La Jacquerie d’Angleterre

La Jacquerie d’Angleterre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 397-419).
LA JACQUERIE D’ANGLETERRE

La secousse imprévue qui vient d’ébranler un instant le rocher capitolin de l’ordre britannique est de celles qui évoquent avec force les exemples antérieurs de trouble et de désarroi présentés par l’histoire d’outre-Manche. La Grande-Bretagne, tout autant que la France continentale, a connu les révolutions politiques, dont elle a su heureusement clore et arrêter le cycle. Les menaces de révolution sociale, en certaines périodes agitées de sa fortune, ne lui furent pas non plus épargnées. L’examen de l’une d’elles, la plus redoutable et la plus impressionnante de toutes, l’exposé de sa genèse et le rappel véridique de ses plus marquans épisodes, brièvement esquissés, peuvent offrir quelque curiosité rétrospective, comme aussi quelque sujet présent de méditations éventuelles.

Au temps tragique du roi Richard, qui naquit à Bordeaux du prince Noir et de la belle Jeanne de Kent, une agression dangereuse bouleversa Londres et tout l’Etat d’Angleterre. Le XIVe siècle, populaire et tribunitien, qui mit en évidence Rienzi dans Rome et Etienne Marcel à Paris, suscita sur les bords de la Tamise un groupe de démagogues bibliques et factieux, malfaisans et dommageables entraîneurs de foules. C’est une époque fertile en perturbations matérielles et morales, qui explosent en cataclysmes hasardeux. Ce n’est pas seulement le siècle de Froissart et du Combat des Trente. C’est aussi le siècle des Jacqueries.

La nôtre, celle de France, possède généralement, semble-t-il, une réputation plus émouvante, plus sonore, plus acquise. Elle présente un nom original, toujours constant, bien fabriqué, facile à retenir, et passé dans l’usage. Elle se superpose à des événemens internationaux d’une portée considérable. Elle offre une légende plus faite, une formule mieux dégagée, une prise plus véhémente sur l’imagination et les facultés évocatrices des dramaturges ou des simples.

La grande insurrection plébéienne d’Angleterre, cependant, sous des appellations variables, plus compliquées, et par là moins frappantes, constitue et compose une attaque sociale autrement accentuée que la perturbation grossière qui souleva les bourgades paysannes disséminées entre Beauvais et Meaux. Vingt-trois ans plus tard que la commotion française, elle éclate avec un ensemble et une extension qui la rendent singulièrement plus alarmante. Elle atteignit et outragea le régime anglais d’une façon bien plus critique et bien plus grave que le soulèvement des campagnes du Parisis n’inquiéta jamais le pouvoir établi sur les bords de la Seine, au temps du dauphin Charles et du roi Jean le Bon captif à l’étranger.

Les circonstances lui prêtent, en effet, des intentions qui ne paraissent pas uniquement dévastatrices. Elle comporte une apparence de programmes et de revendications discutables. Elle a des chefs, de vrais chefs, éloquens et dominateurs. Elle ne prétend pas abolir la fonction royale, mais la confisquer à son profit. Autour de Londres, dans Londres même, elle s’adjuge des complicités imprévues, des concours bizarres et déconcertans. Son ampleur et son caractère interdisent de la traiter en infernale et passagère aventure. Il faut la regarder en face et la prendre philosophiquement au sérieux[1].

Les témoins qui l’observèrent anxieusement de leurs yeux, comme aussi les curieux d’aujourd’hui qui l’étudient avec sécurité dans les textes, semblent partager l’impression qu’elle n’était pas, après tout, dénuée de toute chance de réussite finale et de succès. On l’entrevoit comme un de ces orages qui paraissent également capables, ou bien de se dissiper sans traces, ou bien de laisser installée derrière eux, plus ou moins certaine et durable, une autre condition du ciel, de la brise, des nuages et du temps.

Cette jacquerie anglaise, à la considérer de loin, provoque et propose autant de visions étranges que de réflexions possibles. Un exposé positif et sommaire de ses plus mémorables événemens, au moins tels qu’ils se développèrent à Londres, le centre de répercussion le plus notoire et le plus révélateur du mouvement, présentera peut-être un intérêt où le souci du passé n’est pas seul en cause, mais que les conjonctures actuelles se chargent suffisamment de motiver.


I

Le mercredi 12 juin 1381, vers la fin de l’après-midi, sur le plateau bien situé qui se prolonge en arrière de Greenwich, espace alors aussi libre qu’une solitude écossaise, foisonnait et s’étalait, baroque et formidable, un campement tumultueux.

Là, sur une terreuse et vaste lande, que sa couleur végétale faisait surnommer la Noire Bruyère, fourmillait nerveusement, dans un vacarme de cris d’appel et de bruits d’émeute, une trépidante et fébrile multitude. Agressifs et menaçans, près de soixante mille hommes peut-être, campagnards et citadins des comtés de Kent, de Sussex et de Surrey, transformés d’artisans paisibles ou de laboureurs timorés en insurgés batailleurs et aventureux, tournoyaient et s’affairaient, agglomérés par villages et cantons, comme une armée destructive enhardie par la notion de sa masse et l’assurance de son élan. Sur cette lande de Blackheath où le soir commençait à mordre, ils s’agitaient et bourdonnaient, sommairement équipés, la carnassière ou le bissac aux flancs, le grand arc de bois d’if à l’épaule, ou bien exhibant de vieilles armes, des outils meurtriers, des haches, des faux, des bâtons ferrés, des épieux, troupe accablée de chaleur, de soif et de poussière, précédée d’une rumeur de massacre et suivie d’une lointaine réverbération d’incendie.

Ils paraissaient obéir à trois chefs, dont les noms répétés éclataient çà et là On entendait héler et apostropher trois personnages dominans. Wat Tyler, un petit patron couvreur de Maidstone, le plus en vedette et le plus écouté des trois. Jack Straw, dont on ne sait à peu près rien, rien que le sobriquet familier sous lequel se déformait l’identité d’un audacieux meneur d’hommes qui s’appelait John Rakestraw. John Bail, enfin, le rhéteur fanatique et militant, naguère encore vêtu de l’habit de prêtre, en vain censuré par l’Eglise, en vain condamné par les évêques, John Bail, le démagogue mystique, le sermonneur égalitaire, dont les harangues imagées, la propagande têtue, les manifestes et les messages au peuple avaient tant contribué, depuis des saisons et des saisons, à semer au vent des campagnes d’Angleterre la semence haineuse et grandissante du sénevé de l’anarchie.

Toute cette foule en désordre, affamée, presque sans vivres, piétina longtemps la bruyère, sous le crépuscule de juin qui ne pouvait se décider à mourir. Enfin, la soirée s’avançant, elle parut s’abandonner au sommeil. Le silence et la fatigue occupèrent le plateau. Alors, de l’autre côté de la Tamise, de la longue presqu’île basse où pénètrent aujourd’hui les bassins démesurés des grands docks impériaux, comme aussi de la haute terrasse de la Tour qui surveille le bord extérieur de la Cité, on put apercevoir, au-dessus de l’estuaire, une myriade de feux improvisés rougir de leurs flammes ou de leurs tisons la courte nuit d’été, passagère et solsticiale, qui venait draper d’ombre les rives clapoteuses du fleuve et les remparts inquiets de la ville.


Cette année 1381 s’annonçait mal pour le royaume d’Angleterre, pour la cité de Londres et pour la race des Plantagenets.

Depuis quatre ans déjà, Edouard III n’était plus. Le roi Richard II, son petit-fils, héritier du Prince Noir, du héros national enlevé naguère à l’espoir confiant de la nation, portait sur ses jeunes épaules le poids décourageant d’un héritage qui aurait peut-être accablé son intrépide et glorieux père. Il était alors à mi-chemin de sa seizième année. Conformément à l’usage, on joignait à son prénom le nom de son lieu natal. Parce qu’il avait reçu le jour sur les bords de la Garonne, dans la capitale de l’Aquitaine britannique, on l’appelait Richard de Bordeaux. Il ne gouvernait encore que sous la tutelle d’un conseil de régence. Ses oncles se disputaient les approches du pouvoir. Le plus remuant, le duc de Lancastre, qu’on surnommait Jean de Gand, amassait et gonflait contre lui toutes les rancunes montantes et les colères prochaines.

De l’autre côté de la Manche, le nouveau règne semblait dépourvu de motif quelconque d’entreprise. La guerre de France paraissait avoir pris fin. Du moins on pouvait le croire. Charles V et Du Guesclin venaient de disparaître à leur tour. Mais leur besogne accomplie protégeait avec force le règne commençant de Charles VI, et interdisait pour longtemps au roi de Londres tout essai de nouvelle offensive entre Bayonne et Calais.

C’est à l’intérieur, à présent, que s’accusaient les difficultés de la politique anglaise. A l’intérieur, dans les plus laborieux comtés qui avoisinent la capitale, s’organisait l’extension formidable d’un soulèvement populaire, de l’espèce de ceux que les gardiens de l’ordre public, le plus souvent, déclarent inexplicables ou même inexistans, jusqu’à ce que leur vague de fond et leur poussée victorieuse aient tout ravagé, tout dévasté, tout effondré devant elles.

Dans le royaume insulaire, à ce moment même, et sur un malaise économique général, une fiscalité vexatrice se greffe et s’établit dangereusement. Les élémens de trouble préexistaient, divers, inégaux et multiples. Ils se manifestaient comme incohérens et enchevêtrés. La politique financière du pouvoir les fusionna, les coordonna, leur offrit un programme facile et palpable d’activité forcenée, de démence et de fureur. Ainsi se combina et se précipita la Jacquerie d’Angleterre.


Le malaise datait de loin. Dans certains comtés anglais, les dernières traces du servage, — d’un servage relativement récent, inconnu du vieux régime saxon et postérieur à la conquête normande, — ne se toléraient plus qu’avec impatience et demeuraient de moins en moins admissibles. La multiplication des tenures libres n’en affirmait que plus nettement la disgrâce et tout l’anachronisme. La concurrence étrangère, notamment celle des artisans de Flandre, indisposait le travail et le commerce indigènes. Mais surtout, les mesures de réglementation particulière, motivées par la hausse générale du coût de la vie, venaient exaspérer à la fois le négoce et la main-d’œuvre.

A la suite de l’élévation vexante des prix de toutes choses, provoquée par la trop fameuse Peste Noire et par la dépopulation massive dont elle avait été cause, un règlement connu sous le nom de Statut des Travailleurs, élaboré dans la minutieuse ordonnance de 1350, avait cru remédier à la gêne universelle en déterminant le montant des salaires et la valeur des denrées, d’après le taux habituellement admis avant l’apparition du fléau, en fait, d’après les tarifs moyens et courans de l’année 1346. Cet ensemble de dispositions, destiné à protéger l’intérêt du plus grand nombre, celui de la masse des consommateurs, contrariait violemment deux catégories de citoyens, qui pourtant se fondaient dans la totalité finale, la classe des travailleurs manuels et celle des commerçans.

Donc, à mesure que le « Statut des Travailleurs » se réalise, à mesure que ses obligations et ses règles se mettent à jouer, des ligues se forment, des associations s’organisent entre gens de même profession ouvrière ou marchande. Ces ligues ont pour but visible de tourner la loi et de ruser avec elle. Des « alliances et convens » se nouent entre compagnons de même métier pour maintenir le prix élevé de la main-d’œuvre. Les groupemens corporatifs ainsi constitués voyaient même des cliens pressés, plus pourvus d’impatience que de scrupules, — il en existe toujours et partout, — leur offrir spontanément une surenchère occulte et contraire aux prescriptions légales. Ces syndicats du XIVe siècle s’évertuaient de leur mieux, et remportaient de temps à autre quelques victoires, stimulantes et affirmatives.

Parmi leurs adhérens, à travers la classe manouvrière ou paysanne, pénétraient et se répandaient certaines œuvres étranges, dont les tendances et la doctrine concluaient avec force à la nécessité d’une transformation sociale et d’une autre répartition des biens. Dans ces frustes milieux, les idées qu’elles préconisaient s’épanouissaient amplement. Il parait bien avéré, aujourd’hui, que l’influence directe de Wyclif, hérésiarque alors à peine ostensible, ou celle de Chaucer, littérateur aristocrate, n’eut pour ainsi dire aucune part à leur développement contagieux. Ces productions populaires, ces sortes de libelles, de factums ou de « tracts, » semées et commentées largement, n’en étaient pas moins persuasives, ni moins affolantes pour la masse.

Fabriquées par John Bail et son groupe de disciples, naïvement rédigées pour la foule, circulaient donc, de proche en proche, en multiple copie, des « lettres-manifestes, » courtes et chargées de sens, revêtues de signatures imaginaires et convaincantes. Le rythme et l’assonance y ajoutaient leur prestige. Ainsi Jacques le Meunier, — Jack Miller, — Jacques le Charretier, — Jack Carter, — Jacques Vérité, — Jack Trueman, — dans cette sorte de style banal et sibyllin qui passionne le cœur des humbles, exposaient et répandaient le résumé menaçant de leurs principes et de leurs dogmes.

John Bail, lui aussi, en son nom personnel, se disant prêtre de Colchester, saluait avec politesse et frénésie tout le peuple d’Angleterre et le conviait doucereusement au communisme intégral.

Par les campagnes et par les villes, se propageait encore un autre pamphlet captieux. C’était la production attendrissante de l’honnête et fanatique William Langland, pauvre chantre londonien, cette « Vision de Pierre le Laboureur, » nébuleusement réformatrice, qui exerça en son temps une si impérieuse influence. Imprégné de rêveries égalitaires et de furieux enthousiasme, le petit poème utopique, avec des façons cour- toises, courait les bourgs et les hameaux. Et les simples gens, émerveillés, y savouraient la haine vertueuse d’un piétiste contre une société criminelle et corrompue, qu’il s’agissait de ramener au bien et à la pureté par la règle autoritaire, par la coercition, la rigueur et la contrainte.


A toutes ces causes profondes, la maladresse fiscale, comme une fièvre nocive, était venue récemment ajouter son périlleux et lamentable dommage. Elle remontait au nouveau règne, et aux tristes conceptions d’une mauvaise politique générale. Les temps étaient déjà loin, moralement, du « Bon Parlement » de 1376. Le déficit s’accentuait de semestre en semestre. L’assemblée de 1379, tenue à Westminster, avait établi, pour parer aux difficultés les plus pressantes, un chapitre de recettes spécialement odieux, un impôt personnel et universel, taxe de capitation toujours alarmante et détestée. Le parlement de Northampton, réuni au mois de novembre de l’un suivant, en précise les modalités. Cette capitation, cette « Poll Tax » énervante, viendra peser désormais, non pas sur chaque foyer, mais sur chaque personne du royaume ayant atteint l’âge de quinze ans. Elle est fixée, par tête, à douze pence, soit un shilling. Le pouvoir comparé de l’argent attribuerait à cette somme, assurent les spécialistes, une valeur de dix-huit shillings actuels.

Imaginez tout Français de nos jours, rural ou citadin, astreint à payer pour lui, pour chacun des siens, par corps et par an, une somme comprise entre vingt-deux et vingt-trois francs. Telle était pourtant la « cote personnelle » que la fiscalité britannique prétendait exiger de la masse populaire d’où jadis était sorti Robin Hood.

Pour comble d’imprudence, le conseil royal prend le parti d’affermer le produit de l’impôt. Entre les mains des traitans, la recette fiscale se transforme en affaire, et en affaire inquiétante. Les collecteurs harcèlent et pressurent. L’âpre té du fermier se débride. Pour s’acquitter plus tôt envers l’État, et profiter plus vite, ils s’efforcent, autant qu’ils peuvent, d’obtenir des assujettis, en une seule fois, le paiement total de la contribution annuelle, qui pourtant ne devait se régler qu’en deux termes. Il paraît bien aussi qu’il s’effectua, vers le printemps de 1381, une enquête officielle sur la faiblesse des rendemens constatés. Les populations purent s’imaginer qu’il s’agissait d’un projet de surcapitation nouvelle, arbitraire et illicite.

Les esprits travaillent et se montent. Deux personnages, deux ministres, deviennent l’objet de l’aversion populaire. Le chancelier du royaume, Simon de Sudbury, et le trésorier Robert Haies, grand prieur de l’ordre de l’Hôpital, sont voués à l’exécration publique et promis aux plus prochaines représailles. Contre toutes les variétés de gens de loi, de gens de fisc, les griefs se multiplient et se renforcent. A la fin de mai, dans les comtés qui bordent Londres, l’agitation plébéienne s’amplifie d’heure en heure.

Enfin, le 5 juin, parmi les « hommes de Kent, » vieille race ombrageuse et turbulente, l’insurrection prend forme, et le premier sang versé fait une flaque rouge dans la rue d’un village.


II

La scène, affirme un récit peut-être digne de foi, peut-être simplement légendaire, a pour théâtre la bourgade de Dartford, au débouché de la Darent dans les anciens marais de la Tamise, entre Woolwich et Gravesend. Sur le seuil de sa demeure, un père exaspéré, d’un coup de latte de bois dur, assomme sur place un des commis du fisc, dont le zèle outrageux prétendait contrôler l’âge déclaré de sa fille. Le peuple s’ameute, les ruraux courent aux armes, toute la région s’embrase, et les rebelles de Kent, irrésistible colonne en marche, vont camper devant Londres.

Légende ou vérité, quoi qu’il en soit, le bourg de Dartford, le 5 juin, apparaît comme un lieu caractérisé du soulèvement. La bande qui y pénètre et s’en empare a pour chef un certain Abel Ker, d’Erith, village voisin planté sur le bord même du fleuve. Depuis trois jours, elle manœuvre aux environs et a même passé la Tamise pour opérer dans le pays d’Essex. A Dartford, elle s’installe et s’organise. Le lendemain 6, les insurgés prennent parti. Ils descendent l’estuaire par la rive du Sud, marchant sur Rochester. La ville est envahie, le château forcé. Du 7 au 10, ils progressent et s’affirment. Ils vont et viennent au- tour de Rochester, qu’ils occupent. Ils s’attaquent maintenant aux particuliers, à leurs demeures, à leurs coffres, à leurs personnes et à leurs têtes. Maidstone, à quelques milles de distance, a reçu leur visite. Sorti de son village, Wat Tyler, petit patron couvreur, qui peut-être, dans sa jeunesse, a fait la guerre en France, beau parleur et impérieux, disent les chroniques, semble déjà les conduire et occuper le rang de chef.

Le lundi, 10 juin, premier jour d’une effrayante semaine, en masse profonde, ils se présentent aux portes de Canterbury. A tort ou à raison, on les appelle maintenant les Communes.

A Canterbury se passent les événemens de rigueur. Paralysie des autorités municipales, envahissement du château, rupture des prisons, destruction des archives, sac de l’archevêché, pillage de logis de fonctionnaires, mise à rançon et mise à mort de personnages divers. Puis, dès l’aube, le lendemain, une bonne part de la population de la ville englobée dans leurs rangs, Wat Tyler, John Rakestraw, dit Jack Straw, et le prédicant John Ball à leur tête, leur colonne disparate s’allongeant à chaque mille de recrues nouvelles et de partisans résolus, ils reprennent leurs chemins de la veille et s’élancent à la conquête de Londres.

Du porche épiscopal de Canterbury jusqu’à la bruyère sombre qui tapissait alors la lande en arrière de Greenwich, on s’accorde à compter plus de vingt lieues. Le mercredi 12 juin, toutes les « communes » de Kent, grossies en route de mainte bande populaire du Sussex et du Surrey, parvenaient avec véhémence au campement historique de Blackheath. Leur trace était jalonnée de ruines. Une sorte de chanson contemporaine, en vers moitié saxons, moitié latins, décrit ainsi leur marche :


Thus hor wayes they went,
Pravis pravos æmulantes ;
To London from Kent,
Sunt prædia depopulantes.


« Ainsi faisaient-ils route, — De forfaits en forfaits, — Du Kent jusques à Londres, — Saccageant tous les biens. »

Le jeune roi, en toute hâte, venait de rentrer de Windsor à la Tour. Les insurgés en marche se sont fait, par avance, annoncer au souverain. Les chefs du mouvement, et bien d’autres aussi, devaient savoir, à ce moment même, que les « communes » d’Essex, en nombre à peine moins grand que celles de Kent, poussaient également vers la capitale, par l’autre bord de l’estuaire. Leur flot agressif, ce soir-là, dépassant Mile End et Whitechapel, venait déjà tâter les portes de la ville, qu’une machination de leurs complices intérieurs leur entre-bâillait sournoisement.

Londres, alors déjà très large, limité par l’enceinte propre de la Cité, entre la Tour Blanche et le val profond de Holborn, entre la Tamise et les remparts du Nord, Londres populeux, bourgeois, commerçant et maritime, Londres fébrile, surexcité depuis le début de la semaine, fermentait convulsivement. Des quantités impressionnantes de gens du menu peuple se déclaraient prêts à appuyer les assaillans. Dans les rues plébéiennes, sous les toits des maisons basses coiffées de tuiles, dans les allées et les culs-de-sac, au fond des « lanes » et des « slums, » se dessinait grandissante une agitation contagieuse.

Le lord maire, William Walworth, et la majorité de son conseil de ville, encore inébranlée, tenaient ferme pour la cause de l’ordre. Mais, sur douze aldermen, trois au moins étaient passés à l’insurrection, et deux autres sympathisaient avec elle. La situation, de minute en minute, s’aggravait sans remède.

Les milliers et les milliers d’hommes qui campent à Blackheath et à Mile End ne sont plus, à présent, de vulgaires émeutiers. Ils composent une armée redoutable. Ils professent une manière de sombre] et sanguinaire discipline. Ils répètent un mot d’ordre : « Pour le roi Richard et le vrai peuple d’Angleterre. » Leurs chefs ont élaboré quelque façon de plan. Ils veulent s’assurer de la personne du prince, pour l’exploiter, pour l’asservir à leurs desseins. Peut-être ont-ils l’intention de le supprimer ensuite. pour lui substituer des « Rois du Peuple » élus dans chaque comté d’Angleterre. A l’heure actuelle, pratiquement, ils réclament la suppression complète des restes apparens du servage et la réforme générale de l’Etat. En fait, au-dessous des meneurs, la masse confuse est hantée par le rêve irréel et informe d’un nivellement imaginaire, d’une égalité prochaine des conditions et des personnes, par tous les brouillards, tous les mirages, toutes les nuées de l’illusion, du merveilleux, de la chimère et de l’impossible.


Cependant le conseil royal, enfermé dans la Tour, délibérait avec angoisse. Aucune force organisée ne paraissait garder la Ville. Seules, s’y trouvaient sous la main les compagnies de Robert Knolles et de Perdiccas d’Albret, deux vétérans solides des guerres de France. Déjà, dès ce jour même, avant la tombée du soir, une horde furieuse, encore maintenue sur la rive Sud de la Tamise, était venue dévaster la région de Southwark, fracasser les portes de la prison de Marshalsea et mettre à sac le beau palais de Lambeth, demeure officielle de l’archevêque de Canterbury, chancelier d’Angleterre. Au même péril se trouvait exposé, hors des murs, sur le Strand, le vaste enclos du Temple, maintenant possession de l’ordre de l’Hôpital, dont le grand prieur Robert Haies occupait la charge de trésorier du royaume. Chancelier et trésorier avaient trouvé refuge dans la forteresse royale. Avec le jeune prince se tenaient encore ses deux frères, le comte de Kent et lord Holland, et leur mère à tous trois, la veuve du Prince Noir. Celle-ci, au retour d’un pèlerinage, et par les routes encombrées de peuple en armes, était parvenue à grand’peine à gagner l’asile orgueilleux qu’on pouvait croire inviolable et qui néanmoins tout à l’heure allait si durement lui manquer.

La personne du souverain, pour les Communes menaçantes, devenait une tentation positive. Il leur fallait le roi dans leurs rangs comme bannière vivante, comme symbole absolvant. Et le roi semblait à leur portée, avec tout le crédit de sa présence et de sa qualité monarchique.

Quelques négociations secrètes, ou plus ou moins telles, paraissent bien s’être ébauchées, dès la fin de la journée du mercredi, entre le camp de la Noire Bruyère et la Tour Blanche. Résolument, peut-être avec le désir juvénile de se tailler à lui-même un rôle, le roi Richard se décide à venir parler au peuple.

Le matin du jeudi 13, jour de la Fête-Dieu, il monte en canot sous la poterne fluviale de la Tour, et descend la Tamise jusqu’à mi-chemin de Greenwich, jusque vers la berge de Rotherhithe, où se dressait alors un manoir domanial, où se dessine aujourd’hui le dédale imposant des entrepôts maritimes du Surrey. Trois autres barques l’accompagnent. De la hauteur de Blackheath, laissant le gros de la cohue toujours campé sur la lande, dix mille hommes, assure-t-on, s’étaient transportés sur la plage pour accueillir son arrivée.

A l’approche de la royale chaloupe, de tumultueuses manifestations éclatent. Des hurlemens retentissent. « Et semblait proprement, » dit Froissart, « que tout li diable d’infer fussent en leur compaignie venu. » Soucieux et responsables, les conseillers du prince le détournent d’atterrir. La matinée finissait. L’embarcation va et vient, lentement, prudemment, sur l’eau boueuse, d’amont en aval, d’aval en amont. A portée de la voix, du rivage à l’esquif, assez familièrement, un colloque s’engage. Mais le comte de Salisbury, devant l’attitude de la foule, y coupe court au nom du roi. Et le canot, son avant déjà viré vers la Tour, accentue vigoureusement sa nage et disparaît au tournant de la boucle du fleuve.

« A Londres, tous à Londres ! » répondent à plein gosier les hommes de la berge, auxquels font écho les bandes compactes de Blackheath. Là-haut, sur la bruyère, ce matin-là peut-être, John Bail venait de prêcher sa fameuse harangue, son fameux prêche niveleur et puritain. Et la foule simpliste avait écouté, comme une hallucination mélodieuse, les cymbales retentissantes de l’exorde et le thème obstiné du réquisitoire :


Whan Adam dalf and Eva span,
Who was thanne a gentilman ?


« Quand Adam bêchait et qu’Eve filait, — Où donc était le gentilhomme ? »

Tous donc, en impatiente colonne, s’ébranlent d’un même élan. Alors, continue le merveilleux Froissart, se mirent-ils en chemin, « et s’avalèrent sur Londres, en fondeflant et abatant manoirs d’avocas et de gens de court,... et disoient que il conquerroient Londres par force et l’arderoient et destruiroient toute. » Ils vocifèrent principalement contre le chancelier et le trésorier, dont les conseils, criaient-ils, avaient empêché le roi de mettre pied à terre et d’écouter leurs doléances.

Leurs trois chefs sont à leur tête : Wat Tyler, Jack Straw, John Ball. Qui veut tâcher de comprendre leur domination plébéienne et leur degré de pouvoir, doit essayer de traduire le sens et le timbre de leurs noms. En France, un jour d’émeute ou de massacre, un jour de juillet ou de septembre, on les aurait entendus, l’un après l’autre, appeler lugubrement : Gautier Lecouvreur, Jacques Lapaille et Jean Delaballe. Ainsi faut-il interpréter, dans leur portée naturelle et sonore, les vocables expressifs qui les désignent au peuple, en avant de la multitude combative qui se rue vers la richesse et l’attirance de la grande ville.

Le pont de la Tamise était devant eux. Ils poussent vers la barbacane qu’ils n’ont même pas à forcer. Un alderman révolutionnaire se tenait là, pour saluer et piloter leur avant-garde. Ils défilèrent bruyamment sur les arches, alors garnies de maisons comme une rue. A l’entrée de la Cité, sur l’autre bord, Old Fish Street les accueillit, et le quartier des tavernes, où la Sirène et la Hure, bien avant Pistol et Falstaff légendaire, balançaient déjà leurs alléchantes et criardes enseignes. Et la frairie commença.

L’avant-garde des Communes d’Essex, dans la nuit même, avait fait irruption par la porte d’Aldgate, au bout de la route de Mile End. Un alderman complice l’avait ouverte et livrée, dans le même style que le pont.

Midi surplombait Londres. Le soleil de juin, la buée lourde qui montait des vases du fleuve, les caves, peureusement ouvertes par les bourgeois effarés, tout imposait aux assaillans la grand’halte et la franche repue. On s’engouffra dans les maisons bien fournies, dans les boutiques nourrissantes et les celliers confortables. On but et mangea comme il sied. Mais, la boisson cuvée, il fallut au populaire, et d’une manière prompte, un prétexte nouveau d’action violente et de brutale dépense de force.

La résidence du duc de Lancastre, oncle du roi, personnage exécré du peuple, était voisine de la Cité. Un quart de mille à peine, au delà de l’enclos du Temple, la séparait du rempart. Demeure élégante et somptueuse, entourée de vergers et de haies vives, elle se développait entre le Strand et la Tamise. On l’appelait Savoy Place, ou même « le Savoy, » à cause du prince étranger, oncle de la reine Aliénor de Provence, femme de Henry III, qui jadis l’avait construite et aménagée en rase et libre campagne. Un quartier de Londres, en plein cœur actuel de la ville, en porte encore ostensiblement le nom.

Vers trois ou quatre heures, un mot d’ordre passa. Un cri subit et furieux courut les tavernes poisseuses, les allées et les cours étouffantes, les rues et les places noires de monde : « Au Savoy ! » Et le gros de la cohue, par Ludgate et Fleet Bridge, se lança vers le bel édifice, tout regorgeant d’objets de prix, d’orfèvrerie, de pièces rares et de trésors. Le sac du Savoy fut immédiat, méthodique et total. Martelés et tordus, de précieux et lamentables débris, bons pour la fonte et le monnayage, remplirent et bondèrent cinq camions. La foule ne pillait pas. Elle détruisait pour détruire, avec défense de larcin. L’entreprise politique, teintée de mysticisme, s’affirmait mieux ainsi.

Quand il ne resta plus que les murs, les planchers et le toit, on flamba le bâtiment. Un des vêtemens du duc, une « jakke » très ornée, avait été mise à part. Pendant l’incendie, accrochée au bout d’une lance, la jakke princière est criblée, au commandement, de perçantes volées de flèches. Une trentaine de buveurs s’étaient enivrés dans les caves. Ils se réveillèrent enfouis sous les décombres en feu. On les entendit longtemps pousser des cris d’appel. Puis le silence se fit sur leur tombe.

Une autre bande, sur le chemin du Savoy, saccageait le Temple, domaine du trésorier du royaume et pépinière détestée de gens de loi. Saccagées aussi, comme le Temple, les forges toutes proches qui travaillaient le fer, au bord de la route campagnarde où se dressent aujourd’hui les maisons de Fleet Street. Rompues et ouvertes, dans l’intérieur de la cité, les prisons de Newgate. Vers le soir, au Nord-Ouest de la ville, brûlaient fumeusement tous les établissemens d’alentour, appartenant à l’ordre de l’Hôpital, avec le manoir de Clerkenwell, résidence personnelle du trésorier Robert Hales.

À la nuit, les Communes, Wat Tyler de plus en plus dominant, s’installèrent devant les remparts de la Tour, assiégeant en fait le gouvernement désemparé et la faible garnison de la forteresse. Dans le conseil royal, un plan audacieux fut un moment discuté. Le lord maire et sa majorité le préconisaient fort. Il s’agissait, après minuit, de faire masse de toutes les forces disponibles du parti de l’ordre, et d’assaillir brusquement les révolutionnaires abîmés de fatigue, de ripaille et de sommeil.

Cette extrémité sembla néanmoins trop aventureuse. Car si l’entreprise eût échoué, au dire des observateurs et des témoins les plus sûrement qualifiés, c’en était fait de tout Londres et de tout l’État d’Angleterre.


III

Le lendemain matin, vendredi 14 juin, l’aurore d’un noir vendredi, d’un Black Friday lugubre, se leva cruellement sur le fleuve et la Tour. Insultans et audacieux, les envahisseurs triomphaient à leur aise. On crut tout sauver en essayant de les faire sortir de la ville et de les débander en dehors, ou bien au moins en s’efforçant de limiter l’irruption et d’en arrêter les ravages.

Les Communes veulent parler au roi. Le roi ira parler aux gens des Communes. Il ira les trouver hors de la ville, sur la route qui sort de Londres par Aldgate, au Nord de la Tour. Il se rendra dans les prés de Mile End où les bandes de l’Essex ont planté leur camp, pareil au camp de la bruyère de Blackheath. Mile End, aujourd’hui faubourienne et tragique région du plus effroyable Londres, se développait, en ces temps, comme une « moult belle place, » verte et spacieuse, quelque chose comme une prairie charmante où les citadins, en été, les jours de fête, allaient goûter la fraîcheur, la verdure ombrageuse et le repos.

Le roi Richard, sans trop d’encombre, parvient au rendez-vous, à peine escorté, semble-t-il. En chemin, ses deux frères, et quelques autres personnages particulièrement menacés, s’étaient prudemment éclipsés du cortège. A Mile End, Je jeune souverain, bien inspiré, ou docile à quelque heureuse leçon, se montre accueillant et adroit. Ces Communes d’Essex paraissaient formuler des revendications précises concernant les reliquats du servage. Promesses de réformes sont faites, et s’affirment comme déjà tenues. Des chartes de franchise sont octroyées. Le service de chancellerie se met à l’œuvre. Pour chaque village, des actes se rédigent, des parchemins officiels se garnissent de sceaux. Un trait du prince achève de calmer ces imaginations naïves. Il offre lui-même, aux délégations de chaque comité, des étendards chargés d’emblèmes. Essex en reçoit un. Suffolk, Norfolk, Hertford et Cambridge en posséderont comme le Kent, le Sussex et le Surrey. Mais qu’on parte, qu’on parte, pour contenter le roi. Et leurs chartes en main, village après village, triomphans et apaisés, les gens de l’Essex se dispersent et s’en vont.

La manœuvre était savante et bien comprise. Encore fallait-il, en déblayant Mile End, se garder suffisamment dans Londres, et assurer la défense de la Tour, avec la protection des vies précieuses confiées au caractère intangible de sa royale masse de pierre.


Les bandes du Kent, pour la plupart, étaient demeurées à l’intérieur de la ville. Celles-là, déjà entraînées au pillage et au meurtre, constituaient le plus dangereux élément de désordre. Leurs chefs sentaient le besoin d’attester leur force et leur empire sur leurs gens. Or la Tour est dégarnie. La présence réelle du roi ne la sauvegarde plus. Dans la Tour, sont restés dangereusement, — impossibles à exposer au contact menaçant de la foule extérieure, — le chancelier et le trésorier, victimes expiatoires marquées d’avance et obstinément convoitées. Heureusement pour lui, le duc de Lancastre est loin. Depuis quelques semaines, il surveille la frontière d’Ecosse. Mais les deux ministres, et d’autres avec eux, sont demeurés là, guettés et bloqués, de l’autre côté de l’épaisseur des murs, à peine défendus par une garnison peureuse, chancelante, et comme pétrifiée de couardise.

Il n’était pas loin de onze heures, quand une horde de quatre cents démons força l’entrée de l’avant-cour, et puis la porte finale du donjon. Simon de Sudbury, primat d’Angleterre et chancelier du royaume, sa messe dite, le roi parti, sans illusion sur le sort qui l’attend, s’est mis en oraison dans la chapelle. On ne voit pas où se tient le trésorier Robert Hales. Tous deux, sans résistance possible, sont arrachés de la Tour. Découverts et reconnus, deux autres personnages sont capturés avec eux : John Leg, sergent royal, inspirateur, dit-on, du plan de perception de la Poll Tax odieuse, et un religieux franciscain, William Appelton, chirurgien du duc de Lancastre, qui paiera pour la personne détestée du prince impopulaire. Ensemble, ils sont entraînés au dehors. La butte de Tower Hill est en face. Trinity Square en occupe aujourd’hui l’emplacement. C’était le lieu d’exécution coutumier. Plié sur le billot, le chancelier, la nuque entamée d’un coup de glaive inhabile, porte à son cou ses deux mains vacillantes. Ses doigts, avec sa tête, finissent pourtant par tomber sur le sol.

Puis les quatres sanglans trophées, plantés sur de hautes piques, processionnel et monstrueux cortège, prennent la rue qui longe le fleuve et conduit au pont de Londres. Les quatre têtes y sont exposées publiquement. Celle du chancelier, qui domine les autres, est coiffée par dérision d’un chapel outrageux d’étoffe rouge.


L’après-midi fut sinistre. Le rôle et la suprématie de Wat Tyler s’accentuaient fortement. Il commandait et légiférait, devenait une manière de roi de Londres. Mais la foule, le « mob, » avait reniflé le sang. Il convenait maintenant de satisfaire et d’abreuver le monstre.

Toute la journée durant, les massacres se multiplient. Une sorte de méthode, mystique et sommaire, paraît y présider. La décapitation seule est employée, avec des façons de justice populaire exécutive et sans appel. La butte de la Tour voit arriver de nouvelles fournées de victimes. Un financier, Richard Lyons, est saisi et exécuté sur le Cheap. Les hommes de loi, les élèves légistes, les fonctionnaires, tous décrétés traîtres au peuple, sont dépistés, pourchassés, appréhendés par la plèbe et mis à mort. Bien des rancunes, bien des vengeances personnelles trouvent ainsi leur prétexte et leur place. Les Lombards, les Flamands surtout, sont assaillis et lynchés.

Depuis l’expulsion de 1290, il ne subsistait plus à Londres de population juive organisée. Mais les gens de Flandre, au parler germanique, pullulaient et commerçaient. Aux hommes de Bruges et de Gand, on fait prononcer à l’anglaise les deux mots « Bread and Cheese. » Qui ne le peut, qui ne le sait, le paye de sa vie. Le quartier flamand bordait la Tamise. Les cadavres sans tête s’y amoncellent, en paquets et par tas.

Guildliall, l’hôtel de ville, le donjon bourgeois de la Cité, connut l’envahissement et la torche. Une équipe incendiaire s’y transporte. Le dommage heureusement fut minime. Au palais de Westminster, le trésor royal est menacé. Ailleurs, sur les particuliers, c’est l’extorsion de fonds, proportionnelle et variée, qui sévit copieusement. Un ancien lord maire, plusieurs aldermen du parti de l’ordre, actuellement en charge, des commerçans de toute catégorie, des centaines de Londoniens sont ainsi rançonnés,

Innombrables sont les faits de ce genre qui mouvementent ainsi les comptoirs, les boutiques et les maisons de la ville. Comme partisans fougueux des Communes, se distinguent quelques personnages étranges, un très gros bourgeois, Thomas Faringdon, un brasseur, Walter at the Key, un boucher, Adam at the Well. Paris, dans ses convulsions de jadis, a vu paraître ce type de révolutionnaires cossus. Ces directeurs de désordre, ces démagogues argentés rappellent fraternelle nient les agitateurs français de la faction bourguignonne. Ce sont les Caboche, les Le Goix, les Saint-Yon de la cité de Londres.

Entre temps, dans la région suburbaine, vers Hyde Park Corner, à Tothill sous Westminster, à Highbury sur la route du Nord, à Kennington et à Clapham sur l’autre bord de la Tamise, des manoirs, des maisons, des coffres sont dévastés et pillés. Les ruines de Highbury, autre domaine encore de l’ordre de l’Hôpital, résidence intermittente du trésorier massacré le matin même à la Tour, reçurent une désignation nouvelle, dramatiquement perpétuée. Longtemps après, légendaire et persistant souvenir, elles conservaient le nom de Jack Straw’s Castle, — château de Jack Straw, — le chef de la horde sauvage qui en avait opéré l’incendie.

Le roi, de la prairie pacifiée de Mile End, avait pu, en apprenant le massacre de la Tour, gagner sain et sauf, on ne sait par quel itinéraire, à l’autre extrémité de Londres, dans le quartier de Blackfriars, le logis domanial de la Garde-Robe, refuge précaire et quelconque. Sa mère l’y avait rejoint, pâmée de peur et à demi morte, enlevée à temps de la Tour par ses femmes et par quelques fidèles, et jetée tout éperdue dans un canot qui l’emporta sur le fleuve. On l’avait appelée, dans sa jeunesse, « la belle fille de Kent. » Le vainqueur de Poitiers l’avait eue pour épouse amoureuse. Maintenant des émeutiers vociféraient dans sa chambre, — sa chambre de femme et sa chambre de la Tour, — et saccageaient avec outrage son grand lit à colonnes injurieusement bouleversé.

Pendant le reste de la journée et jusqu’au matin qui se leva sur la ville, cet asile de fortune abrita ce qui restait du gouvernement de l’Angleterre. Sur Londres, cette nuit-là, nuit tragique entre toutes, semblaient résonner la prose terrifiante et les versets de colère du Dies Iræ des nations.


IV

Aux premières lueurs de l’aube, le samedi 15 juin, il apparaissait comme évident que la situation, de part et d’autre, ne pouvait se prolonger sous cette forme. Le pouvoir encore existant ne semblait pas susceptible de glisser plus bas. Les nouvelles des comtés étaient aussi détestables que possible. Si les Communes d’Essex avaient effectué leur dispersion, le Suffolk, le Hertshire, se soulevaient à leur tour. Les gens du Herts, la veille, agglomérant tous les ruraux de l’abbaye de Saint Albans, s’étaient mis en marche sur la capitale, et avaient même pris contact avec les chefs des bandes de Kent. D’autre part, les révolutionnaires se trouvaient dans la nécessité d’aboutir. Leur succès commencé voulait une solution. Il leur fallait, ou bien achever d’asservir, ou bien supprimer totalement, si amoindris et défaillans qu’ils fussent, les derniers vestiges gouvernementaux qui semblaient survivre aux scènes anarchiques de Londres et à la dépossession de la Tour.

Aussi bien, sous la pression des faits, quelques pourparlers s’engagent. Ils s’engagent entre le prince et le vrai maître de la Cité, avec Wat Tyler, dont la journée de la veille a décidément assis la réputation de chef et d’entraîneur de masses. Le successeur d’Edouard III négociait avec le roi des Communes. Richard de Bordeaux devait à présent traiter d’égal à égal avec Wat Tyler de Maidstone.

Une entrevue se décide. Elle est organisée pour l’après-midi même, aux portes de la ville, sur le terrain bien connu de Smithfield, où se tenait encore, à une époque toute récente, le vendredi, le traditionnel marché aux chevaux dont parle curieusement Froissart.

Le roi, vers le début de l’après-midi, quitte son abri de hasard. Il se rend à l’abbaye de Westminster. Il fait route par le Strand, en côtoyant les décombres des forges incendiées l’avant-veille, le Temple mis à sac, et les ruines fumantes du Savoy. Un peu plus, il croisait en chemin la sanguinaire cohorte qui entraînait de l’abbaye vers la ville le maréchal Richard d’Inworth, arraché de l’autel où il étreignait la châsse de Saint-Edouard, et destiné au glaive déjà prêt qui l’attendait sur le Cheap. Parvenu cependant sans dommage à Westminster, le roi Richard et sa suite, soixante chevaux à peine, reviennent sur leurs pas. Sans rentrer dans Londres, et longeant à l’extérieur les remparts du Nord-Ouest, le prince et son escorte débouchent avec décision sur le forum de Smithfield.

Sur toute la place, jusqu’aux murs du prieuré de Saint Barthélémy qui la bordent vers le Sud et au Levant, devant l’hôpital et le porche de l’église, vingt mille hommes, assure-t-on, garnissaient le terrain. C’était le rassemblement guerrier des Communes de Kent, auxquelles d’autres comtés, de plus en plus nombreux, s’associaient au loin. Wat Tyler, très en vue, commandait à cette foule et tenait son rôle avec conviction. Il était à cheval et armé.

On lui prêtait, mais avec invraisemblance, l’intention de gagner du temps, de traîner les pourparlers en longueur, pour mieux organiser le pillage total de Londres, avant l’arrivée des bandes rivales du Nord, pourvues d’appétits concurrens. En tout cas, il est avéré que des conversations s’engagent. Par trois fois, le porte-paroles royal se transporte d’un groupe à l’autre. Le souverain, conciliant, paraît avoir atteint, sinon dépassé, la limite extrême des condescendances admissibles. Il s’était peu à peu rapproché de la foule et du chef populaire. Wat Tyler, agressif et provocateur, affecte une aisance infatuée. Le verbe haut, gouailleur et outrancier, il cherche visiblement à faire naître une querelle à froid, une querelle à tout prix, avec tout son imprévu possible, ses déviations éventuelles et ses développemens profitables.

Alors, vers lui, s’avança le lord maire, un Anglais résolu, son cheval au pas, l’épée au flanc. Quelques compagnons l’entourent. Une altercation nouvelle éclate. Les deux équipes se tenaient maintenant vers le porche de l’église. Wat Tyler, directement, s’adresse au prince. Il l’interpelle. Peut-être, par bravade, empoigne-t-il le bridon de sa monture. Le lord maire avait à présent l’arme blanche, nue et forte, à la main. C’était un grand badelaire, tranchant et lourd, manié par un bras vigoureux. On vit un fer levé sur une tête, on le vit descendre et s’abattre, et le roi du peuple, vacillant, chavirer sur sa selle. Avec un bruit sonore et mat, il vint s’allonger par terre. Wat Tyler était mort.


En toute aventure pareille, dans tout drame de cette forme, toujours et en tout lieu, se manifeste une série coutumière de phénomènes, collectifs et consacrés.

D’abord, une ou deux secondes de stupeur massive et de silence. Puis une oscillation de la foule, un flottement désordonné, machinal et tumultueux. Survienne alors un incident qui plaise, un mot qui porte, un geste qui persuade, et la masse populaire, torrentielle et gouvernable, se détourne et s’incline vers telle ou telle orientation fortuite, que le hasard, la fortune, l’inspiration d’un chef ou la couleur d’un emblème lui fait adopter sans réserve et suivre inconsciemment jusqu’au bout.

Wat Tyler à terre, un moment de suffocation muette opprima tout Smithfield. Un cri pourtant finit par jaillir et gagner : « Notre capitaine est mort ! On a tué notre capitaine ! » Plus consternée que furieuse, la clameur voyageait et se répercutait sur la place. Mais déjà cet autre cri commençait à percer : « Tuons tout ! Tuons tout ! » Et les flèches s’encochaient sur la corde nerveuse des grands arcs de bois d’if.

Le jeune roi, par bonheur, sut agir. Spontanément, ou par l’effet de quelque intelligent conseil, il arrête son escorte. Son cheval poussé devant, seul et dégagé de sa suite, le mot de capitaine résonnant toujours au milieu du vacarme, il le saisit au vol et le relance à la foule. « Votre capitaine, » s’écrie-t-il, « votre capitaine, c’est moi, votre roi ! Allons, suivez tous votre capitaine ! » Puis, avec autorité, il prend la tête de la colonne, tournant le dos à Londres, cheminant vers la campagne, au Nord, dans la direction de Clerkenwell, vers la campagne ouverte où la masse populaire, pouvait-on espérer, se calmerait, laisserait évaporer sa colère et se déciderait peut-être à sa dislocation finale.

Le lord maire, son arme sanglante au fourreau, avait pu rentrer dans la Cité, rallier ses hommes, faire monter à cheval les compagnies de Robert Knolles et de Perdiccas d’Albret. En vain, par une manœuvre désespérée, l’un des aldermen révolutionnaires avait-il essayé de leur fermer les portes. Ils sortent avec un millier d’armures et rejoignent en pleins champs la colonne arrêtée. On pouvait aisément tailler en pièces cette cohue démoralisée. Mais le roi reste roi jusqu’au bout. Immédiatement et sans réplique, il s’oppose à tout essai de représailles. D’ailleurs, privés de leur chef, les gens des Communes, hébétés et inertes, se débandent lourdement.

Il semble bien qu’ils soient rentrés dans Londres. Une proclamation les y accompagne. Par les rues et les carrefours, on la crie à haute voix. Avant le lever du soleil, tous étrangers à la ville doivent être sortis des murs. Le pont leur demeurait ouvert. Ils durent y défiler toute la nuit. Puis ils reprennent les routes du Kent et rallient un à un leurs villages et leurs bourgs. Wat Tyler abattu par l’épée du lord maire, l’insurrection, sans recours et sans remède, s’affaissait fatalement. John Bail et Jack Straw ne pouvaient songer à relever le parti. Leur capture, d’ailleurs, ne se fit guère attendre. D’autres sanglans trophées, décor vindicatif du pont de Londres, allèrent bientôt remplacer les mornes débris que la fureur populaire y avait naguère exposés, comme attestation de sa victoire et comme témoignage glaçant de la tragédie de la Tour.


De cette façon, dans Londres, tête et cœur de l’Angleterre, avorta la révolution commencée. La position prise, depuis l’invasion de la ville, par Wat Tyler de Maidstone, la domination ascendante et finale qu’il exerçait sur ses compagnons d’origine, sa qualité reconnue de chef principal de l’entreprise et de maître effectif de la Cité, rendaient sa chute plus expressive et plus impressionnante encore.

Lui disparu, les Communes de Kent débandées, la ville purgée des élémens extérieurs de trouble, les soulèvemens provinciaux, malgré leurs inquiétantes et redoutables proportions, se trouvaient dépourvus de toute direction d’ensemble et de toute éventualité de succès. Le coup de badelaire asséné par un défenseur énergique de l’ordre avait désagrégé le fantôme et fait évanouir le spectre.

Hors de la capitale, les mouvemens régionaux, livrés à eux-mêmes, furent un à un maîtrisés. Partout, le pouvoir, soulagé par l’événement de Smithfield, et profitant des excès commis à Londres et ailleurs après l’entrevue de Mile End, annula les concessions faites et les chartes octroyées. La répression judiciaire des désordres, des pillages et des morts d’homme s’effectua normalement, avec rigueur sans doute, mais dans le cadre exigé par les lois. Elle comporta mainte condamnation capitale, mais sous des formes régulièrement observées, sans affecter nulle part le caractère de représailles collectives.

Le comté d’Essex fut le premier dominé. Le Roi en personne y parut. Là s’était révélé, comme entraîneur de foule, Thomas Baker, boulanger de Fobbing. Le Suffolk avait appartenu, toute une session durant, à un audacieux chef de bandes, John Wrawe, ancien curé de Ringsfield : il se livra lui-même. Dans le Norfolk, Geoffrey Lister, teinturier de Framlingham, commandait une armée manœuvrante et prête à livrer bataille : vers le bord de la côte, sur une lande où les chariots alignés lui servaient de remparts, elle fut anéantie. A Cambridge, l’Université avait été mise à sac. Mais la perturbation ne dura que quatre jours. Le Hertfordshire et les environs de Saint Alban s’étaient progressivement pacifiés. Dans le Kent, si bouleversé, le désarmement s’opéra sans secousse. Avec les derniers jours de juin, on peut considérer la Jacquerie anglaise comme décidément amortie, finissante, ou jugulée.


Ainsi, de l’autre côté de la Manche, le pouvoir et le pays se tirèrent-ils de cette passe infiniment périlleuse.

Certes, le soulèvement britannique, dès le début, comporta d’autres allures que l’insurrection française n’en put jamais présenter. Les Jacques de France ne conquirent jamais Paris. Ils ne forcèrent à aucun moment ni l’entrée du Louvre, ni les portes du palais de la Cité de Lutèce. Leur attaque de Meaux, leur défense de Senlis, leurs combats en Beauvaisis ne sauraient se comparer aux opérations efficaces de Blackheath et de Mile End. Si Wat Tyler périt comme Etienne Marcel, ce fut en présence de vingt mille hommes, et peut-être au moment de s’emparer lui-même de la personne d’un roi.

La France avait vu naître, grandir, et subitement déferler, dans une région circonscrite et restreinte, une émeute effrayante, exterminatrice, mais sans programme et sans formule. La nation anglaise, en 1381, fut assurément plus menacée qu’on ne l’imagine de subir une révolution économique d’une espèce encore inédite, une révolution peut-être moins éphémère qu’on ne pourrait le supposer, peut-être plus inquiétante et plus codifiable qu’on ne serait tenté de le croire.

De cet enseignement du passé, la traditionnelle et moderne Angleterre peut encore tirer quelques leçons.


GERMAIN LEFEVRE-PONTALIS.

  1. Froissart, dans les publications de la Société de l’Histoire de France, au volume X, édition Gaston Raynaud. — Chroniques anglaises de Thomas Walsingham, éd. Henry Thomas Riley, de Henry Knighton, de John Malverne, éd. Joseph Rawson Lumby, du Moine d’Evesham, éd. Hearne. — Memorials of London, éd. Henry Thomas Riley. — Stow, General chronicle of England. — Pauli, Geschichte von England. — Stubbs, The constitutional history of England. — Wallon, Richard II. — Jusserand, Les Anglais au Moyen Age : l’Épopée mystique de William Langland. — W. E. Flaherty, The great revolution in Kent of 1381. — Edgar Powell, The rising in East Anglia in 1381. — Political poems and songs... from Edward III to Henry VIII, éd. Thomas Wright.