Eugène Figuière (p. 235-260).


CHAPITRE XVI


Gilette Destange — comme toutes les femmes de France — connut le supplice des semaines sans lettre venant du Front. L’un de ses fils combattait en Argonne, le second en Champagne. Ces deux provinces étant l’objet d’attaques répétées, ses nerfs passèrent par toute la gamme des inquiétudes et des transes. Son mari, brave homme insouciant, que la guerre n’avait secoué que le jour de la mobilisation, rapportait chaque soir le communiqué. Après l’avoir interprêté à l’aide de petits drapeaux plantés sur une carte Taride, il s’endormait ponctuellement comme sonnait dix heures à Saint-Germain-des-Prés.

Gilette restait méditative sous la lampe, les deux joues dans ses paumes amaigries. Régulièrement elle se levait après quelques minutes de rêveries, et se dirigeait vers un placard dont elle gardait la clé sur elle. Religieusement — ainsi qu’elle l’eût fait pour des objets sacrés — elle prenait un livre, un cahier, un compas, et commençait un exercice astrologique. C’était le cadran fatidique de la guerre qu’elle s’obstinait à établir. Toujours elle retrouvait mêmes planètes, les mêmes chiffres et chaque soir elle murmurait :

— Ah ! Quel malheur ! de ne pas savoir lire dans le ciel ! Cinq fois Saturne et trois fois le Soleil. Jupiter à peine en domination… Qu’est-ce qu’il faut entendre par là ? Combien de temps durera la guerre ? Trois fois le soleil !… Ce ne peut être trois jours ; c’est peut-être trois saisons… ou alors ce serait trois ans ! Ce n’est pas possible qu’on se tue pendant trois ans !…

Quand elle avait recommencé ses calculs elle constatait que les feuillets de son livre ne lui livreraient plus aucun secret et elle fermait en soupirant sa reliure sombre. Elle revenait alors à son placard, et en sortait deux petites boîtes. C’était le tour de tarots compliqués, dont les oracles se basaient sur la signification des nombres, d’après les Chaldéens. Mais son angoisse ne s’accommodait pas longtemps de ce jeu ; elle voulait savoir. Elle voulait. — comme les initiés, — pénétrer le secret des résultantes, et connaître la destinée de la France et celle de ses fils.

Après avoir vérifié si son mari dormait profondément, elle prenait pour essayer d’arriver à ce but, — et cela chaque soir — une boule de cristal posée sur un piedestral d’ébène. Les yeux fixés vers le centre elle attendait.

Cet exercice d’hypnose durait au moins une demi-heure ; elle s’y adonnait depuis le mois de mars 1915 mais elle n’avait obtenu aucune manifestation. Le découragement n’étant pas le propre des théosophes, elle s’acharnait. Et voilà qu’un soir elle aperçut tout au fond du cristal un nuage irisé de toutes les couleurs du prisme. Du milieu de cette ouate lumineuse sortit le dessin d’un nez et d’une molaire. Troublée et toute tremblante elle vint se blottir contre son placide époux, car tous les « sujets » commencent toujours par avoir peur des visions qu’ils provoquent.

Mais le lendemain la tentation la reprit et elle recommença. Cette fois, au bout d’un quart d’heure, elle poussa un cri de bête, et M. Destange, réveillé en sursaut, trouva Gilette la tête renversée et prise de syncope. Il lui donna les soins maladroits que tout homme imagine devant un malaise de femme ; il lui tapota dans les mains tout en aspergeant son visage à l’aide d’une carafe. Au bout de quelques minutes elle reprit ses sens et éclata en sanglots.

— René vient de mourir ! dit-elle.

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Je l’ai reconnu, il était tout ensanglanté.

— Où l’as-tu vu, notre René ?

— Là ! dit-elle en montrant la sphère transparente.

— Je te disais bien que tu deviendrais folle avec tes astres et ton occultisme. Viens te coucher ; cela vaudra mieux.

— Je suis sûre de l’avoir vu. Il était couché, la têté enveloppée de toile. J’ai regardé à travers les bandes… Il avait le nez arraché, la joue trouée et le maxillaire brisé.

— Ma pauvre Gilette tu me navres ! C’est idiot ce que tu racontes.

Buttée dans l’interprétation du phénomène qui venait de la troubler, Madame Destange répétait en pleurant.

— Je te dis moi, que René est blessé !… Il avait les yeux clos, mais peut-être n’est-il pas mort ; peut-être dormait-il simplement ; mais pour blessé, il est blessé ! En sa qualité de « Marsien » il devait l’être à la tête.

Les railleries de son mari la suivirent jusqu’au sommeil. Le lendemain elle n’osa pas sortir tellement elle s’attendait à une catastrophe. Pourtant le jour passa sans lui apporter des nouvelles des enfants. Le soir, elle reprit la boule et suffoqua d’angoisse.

— Mais regarde… cria-t-elle en appelant son compagnon déjà ronflant… Il est là… Là.

Le dormeur impressionné, mais grognon, se leva lestement et s’évertua à chercher une trace d’image dans le verre lisse. Rien ne se dessinait à sa vue.

— Je ne vois rien… Rien, dit-il un peu déçu…

— Comment, tu ne distingues pas ?

— Rien, je ne vois rien, tu perds la raison.

Pour la seconde fois, la nuit passa sur l’incident, et comme la bonne apportait le courrier en même temps que le chocolat, Monsieur Destange prit tout naturellement le paquet de lettres qui était sur le plateau le 28 mai 1915.

— Rien des enfants ? fit Gilette en baillant.

— Je ne trouve pas leur écriture… Ah ! oh !… ah ! par exemple !

— Quoi donc ?

— Ce n’est pas possible… Tu le savais !… Dis que tu le savais qu’il est blessé !…

— René ! René ? N’est-ce pas ? Où est-il ? Quelle blessure ?

Elle arracha des mains de son mari la lettre qu’il tenait et lut avidement :

« Monsieur, votre fils Monsieur René Destange, sergent au 25e est en traitement ici. Ses blessures à la tête sont assez sérieuses pour qu’on l’oblige à rester immobile. C’est pour cette raison que je vous écris ; il n’est atteint ni aux jambes ni aux bras. Il vous prie de préparer sa mère à la douloureuse nouvelle. Nous croyons que Madame Destange agirait sagement en ne témoignant aucune émotion à la vue du malade. Il est défiguré mais ce ne sera peut-être que momentané ; néanmoins cela le préoccupe beaucoup.

Mes très sincères compliments ».

Julie de Montgers.

Infirmière, Hôpital auxiliaire 29.

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Les deux époux atterrés se regardèrent longuement.

Voilà donc ce qu’ils avaient fait de leur enfant ces immondes Germains !… Un objet d’horreur ; un être dont on allait se détourner avec un dégoût mêlé de respect. Certainement ses cicatrices prouveraient qu’il avait été un héros ; mais, si la gloire suffit à engendrer l’amour, la laideur excessive n’est-elle pas une barrière insurmontable aux étreintes. Lui qui paradait jadis dans les salons avec des moustaches conquérantes, aux pointes desquelles venaient se piquer les cœurs des jeunes filles ; lui dont le regard soumettait les plus cruelles allumeuses, lui enfin qui avait juré à sa mère de se marier afin de lui donner des petits-enfants, il était laid ! Il était défiguré !… Gilette ne pleura pas ; le père seul s’attendrit.

— Quel épouvantable malheur !

— Pour lui surtout, car pour nous, s’il vit, nous le trouverons toujours charmant. Mais que souffrira-t-il quand des yeux de jolies femmes se détourneront de lui !

— Bah ! Il épousera une brave fille qui l’aimera quand même.

— Hélas !

Elle courut à l’ambulance de son fils et resta pétrifiée sur le seuil de la petite chambre qui lui était réservée. Il était exactement tel qu’elle l’avait aperçu dans la sphère de Cagliastro. René Destange voyait imparfaitement à cause des épaisseurs du pansement mais il attacha ses yeux sur ceux de sa mère, et les premiers mots qu’il s’efforça d’articuler furent :

— Est-ce que je serai repoussant ?

— Jamais de la vie, les cicatrices seront à peine visibles.

En réalité, la déchirure de sa joue laissait à nu la plaie interne faite de l’éclatement des maxillaires. Sa lèvre supérieure, fendue, rendait encore plus affreux le trou sinistre que l’arrachement du cartilage nasal avait creusé. C’était épouvantable ! Aussi, — bien qu’il pût se lever, — le médecin le retenait au lit pour lui éviter la franchise des miroirs.

Comme tant de mères, Gilette Destange passa de longues heures muette auprès de ce lit d’hôpital. Que dire à des hommes que la guerre a métamorphosés en monstres ? Faut-il leur parler d’espoir, ou de regrets ? Faut-il pleurer sur le passé ou sur l’avenir ? Elle arrivait ; embrassait le menton qui émergeait des compresses et s’asseyait. De temps en temps, elle nommait une de ses anciennes bonnes fortunes, et lui, tournait rapidement la tête en murmurant : « Tais-toi ! » Au départ. Elle lui disait : « Mon fils » avec une tendresse grave et profonde, et René répondait « Maman » comme il eut prononcé : « Mon Dieu ! »

Dès que l’amélioration des plaies permit une alimentation plus substantielle le médecin fut bien forcé d’autoriser René Destange à se lever. S’accrochant aux meubles tant il était ému, il se dirigea vers une glace.

— Où allez-vous sergent ? dit une infirmière dont la jeunesse lui plaisait.

— Comme Narcisse, je vais à la source contempler ma beauté ! dit-il.

La déformation du maxillaire l’obligeait à prononcer « Narchiche ». La jeune femme tressaillit mais ne changea rien à son sourire. Au contraire, elle lui prit le bras, et, — comme il frissonnait en regardant sa bouche déviée, et la platitude de son masque, — elle dit gaîment :

— Eh ! Bien ? avez-vous assez l’air d’un chevalier du moyen âge ? Ce heaume de toile est-il artistement roulé ?

— Très bien !… Mais quand on lèvera ce heaume, que verront les… Il n’osa dire « les femmes » tellement il sentit que sa hideur les lui rendait inaccessibles.

— Un héros, Monsieur, un héros à qui Monsieur Sébilo aura greffé un nez grec, et dont la moustache cachera les cicatrices de la lèvre.

Le malheureux accepta l’aumône de cet espoir, et se grisa de tous les mensonges pieux que lui firent celles qui l’approchèrent. Car il faut le reconnaître ; pas une moinelle des boulevards ; pas une linotte de salon, pas une fillette même, ne faillit au devoir de paraître ignorer les laideurs glorieuses.

Mais la mère était inconsolable, et inquiète ; tous les soirs elle faisait la révolution de l’horoscope de Daniel, son second fils. En juillet 1915 celui-ci lui envoya sa photographie.

— C’est lui qui te donnera les petits enfants que je t’avais promis, dit René en admirant le bel artilleur que dessinait l’image.

— Allons donc… Toi aussi tu te marieras ! C’est écrit dans ta main.

L’obsession de l’occultisme maternel le faisait toujours sourire ; et, quand la pauvre Gilette répétait pour la millième fois :

— Je savais que tu ne mourrais pas ; tu avais Mars Couronné en maison I

Il répondait, la bouche affreusement de travers

— Il aurait mieux fait de m’envoyer sa couronne dans la tête, au lieu de me l’aplatir sur le nez, ton sacré Mars !…

Ces petites discussions distrayaient les promenades de la mère et du fils, dont la conversation commencée déviait en une communion spirituelle des plus consolantes. Privé par l’éducation laïque de l’appoint moral des principes religieux, René Destange se trouvait — au moment de l’Épreuve, — dans la situation d’un homme placé au bord d’un précipice, sur un étroit chemin dénudé de parapet. Le vertige commençait à le saisir. La guerre l’avait d’un seul coup projeté jusqu’au sommet de l’héroïsme, et les mille imperfections humaines et sociales, lui apparaissaient, — des hauteurs où il était monté — comme un abîme impossible à combler ou à franchir.

— Combien faudrait-il de cadavres pour que les êtres qui grouillent dans les bas fonds de la cupidité et de l’inertie puissent se hausser jusqu’à l’idéal ? Mon sacrifice a peut-être été inutile ! Murmurait-il parfois.

— Tu blasphèmes René… Rien ne se perd, tout s’équilibre.

— L’équilibre !… Où est-il ? Trouves-tu juste par hasard, que moi, qui n’ai pris aucune part dans les responsabilités de l’heure, j’expie toute ma vie les erreurs des autres ?

— D’autres expieront les tiennes. Tu es malheureusement né dans le cycle de Mercure qui veut le mouvement des pensées et des corps. Tu as couru comme ceux de ta génération d’un bout à l’autre de la terre ; tu as traversé les mers, fendu les airs et tu as oublié le Maître. Oui… Le Maître ! Comme un simple valet qui fouille dans les secrets de celui qui l’occupe, tu as été le pilleur sans vergogne de la nature ; puis tu as festoyé, et, croyant le Maître absent, tu as nié son existence pour jouer à l’omnipotent.

— Mère… Tu ne vas pas me servir Dieu ?

— Je te parlerai du Destin, qui est à mon avis le pseudonyme à la mode de Dieu. Chez les théosophes, c’est sous ce nom qu’il déguise sa noblesse. Crois-moi, ne te révolte pas, ceux qui sont morts…

— Sont plus heureux ! Ils sont beaux, on les admire.

— Mais ceux qui vivent ? On les aime, je te l’affirme. Vénus accompagne Mars comme une cantinière suit un régiment.

C’est ainsi que, moitié rieuse et moitié sérieuse, Gilette — imitant en cela toutes les femmes de France — apaisait les petits orages nés de la grande tempête nationale. Qui dira jamais la mission de paix que durent accomplir les héroïnes du foyer de 1914 à 1917. Le lait politique qu’on baptisa l’Union Sacrée bouillait à chaque injustice, et menaçait de déborder. C’est du fond de leur cœur, rompu à la résignation des quotidiennes tyrannies masculines, qu’elles tirèrent les ressources d’un idéalisme reposant.

Pendant que l’Usine, la Bourse ou la Volupté avaient absorbé les hommes de la génération inconsciente, l’Église ou les cénacles spirites avaient donné asile à la foule inoccupée ou opprimée des femmes, et elles en avaient reçu, en guise de distraction ou d’indemnité, des leçons de philosophie. Avaient-elles aussi mal pensé que les pères ou les frères avaient mal agi ? Qu’importe ? Le miel de l’idéal récolté sur les fleurs du catholicisme ou du boudhisme sécha leurs larmes et détourna bien des colères !

En septembre 1915, René Destange — le profil redevenu humain par une greffe savante restait la bouche tordue, l’œil gauche creusé, et la chair labourée de sillons pourpres et luisants. Muni d’un congé de quatre mois, il habitait maintenant chez ses parents. Avant de le renvoyer sur le front, les médecins voulaient attendre que l’articulation gauche de la mâchoire ait repris sa souplesse, car l’ankylose gênait le fonctionnement de l’ingénieux râtelier qu’on lui avait fabriqué.

À cette époque, la France impatiente de secouer enfin le joug de l’opresseur haletait dans la crainte et l’espoir d’une offensive. Gilette, — l’âme dressée dans l’épouvante d’un danger, — s’en allait plus pensive encore que de coutume. Le soir, elle s’enfermait avec les instruments chers aux médiums, et cherchait à provoquer des visions.

— Je veux voir l’aura de Daniel ! répétait-elle pour fixer la télépathie mystérieuse en s’hypnotisant sur la boule de cristal.

Trois fois, elle aperçut son fils cadet. Il était auréolé d’une atmosphère pourpre, mais nulle blessure ne déformait sa silhouette. À force de regarder, elle décerna dans le halo qui l’entourait ce signe ♂ qui se balançait sur la tête de l’artilleur comme une épée de Damoclès.

— Quel danger marsien le menace donc ! pensait Gilette que la flêche de mars inquiétait.

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— Maman ! Maman ! la première ligne est percée et la seconde aussi… On les aura… Enfin !

C’était René qui informait ainsi sa mère des événements de Tahure — il doit avoir pris quelque chose pour ses oreilles mon pauvre frère. Qu’en dis-tu ? Soixante-dix heures de bombardement !

Dix jours plus tard, alors que toutes les familles s’inquiétaient de savoir quelle contribution de deuil leur imposait cette victoire, Gilette reçut un mot portant le sceau des Quinze-Vingt. L’adresse était bien de la main de son fils, mais l’écriture suivait une courbe étrange. Sur la feuille de papier ces simples mots :

— « Viens, Maman ! Daniel ! »

Comme une condamnée qui gravit lentement le dernier pas de son calvaire, Madame Destange ne dit mot. Très calme en apparence, elle mit un manteau, un chapeau, mais René qui la contemplait vit ses épaules se voûter et toute sa personne s’étriquer comme si quelque étau magique eut pressé sa matière. Elle se retourna et son visage était subitement si vieilli que le convalescent supplia :

— Mère… Laisse-moi t’accompagner.

— Non… Lui et moi… Nous nous comprendrons mieux.

Elle arriva toute pâle et toute menue à l’hôpital et demanda son fils. Une infirmière vint et le dialogue des deux femmes fut très court.

— Vous êtes Madame Destange ?

— Oui… Mon fils est ?…

— En traitement ici… Oui.

— Pas de détours… la vérité je vous prie…

Quelle sentence ?

— Décollement de la rétine.

— Bien… Par conséquent incurable… Conduisez-moi près de lui voulez-vous ?

— Le voilà… dit l’infirmière en désignant un militaire assis à l’ombre sur un banc dans la cour.

Tant de calme l’effrayait de la part d’une mère. Ce n’était pas ainsi que généralement on accueillait la terrible nouvelle. Par prudence elle ne s’éloigna pas et regarda. Elle vit Gilette avancer à petit pas, — les mains jointes comme pour une ardente prière, — puis contempler longuement son petit dont les prunelles claires pouvaient impunément braver le soleil. Elle approchait sans hâte tandis que Daniel l’oreille tendue se redressait soudain. Toute la figure de l’aveugle exprimait l’anxiété…

— Tu m’a devinée, n’est-ce pas ? dit la mère en ouvrant les bras.

Le soldat s’était levé dès la première syllabe. On voyait au battement de ses paupières qu’il cherchait à prendre contact avec la lumière, et comme son supplice était récent, deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

— Ne pleure pas, Daniel… Embrasse-moi !

Ils s’étreignirent et Gilette s’assit près de lui, la main dans la main de son fils.

— Regarde-moi dit-elle au bout d’un silence.

— Hélas !…

— Comprends-moi bien ; je ne te dis pas de me regarder avec les yeux de ta chair mais avec ceux de ton âme. Tout à l’heure tu m’as vue arriver. Ne dis pas non. Je suis sûre que depuis que tu es assis là, bien des pas ont résonné à ton oreille et bien des gens t’ont regardé. Pourtant tu as reconnu mon approche au trouble de quelque chose d’infiniment sensible qui est en toi. C’est ton âme cela. Je t’apprendrai le mystère des organes que nous portons à l’état latent.

— Est-ce possible Mère ? Il y a huit jours que je suis ici. Le major m’a dit hier seulement la vérité sur mon malheur et je t’ai appelée. Je craignais que tu ne succombes de chagrin ; et c’est toi qui me réconforte au contraire et me fais espérer une vie nouvelle.

— J’ai voulu venir seule parce que ton père et ton frère exhaleront leur douleur en inutiles jurons ; et que si je t’avais ainsi parlé devant eux, ils m’auraient traitée de folle. Essayons d’abord les exercices spirituels et gardons pour nous ces travaux. Pour commencer, dirige ta volonté comme si tu devais regarder avec des yeux qui seraient situés au milieu du front, presque à la racine des cheveux. Tu me diras demain ce que tu auras vu.

— Ne prononce pas le mot voir… Il me fait mal.

— Tu l’emploieras quotidiennement avant peu. À demain mon fils.

Leurs baisers d’au revoir furent presque heureux.

Quelque chose d’immatériel semblait s’être tissé autour d’eux qui les rendait désormais indispensables l’un à l’autre. C’était aussi ténu que la fragilité du petit suspendu à la main maternelle, et aussi peureux que la sollicitude d’une mère-grand. C’était délicieux !

Quand le frère et Monsieur Destange vinrent à leur tour, ils firent ressasser à l’aveugle les conditions de son accident ; ils parlèrent de la bataille, des indemnités, mais aucun d’eux ne sut lui faire oublier son infirmité.

— Je sortirai toujours avec toi ! dit René.

— Ta vie matérielle est assurée ! affirma le père ! Mais ces mots le laissaient dans l’obscurité de son in-pace.

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En octobre, le journal Le Matin annonçait une prise d’armes aux Invalides pour le lendemain onze heures et dans l’appartement de la famille Destange tout le monde était fébrile. On astiquait ferme à l’office les boutons de l’uniforme de « Monsieur René » car tout le monde irait assister à la remise de la médaille militaire de « Monsieur Daniel ». Gilette elle-même — dont les dernières clartés de jeunesse s’étaient éteintes depuis le coup suprême — tâchait de se préparer une tenue moins sévère. Elle essayait un col de linon et coiffait un nouveau chapeau ; mais elle s’énervait à ces détails. N’y tenant plus, elle interrompit la lecture de son mari :

— Est-ce que tu ne trouves pas qu’Ils sont en retard ?

— Mais non ! René est allé chercher Daniel et ils seront ici dans quelques minutes.

— Si nous allions à leur rencontre ?

— Le temps est beau ? Pourquoi pas ! Je prends ma canne.

Le père et la mère — arrivés sur les boulevards — virent de loin leurs deux fils assis sur un banc. Ils étaient flanqués à droite et à gauche de midinettes charmantes. — Regarde-les tes gaillards ? Mimi Pinson et la cocarde ! Tableau !

— Chut !… Retournons… Laissons la jeunesse semer des fleurs sur les ruines.

La main de René saisissait au vol, à ce moment, la main d’une des fillettes qui la lui laissa un instant, tandis que sa compagne dit à Daniel :

— Vous serez ici demain à la même heure ?

— Non… Demain nous serons aux Invalides. Il va recevoir la médaille militaire… Le veinard ! dit René.

— La médaille militaire ? Comme c’est beau ! Alors nous irons par là nous aussi !

Un sourire flotta sur les lèvres de l’aveugle et les deux frères se levèrent en hâte.

— Midi !… Nous allons être grondés, dit René, sans repentir. Mon vieux, la petite brune a une bouche… une vraie cerise !…

— L’autre aussi est jolie… Je l’ai vue… Elle irradie du clair un peu rosé.

René ahuri regarda son frère qui sentit sa muette interrogation.

— Cela t’étonne ? C’est pourtant vrai. Je ne puis plus distinguer, sans le secours des mains, la forme d’un visage, mais grâce à Mère, je vois maintenant les âmes.

— Allons donc… L’âme est une invention.

— Non… C’est une émanation ; et dès qu’un être approche de moi je le distingue avec les yeux de ma volonté. Te souviens-tu du globe opalin qu’on montrait à l’Exposition de 1900 au Palais de la lumière ?

— En effet, on l’appelait la lumière éternelle. C’était une phosphorescence comme on en voit sur les grèves à certaines marées.

— Eh bien ! cette restitution lumineuse ressemble à celle des corps et des pensées ; elle se condense en un nuage lumineux qui m’est perceptible. Je ne suis pas le seul qui perçoive cela, mais c’est maman qui la première a guidé ma raison, et m’a appris à me servir de mes antennes immatérielles…

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Le lendemain, la foule contenue par le service d’ordre pendant la cérémonie se dispersait en groupes joyeux, quand René vint prendre le bras de Daniel et lui donner l’accolade fraternelle.

— Par ici le héros ! disait-il avec fierté, par ici la sortie sur le cœur de la mère qui pleure de joie.

Croirais-tu que père et moi n’avons pu arrêter ses larmes ! Elle si courageuse et si forte devant le malheur !

Un moment Monsieur et Madame Destange, René et Daniel s’étreignirent en pleine brume, répétant en une délicieuse incohérence des mots sans suite, dont la banalité satisfaisait pourtant leur joie. — Bravo ! Bravo ! Tu l’as bien gagnée !… Attention… l’épingle est de travers !… Elle fait très bien sur le drap foncé !… Elle ferait bien aussi sur du bleu clair !…

Et pendant que s’énervait ainsi toute une famille, les midinettes de la veille ne savaient comment offrir les bouquets de violettes de deux sous qu’elles avaient achetés pour leur flirt de guerre. Pourtant elles se risquèrent.

— Voilà Monsieur ! on vous avait bien dit qu’on serait là !

Puis toute leur audace s’évanouit et elles se sauvèrent en courant et en riant, après avoir planté leur hommage parfumé dans les mains pendantes de l’aveugle. Celui-ci sourit ; et quand la galopade des Mimi Pinson s’éteignit sur le trottoir il offrit un des bouquets à son frère.

— Tiens, René, celui-ci était pour toi.

— Mais pas du tout.

— Si, si, c’est celui de la brune à la bouche en cerise.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai vu l’autre. Elle était bien émue… Son âme tremblait…

Mais leur conversation fut interrompue par des exclamations et des présentations. Une dame en deuil et un lieutenant amputé de la jambe droite les abordaient.

— Comment, Madame, c’est votre fils ?…

— Hélas ! dit Gilette. Mais je ne me trompe pas… Les événements ont un peu troublé ma mémoire… C’est bien à…

— Madame Lartineau… Oui !… Je vous ai rencontrée chez Madame Rhœa, puis aux réunions de l’U. F. F. et aussi au service du Ravitaillement.

— Tous mes compliments, Madame. J’ai lu dans les journaux que votre mari a été nommé général et je vois que votre fils a reçu tout à l’heure la Légion d’honneur, reprit Gilette Destange quand les hommes marchèrent en avant.

— Chut ! ne parlons pas de la croix ; entre femmes parlons plutôt du Chemin de la Croix. J’ai un fils tué, celui-ci mutilé et deux autres sur le front. Quant à mon dernier il est de la classe 17 et partira sous peu.

Tout en devisant ainsi les compagnons de gloire et leurs amis arrivèrent devant Saint-Germain-des Prés.

— Permettez-nous de vous quitter, dit Mme Lartineau très simplement. Mon fils et moi allons remercier Dieu de la grâce de ce jour.

Cette phrase fit sourire M. Destange qui s’inclina cependant avec respect devant la mère douloureuse et résignée.

— Encore une que les canons ont rendue à l’Église, dit-il quand la générale disparut sous le portique.

— Tu fais erreur ; il y a dix-huit ans — alors que son mari était simple lieutenant — elle avait une foi aussi robuste qu’aujourd’hui.

— Alors c’est une exception… Je la prenais pour une des nouvelles recrues de la religion. Les curés ont beau jeu depuis quelques mois ; je ne crois pas beaucoup à la solidité de cette piété éclose sous la mitraille. Elle vaut ce que valent les patenôtres des femmes quand luisent les éclairs et que gronde le tonnerre.

— Père… les soldats n’ont pas peur ! ce n’est pas la même chose dit Daniel gravement.

Ce fut un repas discrètement joyeux qui réunit chez les Destange quelques amis du maître de céans. Ils frisaient tous la soixantaine et portaient sur leurs masques à bajoues, la quiétude du long égoïsme qui avait été leur dogme. Ils parlèrent de la guerre — naturellement — et chacun d’eux prétendit l’avoir annoncée.

— Pourquoi ne l’a-t-on pas préparée puisque tout le monde la prévoyait dit René que leur majesté de pantouflards agaçait un peu.

— C’est l’éternelle lutte du pot de terre contre le pot de fer ; répondit l’un d’eux, avec des intonations d’incompris.

— C’est plutôt la lutte du pot de fer contre le pot de vin riposta Daniel.

— Allons, mes enfants, soyez d’accord… De toute éternité le pot de terre a été brisé par le pot de fer, et le pot de vin a été versé dans le pot de fer.

Tout le monde rit, comme il convient à Paris quand on aborde au sujet grave, et l’on causa de la prise d’armes.

— Comme elle est belle cette Madame Lartineau ; fit Daniel avec extase.

— Belle ! pas du tout ! elle n’a même jamais dû l’être, répondit le père.

— Et moi, je prétends qu’elle a dû l’être toujours. Je n’ai jamais rien vu d’aussi lumineux qu’elle.

Les convives regardèrent avec étonnement l’aveugle qui, lui, souriait à un souvenir.

— Tu as vu Madame Lartineau ? dit Monsieur Destange dont l’espoir d’un miracle traversa l’esprit.

— Elle est grande, elle est blanche, et elle est forte.

— Tu sais bien, papa, que Daniel a une perception particulière des choses et des gens.

— Ah ! oui… j’oubliais… les œufs ! Figurez-vous mes amis que ma femme a un dada et qu’elle l’a fait enfourcher à son fils. Demandez-lui donc sa théorie de la couvée.

— Je vous en prie, madame ! supplia le plus galant des vieux messieurs.

— Je n’en fais pas mystère acquiesça Gilette toujours aimable. Je pose en principe que le corps n’est qu’une enveloppe… un œuf dans lequel se développe le germe de l’âme. Que se passe-t-il avec des œufs ordinaires ?

— On en fait des omelettes ? — Fort bien. Mais on ne les casse pas tous ; il en est que des poules couvent.

— C’est quelquefois vrai, mais il me semble que pour la plupart ils se laissent brouiller avec des pointes d’asperges.

— Ceux qui sont couvés subissent un trouble, une décomposition, d’où sort un être que nul ne voit encore, et qui, pourtant, grandit. Un jour le poussin est enclos dans la coque avec tous ses organes ; et certainement alors, il doit entendre déjà les bruits du monde où il va faire son apparition. Quand l’heure vient où ce monde l’attire, il perce sa coquille, perçoit des sensations nouvelles au contact de l’air ; sa tête émerge, ses ailes s’éploient et il sort enfin abandonnant avec dédain son berceau vide et brisé.

— Jusqu’à présent je crois comprendre.

— Les hommes sont couvés par la vie ; et l’âme qu’ils doivent devenir un jour grandit lentement en eux. La mort vient libérer l’être futur, et le mystère de l’au-delà ne peut pas plus livrer son secret à notre humanité, qu’un poussin ne peut faire entendre à un œuf quelle pourrait être sa destinée.

— Le dialogue serait difficile en effet.

— La religion — quel que soit le nom qu’elle porte — fait l’office de S. F. ; elle établit une liaison, et les âmes prennent conscience d’elles-mêmes, avant leur sortie de l’œuf.

— L’œuf, étant le corps, vous entendez par là que les pressentiments, par exemple, sont déjà une sensation perçue par un organe invisible de l’âme. Quelque chose comme l’oreille du poussin ?

— Parfaitement ! Eh bien ! admettez qu’un accident enclose hermétiquement une âme dans un corps. Si vous niez l’âme vous ne vous en occupez pas, et la réclusion perpétuelle sera pour cette existence une torture affreuse imposée par votre ignorance.

— Vous m’épouvantez… vous croyez qu’elle ne se tirerait pas d’affaire toute seule ? plaisanta le second ami de Gilette.

— Je crois que si, mais seulement à la longue, après bien des désespoirs et des tâtonnements. Pourquoi laisser se débattre une fragilité ? Les religions ont cela de divin qu’elles nous accoutument à cette révélation, qui contient tout l’espoir et toute l’énergie.

— Mâtin… je n’aurais jamais cru — lorsque je faisais figure de coq — que les poules en savaient autant.

— Mais aussi, pourquoi met-on les coqs sur les clochers, tandis que les poules vont à l’église ? dit René en souriant.

— Parce qu’en France ce ne sont que des girouettes conclut la mère gagnée par la gaîté ambiante.

Comme Gilette et Daniel s’installaient en un coin pour parler encore de cet avenir qu’ils percevaient, sans pouvoir le dépeindre, — René — que la déchéance de sa beauté laissait endolori — vint écouter à son tour. Peut-être que, là, gisait le remède à son amertume.

Monsieur Destange et ses amis, plus railleurs que jamais, allumèrent des cigares et — entre deux bouffées, — ils laissèrent tomber sur un ton supérieur :

— Regardez-les…

— Ce qui prouve une fois de plus que le mysticisme est le propre des faibles !…

— Les femmes et les infirmes, voilà les conquêtes des religions !…

Mais Daniel qui avait l’oreille fine et la susceptibilité prompte répliqua :

— Pour railler notre mysticisme, il faudrait que les esprits forts n’aient pas engendré notre faiblesse et nos infirmités. Pour se proclamer matérialiste il faut avoir asservi la matière et non pas l’adorer. Ainsi… les Allemands — ces mystiques par excellence — sont les vrais matérialistes de l’heure…

— Alors — je n’en suis plus, dit un convive en prenant congé, gaîment, je ne veux pas me trouver en aussi mauvaise compagnie !

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