Calmann-Lévy (p. 113-123).

XII

QUELQUES MOTS PRONONCÉS
PAR S. M. LA REINE DE BELGIQUE

« Tout le monde sait quel compte il faut faire du roi de Prusse et de sa parole. Aucun souverain de l’Europe n’a pu se soustraire à ses perfidies. Et c’est un pareil roi qui veut s’imposer à l’Allemagne en dictateur et protecteur ! Avec ce despotisme reniant tous les principes, la monarchie prussienne sera un jour la source de malheurs infinis, non seulement pour l’Allemagne, mais pour toute l’Europe. »
(Impératrice Marie-Thérèse.)
Mars 1914.

Cela me fait l’effet d’être loin, loin et perdu, ce refuge de la souveraine persécutée ! Je ne sais depuis combien de temps mon auto, aux vitres cinglées de pluie, roule dans la pénombre des averses et du soir, quand le sous-officier belge, qui guidait mon chauffeur sur ces routes inconnues, m’avertit que nous sommes arrivés. Sa Majesté la reine Élisabeth de Belgique avait daigné m’accorder audience pour six heures et demie ; je tremblais d’être en retard, cette course n’en finissant pas à travers un pays où l’on ne voyait plus rien, — et nous étions à temps, mais tout juste.

Six heures et demie en mars, sous un ciel épais, c’est déjà la nuit noire. L’auto s’arrête, je saute sur le sable d’une plage, et je reconnais le bruit d’une mer toute proche : la mer du Nord, dont on perçoit vaguement, dans l’obscurité, l’étendue imprécise, moins sombre que le ciel. Pluie et vent glacés. Sur les dunes, deux ou trois maisons se dessinent en grisailles, sans lumières aux fenêtres. Cependant une petite lueur de ver luisant accourt à ma rencontre : un officier du service de Sa Majesté porteur d’une de ces lampes électriques que le vent n’éteint pas et qu’on appelle chez nous des lanternes d’apache.

Arrivé à la première maison où l’aide de camp me fait entrer, je veux d’abord jeter mon manteau dans le vestibule : « Non, non, dit-il, gardez-le, nous avons encore à passer dehors pour arriver auprès de Sa Majesté. » Cette première villa n’est que le refuge des dames d’honneur et des officiers de cette cour, au cérémonial maintenant si réduit et qui, chaque soir, par précaution contre la mitraille, s’enveloppe d’une obscurité voulue. L’instant d’après, on vient m’appeler de la part de la souveraine ; avec le même gentil officier et sa même lanterne, me voici courant jusqu’à la villa suivante. Pluie mêlée de papillons blancs qui sont des flocons de neige. On aperçoit, oh ! très confusément, un paysage désertique, des dunes et des sables déployés en un infini presque blanchâtre. « N’est-ce pas, dit mon guide, on croirait un site saharien ? Quand vos cavaliers arabes y sont venus, c’était complet comme illusion ! » En effet, car, même en Afrique, les sables blêmissent dans l’obscurité ; mais c’est un Sahara qu’on aurait transporté sous le ciel triste d’une nuit du Nord et qui y devient par trop lugubre.

Dans la villa, voici un salon bien tiède, bien éclairé, dont les meubles rouges apportent une gaieté et comme un réconfort au milieu de cette quasi-solitude, battue par les rafales d’hiver. Et il y a une joie qui d’abord prime tout, la joie physique de se rapprocher d’une cheminée où flambe un bon feu.

En attendant la reine, j’avise une longue caisse posée sur deux chaises ; elle est en ces fines et incomparables menuiseries blanches qui tout de suite me rappellent Nagasaki, et des lettres japonaises en colonnes y sont tracées au pinceau. L’officier a suivi mon regard : « C’est, dit-il, un magnifique sabre ancien que les Japonais viennent d’envoyer à notre roi. » — Je les avais oubliés, moi, nos si lointains alliés de l’Orient-Extrême. C’est pourtant vrai qu’ils sont avec nous ; quelle étrange chose ! Et, même là-bas, les malheurs des deux charmants souverains sont connus de tous, et on a voulu leur témoigner une sympathie particulière en leur envoyant un précieux cadeau.

Je crois que l’aimable officier allait me le montrer, le sabre du Japon ; mais une dame d’honneur paraît, annonçant Sa Majesté, et vite il se retire…

« Sa Majesté vient », a dit la dame d’honneur. — Cette souveraine jamais vue, que le malheur a comme sanctifiée, avec quelle infinie vénération je l’attends là, devant la flamme de ce foyer, tandis que le vent de neige continue de tout remuer dans le grand noir du dehors. Par quelle porte va-t-elle paraître ? Sans doute par celle du fond, là-bas, sur laquelle mon attention reste involontairement concentrée…

Mais non, voici qu’un léger frôlement me fait tourner la tête du côté opposé, et, de derrière un paravent de soie rouge qui masquait une autre entrée, la jeune reine émerge soudain, si près de moi qu’il ne m’est pas possible de faire les saluts de cour. Ma première impression, furtive bien entendu comme un éclair, impression toute visuelle, impression de coloriste, pourrais-je dire, est un petit éblouissement de bleu : bleu du costume, mais surtout bleu des yeux qui resplendissent comme deux lumineuses étoiles bleues. Et puis tant de jeunesse : vingt-quatre ans, dirait-on ce soir, et encore à peine. Les différents portraits, si peu fidèles, que j’avais vus de Sa Majesté me l’avaient fait juger très grande, avec un presque trop long profil ; et au contraire, Elle est de taille moyenne, avec un tout petit visage aux traits d’une finesse exquise, un visage presque immatériel, si délicat qu’il est presque inexistant auprès de ces yeux d’une eau merveilleuse qui semblent deux pures turquoises, transparentes pour révéler la lumière intérieure. Même si l’on ignorait qui Elle est, si l’on ne savait rien d’Elle, ni son dévouement au devoir, ni la suprême dignité de ses actes, ni sa résignation sereine et son admirable charité toute simple, en la voyant on se dirait dès l’abord : Une femme qui a ces yeux-là, qui donc peut-elle bien être, une évidemment qui plane très haut, une qui ne bronchera jamais et qui, sans même ciller des paupières, saura tout regarder en face, aussi bien les tentations que les dangers et la mort…

Avec quelle respectueuse sympathie, si exempte de curiosité banale, j’aimerais saisir un écho de ce qui se passe au fond de son cœur, devant les drames de sa destinée ! Mais on ne conduit pas à sa guise la conversation d’une reine, et, au début de l’audience, Sa Majesté, avec une grâce légère, aborde différents sujets, comme si de rien n’était ; nous causons de cet Orient où nous avons voyagé l’un et l’autre, nous causons de livres qu’Elle a lus ; on croirait que nous sommes oublieux de la grande tragédie qui se joue, oublieux de ces plaines d’alentour semées de ruines et de morts… Cependant bientôt, peut-être parce qu’un peu de confiance est née, Sa Majesté me parle des destructions d’Ypres, de Furnes, des villes d’où j’arrive ; alors les deux étoiles bleues qui me regardent me semblent s’embrumer légèrement, malgré l’effort pour les maintenir claires :

« Mais, madame, dis-je, il reste assez de murailles debout pour permettre de retrouver toutes les lignes, de presque tout reconstituer dans les temps meilleurs qui approchent.

— Ah ! répond-Elle, rebâtir !… Oui, évidemment, on pourra rebâtir… Mais ce ne sera jamais qu’une imitation, et pour moi il y manquera toujours quelque chose d’essentiel, il y manquera l’âme, qui s’en est allée… »

Je vois alors combien Sa Majesté les aimait déjà, ces merveilles détruites, et tout ce passé de son pays d’adoption, qui survivait là dans les vieilles dentelles en pierre de la Flandre.

Ypres et Furnes nous avaient mis sur la pente des sujets moins impersonnels, et, peu à peu, nous en venons enfin à parler de l’Allemagne. L’un des sentiments qui, semble-t-il, dominent dans son cœur meurtri, est la stupeur, la plus douloureuse en même temps que la plus complète stupeur devant tant de forfaits.

« Il y a quelque chose de changé en eux, — dit-Elle, à mots entrecoupés. — Ils n’étaient pas ainsi… Ce kronprinz, que j’ai beaucoup connu dans mon enfance, il était doux et rien en lui ne faisait prévoir… J’ai beau y penser nuit et jour, je n’arrive pas à comprendre… Non, autrefois ils n’étaient pas ainsi, j’en suis sûre… »

Je sais bien que si, moi, comme nous le savons tous, je le sais bien que, sous leur épaisse hypocrisie, ils étaient déjà tels, depuis les origines. Mais comment oserais-je contredire cette Reine, qui est née parmi eux comme une jolie fleur rare parmi des orties et des ronces ? Certes le déchaînement, auquel nous assistons, de leur barbarie latente est l’œuvre de ce « roi de Prusse », fidèle continuateur de celui que stigmatisait jadis la grande Marie-Thérèse ; c’est bien lui qui, suivant l’âpre et si juste expression américaine, leur a enflé la tête. Mais ils étaient ainsi de tout temps, et, pour juger leurs âmes de mensonge, de meurtre et de rapine, il suffit de lire leurs écrivains, leurs penseurs, dont le cynisme nous confond.


Après un instant d’hésitation, pendant lequel on n’entend plus que le bruit du vent au dehors, me souvenant que la jeune reine martyre était princesse de Bavière, je me permets de rappeler que les Bavarois de l’armée allemande se sont inquiétés des persécutions contre cette Reine de Belgique, issue de leur race, et indignés même quand le Monstre qui mène le sabbat a cherché à repérer ses enfants pour les arroser de mitraille.

Mais la Reine, soulevant un peu sa petite main, qui était posée sur les mailles de soie de sa robe, esquisse un geste qui signifie quelque chose d’inexorablement définitif, et, à demi-voix grave, elle prononce cette phrase qui tombe dans le silence avec la solennité d’un arrêt sans recours :

« C’est fini… Entre eux et moi, il y a un rideau de fer qui est descendu pour jamais. »

En même temps, au souvenir de son enfance, sans doute, et de ceux qu’elle aimait là-bas, les deux claires étoiles bleues qui me regardaient s’embrument tout à fait, et je détourne la tête pour n’avoir pas l’air de m’en être aperçu…