Eugène Figuière (p. 189-200).


CHAPITRE XIII


Quand Jeanne Deckes quitta Rhœa en gare de Soissons, son billet devait la conduire à Longuyon où les femmes de France l’avaient priée d’assurer le service médical d’une formation de la Croix-Rouge. Les lignes — encombrées par la montée des troupes et la descente des évacués — faisaient passer le ravitaillement des soldats avant le transit des civils, ce qui obligeait ces derniers à des zigzags extravagants à travers les provinces. Et il était courant, que, parti pour une station, on soit débarqué dans une autre. Cette mésaventure advint à la doctoresse.

Un fonctionnaire lut précipitamment sa feuille de route, et sans plus ample examen, l’embarqua pour Longwy au lieu de Longuyon.

C’était aux heures tragiques des incendies méthodiques et des cruautés sadiques. Le service de santé militaire ne voulut pas utiliser le dévouement de l’ancienne externe des hôpitaux de Paris, et force lui fut de tâcher de se rendre à Longuyon par ses propres moyens. On lui fit place dans une carriole qui la conduisit à Saint-Pancré.

Là, comme nos armées étaient en pleine retraite, elle ne put trouver aucun moyen de locomotion. Les routes débordaient de fuyards, d’éclopés ou d’égarés. La peur activait tous les pas, et les animaux s’épuisaient sous des faix légers, tant leurs conducteurs exigeaient d’eux une allure rapide et soutenue. Les vieillards, les enfants, les prêtres, faisaient une haie lamentable aux troupes débandées, qui ne pouvaient même plus faire honnête contenance. Les soldats parlaient d’atrocités capables de faire pâlir les pires bourreaux de l’inquisition, et l’épouvante escortait la misère.

Devant tant de détresses, Jeanne Deckes ne voulut pas rester inactive ; elle souffrait de ne pouvoir se dépenser ; et, tout naturellement, elle déclina ses titres et montra ses sauf-conduits au premier major qu’elle rencontra dans la rue de la petite ville. Des civières débordaient jusque sur la place, devant une ambulance improvisée.

— Venez, Madame, dit-il, votre tâche sera rude, mais puisque vous la sollicitez, c’est que votre âme est bien trempée. Venez.

Elle suivit le convoi et se mit au travail, la robe protégée par une blouse et un tablier empruntés à un garçon boucher.

Douze heures elle se prodigua, s’attelant à toutes les besognes, les plus humbles et les plus savantes. L’ennemi était à cinq kilomètres de là et y commettait des excès formidables. On évacuait les blessés sitôt leur pansement terminé, et l’on ne gardait que ceux dont l’agonie eût été avancée par le transport. Une trentaine de mourants gisaient dans deux salles, sur des lits, sur des sommiers, ou même sur le paquet. Le bruit du canon se rapprochait d’heure en heure et le roulement ininterrompu des fourgons gris croisés de rouge, semblait le douloureux écho de ce hurlement de mort. À cinq heures, le premier obus tomba sur Saint Pancré, et des civils déchiquetés furent apportés dans la salle d’opération.

La tête bourdonnante de rumeurs métalliques, et des plaintes qui sourdaient de toutes parts, Jeanne Deckes — le front perlé de sueur — lavait les plaies, immobilisait les fractures par les moyens de fortune les plus imprévus ; et la lassitude finissait par dominer sa vaillance. C’était presque automatiquement qu’elle donnait ses soins, quand, à huit heures du soir, le major la prit par le bras.

— Allez-vous en… Ils sont là !…

— Fuir !… jamais ! protesta-t-elle.

Mais l’officier l’avait solidement empoignée et la poussait vers une issue.

— Partez, vous dis-je… Il le faut… Les civils auront besoin de vous.

Sans plus rien écouter, le major ferma la porte dès qu’elle fut dans la ruelle ; et, il rentra dans l’ambulance au milieu du vacarme de l’irruption ennemie. Combien devaient être vains, hélas ! son courage et sa dignité !

La doctoresse, les cheveux collés au visage par la terreur et par la fatigue, écouta un instant les cris inhumains qui jaillissaient de l’ambulance dont on venait de l’exclure. Même un combat de cent dogues — jetés les uns contre les autres — ne donnerait pas une idée des sons rauques, haineux et sauvages qui sortirent de cet antre sacré de la souffrance. On tuait, on hurlait avec accompagnement de coups de feu, de cliquetis d’armes blanches. C’était tellement assourdissant qu’une stupeur gagnait ses membres ; les sons trop violents quand ils ne grisent pas, abêtissent. De l’animalité qui se ruait tout près d’elle émanait un tel danger, que l’instinct de la conservation la mit en éveil. Elle regarda tout autour d’elle, et, comme une poule traquée, courut alternativement aux deux bouts de la ruelle. Chaque fois elle revenait au centre avec l’effroi d’une vision atroce ; elle butait aux mêmes pierres et s’essoufflait en inutiles mouvements.

La porte par laquelle elle était sortie s’ébranla sous des coups formidables. Ce bruit lui donna l’ultime inspiration. Une barrière donnant sur un jardinet se dressait auprès d’elle. Dans un effort désespéré, elle en força la serrure et disparut derrière un mur bas, juste au moment où la horde des massacreurs se ruait hors de l’ambulance. Elle s’accroupit, et, retenant son souffle, attendit.

L’obscurité, complice des pires et des meilleures choses, atténuait la blancheur de ce qui restait de clair dans son costume. Le tablier sanglant des inévitables contacts avec les blessures, se raidissait par larges plaques brunes, et sa jupe accrochée de ci et tiraillée de là, pendait en loque sur un de ses talons. Ses pieds avaient des souillures innommables faites de boue, de pus et d’iode éclaboussés ; enfin la tension de son angoisse, était à ce point extrême, qu’elle resta plus d’une heure repliée sur elle-même, sans se rendre compte qu’elle gisait sur du fumier, entourée d’un ruisseau de purin. Trois fois des silhouettes d’Allemands franchirent la petite grille ; trois fois ils fouillèrent les allées du jardinet, menèrent grand tapage dans la maison contiguë, et passèrent près d’elle sans la remarquer.

Neuf heures sonnèrent à une horloge, dont l’impassibilité argentine lui sembla terrible comme le destin. Ce fut dès lors des glapissements, des pleurs, des vagissements qui parvinrent jusqu’à elle. Le métal ne résonnait plus sur l’ensemble. Des pas menus, des pas traînants, des pas précipités grouillaient dans le voisinage ; et — par dessus ce piétinement de troupeau, — des ordres et des menaces dominaient. Elle eut l’impression que cela se massait devant l’hôpital d’où montaient encore des plaintes de blessés, des appels à la pitié. Puis une sorte de silence lui fit redouter un nouveau danger ; elle ne savait lequel, mais elle sentait qu’il allait dépasser le crime.

En effet…, du sein des habitants, massés et muets de crainte, jaillit un cri, mais un cri tellement déchirant qu’il exprima toute l’horreur et toutes les malédictions humaines. En même temps une fumée âcre la saisit à la gorge, et instinctivement elle chercha à fuir cette atmosphère irrespirable. Elle traversa la maison vide qui était devant elle et courut loin de l’incendie qui crépitait. Quand ses poumons trouvèrent l’oxygène qu’ils exigeaient, elle se retourna. Elle n’eut pas la force de crier à son tour, parce que ce qu’elle voyait dépassait tous les sadismes de la douleur. Devant elle, brûlait l’hôpital, et — par les fenêtres, entre deux langues de flammes, — on apercevait les torsions des corps des blessés qui se carbonisaient sous les yeux des civils forcés d’assister à cet infernal autodafé. Et des ombres casquées exécutaient ce crime, baïonnette au canon, et réservoir de pétrole au dos.

Le spectacle était tel qu’il acheva d’anéantir l’énergie de la doctoresse, et que — sans souci du danger — elle alla droit devant elle fuyant la lueur de mort : Mais elle ne connaissait pas la ville et vingt fois elle revint à l’épouvantable vision.

Bien que l’édifice ne fût pas tout à fait consumé, le peuple fut autorisé à regagner ses demeures. Il passa tout près d’elle des femmes et des enfants : ceux-ci, pressés autour des robes, en grappes, misérables et pâlis. Tout le monde se hâtait vers des portes qui se verrouillaient avec soin ; et c’est au maniement des clefs rouillées que les mains des vieillards s’acharnaient, pour se donner l’illusion de protéger encore. Les rues furent désertes en quelques minutes, et seulement alors Jeanne Deckes songea qu’elle n’avait pas de gîte ; elle avait oublié sa propre installation dans la hâte de son dévouement.

Elle se dirigea lentement vers une boutique lumineuse ; mais elle recula : des soldats s’enivraient et défonçaient des futailles. Toutes les fenêtres d’un hôtel étaient éclairées… et elle y courut, mais des ordonnances en vert réséda s’empressaient autour d’officiers noirs de poussières et déjà le verre en main.

Des chants étranges montaient maintenant dans le silence de la nuit. Pour protéger leur orgie, les Allemands allumaient encore des incendies aux quatre coins de la ville. Que devenir ?? Au hasard ; elle se traîna vers un coin sombre, et s’assit sur une borne fontaine, au bas d’un raidillon. Un peu d’eau rafraîchit sa fièvre et trompa la faim qui s’imposait ; puis elle pleura !

Ses joues étaient luisantes de larmes quand un pas pesant lui fit dresser l’oreille, et que son cœur cessa de battre. Pourquoi se sentait-elle troublée d’un tel émoi ? Un homme, un seul, avançait titubant et grognon, mais cet homme se découpait au sommet du sentier comme l’incarnation d’un symbole. C’était bien là l’hercule ancestral. Son bras ne tenait, il est vrai qu’une massue de verre dans lequel remuait un peu d’alcool, mais la stature de la brute était énorme. La tête de Jeanne Deckes aurait tout juste atteint la poitrine de l’individu, et ses proportions redoutables firent esquisser à l’imprudente un mouvement de retraite. L’homme courut sus à la doctoresse. Sans effort, il l’attira vers un peu de clarté, et sourit. Une femme c’était une femme ! voilà tout ce que reflétait le regard du poméranien. Broyant, sans le vouloir, la main de la malheureuse, il l’entraîna, et mû, par l’instinct millénaire, se mit en quête d’un coin propice. Mais les fumées de l’ivresse ne fixaient pas ses pensées : et ils allèrent longtemps, en lignes brisées, sur une route large et pavée. Puis il chanta, c’est-à-dire que des sons s’ébrouèrent entre des hoquets.

Jeanne Deckes, muette, essaya de dégager ses doigts de l’étau qui s’amollissait à chaque rasade. La bouteille se vidait, et il fallait se sauver avant que la dernière goutte allumât l’incendie de la chair. Doucement, comme une enfant, très lasse, elle se fit plus lourde, se laissa presque traîner, et les tenailles s’ouvrirent. Elle eut le tort de courir. L’hercule, recouvrant une lucidité de bourreau, la poursuivit, la happa à la nuque et la renversa. La résistance d’oiselle qu’elle tenta fut vaincue d’une gifle énorme, et la brute souilla Jeanne Deckes, que le mot de César obsédait à cette minute : « Nulle science ne vaut un bouclier ».

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Quatre jours la doctoresse marcha vers l’Ouest, se nourrissant des fruits et des fromages oubliés dans les fermes désertes. Elle coucha, comme tous ceux qui l’avaient précédée dans l’exode tragique, — sous des meules ou dans des granges. La pluie tomba sur ses hardes, ravivant la pourpre des maculatures sanglantes, et sans une pauvre fugitive — qui partagea avec elle ses modestes hardes, — elle eût continué d’effrayer les passants. Une jupe large, un corsage flottant, une jaquette immense lui parurent, dans leur propreté bénie, receler toute l’élégance de ses costumes d’autrefois.

Fuir c’est être libre encore. Mais toutes les routes aboutissent à des villes ; et les lois de la guerre y prennent les arrivants au collet. Les diplômes, les sauf-conduits, les pouvoirs confiés par la Croix-Rouge, éveillèrent les craintes de l’ennemi, mais les incitèrent à l’exploitation.

Le hauptmann qui vérifia tous ses papiers à Rupt se gratta le front pendant au moins cinq minutes, puis l’interrogea :

— Que faisiez-vous à Saint-Pancré ?

— J’y ai soigné des blessés !

— Des soldats ?

— Des civils aussi.

— Prêtez serment de ne pas entraver notre mission, et vous serez chargée d’assurer le service médical d’une ville envahie dépourvue de docteur ?

— Je ferai mon devoir ?

— C’est très élastique ce mot là ; mais vous serez entre nos mains comme la souris dans les griffes d’un chat. Je vais en référer au Commandant.

On sembla l’oublier pendant un mois qu’elle passa chez une vieille, dont l’hospitalité fut médiocrement rétribuée. Au bout de huit jours, ses forces avaient reconquit leur équilibre et ce fut à elle que vinrent peu à peu tous les endoloris des brutalités allemandes. Du matin au soir elle courut de chevet en chevet, recevant, des riches, des oboles qu’elle donnait aux pauvres, consolant, réconfortant, et portant haut l’espoir de la délivrance…

Au mois d’octobre, elle reçut l’ordre de donner ses soins à la maîtresse d’un officier prussien, belle louve rousse et grasse à souhait. Elle se rendit dans une jolie propriété que la fille avait occupée sans vergogne, après en avoir chassé les propriétaires ; et, — tandis que ceux-ci grelottaient dans une grange — la drôlesse se prélassait dans le luxe des vaincus. Elle avait si généreusement versé tout le vin que contenaient les caves que les hauts crûs s’étaient vengés eux-mêmes. Cet estomac germain, endurci aux excès des bières de Munich, n’avait pu résister aux traîtrises des Bourgognes, et l’inflammation des tissus la laissait geignante et désolée. Jeanne Deckes fit son devoir, soulagea les douleurs, guérit la malade et prescrivit un régime, que naturellement, la louve ne put suivre. Accourue d’Allemagne pour faire bombance et piller à son aise, elle était obligée — en échange, — de tenir tête aux beuveries des soudards galonnés ; ce qui n’allait pas sans rechutes douloureuses.

Après les fêtes du jour de l’an, une crise plus aiguë se déclencha : la doctoresse fut mandée d’urgence. Il était dix heures du matin ; et les membres plus las que de raison, celle-ci répondit à l’appel.

— Mère Péchard, dit-elle à sa logeuse, préparez-moi une bonne infusion chaude, car je me sens malade. Je rentrerai aussitôt cette visite achevée.

— Que ressentez-vous madame docteur ? fit la brave femme inquiète ?

— Je ne sais pas ! mes hanches sont lourdes et je suis plus gonflée que de coutume.

— Si c’était vrai, ce que vous craignez, tout de même ?

— Allons donc ! il y a du pour et du contre dans mon inquiétude. Je ne peux pas préciser mon diagnostic. À tout à l’heure, mère Péchard.

La vieille — qui n’avait pris aucune inscription dans aucune Faculté — regarda s’éloigner Jeanne Deckes et se signa.

— Pauvre madame Docteur ! si elle voyait son profil, elle ne douterait plus de son malheur !

Et elle reprit son trottinement quotidien par la maison, tandis que la doctoresse pitoyable, — même à l’infamie, — flambait une aiguille pour faire une piqûre de morphine. Soudain, ses yeux se désorbitèrent, une pâleur de cire couvrit ses traits, et elle s’affaissa sur une chaise.

— Qu’afez-fous… matame ? dit la malade inquiète.

— Rien, rien, balbutia Jeanne Deckes, ce n’est rien !

Toujours blême, elle fit la piqûre, signa une ordonnance, et quitta la patiente quand la torpeur du stupéfiant commença à se manifester. Alors, elle courut par les rues, marmottant des mots d’horreur ; et quand elle arriva, elle prit les deux mains de la vieille en criant presque :

Il a remué, mère Péchard, il a remué !… c’est fini !…

C’en était fini, en effet, des espoirs auxquels s’attardait cette femme de trente-neuf ans. Depuis quatre mois, elle se refusait à croire que la malédiction fût tombée sur ses entrailles, et volontairement, elle s’entêtait à se remémorer des cas pathologiques déroutants. Elle espérait les rééditer.

— Il a remué… donc, Il est là !… Il est là !…

Il, c’était l’atome ennemi qui, pendant le drame de sang, de feu, d’alcool et de bestialité, s’était accroché à ses flancs d’intellectuelle éprise d’infécondité.