La Houille et les matières colorantes

La Houille et les matières colorantes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 654-682).
LA HOUILLE
ET
LES MATIERES COLORANTES


I

Depuis trente ans environ, l’agriculture de certaines contrées subit une concurrence imprévue : des produits végétaux, identiques à ceux qu’elle pouvait fournir, ont été tirés de la houille. La houille n’était employée d’abord que comme un combustible ; ensuite elle a donné des gaz et même des huiles utiles à l’éclairage. Maintenant ou lui doit des parfums et des couleurs : le parfum des amandes amères, celui de la vanille, découvert tout récemment ; le rouge orangé de la garance, qui n’est plus cultivée autour d’Avignon. Nous tirons des houillères ce que nous cherchions autrefois dans les plantes vivantes, et l’art du chimiste a fabriqué, — c’est le mot propre, — des substances végétales.

Serait-il vrai cependant de dire que les substances végétales ont été reconstituées au moyen d’élémens minéraux ? Assurément non : la houille n’est pas un minéral, mais un produit végétal décomposé. La houille n’est pas le carbone pur ; c’est un mélange de corps hydrocarbonés, de ces combinaisons que la chimie appelle organiques, parce qu’elles proviennent d’organismes vivans et qu’elles gardent un caractère, un signe distinctif propre aux substances qui ont été animées par la vie. Ce n’est donc pas le monde minéral qui nous offre les parfums et les couleurs fournis jadis par les herbes et les fleurs : c’est un monde intermédiaire, où se conservent les débris de la végétation des premiers âges.

La houille est une matière végétale. S’il est permis de l’affirmer, ce n’est pas seulement parce qu’elle contient du carbone, car le carbone fait aussi partie du monde minéral. Le carbone isolé et cristallisé, le diamant, ou même le graphite, n’a jamais dû être engagé dans une combinaison organique : au moins aucun signe ne nous autorise à le croire. Le carbone dont l’analyse spectrale nous révèle la présence dans la matière incandescente des astres est porté à une température extrême, contraire à toutes les conditions de la vie. Le carbone combiné à la chaux provient souvent de la coquille des mollusques : telle est l’origine de la craie ; mais le marbre est aussi du carbonate de chaux, et le marbre est minéral.

Enfin le gaz acide carbonique qui abonde dans notre atmosphère et qui sans cesse est absorbé, puis restitué à l’atmosphère par tous les êtres vivans, ne peut pas être en toute circonstance qualifié matière organique. Les végétaux s’en nourrissent : humectée par la pluie et avivée par les rayons du soleil, la matière verte de leurs feuillages a la propriété de décomposer le gaz et de s’enrichir du carbone. C’est le contraire d’une combustion où le carbone s’unit à l’oxygène et se répand dans l’air ; ici l’air est analysé, l’oxygène s’échappe, et l’élément solide est assimilé par l’être vivant. Les animaux, qui ne peuvent se nourrir ainsi, et, comme dit le proverbe, ne vivent pas de l’air du temps, trouvent le carbone condensé, préparé pour eux dans les végétaux. Par la respiration, animaux et végétaux rendent à l’atmosphère l’acide carbonique, résidu de la combustion de leurs organes. Ainsi l’acide carbonique est à la fois le premier aliment et le dernier résidu de la vie.

Mais les vivans ne sont pas seuls à entretenir avec l’atmosphère cette suite d’échanges ; ils ne possèdent pas seuls la propriété d’absorber l’acide carbonique et de le restituer à l’atmosphère. Le monde minéral lui-même a sa manière de respirer. Il y a une haleine issue des profondeurs du globe, un souffle qui s’échappe du sein de la terre, et qui, venant de ses entrailles en fusion, poussé à travers d’insondables fissures, s’échappe par l’orifice des volcans. Les volcans vomissent dans l’atmosphère des torrens d’acide carbonique, et ces torrens sortent de cavernes intérieures aux couches géologiques les plus basses et de fournaises dans lesquelles la vie n’est pas concevable. Ils proviennent des combustions et des réactions de toute sorte qui se poursuivent entre les substances minérales, au centre du globe et sous sa croûte refroidie.

Ainsi le gaz carbonique s’exhale du sein du monde minéral. Il peut se répandre sur les forêts, se fixer sur les feuilles et pénétrer dans le monde vivant. Il peut aussi faire retour à la matière morte. Autour de l’Etna ou du Vésuve, le ciel s’obscurcit, la vapeur d’eau se condense en nuages épais ; la pluie tombe. Elle entraîne avec elle et ramène à la terre l’acide carbonique qui s’est dissous dans l’eau condensée. Cette eau descend le long des flancs des montagnes, suit la pente douce des champs et va se mêler aux eaux des mers. Elle a coulé sur des terrains calcaires ; elle contenait déjà de l’acide carbonique ; elle arrive à l’océan chargée de bicarbonate de chaux. Alors se présente un étrange phénomène : si l’air est abondamment fourni de gaz carbonique, le sel calcaire reste dissous dans l’eau. Si l’air manque de ce gaz, le sel de chaux va se dissocier : la moitié de l’acide carbonique qu’il contenait s’exhale de la surface de la mer. Et le carbonate de chaux, qui n’est pas soluble, se précipite au fond des eaux, où il va se déposer en longs sédimens.

Il y a donc entre la terre et son enveloppe gazeuse des échanges de carbone qui se font soit par l’entremise des vivans, soit en dehors de la vie. Et ces échanges continueraient si la vie disparaissait du globe. Ils s’effectueraient même si la vie n’était jamais apparue ; mais alors entre l’instant où il est emprunté à l’atmosphère, et l’instant où il lui est rendu, le carbone ne fournirait pas ces séries infiniment variées de combinaisons avec l’hydrogène ; séries d’où dérivent les alcools, les graisses, les sucres, et enfin ces matières colorantes que nous pouvons maintenant, à notre choix, tirer toutes formées des végétaux, ou reconstituer au moyen de leurs élémens retrouvés dans la houille. Il y a une respiration organique et une respiration inorganique ; il y a en ce monde une certaine quantité de carbone qui présentement est organique et une autre qui fait partie du monde minéral ; et bien que des échanges continuels s’effectuent, rien ne prouve que le carbone actuellement minéral ait jamais été vivant.

A vrai dire, en admettant, a priori, cette dernière hypothèse, on eût été conduit à d’étranges conséquences. Il faudrait que l’apparition de la vie sur cette terre et l’apparition du carbone eussent eu lieu au même moment. Et comme nous voyons d’immenses quantités de carbone minéralisé, il faudrait que le règne vivant, la somme totale de matière animée existant à la surface du globe, eût été portée, dès son origine, à son maximum. On devrait imaginer un créateur, faisant surgir tout à coup, sur toute l’étendue du monde minéral et inanimé, une innombrable forêt. La vie aurait progressé en perfection : en quantité elle aurait perdu. Au début, tout le carbone aurait été vivant, mais de la vie la moins parfaite. Le monde aurait été couvert des végétaux les plus rudimentaires, de masses énormes de moisissures et de champignons ; et les eaux épaissies auraient été encombrées de protozoaires. Dès le premier souffle d’acide carbonique lancé dans les airs ; dès la première haleine expirée par ces amas animés, une multitude de ces êtres seraient devenus la proie des autres ; le nombre des vivans, le poids total de la matière animée aurait diminué. Et la réserve du carbone mort aurait commencé d’abord sous forme d’acide carbonique, puis dans ces gisemens que la terre recouvre, et que nous retrouvons après des siècles écoulés. Le Créateur n’aurait pas dit aux vivans : « Croissez et multipliez, » mais : « Diminuez et dépérissez. »

il y a donc des combinaisons minérales du carbone, mais la houille est composée de corps organiques. Il est impossible d’en douter, d’abord à cause des innombrables empreintes animales ou végétales qu’on rencontre dans la houille ; ensuite parce qu’on y trouve des combinaisons du carbone avec l’hydrogène qui ne se voient que dans les matières animales ou végétales.

Cette seconde raison serait-elle suffisante ? Il y a soixante ans, elle aurait semblé péremptoire à tous les chimistes. Berzelius enseignait que « dans la nature vivante, les élémens paraissent obéir à des lois tout autres que dans la nature inorganique. » Et Fourcroy avait écrit en 1800 les lignes suivantes : « Il n’y a que le tissu des végétaux vivans, il n’y a que leurs organes végétans qui puissent former les matières qu’on en extrait et qu’aucun instrument de l’art ne peut imiter. » Depuis lors, les instrumens de l’art se sont améliorés. Des synthèses organiques ont été opérées dans les laboratoires ; Wöhler a fabriqué de l’urée, et M. Berthelot a su rapprocher les élémens de l’acétylène, de l’acide formique, même de l’alcool.

Ces recherches hardies et ces découvertes imprévues émurent le monde savant. Elles émurent encore plus certains philosophes qui paraissent se tenir aux aguets autour des laboratoires, toujours prêts à échafauder une théorie de l’univers sur la dernière expérience du savant et à lui expliquer la portée de ses propres travaux. Si la matière organique se formait hors de l’être vivant par réaction chimique ; si la génération spontanée faisait apparaître dans cette matière des êtres animés, et si les descendans de ces êtres arrivaient par une lente évolution à acquérir les organes complexes des animaux supérieurs, il y aurait là bien plus de vérités expérimentales qu’il n’en faut pour servir de fondement à un raisonnement philosophique. Mais le transformisme n’est qu’une hypothèse ; la génération spontanée une chimère ; et quant à la synthèse, il ne faudrait pas se presser de tirer de quelques brillantes expériences une théorie générale. M. Béchamp a dit : « Il n’y a plus de matière organique, il n’y a que la matière minérale unie au carbone. » Nous sommes tentés de répondre : « Mais c’est précisément là ce qu’on appelait matière organique. » D’innombrables combinaisons du carbone avec l’hydrogène, l’oxygène et l’azote constituent les divers tissus animaux et végétaux et les produits qu’on en tire. De ces produits si variés, les artifices de synthèse ont réussi à reproduire un très petit nombre. Ce ne sont pas les plus complexes, les plus parfaits. Ce ne sont pas ces albumines, substance de nos muscles, et siège de la vie. Différentes en tous points des minéraux, souples et élastiques, modèles des corps colloïdes, que Graham oppose aux cristalloïdes, celles-ci se plient aux formes arrondies des animaux et des plantes, et ne s’enferment jamais entre les arêtes aiguës, les lignes géométriques et les plans de clivage d’un cristal. Ce ne sont pas les sucres dissous dans le liquide où baignent les cellules des fruits. Ce sont des corps beaucoup plus simples résultant de la décomposition des albumines ou des sucres. Lorsque ces substances sont abandonnées à une lente destruction, l’édifice compliqué élevé par la vie ne se démolit pas tout d’un coup. Il passe par plusieurs états. Il perdra quelque partie constituante, quelque pierre angulaire, mais il retrouvera chaque fois un nouvel équilibre. Ainsi, la molécule complexe de l’albumine peut se dédoubler en deux molécules plus simples donnant des corps solubles et cristallisables. La plus simple de ces albumines dédoublées, c’est l’urée, qui se transforme enfin en carbonate d’ammoniaque, sel minéral. Ainsi encore, les sucres fournissent, par fermentations successives, l’alcool, l’acide acétique, enfin l’acide carbonique et l’eau. — Or la synthèse n’a reproduit jusqu’à présent que des résidus de combustion, des corps déjà en voie de décomposition et de retour au règne minéral. Jamais ces corps nommés hémiédriques, qui ont une droite ou une gauche, des cristaux droits ou des cristaux gauches, et dont la solution intervertit à droite ou à gauche le plan de la lumière polarisée ; jamais ces corps organiques supérieurs dont les étonnantes propriétés ont été si bien étudiées par M. Pasteur, jamais enfin les sucres, ni les albumines, n’ont pu encore être obtenus par synthèse. Aussi, les plus habiles opérateurs de synthèses organiques ne songent pas à prétendre que les forces physiques mises en jeu dans leur laboratoire aient pu jamais produire, en se manifestant à travers les révolutions de l’univers, les amas de matière végétale enfouis dans les houillères. L’œuvre de la vie n’est pas méconnaissable. Des forêts détruites ont été recouvertes par un sol nouveau. Elles ont été comprimées, comme des herbes qu’on dessèche entre les feuillets d’un livre ; et plusieurs feuillets de ce livre gigantesque se sont retournés et appesantis sur elles. Elles se carbonisent lentement, et les lois de leur décomposition sont peu connues. Peut-être subissent-elles une sorte de lente fermentation, en exhalant peu à peu ces gaz hydrocarbonés explosibles, ce feu grisou, que redoutent les mineurs.

Toutes les houilles que nous connaissons ne sont pas arrivées au même degré de décomposition. L’anthracite, que l’on tire des terrains les plus anciens est du carbone presque pur. Les houilles qui se trouvent dans les couches plus récentes de l’écorce terrestre contiennent, en outre, de nombreuses substances composées. Ce sont des houilles plus ou moins grasses. On appelle ainsi la houille qui, mise en poudre et chauffée dans un creuset, fond et se prend en une masse solide. Si nous chauffons la houille grasse dans un vase clos, communiquant avec d’autres récipiens refroidis, il nous restera du carbone, mêlé seulement à quelques centièmes de sulfure de fer ; c’est le coke. Les produits de cette première distillation seront de deux sortes : un liquide épais, le goudron, et des gaz hydrocarbonés. Les gaz servent à l’éclairage. Il y a trente ans, le goudron ne servait à rien. Nous allons voir le profit qu’on en tire aujourd’hui.


II

Que se passe-t-il exactement dans la cornue de distillation ? Faut-il penser que le coke, matière légère et spongieuse, était en quelque sorte le squelette de la houille intimement uni aux matières plus complexes, et que la houille est un mélange de carbone pur et de carbone combiné ? Non ; la houille tout entière est un amas de substances composées de combinaisons du carbone avec d’autres corps. Ces combinaisons, la chaleur les modifie : les liquides goudronneux, les gaz que l’on recueille, n’existaient pas dans la houille ; ils se sont formés lorsque la température s’est élevée dans la cornue. Il reste du coke, parce que, dans les échanges qui se font, le carbone se trouve être en excès. Le goudron se fait dans la cornue de distillation. On ne le sépare pas du coke, on le fabrique. Et les corps que nous trouvons dans le goudron résultent de combinaisons provoquées entre ceux qui existaient dans la houille. Les beaux travaux de M. Berthelot ont apporté à cette opinion des preuves certaines.

M. Berthelot chauffe au rouge sombre le gaz acétylène. La molécule de ce gaz est composée de 4 atomes de carbone et de 2 atomes d’hydrogène. A la fin de l’opération, l’acétylène s’est condensé et s’est changé en un liquide, la benzine, qui a pour formule : 12 atomes de carbone et 6 d’hydrogène. Trois molécules d’acétylène se sont en quelques sorte soudées pour fournir une molécule de benzine.

L’expérience est brillante. Le gaz est enfermé dans une cloche courbe en verre vert, placée sur le mercure, et fermée à l’extrémité qui plonge dans le mercure par un bouchon de liège. Lorsque la température a atteint le rouge sombre, la cloche se remplit d’épaisses vapeurs blanches. Bientôt ces vapeurs se condensent ; des gouttelettes de benzine tombent de toutes parts. L’opération est poursuivie pendant une demi-heure. On laisse alors refroidir la cloche ; puis on enlève le bouchon : aussitôt, sous la pression atmosphérique, le mercure monte et remplit presque entièrement le récipient que la condensation du gaz avait laissé vide.

Nous venons de voir l’acétylène condensé et comme combiné à lui-même. Il se combine aussi à l’hydrogène pour former le gaz oléfiant ou éthylène. Ce dernier va s’unir à la benzine et donnera par synthèse un carbure liquide, le styrolène, identique à celui qui est produit par le styrax ou liquidambar oriental. Enfin de l’union du styrolène et du gaz oléfiant résultera la naphtaline, carbure solide, cristallisé en lamelles très légères et qui abonde dans le goudron de houille. Trop souvent ce corps est entraîné avec le gaz, et les conduites sont bouchées par des dépôts de naphtaline cristallisée.

L’anthracène est un des carbures d’hydrogène les plus précieux qui soient tirés du goudron. C’est une matière solide et cristallisable. L’anthracène existait-il dans la houille ou bien s’est-il formé pendant la distillation ? Il paraît certain aujourd’hui que l’anthracène se forme de toutes pièces dans les cornues. Ce corps solide est produit par la combinaison et la condensation des gaz. En effet, M. Berthelot l’obtient à la chaleur rouge sombre par la réaction du styrolène sur la benzine, ou par la réaction de la benzine sur la naphtaline. Ainsi, quand la houille est portée à une haute température, toutes les matières qui se dégagent sous forme gazeuse ne demeureront pas en cet état. La chaleur n’est pas toujours une cause de dissolution des corps et de dispersion de leurs élémens. Exposés à une température qui dépasse 1,000 degrés, ces gaz se condensent. Leurs molécules se rapprochent ; ils forment entre eux, par suite d’échanges divers, des combinaisons plus riches en carbone et, par conséquent, moins volatiles. Nous avions des gaz, et, quand nous laisserons refroidir nos appareils, nous trouverons des liquides et même des cristaux. Il y a des phénomènes de synthèse opérés par la chaleur rouge.

Il y a aussi des phénomènes d’analyse. La chaleur constitue certains corps ; elle va en dissocier d’autres. Au rouge vif, le gaz acide carbonique va devenir un oxydant : ce corps, si stable, si commun dans l’univers, dernier produit de toutes les combustions, perd son oxygène sous l’influence d’une chaleur excessive. Au moins le fait paraît très probable, et c’est ainsi que les bons auteurs expliquent la production des acides phonique, acétique, crésylique : ce seraient des carbures oxydés par l’oxygène de l’acide carbonique. M. Harnitz-Harnitzky a annoncé qu’il obtenait l’acide benzoïque en fixant, par une méthode indirecte, l’acide carbonique sur la benzine. Les carbures d’hydrogène peuvent aussi se dissocier. Un carbure liquide, analogue à la benzine, le toluène, prend de l’hydrogène et laisse un dépôt d’anthracène. Le formène, ou gaz de marais, ce carbure qui produit le chloroforme lorsque l’hydrogène y est remplacé par du chlore, perd de l’hydrogène et fournit de l’acétylène.

Souvent des forces contraires se développent à la fois ; les corps sont en même temps soumis à une influence qui les rapproche, et à une autre influence qui les sépare ; le résultat dépend de faibles différences soit dans la température, soit dans les quantités respectives des corps mis en présence. La benzine et l’acide carbonique s’unissent pour former l’acide benzoïque ; l’acide benzoïque se décompose en acide carbonique et en benzine. Le styrolène est produit par l’union de la benzine et du gaz oléfiant, et se dissocie en donnant de la benzine et de l’acétylène. Enfin la benzine reparaît encore si l’anthracène et la naphtaline sont chauffés en présence de l’hydrogène. Quelquefois, entre ces forces contraires, un équilibre s’établit ; par exemple, l’acétylène peut se combinera l’hydrogène pour former le gaz oléfiant ; mais le gaz oléfiant, à la même température, se décompose en donnant ses deux élémens : si les trois gaz sont en présence et qu’ils soient purs, tout restera en suspens, car les tendances opposées se seront contre-balancées. La décomposition du gaz oléfiant continuera si l’acétylène, en présence d’autres corps, subit de nouvelles transformations et se trouve éliminé.

Nous avons dû donner quelques exemples des nombreuses réactions qui ont lieu lorsqu’une matière organique telle que la houille est portée à une température élevée. Les quatre corps simples qui constituent les matières organiques forment entre eux bien plus de combinaisons différentes que n’en fournissent tous les minéraux. Si l’élévation de température avait lieu à l’air libre, il y aurait combustion ; toutes ces innombrables substances seraient oxydées et se dissiperaient dans les airs à l’état d’acide carbonique et de vapeur d’eau. Mais, si l’on opère à l’abri de l’oxygène et si l’on ne laisse intervenir aucun élément étranger, elles réagissent les unes sur les autres ; une multitude de corps se forment ou se décomposent, échangent entre eux leurs élémens. Et le mélange que l’on recueille quand la chaleur s’est dissipée est un mélange de corps nouveaux. C’est ainsi que la houille, matière solide et sèche, nous fournit les liquides du goudron et les gaz de l’éclairage : ces liquides, ces gaz n’y étaient pas contenus ; ils résultent des transformations accomplies sous l’influence de la chaleur.

En somme, grâce aux belles expériences de M. Berthelot, nous avons une idée générale de la formation du goudron et des gaz. Or, si le goudron et les gaz ne sont point, en réalité, des parties détachées de la houille, mais des corps nouveaux qui se sont créés à la chaleur rouge, qu’est-ce donc que la houille ? De quels corps organiques est-elle composée ? Nous ne le savons que fort imparfaitement. Comment, dira-t-on, ce produit d’un usage si commun n’a-t-il pas été étudié par tous les chimistes ? Les industriels n’ont-ils pas l’habitude de faire faire des analyses des houilles qu’ils emploient ? Ce ne sont pas de véritables analyses. Quelques chimistes ont essayé sans succès d’analyser la houille. Et, quant aux commerçans, on leur indique la proportion des matières étrangères, telles que le sulfure de fer, qui sont unies à la houille ; on leur apprend à peu près quel rendement ils peuvent attendre en coke, en goudron ou en gaz ; on classe leur échantillon parmi les houilles riches, maigres ou grasses, à longue ou à courte flamme. Mais on n’a pas séparé et déterminé les élémens chimiques. Ce n’est là ni une analyse élémentaire ni même une analyse immédiate.

À la vérité, cette étude, qui importerait tant à la science et à l’industrie, est fort embarrassante. Pour séparer un mélange intime de plusieurs corps, le chimiste ne dispose pas de très nombreuses ressources. Le premier moyen qui se présente à lui, c’est la distillation. Quand la température s’élève, les corps divers se sublimeront les uns après les autres, suivant leurs différens degrés de volatilité ; chacun d’eux, sous la même pression atmosphérique, passe de l’état solide à l’état liquide, puis de l’état liquide à l’état gazeux lorsque le thermomètre indique une certaine température, et c’est invariablement à la même température que le phénomène se produira. C’est ce qu’on appelle le point de fusion, le point d’ébullition. Ainsi peuvent s’opérer des distillations fractionnées. Lorsque le mélange est chauffé à un certain degré, on recueille certains corps dans le récipient refroidi. Dès que l’on portera la température à un degré plus haut, on verra passer par le col de l’alambic un autre corps, qui est resté séparé du premier parce que tout à l’heure il n’avait pas atteint son point d’ébullition.

Mais que fera le chimiste si les corps mélangés sont de nature à être modifiés par la chaleur ; si, portés à une température élevée, ils doivent réagir les uns sur les autres et donner naissance à de nouvelles combinaisons ? Il peut distiller à une température moins haute, à la condition de se débarrasser de la pression atmosphérique. Lorsque les corps sont soustraits à cette pression, leur point d’ébullition est beaucoup plus bas : sur une haute montagne, l’eau se transforme en vapeur à moins de 10 J degrés. Le point d’ébullition baisse en même temps que la pression diminue, et, dans le vide, il descend à son minimum. Si cette chaleur minima est encore trop forte, si elle suffit à rompre l’équilibre moléculaire des corps mélangés et à provoquer entre eux des réactions, il faudra opérer à une température beaucoup plus basse et essayer l’effet des dissolvans. Les corps divers étant plus ou moins solubles dans les divers dissolvans, il y a là encore un moyen de séparation. C’est par ce moyen que M. Commines de Marcilly entreprit, en 1862, l’analyse de la houille. Il traita les houilles par des liquides bouillans ou par les vapeurs de ces liquides en vase ouvert ou en vase dos. Il employa la marmite de Papin, afin de répéter l’opération sous des pressions plus fortes que celles de l’atmosphère. Les meilleurs résultats furent obtenus en faisant digérer la houille pulvérisée, pendant cinq ou six heures, à 100 degrés sous la pression ordinaire. M. de Marcilly essaya d’abord les acides sulfurique, azotique, chlorhydrique, puis la potasse, et il constata que les dissolvans acides et alcalins n’avaient point d’action sur la houille. Il réussit mieux avec des liquides neutres, l’éther, la benzine, le sulfure de carbone et surtout le chloroforme. Ces liquides prenaient une belle couleur brun foncé tirant sur le vert.

Ces expériences auraient valu la peine d’être reprises et poussées plus loin. Nous ne pensons pas que de nouveaux résultats aient été obtenais, et la science est aujourd’hui encore réduite à avouer qu’elle ne connaît pas exactement la composition de la houille. Nous savons ce que produit la houille chauffée au ronge sombre ; nous ne savons pas, ou du moins nous savons imparfaitement ce qu’elle est dans son état naturel.

Après avoir exposé nos incertitudes relativement à l’origine du carbone, ce qui n’importe qu’aux philosophes, et nos embarras au sujet de l’analyse de la houille, ce qui ne peut intéresser que les savans, passons à l’examen des matières tirées des goudrons de houille et des propriétés qu’on leur a reconnues. Ce dernier point touche surtout les industriels.


III

De toutes les richesses de la végétation, de tous les branchages et de toutes les herbes des forêts antédiluviennes, il nous est resté des gisemens d’une matière noire et informe. Cependant la houille n’est pas une matière fossile. Ce n’est pas une substance redescendue au règne minéral ; si j’osais employer une image assez triste, je dirais que ce n’est pas le squelette des végétaux, mais que c’est le cadavre décomposé, où les débris de la substance vivante, de cette substance qui a fait les fibres du bois, le tissu des feuilles ou la chair des fruits, se reconnaissent encore. Dans ces débris la science va retrouver des parfums et des couleurs.

Nous avons vu l’influence de la chaleur exciter, entre les corps nombreux résultant de la décomposition de la matière vivante, des réactions fort complexes, et constituer des corps nouveaux. Voici enfin le goudron, mélange de tous ces corps, résultat de leur distillation, résidu de leurs vapeurs refroidies et condensées. C’est une pâte épaisse et noire, dont rien encore ne fait deviner la richesse, et dont les produits chimiques les plus brillans vont être tirés tour à tour.

De cette pâte on va d’abord séparer de l’eau saturée d’ammoniaque. L’opération est fort simple, mais doit être conduite avec précaution. Les chaudières sont lentement chauffées jusqu’à 80 ou 90 degrés au plus, et cette température est maintenue pendant un temps assez long, environ vingt ou trente heures. Alors le goudron monte à la surface, où il forme une couche épaisse ; et un robinet de vidange, placé à la partie inférieure de la chaudière, permet de faire écouler l’eau ammoniacale.

Après ce travail préparatoire, on procède à une opération que nous avons déjà décrite : la distillation fractionnée. Ou sépare ainsi les huiles légères, les huiles moyennes et les huiles lourdes. Les huiles légères s’évaporent à une température inférieure 140 degrés ; les huiles moyennes entre 140 et 200 degrés ; les huiles lourdes, de 200 à 360 degrés. Il ne s’agit donc que de chauffer lentement la chaudière et d’atteindre successivement ces diverses températures. Les vapeurs se condensent en circulant dans un serpentin refroidi. Dès que la chaleur dépasse 140 degrés, et dès qu’elle monte au-dessus de 200, un ouvrier dirige les vapeurs vers un autre récipient. L’alambic gigantesque qui est employé pour cette distillation peut avoir 20 ou même 30 mètres cubes de capacité. C’est une chaudière en tôle épaisse, horizontalement couchée sous une voûte en briques réfractaires qui la sépare du foyer. Elle communique avec les trois appareils condensateurs, et l’ouvrier chargé de conduire la distillation n’a qu’à ouvrir un robinet et à en fermer un autre pour faire passer les vapeurs, au moment voulu, à travers l’un ou l’autre serpentin.

Ainsi une première séparation a été opérée. Nous avons d’abord soutiré de l’eau, saturée d’ammoniaque ; nous avons ensuite séparé trois sortes d’huiles. Il nous reste un épais résidu qui a résisté à l’évaporation, le brai. Ce sont les huiles du goudron que nous devons étudier ici.

Les deux premières huiles sont encore une fois distillées, dans un alambic de 1,200 à 1,500 litres de capacité, chauffé par un serpentin à retour, où l’on fait circuler de la vapeur à haute pression. On commence par les huiles moyennes et l’on recueille tout ce qui passe entre 140 et 200 degrés. Tout ce qui a passé au-dessous de 140 degrés est mêlé aux huiles légères. Tout ce qui n’a point passé à 200 degrés est mêlé aux huiles lourdes. On épure ensuite de la même façon les huiles légères.

Celles-ci sont connues dans le commerce sous le nom d’huiles de naphte. Il serait trop long d’énumérer les dix-huit ou vingt corps que les chimistes reconnaissent dans le naphte : disons seulement que ce sont principalement des carbures d’hydrogène. Ces corps forment des séries régulières, dans lesquelles la proportion du carbone relativement à l’hydrogène augmente suivant une formule connue. Les moins riches en carbone sont gazeux, comme le gaz des marais ; puis viennent les carbures liquides, comme la benzine ; et enfin les carbures solides comme la paraffine ou l’anthracène. On a vu comment ces corps mis en présence et portés à une haute température se combinent ou se séparent, se condensent ou se subliment, et comment on retrouve en fin de compte des liquides au lieu de solides, des solides au lieu de gaz. Ici nous avons affaire à un mélange de carbures liquides. Pour l’épurer, il faut le débarrasser premièrement de certains carbures gazeux, qui sont restés dissous dans les liquides, secondement de produits alcalins ou acides qu’il peut contenir. Parmi les alcalis figurent de notables quantités d’ammoniaque. Les corps étrangers donnent au naphte une odeur repoussante. On les sépare par des lavages successifs, d’abord à l’eau pure, qui dissout certains de ces corps, puis à l’acide sulfurique, enfin à la soude caustique, pour enlever les acides du goudron et l’acide sulfurique resté en excès. Les lavages se font dans de grands vases cylindriques, où les liquides sont battus par des roues à aubes, qu’on fait tourner soit à la main, soit au moyen d’une force motrice. Ces vases, appelés mélangeurs, doivent être placés en gradins l’un au-dessus de l’autre. Après chaque lavage, on laisse reposer plusieurs heures. L’eau qui s’est chargée d’ammoniaque est décantée par un siphon. Le naphte coule dans le second bac, revêtu de lames de plomb, où il est agité avec l’acide sulfurique ; puis, après quelques heures de repos, cet acide est soutiré par un robinet de vidange, entraînant avec lui des carbures nauséabonds qui étaient dissous dans le naphte. Et comme rien ne doit se perdre, il est mêlé aux eaux ammoniacales, et donne des sulfates. Enfin on fait couler le naphte dans le dernier mélangeur, où il est traité par la soude caustique.

Après les lavages, le naphte est encore une fois distillé. C’est la quatrième distillation depuis que la houille a été apportée à l’usine. Les vieux alchimistes passaient, dit-on, des années à distiller et redistiller le même corps, espérant qu’ils verraient à la fin se sublimer, à travers le col de leurs étranges alambics, les vapeurs légères de la liqueur de vie, ou bien la pierre philosophale se déposer au fond de la panse de leur cornue. L’industrie moderne n’a pas renoncé à leurs procédés, qui n’ont pu fournir ni la pierre des philosophes, ni la liqueur de vie, mais qui ont conduit les Basile Valentin, et les Van Helmont à de précieuses découvertes. Tant il est vrai que, dans les plus simples opérations de la science ou de l’industrie, se trouvent appliqués les plus profonds principes de la philosophie naturelle, entrevus par ces puissans inventeurs ! Ce ne sont plus les élémens terre, eau, air que nous distinguons ; ce sont les états de la matière : état solide, état liquide, état gazeux. Et nous concevons que toute substance définie, simple ou composée, doit pouvoir passer par ces trois états : c’est une question de température. L’état liquide succède à l’état solide, l’état gazeux à l’état liquide, sitôt que la chaleur, absorbée et transformée en mouvement, a rendu les molécules suffisamment mobiles et leur a communiqué une suffisante impulsion. La pression que le corps supporte est un obstacle à cette impulsion ; et pour vaincre l’obstacle il faut plus de chaleur absorbée. Mais sous la même pression, toujours le même degré de chaleur produira le même effet. Sous la pression de notre atmosphère, et avec la température moyenne : de nos climats, nous voyons le fer solide, l’eau liquide, l’oxygène gazeux.. Il est des parties même du monde habitable où l’eau est presque toujours solide, et nous pouvons imaginer des mondes incandescens où les métaux couleraient en ruisseaux. Car tous les corps, dans des conditions déterminées connues pour chacun d’eux, et quand le thermomètre indique le point fixé pour leur transformation, perdent leur rigidité, deviennent volatils et se subliment, comme disait la langue à la fois pédante et poétique des alchimistes.

Cependant ce triple phénomène n’a pu être constaté pour tous les corps. Les uns, comme le carbone, ne se subliment pas, même aux plus hautes températures que nos fourneaux puissent ai teindre. Les autres, produits de combinaisons, se décomposent ; la chaleur, devenue mouvement, ne sépare pas seulement les molécules, pour leur permettre de rouler les unes sur les autres comme celles de l’eau ou de s’envoler comme celles des gaz, mais elle rompt ces molécules ; les atomes composans se dispersent et entrent dans d’autres combinaisons. Ainsi s’est constitué le goudron. Alors la chaleur, qui avait été absorbée et changée en mouvement, reparaît sous sa forme primitive. L’état des corps réagissant les uns sur les autres et dégageant de la chaleur, ce quatrième état répond au quatrième élément des anciens, le feu.

Quand la chaleur est à son comble, toutes les combinaisons se détruisent, se dissocient, et les corps simples apparaissent isolés. Dans le soleil, les métaux doués des plus vives affinités chimiques, le magnésium, le calcium, ne se combinent pas à l’oxygène, ne sont pas brûlés, du moins au centre de l’astre. Mais leurs vapeurs incandescentes se subliment, montent vers la périphérie, où s’opèrent des combinaisons. Devenues plus lourdes en se refroidissant, elles retombent vers le centre, où les corps combinés se dissocient de nouveau. Ainsi s’établit, si l’on en croit les hypothèses actuelles de la science, une éruption prodigieuse, suivie d’une rechute, un immense courant de va-et-vient. Et qu’est-ce que cette éruption, qu’est-ce que ce courant, sinon une distillation gigantesque ? Sublimer les corps, les laisser retomber refroidis et condensés, puisses sublimer à nouveau, c’est ce que faisaient les alchimistes et c’est ce qui se passe dans le soleil.

Mais quittons ces hauteurs, et de toutes ces observations, gardons la connaissance de la fixité du point d’ébullition des corps, connaissance précieuse qui nous permet, étant donné un mélange confus, de faire envoler à point nommé et d’évoquer en quelque sorte, à notre gré, la substance dont nous avons besoin. Suivant cette loi, nous distillons une quatrième fois le naphte, et entre 90 et 115 degrés, nous recueillons la benzine.

Avant de faire l’histoire de cette précieuse matière, disons, pour n’y plus revenir, que les huiles moyennes sont traitées, absolument comme les huiles légères, par l’acide sulfurique et la soude. Comme elles sont plus riches en alcalis et en acides, il faut seulement pour le lavage une plus forte proportion d’acide sulfurique et de soude. Ainsi débarrassées des corps étrangers qui leur donnaient mauvaise odeur, et réduites à n’être plus qu’un mélange de carbures d’hydrogène, ces huiles sont livrées au commerce. Elles sont employées pour l’éclairage. Elles servent aussi à dissoudre le caoutchouc ; mais, pour cet emploi, les fabricans préfèrent généralement le sulfure de carbone ; car si les huiles ne sont pas parfaitement épurées et lavées, elles laissent au caoutchouc une odeur goudronneuse.

Les matières colorantes n’étant point tirées des huiles moyennes, nous n’avons plus à nous occuper que des produits du naphte et des huiles lourdes.


IV

Faraday découvrit la benzine en 1825 dans des essences provenant de la fabrication du gaz par l’huile. Il l’appela hydrogène bicarboné. En 1835, Mitscherlich, ayant traité l’acide benzoïque par la soude, obtint un liquide volatil et lui donna le nom de benzine. Enfin Hofmann, en 1845, démontra que l’hydrogène bicarboné de Faraday et la benzine de Mitscherlich n’étaient qu’un seul et même corps. Ce corps, M. Berthelot en a expliqué la formation et l’a obtenu par synthèse en chauffant le gaz acétylène. Sa molécule se compose de trois molécules d’acétylène soudées ensemble ; au total de douze atomes de carbone pour six d’hydrogène. La benzine est un type de ces corps organiques qui fournissent, par substitution, d’interminables séries dérivées. Ce sont des édifices dont on enlève les pierres une à une, en les remplaçant par d’autres ; ou plutôt, si l’on admet la conception des philosophes dynamistes, qui réduisent la matière à n’être plus qu’une abstraction, ce sont des systèmes de forces dirigées en sens contraires et se faisant équilibre. A chaque force on peut substituer une force égale. Les forces chlore, brome, iode étant égales à la force hydrogène, un atome de chlore, de brome ou d’iode peut être substitué à un atome d’hydrogène. On peut imaginer un système de forces disposées de manière à ce que plusieurs s’annulent entre elles et que la résultante soit égale à l’unité. Tels sont les radicaux organiques, véritables débris d’une molécule rompue, où plusieurs atomes de carbone et d’hydrogène sont associés de manière à laisser libre l’énergie d’un atome d’hydrogène. Ainsi, dans la benzine, à tout atome d’hydrogène nous pouvons substituer un atome de chlore et obtenir la benzine monochlorée, dichlorée, etc. ; un atome de brome, un atome d’iode, qui nous donneront des benzines bromées ou iodées ; ou bien encore un radical, tel que le méthyle ou l’éthyle : nous aurons ainsi la méthylbenzine ou l’éthylbenzioe, la diméthylbenzine, la triméthylbenzine, et ainsi de suite.

Ces théories permettent d’imaginer les longues séries de corps que la chimie organique a fait découvrir. Parmi ces corps, beaucoup sont maintenant employés par l’industrie.

Le premier industriel qui ait utilisé la benzine et indiqué les moyens de la fabriquer en grand, est l’Anglais Charles Mansfield. En 1847, il tira ce carbure des goudrons de houille par distillation. Il imagina un alambic fort ingénieusement disposé. Le col de cet alambic, avant de se recourber vers le serpentin, traversait une enveloppe remplie d’eau. Au début, cette eau était froide ; les vapeurs qui s’élevaient de la chaudière cédaient leur chaleur à l’eau et retombaient condensées. Mais peu à peu l’eau s’échauffait, et dès qu’elle avait atteint la température d’ébullition des carbures légers, ceux-ci commençaient à passer dans le serpentin.

M. Coupier, très-habile fabricant, dont les usines sont à Creil, améliora ce procédé. Il employa la colonne formée de plateaux superposés, imaginée par M. Dubrunfaut pour distiller l’alcool. Les tubes abducteurs pénétraient dans un bain de chlorure de calcium, maintenu au moyen d’un jet de vapeur à une température déterminée. C’était une sorte de réchaud où le mélange de gaz était conduit à sa sortie de la colonne de distillation ; certains gaz, trouvant une température inférieure à leur point d’ébullition, se condensaient et retombaient dans la colonne, tandis que d’autres continuaient leur route et ne se condensaient que dans le serpentin. En augmentant ou diminuant la chaleur du réchaud, M. Coupier obtient successivement les différens carbures.

La benzine, chacun le sait, est un liquide léger, parfaitement incolore et d’odeur peu agréable. Ce corps, incolore et nauséabond, fournit pourtant des parfums et des teintures.

Charles Mansfield annonça, en 1847, qu’il trouvait dans les dérivés de la houille une huile qui pouvait tenir lieu de l’essence d’amandes amères. C’était la nitrobenzine. Avant lui, Mitscherlich, ayant versé par petites quantités la benzine dans l’acide nitrique, avait vu se produire une réaction très vive : les vapeurs rouges de l’acide hypoazotique s’étaient dégagées en abondance, — et le chimiste allemand avait recueilli un corps liquide, incolore, dans lequel il avait constaté qu’une molécule composée d’azote et d’oxygène s’était substituée à l’un des six atomes d’hydrogène de la benzine. Mais l’expérience de Mitscherlich n’était pas sortie des laboratoires et ne paraissait pas devoir être tentée dans les ateliers. La réaction était si vive qu’elle devenait dangereuse lorsqu’on opérait sur de grandes quantités. Si la benzine n’était pas pure, et surtout si elle contenait du phénol, des explosions avaient lieu. Enfin, la respiration continuelle des vapeurs nitreuses aurait été fatale à la santé des ouvriers. C’est cette expérience que Mansfield osa répéter dans ses ateliers et qu’il réussit à rendre industrielle. Son exemple fut suivi en France par MM. Pelouze et Collas.

La nitrobenzine ne saurait être pure si la benzine employée ne l’était pas, et la benzine du commerce l’est rarement. Dans le mélange de carbures qui forme l’huile de naphte, plusieurs sont fort voisins les uns des autres, par leur composition et par leur point d’ébullition. Malgré la perfection d’appareils distillatoires tels que celui de M. Coupier, il est difficile d’arrêter certains d’entre eux au passage. Le toluène, par exemple, carbure liquide et volatil comme la benzine, » l’accompagne presque toujours ; il est attaqué comme elle par l’acide nitrique et donne un nitrotoluène. On a trouvé aussi, joint à la nitrobenzine, un acide particulier coloré en jaune, et doué de l’odeur et du goût de l’ananas. Les éthers de cet acide ont le goût de fraise ou de framboise. Bien des sorbets et bien des pots de confitures ont été parfumés grâce à cette découverte.

La nitrobenzine, ainsi fabriquée, est livrée au commerce sous le nom d’essence de mirbane : c’est un nom de pure fantaisie. Elle est employée par les parfumeurs. Ce n’est pas l’essence d’amandes amères, — cette dernière peut aussi être obtenue artificiellement, — mais elle en tient lieu. Elle joue dans l’industrie moderne un rôle important depuis qu’elle sert à fabriquer l’aniline.

A mesure que l’œuvre de la synthèse avance et que du carbure primitif sortent des corps de plus en plus compliqués, la richesse du champ des recherches ouvert aux chercheurs paraît de plus en plus surprenante. Que de combinaisons peuvent s’effectuer et combien de milliers de corps restent à connaître ! La benzine n’est que l’un des nombreux carbures contenus dans le goudron, et la nitrobenzine n’est que l’un des dérivés nitrés de la benzine. La benzine a, en outre, des dérivés iodés, chlorés ou bromes. Ces dérivés ne s’obtiennent pas seulement par substitutions successives de l’iode, du chlore ou du brome, à un ou plusieurs atomes d’hydrogène ; ils s’obtiennent aussi par addition, sans déplacer l’hydrogène. On connaît encore des sulfodérivés ; puis des dérivés nitrés de la benzine chlorée, bromée ou iodée. Au lieu du chlore, du brome ou de l’iode, on eût pu substituer à l’hydrogène des radicaux organiques et recommencer de nouvelles séries. Et ces séries de dérivés que fournit la benzine, — le toluène, le xylène et cent autres carbures pourraient les fournir aussi. Les mathématiciens nous montrent l’effrayant total des divers arrangemens possibles de quelques unités disposées en groupes de deux, trois ou plus. Dans les arts, nous avons deux exemples de cette étrange multiplicité : la musique varie à l’infini les arrangemens des sept notes de la gamme ; et la chimie varie à l’infini les arrangemens des sept ou huit corps simples qui se rencontrent dans les matières organiques. Et si nous osions poursuivre cette comparaison, nous dirions que les arrangemens musicaux dérivent d’un certain accord fondamental, et que les arrangemens chimiques dérivent d’un certain modèle, tel que la benzine, auquel il est aisé de rapporter toute la série. Pour une manière particulière de combiner ensemble les atomes et pour une série de combinaisons qui rappelleront toujours cette manière, c’est le type, c’est l’accord parfait.

L’aniline existe toute formée dans le goudron de houille, mais en très petite quantité. L’industrie ne l’y cherche pas : les procédés d’extraction seraient trop coûteux. On a donc été amené à préférer fabriquer d’abord la nitrobenzine, puis la réduire, c’est-à-dire la débarrasser de son oxygène en la mettant en présence de substances avides de ce corps. C’est la méthode enseignée par le chimiste russe Zinin. les procédés de réduction ont beaucoup varié. Zinin s’était servi du gaz hydrogène sulfuré. Aujourd’hui, d’après les conseils de M. Béchamp, le fer, en très petites particules, et l’acide acétique, sont les corps réducteurs le plus généralement employés.

Au début de cette industrie, les fabricans anglais Maule et Nicholson, les premiers qui s’y soient livrés, vendaient l’aniline au prix. de 80 francs le kilogramme. Elle vaut maintenant de 4 à 6 fr. Rarement on a vu des progrès si rapides et de si brusques révolutions économiques. Tandis que le prix de la marchandise fabriquée descendait si bas, le prix de la matière première, très demandée, avait monté : telle est la loi. Le kilogramme d’aniline tombait de 80 à 4 francs ; la tonne de goudron montait de 4 à 70 francs. Dans une situation commerciale si instable, les industriels n’ont qu’une ressource et qu’un devoir : chercher constamment le progrès. C’est ce qu’ont fait M. Renard à Lyon, M. Coupier à Creil, M. Dehaynin à Paris, M. Poirrier à Saint-Denis, et tant d’autres honorables fabricans. Après tant de travaux et de progrès, il reste à leurs successeurs de belles recherches à entreprendre et de belles découvertes à espérer.


V

Tout le travail accompli jusqu’à présent n’a été qu’un travail préparatoire. Nous avons vu Le goudron se constituer par les mille réactions que la chaleur rouge provoque entre les substances organiques de la houille. Puis les huiles légères, moyennes et lourdes ont été séparées les unes des autres. Des huiles légères on a tiré la benzine ; de la benzine on a fait la nitrobenzine, puis l’aniline. Toutes ces matières sont incolores ; mais le moment est venu où les, couleurs voit apparaître. En désoxygénant la nitrobenzine, on a obtenu l’aniline ; en traitant l’aniline par des agens oxydans, on pourrait s’attendre à retrouver la nitrobenzine. Ce serait une erreur : sans doute, l’oxygène se fixe sur l’hydrogène de l’aniline ; mais, pour cela, des atomes d’hydrogène se séparent de la molécule d’aniline. Ce n’est pas l’oxygène qui se fixe, c’est l’hydrogène qui s’en va. Puis un phénomène de condensation s’opère : plusieurs molécules sa rapprochent et s’unissent pour ne plus former qu’une molécule de rusaniline.

Ainsi se constitue, grâce à la réaction de presque tous les agens oxydans connus en chimie sur l’aniline, cette merveilleuse matière colorante. Chose curieuse, la rosaniline ne serait point formée, si l’aniline était absolument pure : théoriquement, sa molécule est faite par une molécule d’aniline et deux molécules de toluidine soudées ensemble, perdant à elles trois six atomes d’hydrogène. On ne l’obtient pas en oxydant séparément l’une ou l’autre des deux bases.

La rosaniline est solide à la température ordinaire ; elle cristallise facilement. Ses cristaux ont la forme de tablettes ou de fines aiguilles. Quand ils se sont formés à l’abri de l’air, ils sont blancs ; au contact de l’air, on les voit devenir roses, puis rouges. Quel changement ont-ils subi ? C’est un mystère.. Certains chimistes ont prétendu qu’ils absorbaient de l’acide carbonique ; mais M. Hofmann assure que leur composition n’a pas changé.

La rosaniline se dissout dans l’eau ; elle se dissout en plus grande quantité dans l’alcool, surtout à haute température, et donne à ce liquide une belle couleur pourpre. C’est une base si puissante qu’elle déplace l’ammoniaque : de ses combinaisons salines, et le plus souvent elle est employée à l’état de sel. Elle ne fournit pas seulement la couleur rouge ; suivant les manières dont on la traite et les combinaisons dans lesquelles on l’engage, on voit se succéder toutes les teintes, et, pour ainsi dire, tous les rayons du prisme.

Le violet fut le premier découvert. En 1856, M. Perkin cherchait à reproduire artificiellement la quinine. Il fit réagir, en présence de l’eau, le bichromate de potasse, corps très oxydant, sur le sulfate d’aniline ; le mélange se colora d’une belle nuance violette. Perkin renonça aussitôt à son premier sujet de recherches et réussit à fabriquer industriellement la matière colorante qu’il avait trouvée. Le violet Perkin, appelé aussi mauvéine, devint fort à la mode en Angleterre et dans les soieries de Lyon.

Trois ans après, MM. Renard et Verguin livrèrent au commerce une nouvelle substance rouge pourpre. C’était encore un sel de rosaniline, on le préparait en traitant l’aniline commerciale par un agent chimique de nature à lui enlever de l’hydrogène, le bichlorure d’étain. MM. Renard et Verguin versaient peu à peu ces corps dans de petites marmites en fonte émaillée, contenant déjà l’aniline. Ces marmites étaient chauffées à feu nu : des vapeurs irritantes se dégageaient et s’échappaient par une cheminée d’appel. Quand le mélange était devenu rouge foncé, presque noir, on laissait refroidir : la fuchsine, — c’est le nom qui fut donné à cette substance, — était prête à être confiée aux teinturiers, — ou aux marchands de vin. — Cette fuchsine, qu’on ne prenait pas soin de purifier, était un mélange de chlorhydrate de rosaniline et de divers sels d’étain.

Aujourd’hui, on oxyde l’aniline par l’acide arsénique. Le procédé fut breveté à peu près en même temps en France et en Angleterre. Dans de grandes chaudières chauffées sur voûte, on introduit 1,000 kilogrammes d’aniline commerciale et 1,500 kilogrammes d’une solution très concentrée d’acide arsénique. On chauffe pendant sept ou huit heures. Environ la moitié de l’aniline, n’entrant point en réaction, s’évapore et est recueillie dans un appareil réfrigérant. Cette aniline n’est plus mêlée de toluidine, puisque la toluidine a été retenue pour former la rosaniline.

L’opération finie, on peut, en laissant refroidir, obtenir une masse solide, rougeâtre, à reflets cuivrés. Il faut alors, avant de redissoudre cette masse, la pulvériser dans un moulin, ce qui est fort dangereux. Malgré les précautions prises par les ouvriers, qui ne travaillent que les mains gantées et un mouchoir attaché sur la bouche, il y a des cas d’empoisonnement par les poussières arsenicales ; aussi a-t-on cherché et trouvé une méthode nouvelle. On ferme par un robinet le tube abducteur des vapeurs d’aniline, et on introduit de la vapeur d’eau à haute pression. Un autre robinet étant ouvert, toute la masse est chassée, par la pression, dans une autre chaudière très vaste, très résistante, où elle se dissout dans l’eau, à une température de 140 degrés, et sous une pression de cinq atmosphères. Au bout de quatre ou cinq heures de ce traitement, le liquide est dirigé, bouillant, vers un filtre ; la pression lui en fait traverser les trous et les feutrages : il est ainsi débarrassé de matières insolubles. Puis on le laisse refroidir, jusqu’à 70 degrés, dans des barques, où il dépose une matière violette qu’on sépare par décantation.

Ce mélange, qu’on appelle le rouge brut, est surtout composé d’arsénite et d’arséniate de rosaniline. Il s’agit d’en tirer la fuchsine en substituant l’acide chlorhydrique aux acides arsénieux ou arsénique. Les uns font bouillir le rouge, brut avec l’acide chlorhydrique ; d’autres, — et leur méthode a prévalu, — commencent par le faire bouillir avec le sel marin. Une double décomposition a lieu ; et, lorsque la liqueur est refroidie, on recueille au fond du vase des cristaux de fuchsine, tandis que l’eau mère conserve des arsénites et des arséniates de soude.

Mais toute la matière colorante ne s’est pas déposée sous forme de cristaux, et un bon industriel ne doit rien perdre. Traitée par le carbonate de soude, l’eau mère donne un précipité, d’où l’on tire un produit colorant, connu sous le nom de grenat d’aniline ou fuchsine jaune. Ce n’est pas tout : le rouge brut a laissé au fond des barques où il se refroidissait une matière violette : on la lave à l’eau bouillante ; l’eau se teint en rouge, et on recueille une substance bleue, propre à la teinture des étoffes. Ce n’est pas tout encore. Le rouge brut a traversé des filtres qui ont retenu des matières insolubles. Ces matières sont soigneusement recueillies : elles forment une pâte qu’on fait bouillir avec l’acide chlorhydrique étendu et qu’on filtre de nouveau pour en tirer des restes de fuchsine. Le résidu, qu’on n’a pu dissoudre, fournit le marron d’aniline, belle teinture qui s’applique très aisément sur la laine. Ainsi, une seule opération a fourni le rouge violacé de la fuchsine, le grenat, le bleu et le marron.

D’où viennent toutes ces couleurs et comment la chimie nous expliquera-t-elle que le même corps fournisse des nuances si variées ? Ces différences ne proviennent pas seulement de ce que la même base, rosaniline, a pu se trouver associée à divers acides. Il ne faut pas oublier qu’au début, malgré les séparations opérées grâce à la distillation fractionnée, nous avons eu affaire à un mélange de corps. Ces corps réagissent les uns sur les autres ; et la théorie de leurs réactions, dont nous avons déjà donné quelque idée, nous semble si ingénieuse et si intéressante, que nous pensons pouvoir, sans trop de pédanterie, en dire quelques mots encore. La benzine et le toluène mélangés ont fourni, après divers traitemens, un mélange d’aniline et de toluidine. Deux molécules de toluidine et une molécule d’aniline se sont soudées, en perdant de l’hydrogène, pour former une molécule de rosaniline. Or deux molécules d’aniline et une molécule de toluidine, perdant aussi de l’hydrogène, pourraient aussi se souder comme les premières. Et enfin trois molécules d’aniline, ou trois molécules de toluidine, pourraient se souder ensemble, toujours en perdant de l’hydrogène. Voici quatre arrangemens distincts ; quatre cas possibles, conçus par la théorie et réalisés en pratique. Au premier cas, on avait eu la rosaniline ; au second, on aura la mauvaniline ; au troisième, la violaniline ; au quatrième, la chrysotoluidine.

Nous avons décrit la première. La seconde forme des cristaux d’un brun clair qui deviennent plus foncés lorsqu’on les chauffe ; les liquides dans lesquels ces cristaux ont été dissous prennent une teinte violette. La violaniline est peu soluble, et il est difficile de Savoir cristallisée : c’est une poudre d’un brun presque noir. Ses sels, quand on ajoute à leur dissolution quelques gouttes d’acide sulfurique concentré, se colorent en bleu foncé. Enfin, la chrysotoluidine est jaune. Tous ces corps ont pu se former pendant la préparation de la fuchsine. Quand le travail est achevé, la filtration, les différences de solubilité, la cristallisation, les séparent les uns des autres. Pour ceux qui ne se sont point cristallisés, la séparation est difficile et demeure incomplète : le rouge reste uni au jaune, en proportion plus ou moins grande, et donne le marron ou le grenat.

Depuis le début de tout ce travail, depuis la cornue à gaz, où nous avons montré les carbures d’hydrogène s’associant entre eux en se décomposant de mille façons pour constituer des corps nouveaux, on a pu voir que la chimie de la houille n’a pas toujours besoin d’emprunter à la chimie minérale ses puissans réactifs, tels que les acides sulfurique ou nitrique, la soude ou la potasse ; et que les composés du carbone, les plus voisins par leur constitution et leurs propriétés, sont très souvent capables de réagir les uns sur les autres et de se transformer, sans l’intervention d’agens étrangers. Il ne s’agit plus seulement d’acides s’unissant à des bases pour donner naissance à une troisième espèce de corps, les sels. Les carbures, les bases, s’associent, se soudent deux à deux ou trois à trois avec ou sans perte d’un de leurs élémens ; ces corps forment ainsi une molécule double ou triple des composantes, bien qu’appartenant encore au même type chimique.

L’industrie doit à MM. Charles Girard et de Laire la première idée d’une réaction de ce genre r idée vraiment scientifique et féconde en découvertes. Les chimistes entendent par radicaux organiques certains groupes d’atomes de carbone et d’hydrogène, qui peuvent, de même qu’un atome de brome, d’iode, ou de chlore, ou se combiner à un atome d’hydrogène, ou se substituer à lui dans une de ses combinaisons. D’après la théorie dynamique de la matière, c’est un groupe de forces dont la résultante est égale à la force unique que représente un atome d’hydrogène, de brome, de chlore ou d’iode. Dans un corps complexe, tel que la rosaniline, un ou plusieurs atomes d’hydrogène peuvent être enlevés et remplacés par autant de molécules d’un radical organique. C’est ce qu’ont entrepris MM. Girard et de Laire ; et c’est l’aniline qu’ils ont fait réagir sur la rosaniline. L’aniline est une base organique, une ammoniaque composée. Dans l’ammoniaque ordinaire, un atome d’azote est combiné à trois d’hydrogène. Dans l’aniline, un de ces atomes d’hydrogène a été remplacé par le radical phényle ; mais le phénomène contraire est possible, et si le phényle est à son tour déplacé par l’hydrogène, l’ammoniaque doit reparaître.

Telle est la réaction que MM. Girard et de Laire ont provoquée en chauffant ensemble la fuchsine et l’aniline. La rosaniline cède un atome d’hydrogène et s’empare du radical phényle. L’aniline perd le phényle, qui est remplacé par l’hydrogène ; il se dégage de l’ammoniaque, et on recueille la rosaniline phénylée. Celle-ci est d’un bleu de ciel éblouissant. On peut en varier la teinte. L’échange que nous venons de décrire peut s’effectuer successivement pour trois atomes d’hydrogène contre trois molécules de phényle, suivant la dose d’aniline employée : elle peut s’élever jusqu’à huit kilogrammes ; on aura la rosaniline monophénylée, diphénylée, ou triphénylée. La première est d’un bleu violacé, la seconde d’un bleu franc ; la troisième d’un bleu qu’on a appelé bleu lumière, parce qu’à la lumière artificielle même sa teinte ne perd rien de sa franchise et ne fait que gagner en éclat.

La découverte de MM. Girard et de Laire était du plus haut intérêt, à la fois théorique et pratique. Ils en tirèrent aussitôt de nombreuses conséquences. Leur méthode était générale et permettait dans la plupart des bases organiques de substituer des radicaux à deux ou trois atomes d’hydrogène. Ils réussirent à faire sur le chlorhydrate d’aniline ce qu’ils avaient fait sur le chlorhydrate de rosaniline, et obtinrent les anilines diphénylée et triphénylée, d’où ils surent encore tirer des matières colorantes bleues. Puis ils passèrent en revue les sels de ces bases complexes. Un sel iodé de rosalinine triméthylée leur fournit un vert magnifique, d’une telle fixité et d’un tel éclat, qu’on peut l’appeler, comme le bleu qu’ils avaient déjà préparé, vert lumière.

Ces deux chimistes, tout jeunes encore, pleins d’ardeur et de talent, avaient monté vers 1875, près de Ris-Orangis, une petite usine où ils commençaient à fabriquer les couleurs qu’ils avaient découvertes, lorsque des difficultés suscitées par des voisins vinrent les interrompre. La chimie n’a qu’un défaut : elle ne sent pas toujours bon, il faut en convenir et excuser les voisins qui ne connaissent d’elle que ce côté désagréable. La fermeture de l’usine de Ris n’en fut pas moins fâcheuse : si l’on avait vu des savans, de vrais savans, de vrais inventeurs, tirer profit de leurs inventions, c’eût été un cas rare, une curiosité de notre époque. et l’on peut être sûr que, dans cette usine modèle, de tels industriels n’eussent pas délaissé la science pour l’industrie. La médaille d’honneur qui leur fut décernée à l’exposition de 1878, sur le rapport de M. Würtz, fut la bien juste récompense de leurs travaux.

Aujourd’hui les brevets de MM. Girard et de Laire sont exploités par M. Poirrier, à Saint-Denis. M. de Laire dirige une usine de produits chimiques à Grenelle, et M. Girard est le chef de ce laboratoire municipal de Paris qui inspire à nos marchands de vin et à nos épiciers une terreur si salutaire et une haine si comique. Les débitans d’eau rougie par la fuchsine ont à qui s’adresser ; et M. Girard, qui sait comment la fuchsine se prépare, ne doit pas les ménager. Ce n’est pas seulement de la fuchsine qu’ils mettent dans leur vin : c’est de l’arsenic, car la fuchsine n’en est jamais complètement débarrassée.


VI

Les huiles légères du goudron sont composées presque uniquement de carbures d’hydrogène : dans les huiles lourdes, on trouve. avec quelques carbures très condensés des bases et des acides : elles contiennent, par exemple, cette aniline toute formée, que l’industrie n’a pas trouvé avantage à extraire, et l’acide phénique, si utilement employé aujourd’hui contre les miasmes et les germes de maladies.

Cet acide a rendu aussi quelques services aux fabricans de matières colorantes. En 1834, Runge, préparant de l’acide phénique, trouva parmi les résidus une matière jaune qui fut nommée coralline ou acide rosolique. En 1859, M. Jules Persoz, en faisant chauffer cette matière avec l’ammoniaque, obtint une fort belle substance rouge qu’il appela péonine, parce qu’elle rappelait le rouge des pivoines. M. Persoz céda ses brevets à la maison Guinon, Marnas et Bonnet (de Lyon), qui sut en tirer bon parti. Deux ans après, cette maison mettait en vente une substance bleu de ciel, l’azuline, qui était aussi un dérivé de l’acide rosolique.

Qu’est-ce que l’acide rosolique ? La question n’est pas très clairement tranchée. M. Fresenius a soutenu que ce prétendu acide n’était qu’un mélange de corps : il en a tiré une substance jaune orangé, à laquelle il a donné le nom d’aurine. Ce qui est plus intéressant au point de vue industriel, c’est que M. Fresenius a indiqué des moyens de se procurer l’acide rosolique. Aujourd’hui, on l’obtient en chauffant ensemble l’acide phénique, l’acide sulfurique, et en ajoutant au bout de six ou sept heures de l’acide oxalique. Au surplus, cette industrie est à peu près abandonnée ; mais nous ne pouvions omettre un corps tiré du goudron, qui a pu fournir à lui seul le bleu, le rouge et le jaune.

Les deux corps tirés des huiles lourdes qui présentent le plus d’intérêt sont certainement la naphtaline et l’anthracène. Ce sont deux carbures d’hydrogène.

Pour séparer la napthaline, il n’est pas nécessaire d’exécuter, comme pour la benzine, une série de distillations fractionnées. Les moyens employés sont plus simples et plus grossiers. Comme ce corps est solide à la température ordinaire et cristallise en lamelles légères avec la plus grande facilité, on se contente d’abandonner au froid pendant cinq ou six jours les huiles lourdes et on retrouve la naphtaline solidifiée. Le liquide est décanté, et les cristaux, serrés sous des presses, se débarrassent de l’huile et forment d’épais gâteaux.

Cette naphtaline fait partie de la même série que la benzine : il était naturel de chercher si elle se prêterait aux mêmes réactions. Zinin, qui avait transformé la nitrobenzine en aniline, obtint par les mêmes procédés le dérivé nitré de la naphtaline, puis, en enlevant de l’oxygène à ce produit, il découvrit une base organique tout à fait analogue à l’aniline, la naphtylamine. Le procédé de réduction de M. Béchamp par le fer et l’acide acétique fut employé dans l’industrie pour préparer en grand cette nouvelle base, comme il l’avait été pour la première. Les ressemblances entre les deux corps se poursuivent jusqu’au bout. De même que l’aniline, en perdant de l’hydrogène, s’est transformée en rosaniline, de même la naphtylamine se transforme en rosanaphtylamine.

M. Perkin avait inauguré l’industrie des matières colorantes tirées de la houille en fabriquant des violets d’aniline. Le même M. Perkin obtint par la naphtylamine des violets sans grand éclat dont la fabrication est abandonnée aujourd’hui. C’étaient des mélanges assez mal définis de sels organiques et minéraux. Ce fut M. Schiendl, de Vienne, qui prépara le premier, en 1868, la rosanaphtylamine pure. M. Hofmann l’étudia aussitôt et en donna la composition. Enfin M. Scheurer-Kestner la prépara en grand dans ses usines d’Alsace.

Comme pour la préparation de la rosaniline, il s’agissait ici d’enlever de l’hydrogène. La réaction indiquée par M. Schiendl est assez compliquée, et sa description nous obligerait à nous lancer à travers une nomenclature barbare dont nous avons fourni déjà bien assez d’échantillons. Il suffit de dire qu’un corps organique azoté cède son azote à haute température, que l’hydrogène s’y combine et qu’il se dégage de l’ammoniaque. C’est le chlorhydrate de naphtylamine qu’on a employé ; on recueille le chlorhydrate de rosanaphtylamine, qui est, on le voit, l’homologue de la fuchsine. Comme la fuchsine, le nouveau corps est facilement cristallisable et fournit une belle teinture rose. Ce rose est plus clair et moins violet que celui de la fuchsine : il est terne appliqué à la laine, mais il donne à la soie des reflets très brillans. Dissous dans l’alcool, il produit un étrange et merveilleux effet. Le liquide devient d’un rouge éclatant, et, suivant la manière dont on le présente à la lumière, on le voit traversé de nuages phosphorescens. Laissez-le reposer et attendez que l’alcool se soit lentement évaporé : le vase sera tapissé de belles aiguilles vertes à reflets irisés.

La naphtaline a fourni encore des composés très complexes, azotés, d’où l’industrie a tiré des colorans jaunes, fort brillans. Le jaune de Manchester et le jaune de Martin s sont les plus connus. On a voulu sur la rosanaphtylamine répéter les expériences de M. Girard et de Laire, substituer des molécules de radicaux organiques à des atomes d’hydrogène. L’expérience a réussi, mais les couleurs bleues obtenues jusqu’à présent n’avaient ni grande fixité ni grand éclat.

Nous arrivons à la fin de notre récit des découvertes de produits colorans fournis par la houille : la dernière est peut-être la plus extraordinaire et la plus féconde. Dans le rapport présenté par M. Wurtz, lors de l’exposition universelle de 1878, nous lisons les lignes, suivantes :

« Celui qui fut longtemps le doyen des industriels d’Alsace, M. D. Kœchlin-Schouch, écrivait en 1828 : « De toutes les substances qui servent en teinture, aucune ne mérite autant de fixer notre attention que la, garance, qui est devenue d’un emploi si général qu’elle forme la base de presque toutes nos teintures. » Dans un certain sens, ces paroles sont encore vraies, car le principe colorant de la garance, l’alizarine, reçoit encore aujourd’hui les applications les plus variées. Et pourtant la matière première qui la contient et la fournit, cette garance dont la culture et l’emploi ont fait la fortune de plusieurs contrées, est bien près d’être atteinte dans ses principaux débouchés, et cette décadence d’un produit naturel est due à une des conquêtes les plus étonnantes de la science moderne : l’alizarine est fabriquée aujourd’hui par synthèse. »

Une pareille découverte amène une véritable révolution économique ; la chimie empiète sur. le domaine de l’agriculture. Qui sait si nous ne verrons pas fabriquer un jour de toutes pièces l’alcool, l’amidon et même le sucre ? Il aurait paru tout aussi paradoxal, il y a vingt ans, d’annoncer la fabrication de la garance artificielle, et nous ne sommes pas au bout des surprises que nous réserve la chimie du carbone. Mais, ce carbone, où le prendrons-nous ? On l’a vu depuis le début de ce travail : ce qu’il faut à l’industrie, ce qui est nécessaire pour que toutes ces synthèses merveilleuses soient possibles, c’est d’avoir pour matière première le carbone végétal, le carbone organique, c’est-à-dire le carbone combiné à l’hydrogène. Ce sont ces carbures trouvés dans le goudron, ces corps binaires où les proportions de carbone et d’hydrogène varient d’après une progression régulière, qui, livrés au chimiste, combinés par lui à l’oxygène et à l’azote, lui servent de point de départ pour préparer des alcools, des aldéhydes, des éthers, des ammoniaques composées ; alcools, aldéhydes, éthers, ammoniaques, gardant chacun le type particulier du carbure d’où ils dérivent. On a vu les séries de corps issues du carbure benzine, puis, grâce aux mêmes procédés, du carbure naphtaline. En somme, ce n’est pas le carbone que la houille nous fournit, c’est le carbure. Cette première synthèse restera pour l’industrie la plus difficile de toutes. Les autres, opérées partout par la vie, sans dépense et sans effort, sous la lumière et à la chaleur tempérée du soleil, ont pu être contrefaites ; les énergies, les affinités de corps organiques ont été réveillées par la chaleur des fourneaux. Mais la première, la synthèse du carbone et de l’hydrogène, opérée une fois par M. Berthelot quand il fabriqua l’acétylène, est restée une curiosité de laboratoire. Qui donc ira chercher le carbone dans l’atmosphère, où les cheminées de nos usines et les poumons de tous les animaux le rejettent sans cesse, combiné cette fois avec l’oxygène à l’état de gaz acide carbonique ? Qui donc de ce gaz minéral fera sans effort, sans bruit, sans fourneaux enflammés, sans chaudières prêtes à éclater, une substance organique ? Ce sera la vie, la vie, qui fait monter la sève 4es arbres, qui reverdit dans les feuilles, qui gonfle la pulpe sucrée des betteraves, qui emplit de jus la pellicule des grains de raisin. La vie ne crée pas seulement l’amidon, le sucre, les huiles : elle crée aussi les carbures desquels ces corps dérivent. Et quand nous parlons de nos synthèses opérées au moyen des corps tirés de la houille, ces corps, ne l’oublions pas, sont des débris de corps vivans. Le soleil du midi ne verra plus fleurir les champs de garance, mais la garance est tirée des gigantesques magasins naturels où les plantes et les fleurs de l’ancien monde se sont entassées et desséchées depuis des siècles.

Comment les savans ont-ils été conduits à cette découverte ? L’histoire de leurs recherches est fort instructive. La garance est connue depuis fort longtemps ; mais le principe colorant de la garance, l’alizarine, fut isolé pour la première fois et analysé par Robiquet et Colin. Laurent, le célèbre collaborateur de Gehrardt, reprit l’étude de cette substance et en donna l’analyse exacte.

Mais Laurent se trompa quand il voulut donner aussi la théorie de la formation de ce corps. Il en faisait un dérivé de la naphtaline. Aussitôt divers savans essayèrent, au moyen de ce carbure, d’opérer la synthèse de l’alizarine. Strecker, Wolff, Gerhardt lui-même, furent égarés dans leurs recherches par l’erreur de Laurent. Enfin M. Schützenberger, le savant professeur, du Collège de France, réussit à préparer le dérivé de la naphtaline qui devait, suivant Laurent, être identique à l’alizarine : les deux corps ne se ressemblaient en rien.

C’est alors que MM. Graebe et Liebermann recommencèrent toute cette étude ; ils firent l’analyse de l’alizarine, mais non pas cette analyse élémentaire par laquelle nous apprenons qu’un corps organique contient tant d’hydrogène, tant d’oxygène et tant de carbone, sans rien connaître de sa constitution. La véritable analyse ne sépare pas du premier coup les derniers élémens d’un composé. Elle ne brise pas brutalement la machine et ne cherche pas à la mettre en miettes : elle la démonte pièce à pièce afin d’en pénétrer les secrets et permet ensuite à l’ouvrier de rétablir et de combiner de nouveau tous les rouages. Ainsi l’analyse appelée immédiate, apprend au chimiste, avant de lui fournir les quantités réciproques des corps simples, la nature des composés qui se sont unis pour former une molécule plus complexe.

Telle fut l’analyse entreprise par MM. Graebe et Liebermann. Le résultat ne se fit point attendre : ils eurent la bonne fortune de tirer de l’alizarine un carbure d’hydrogène, et le carbure n’était point la naphtaline, comme l’avait cru Laurent : ce n’était même pas la paranaphtaline, étudiée par Dumas ; c’était un carbure très voisin des précédens, par sa composition et ses propriétés, l’anthracène[1]. Dès lors le problème était à demi résolu : MM. Graebe et Liebermann annoncèrent bientôt qu’ils avaient réussi à préparer l’alizarine artificielle. Sans décrire tous les procédés de laboratoire ou d’atelier qui furent brevetés peu de temps après la découverte, nous devons dire comment on fabrique ordinairement aujourd’hui le rouge garance. Les huiles lourdes, on l’a vu déjà, quand elles sont abandonnées au froid, laissent déposer des corps solides. Ces corps sont soumis à la presse et forment des masses, des gâteaux, contenant beaucoup de cristaux de naphtaline ; mais la naphtaline n’y est pas seule. Si l’on élève la température à 250 degrés, la naphtaline et des corps huileux, mal définis, se sépareront par distillation. Il restera de l’anthracène, mêlé d’impuretés dont on pourra le débarrasser de deux manières. Des huiles de pétrole très légères dissoudront les impuretés sans dissoudre l’anthracène : ce sera un lavage véritable. Au contraire, les huiles légères du goudron, les huiles de naphte, n’attaqueront point les impuretés et dissoudront l’anthracène : ce sera un moyen de l’obtenir cristallisé.

Les gâteaux, sortis de la presse, contenaient 30 ou 40 pour 100 d’anthracène. C’est sous cette forme, et sans pousser le travail plus loin, que les grands distillateurs de houille, tels que la Compagnie parisienne du gaz, ou la Gaz Light and Coke Company de Londres, livrent ordinairement l’anthracène au commerce[2]. Malheureusement ces produits passent généralement en Allemagne, où sont les plus grandes et les plus belles fabriques de rouge. L’agriculture française avait beaucoup perdu en perdant la culture de la garance : il est fâcheux que l’industrie française n’ait pas su recueillir tout l’héritage. Pour les couleurs d’aniline, les découvertes et les progrès se sont accomplis dans les ateliers de MM. Pelouze, Coupier, Verguin, Poirrier, Dehaynin. Depuis la découverte de l’alizarine, il semble que l’élan se soit ralenti en France ; nous n’entendons plus que les noms allemands de Graebe, Liebermann, Limpricht, etc. ; et la teinture des uniformes de nos soldats est le plus souvent préparée dans des usines d’outre-Rhin.

Lorsque l’anthracène est à peu près purifié, on le soumet à l’action de corps oxygénans et on obtient par précipitation l’anthraquinone. Ce procédé direct a fait de notre carbure d’hydrogène un corps ternaire et l’a combiné à une certaine dose d’oxygène que nous ne pouvons augmenter : pourtant l’alizarine est plus riche en oxygène que n’est l’anthraquinone. Comment fera-t-on subir à cet anthraquinone un second degré d’oxydation ? Par un procédé indirect : il s’agit de retirer de la molécule des atomes d’hydrogène et de substituer à ces atomes des molécules contenant de l’oxygène.

Cette substitution ne s’opère pas en une seule fois. Les premiers auteurs de la synthèse de l’alizarine réussirent à mettre le brome à la place de l’hydrogène, puis les élémens de l’eau à la place des atomes de brome. Mais le brome coûte assez cher : les fabricans tirent aujourd’hui l’alizarine, non de l’anthraquinone bromé, mais de l’anthraquinone sulfuré.

L’alizarine est maintenant, de toutes les matières colorantes tirées du goudron, celle qu’on fabrique en plus grande quantité. M. Würtz disait, dans son rapport de 1878 : « En Allemagne, huit usines, dont deux très importantes, sont en pleine activité. On en compte deux en Suisse, une en Angleterre, une en France, fondée par l’ancienne et honorable maison Thomas, à Avignon. MM. Thomas frères ont eu la bonne pensée et le courage d’établir une fabrique d’alizarine artificielle au centre même de ce comtat Venaissin, qui a été jusqu’ici le principal lieu de production de la garance. On peut évaluer à 3,500 kilogrammes la quantité d’alizarine artificielle produite journellement, et cette production a certainement augmenté depuis l’année dernière. »

L’anthracène, matière première de l’alizarine, est relativement abondant dans le goudron de houille. Il atteint quelquefois la proportion de 7 à 8 pour 100. On avait observé que plus un goudron est pauvre en toluène et plus il est riche en anthracène : ce fait a reçu une explication. M. Berthelot a montré que le toluène, décomposé par la chaleur, produit de l’anthracène. Suivant les réactions qui se seront effectuées dans la cornue de distillation, suivant les coups de feu ou les refroidissemens qui auront pu modifier le cours de ces réactions, le carbure léger se sera conservé ou bien le carbure lourd se sera accumulé.

Sans doute nous devons ajouter que ces différences dépendront aussi de la nature de la houille et de la matière première employée au point de départ de toutes ces opérations. Mais, nous l’avons dit, ce point de départ est à peu près inconnu. D’une matière noire et amorphe nous avons fait sortir des matières cristallisées et de toutes nuances : des rouges, des safrans, des verts, des violets, des bleus ; l’alizarine, la substance même qui teint les fleurs de garance, et cette merveilleuse aniline, incolore comme le rayon de lumière avant d’être analysé par un prisme et contenant en puissance, comme le rayon, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Que savons-nous de la houille, origine de tant de merveilles et rebelle à toute analyse ? Rien, si ce n’est qu’elle a vécu.


DENYS COCHIN.

  1. Nous proposons, disent MM. Girard et de Laire (Traité des dérivés de la houille, etc., p. 80), de désigner exclusivement sous le nom d’anthracène le carbure décrit par Anderson, Fritzsche, Limpricht, Berthelot, Graebe et Liebermann, et de réserver celui de paranaphtaline au carbure signalé par Dumas et Laurent en 1832. Ce dernier, probablement, n’est que le premier homologue du carbure C14 H10 (formule de l’anthracène). Il convient de lui conserver, jusqu’à preuve du contraire, la formule C15 H12, qui lui a été attribuée à l’origine.
  2. L’anthracène de la Compagnie parisienne est à 50 pour 100.