait à se faire entendre, deux grosses larmes coulant le long de ses joues tombaient lentement sur le fuseau qu’un mouvement machinal faisait encore tourner entre ses doigts.


J. D’HERBAUGES.

  1. Petite commune près de Machecoul.