La Hollande et le roi Louis Bonaparte/03

La Hollande et le roi Louis Bonaparte
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LA HOLLANDE
ET
LE ROI LOUIS BONAPARTE

III.
L'ABDICATION[1].


XI

Le 27 novembre 1809, le roi Louis de Hollande partait pour Paris ; il allait se joindre au cercle pompeux de princes souverains, parens, alliés ou vassaux, qui étaient venus jouer leur rôle de satellites autour du grand astre impérial, dont le rayonnement était alors aussi vif qu’il fut de courte durée. On sait les sombres pressentimens qui l’agitaient au moment de son départ : ils ne devaient pas tarder à se réaliser ; mais puisque tout, dans ce qui nous reste à raconter, va désormais se débattre entre les deux frères, il sera bon de revenir sur leurs relations antérieures, dont nous n’avons pu qu’indiquer en passant le caractère difficile et de plus en plus aigre.

La correspondance de Napoléon, publiée par les soins de la commission officielle, contient les principaux documens qui nous éclairent sur les rapports des deux souverains, depuis l’arrivée de Louis en Hollande[2] jusqu’à son séjour à Paris dans l’hiver de 1809 à 1810. Ce qui frappe quand on suit dans cette correspondance la série de lettres adressées par Napoléon à son frère, c’est d’abord le ton impérieux et blessant qui y règne, c’est ensuite le reproche constant que l’empereur fait au roi d’être trop bon et de prendre une foule de décisions sans le consulter[3]. Il y avait quelque fondement à ce dernier reproche ; Louis, toujours intimidé par son frère, aimait beaucoup à faire, sans en demander l’autorisation, ce qu’il croyait utile ou juste et ce qui, après tout, rentrait incontestablement dans ses droits de souverain. S’il y avait eu franchise égale et bon vouloir des deux côtés, on n’aurait rien trouvé que de naturel dans les conseils d’un aîné plus expérimenté et d’un protecteur dont l’appui était indispensable à la royauté nouvelle ; mais, pour être efficaces et pour paraître désintéressés, ces conseils n’auraient pas dû, dès la première heure, affecter la forme de sommations hautaines. On ne saurait traiter plus littéralement en petit garçon un frère qu’on a mis sur le trône. « Ne licenciez pas vos troupes, autrement je ne garantis plus les colonies ; » — « il ne faut pas être trop bon ni vous laisser affecter ; » — « vous m’écrivez tous les jours pour me chanter misère ; » — « vous allez comme un étourdi ; » — « marchez donc plus doucement ; » — « introduisez donc la conscription ; » — « il vous faut des soldats et non de la canaille ; » — « vous agissez toujours sans avoir délibéré ; » — « vous attachez trop de prix à la popularité en Hollande ; » — « la première qualité d’un roi, c’est la vigueur ; » — « on n’est point roi quand on ne sait pas se faire obéir ; » — « laissez crier vos marchands, pensez-vous que ceux de Bordeaux ne crient pas ? » — Le reste est à l’avenant. Louis aurait pu répondre à son frère qu’il parlait à son aise des marchands de Bordeaux, qui, avec ceux du Havre, de Nantes et de Marseille, ne formaient après tout qu’une insignifiante minorité dans la gigantesque France impériale, mais que, s’il avait à gouverner un état presque exclusivement composé de villes de commerce, il lui faudrait bien, qu’il le voulût ou non, écouter les clameurs de la grande majorité de ses sujets. Le meilleur politique dans toute cette histoire hollandaise, ce n’est pas l’empereur, c’est le roi. Sous le règne de Louis, la Hollande reste sans hésitation fidèle à l’alliance française, rend à l’empire d’éminens services en Westphalie, à Friedland, à Stralsund, en Espagne, à Anvers. Annexée violemment à la France, gouvernée avec vigueur, elle ronge d’abord son frein en silence, puis à la première occasion favorable le peuple hollandais se soulève comme un seul homme et ouvre à l’ennemi nos frontières du nord. Tel est le résultat de la vigueur napoléonienne. N’y a-t-il pas aussi toute une révélation dans cette crainte plusieurs fois exprimée que Louis ne se fît aimer en Hollande ? Chez celui qui l’avait fait roi, de telles inquiétudes provenaient d’une pensée secrète que nous avons devinée depuis longtemps, et qui n’allait pas tarder à se manifester au grand jour.

Pour ôter toute espèce de doute à ceux qui pourraient nous reprocher de transformer en système des boutades échappées à une plume impérieuse et rapide, nous reproduisons en grande partie une lettre fort remarquable de Napoléon au roi de Hollande, écrite deux mois environ avant Friedland ; nous la choisissons parce qu’elle contient la critique générale du système de gouvernement adopté par le frère de l’empereur.

Finkenstein, 4 avril 1807.

« Je reçois votre lettre du 24 mars. Vous dites que vous avez vingt mille hommes à la grande armée. Vous ne le croyez pas vous-même ; il n’y en a pas dix mille[4], et quels hommes ! Ce ne sont pas des maréchaux, des chevaliers et des comtes qu’il faut faire, ce sont des soldats. Si vous continuez ainsi, vous me rendrez ridicule en Hollande.

« Vous gouvernez trop cette nation en capucin. La bonté d’un roi doit toujours être majestueuse, et ne doit pas être celle d’un moine. Rien n’est plus mauvais que ce grand nombre de voyages faits à La Haye, si ce n’est cette quête faite par votre ordre dans votre royaume[5]. Un roi ordonne et ne demande rien à personne ; il est censé être la source de la toute-puissance et avoir des moyens pour ne pas recourir à la bourse des autres. Toutes ces nuances, vous ne les sentez pas.

« Il me revient des notions sur le rétablissement de la noblesse, dont il me tarde bien d’être éclairé. Auriez-vous perdu la tête à ce point, et oublieriez-vous jusque-là ce que vous me devez ? Vous parlez toujours dans vos lettres de respect et d’obéissance : ce ne sont pas des mots, mais des faits qu’il me faut. Le respect et l’obéissance consistent à ne pas marcher si vile sans mon conseil dans des matières si importantes, car l’Europe ne peut s’imaginer que vous ayez pu manquer assez aux égards pour faire certaines choses sans mon conseil. Je serai obligé de vous désavouer. J’ai demandé la pièce du rétablissement de la noblesse. Attendez-vous à une marque publique de mon excessif mécontentement.

« Ne faites aucune expédition maritime, la saison est passée. Levez des gardes nationales pour défendre votre pays. Soldez mes troupes. Levez beaucoup de conscrits nationaux. Un prince qui, la première année de son règne, passe pour être si bon, est un prince dont on se moque à la seconde. L’amour qu’inspirent les rois doit être un amour mâle, mêlé d’une respectueuse crainte et d’une grande opinion d’estime. Quand on dit d’un roi que c’est un bon homme, c’est un règne manqué. Comment un bon homme ou un bon père, si vous voulez, peut-il soutenir les charges du trône, comprimer les malveillans et faire que les passions se taisent ou marchent dans sa direction ? La première chose que vous deviez faire et que je vous avais conseillée, c’était d’établir la conscription. Que faire sans armée, car peut-on appeler une armée un ramassis de déserteurs[6] ? Comment n’avez-vous pas senti que, dans la situation où est votre armée, la création des maréchaux était une chose inconvenante et ridicule ? Le roi de Naples n’en a point. Je n’en ai pas nommé dans mon royaume d’Italie. Croyez-vous que, quand quarante vaisseaux français seront réunis à cinq ou six barques hollandaises, l’amiral Ver Huell par exemple, en sa qualité de maréchal, puisse les commander ? Il n’y a pas de maréchaux dans les petites puissances, il n’y en a pas en Bavière, en Suède. Vous comblez des hommes qui ne l’ont pas mérité. Vous marchez trop vite et sans conseils ; je vous ai offert les miens ; vous me répondez par de beaux complimens, et vous continuez à faire des sottises.

« Vos querelles avec la reine percent aussi dans le public. Ayez dans votre intérieur ce caractère paternel et efféminé que vous montrez dans le gouvernement, et ayez dans les affaires ce rigorisme que vous montrez dans votre ménage. Vous traitez une jeune femme comme on mènerait un régiment. Méfiez-vous des personnes qui vous entourent ; vous n’êtes entouré que de nobles. L’opinion de ces gens-là est toujours en raison inverse de celle du public. Prenez-y garde : vous commencez à ne plus devenir populaire à Rotterdam ni à Amsterdam. Les catholiques commencent à vous craindre. Comment n’en mettez-vous aucun dans les emplois ? Ne devez-vous pas protéger votre religion ? Tout cela montre peu de force et de caractère. Vous faites trop votre cour à une partie de votre nation ; vous indisposez le reste. Qu’ont fait les chevaliers auxquels vous avez donné des décorations ? Où sont les blessures qu’ils ont reçues pour la patrie, les talens distingués qui les rendent recommandâmes, je ne dis pas pour tous, mais pour les trois quarts ? Beaucoup ont été recommandables dans le parti anglais et sont la cause des malheurs de leur patrie. Fallait-il les maltraiter ? Non, mais tout concilier. Moi aussi, j’ai des émigrés près de moi ; mais je ne les laisse point prendre le haut du pavé, et lorsqu’ils se croient près d’emporter un point, ils en sont plus loin que lorsqu’ils étaient en pays étranger, parce que je gouverne par un système, et non par faiblesse. »


On peut voir par de pareilles lettres le mépris absolu que Napoléon professait pour les droits des nationalités étrangères. Quant à ce qui regarde personnellement son frère, nous inclinerions à penser que, sous ces algarades continuelles, il y avait chez l’empereur un certain mécompte dont souffrait l’affection à demi paternelle que naguère encore il vouait à Louis. Son extrême irritation trahit parfois de la déception. Évidemment il croyait avoir envoyé en Hollande un roi intelligent, mais sans volonté propre, tout à lui, ne proposant d’autre but à son ambition que d’exécuter ponctuellement sa consigne. Au contraire le roi de Hollande, une fois assis sur son trône, avait oublié qu’il était connétable de France ; il avait ses propres idées, son propre système, il épousait la nationalité qu’il aurait dû affaiblir, il voulait être sérieusement roi, et, tout en aidant son frère dans la mesure de ses ressources, il entendait bien ne pas franchir les limites qu’imposaient à son concours les intérêts du peuple sur lequel il régnait. Les deux frères ne se comprenaient pas. Napoléon ne reconnaissait plus le cadet soumis, craintif, effaré, dont il avait toujours fait ce qu’il avait voulu. Leur idéal de gouvernement différait en principe : celui de l’empereur était essentiellement militaire, celui du roi était surtout civil. A certains égards, Louis Bonaparte était un esprit bien plus moderne que Napoléon.

Nous avons dû précédemment porter au compte des fautes ou du moins des faux calculs du roi de Hollande son empressement à créer des ordres de chevalerie, des maréchalats, des titres de noblesse. Ces créations prématurées, peu goûtées des Hollandais eux-mêmes, qui n’aiment guère le clinquant, devaient naturellement indisposer l’empereur ; mais que d’injustices dans ses mercuriales touchant le système de gouvernement suivi par son frère ! Peut-on blâmer un prince de ce qu’il cherche à se faire aimer de ses sujets ? Il reprochait aussi à Louis de s’entourer uniquement d’orangistes, grief sans fondement. Ni Gogel, ni van der Goes, ni le jurisconsulte van Gennep, qui possédait toute la confiance de Louis en matière de législation, ni Kraijenhof, son ministre de la guerre favori, ni bien d’autres notabilités de son entourage, n’appartenaient à l’ancien parti orangiste. C’était bien plutôt le cas de Ver Huell et du comte de Hogendorp[7], qui furent précisément les Hollandais les plus aimés de l’empereur. Sans doute il y avait aussi d’anciens orangistes dans l’entourage de Louis ; mais un régime quelconque ne peut durer, ne peut s’affermir dans un pays qu’à la condition de se servir des élémens de gouvernement que ce pays lui offre. On ne change pas ces élémens à volonté. En vain Louis aurait-il essayé de s’appuyer, comme le voulait, son frère, sur les jacobins, c’est-à-dire sur les ultras de l’ancien parti patriote, et sur les catholiques. Les premiers avaient donné de telles, preuves d’incapacité politique pendant les années précédentes que leur parti, d’ailleurs peu nombreux, en était mort du coup. Les catholiques n’avaient personne ou presque personne à proposer pour occuper les postes élevés de l’état. Le roi Louis avait fait ce que le bon sens et la situation lui conseillaient à la fois. Il avait voulu rattacher à son trône les hommes des anciens partis, que leur modération et leur capacité recommandaient à son choix ; le pays lui avait donné complètement raison, et c’était si bien la vraie politique à suivre, que la maison d’Orange, quand elle revint de l’exil, avec bien plus de motifs que Louis pour se montrer exclusive, n’en suivit pas d’autre. Le fait est que, pendant ses quatre années de règne, Louis n’eut pas à se plaindre une seule fois que des conspirations ou simplement des menées orangistes eussent menacé la stabilité de son trône. L’orangisme alors était, lui aussi, bien énervé, bien affaibli. C’est l’empire, c’est l’annexion qui lui refit une immense popularité.

Il semble que Napoléon ait été fort mal renseigné sur le véritable état des choses en Hollande. Il ajoutait trop de foi aux rapports systématiquement malveillans que lui faisaient les Français venus en Hollande avec le roi Louis. Ils rentraient les uns après les autres plus ou moins déçus, plus ou moins blessés des procédés qu’on avait eus à leur égard. Susceptible, défiant, aimant à faire ses petites affaires à l’abri des regards curieux, Louis était enclin à soupçonner d’espionnage les Français dont il était entouré. Il avait la preuve que des dénonciations fréquentes, inspirées par un esprit très peu bienveillant pour sa personne et son gouvernement, se rapportant même à des faits de sa vie intime, parvenaient aux oreilles de l’empereur. La police impériale était assez bien organisée pour qu’il n’eût pas lieu d’en être trop surpris ; mais ces délations l’irritaient au plus haut degré, et il était porté à s’en prendre aux Français qui faisaient partie de sa maison. Comme pourtant les preuves directes lui manquaient, il se croyait obligé de ruser avec eux pour les éloigner l’un après l’autre. Il semble qu’il ne se promettait de vraie sécurité que le jour où il n’en resterait plus un seul auprès de lui. C’est ainsi que l’on vit successivement s’éloigner M. de Sénégra, grand-maître de sa maison, qui dut se retirer devant les taquineries systématiques dont il était l’objet ; le comte d’Arjuzon, son grand chambellan, qui accompagna les restes du prince royal à Paris, et, une fois arrivé là, reçut des instructions qui équivalaient à l’ordre de ne pas revenir ; l’adjudant du palais, M. de Fontenelle, qui fut envoyé à Leeuwarden avec le titre de commandant de place et mourut dans cette espèce d’exil ; M. de Caulaincourt, qui sollicita l’ambassade de Naples pour avoir un prétexte plausible de quitter la cour de Hollande, l’obtint, mais donna sa démission à Paris[8] le grand-maréchal du palais de Broc, dont la femme était une grande amie d’Hortense, qui fut envoyé en Espagne pour complimenter le roi Joseph, et qui apprit à Madrid qu’il était relevé de ses fonctions. Il serait difficile de disculper entièrement le roi de tout reproche de sournoiserie dans la conduite de toutes ces affaires personnelles. D’autre part la justice veut que l’on se souvienne des difficultés dont sa position était hérissée, et dont en définitive il se tirait à son honneur en Hollande même ; mais s’y prenait-il comme il aurait fallu pour trouver grâce aux yeux de Napoléon ?

Les autographes reproduits par M. Jorissen, sans ajouter des faits nouveaux à ce que nous connaissons déjà, ont pour nous cet intérêt qu’ils nous donnent une idée de l’attitude adoptée par le roi dans ses rapports avec l’empereur. Il n’est pas possible de se faire plus humble, plus soumis, plus découragé. On voudrait, pour la dignité du royal correspondant, le voir un peu moins agenouillé devant son frère, d’autant plus que cette extrême humilité recouvrait un fonds de résistance très opiniâtre, et qu’étant donné le caractère de Napoléon, il est permis de croire qu’un langage plus ferme, plus net, aurait produit sur lui plus d’effet. Voici, par exemple, ce que Louis écrivait à son frère à la date du 27 juillet 1806, après s’être confondu en excuses sur l’idée qu’il avait elle de désigner un ambassadeur à Paris avant d’avoir obtenu l’agrément de l’empereur : « Dans la position où je suis, sire, je n’ambitionne rien ; je n’oserais même plus espérer de laisser une réputation sans tache, si je perdais votre bienveillance et vos bontés. Tant que je serai convaincu que je les mérite, je me figurerai que je les possède ou que je les aurai un jour ; mais si cette dernière espérance m’était enlevée, sire, je ne serais plus bon à rien, et j’aimerais mieux de me jeter dans la mer que de supporter un jour qui me deviendrait odieux. L’on ne me reprochera jamais sans injustice d’avoir changé de sentiment en passant la frontière. Mes vœux secrets ont toujours été les mêmes en tout temps et dans toutes les circonstances. Nul n’a l’esprit plus modéré que moi ; il n’y a point de trône ou puissance, de gloire, si j’étais capable d’en acquérir, que je ne sacrifiasse avec joie à la vie simple et obscure d’un de vos sujets. Si votre majesté pouvait en douter, je la prierais de me mettre à l’épreuve. »


Le 9 octobre 1807, après s’être plaint de l’arrestation des Hollandais enlevés par des agens français déguisés, et d’une lettre pleine de reproches lui témoignant de la part de l’empereur « autant de colère que peu d’estime, » il ajoutait :


« Je ne mérite aucun de ces sentimens, et je dois me résigner à les supporter par la persuasion où je suis que votre majesté est trop juste et trop clairvoyante pour les avoir réellement. Je dois donc penser que je suis dans ce pays pour être un obstacle à vos desseins ou bien à la politique de la France. Je m’en convaincs chaque jour davantage par les tracasseries et les querelles que l’on fait à ce pays sur les prétextes les plus frivoles, et surtout alors que votre majesté, dont je suis l’ouvrage, n’ordonne pas que l’on respecte les droits les plus sacrés du peuple soumis à son frère… Ce sont ces considérations, qui prennent aujourd’hui un caractère irrécusable, qui me forcent à supplier votre majesté, si mon établissement dans ce pays et celui de mes enfans n’entrent pas dans ses projets, de me sortir de ce pays ; je n’ai jamais eu la prétention et l’espoir de pouvoir m’y soutenir sans votre appui et votre protection tutélaire, et, si votre majesté ne peut m’accorder sa confiance et son estime, je dois quitter ce pays, de la ruine duquel je serais bientôt l’instrument. Votre majesté m’a parlé de la réunion de ce pays à la France dans des termes assez décourageans pour moi, puisque tout ce que je pouvais faire pour la consolidation de mon gouvernement contrariait nécessairement ce système… Il ne me reste qu’à supplier mon frère de me désigner un asile dans le midi où je puisse me retirer pour toujours. C’est la grâce qu’implore de votre majesté un frère qui, par son désintéressement, son caractère et ses sentimens, était digne autant que qui que ce soit de devenir votre ami véritable. »


On se prend involontairement de pitié pour l’infortuné prince obligé de s’abaisser à ce point devant un protecteur dont il ne peut se passer. Cependant il faut l’avouer, ces longues phrases plaintives ne vont point droit au fait, et l’on comprend que le grand frère se soit écrié un jour dans une de ses fréquentes impatiences : « Ce n’est pas le temps des jérémiades, c’est de l’énergie qu’il faut montrer. » Le roi Louis aurait mieux fait de mettre à son frère le marché à la main et de lui déclarer net qu’à défaut d’une réparation ou au moins d’un désaveu son abdication suivrait immédiatement le premier acte qui attenterait à la dignité de sa couronne et à l’indépendance de son royaume. Napoléon eût été fort embarrassé, s’il avait dû détrôner si tôt son frère à la face de l’Europe. Les autres monarchies qu’il avait fondées et qu’il se réservait de fonder encore eussent été discréditées du même coup, et il eût été clair pour tout le monde qu’elles n’étaient que des satrapies déguisées.

Nous avons déjà parlé de plusieurs querelles que Napoléon fit à son frère pendant les quatre années que celui-ci passa en Hollande ; mais nous sommes loin d’en avoir épuisé la liste. Ainsi Louis se plaint dans ses Mémoires de manquemens systématiques aux usages réglant les rapports officiels des souverains entre eux, et dont la violation semblait calculée pour le rabaisser aux yeux de ses sujets. Il aurait voulu se faire couronner solennellement, l’empereur le força d’ajourner cette cérémonie, à laquelle nous croyons qu’il attachait en effet trop d’importance. Il nous apprend aussi lui-même qu’à son retour en Hollande, après la mortification qu’il avait essuyée lors de la campagne de Prusse, il demanda au général Dupont-Chaumont, ministre de France à La Haye, des explications catégoriques sur les intentions de son frère, qui lui paraissaient inconciliables avec l’octroi qu’il lui avait fait d’une couronne. M. Dupont-Chaumont eut la franchise de lui avouer qu’à en juger par les instructions qu’il avait reçues il ne pouvait considérer l’établissement de la monarchie hollandaise comme quelque chose de définitif. La Suède avait été entraînée dans la coalition, et la France lui avait déclaré la guerre. Comme les bâtimens suédois étaient au premier rang des neutres qui entretenaient encore un peu de vie commerciale en Hollande, le roi avait différé aussi longtemps qu’il avait pu de traiter la Suède en puissance ennemie. La présence de navires suédois dans les ports hollandais fut dénoncée à l’empereur par Gohier, l’ex-président du directoire, qui était consul-général de France à Amsterdam. Aussitôt partit de Paris l’injonction de saisir immédiatement ces navires et de les déclarer de bonne prise. Il fallut obéir, et cependant cette confiscation ordonnée par le roi de Hollande équivalait à une violation du droit des gens, puisque les bâtimens saisis étaient venus sur la foi d’une tolérance dont rien ne pouvait leur faire prévoir la fin soudaine. A chaque instant arrivaient de Paris des notes menaçantes, requérant l’application la plus rigoureuse des lois du blocus, et les allures cassantes du comte de Larochefoucaut, successeur de Dupont-Chaumont, n’étaient pas faites pour en adoucir l’amertume. On attribuait à Napoléon ce mot sanglant sur la Hollande et son roi : « la Hollande n’est qu’une province anglaise, et le roi en est le premier smoggleur. » Louis, dont le royaume dépérissait à vue d’œil sous cette législation d’airain[9], avait beau remontrer, conjurer, supplier, rien n’y faisait, les menaces revenaient plus effrayantes, il fallait s’exécuter. Un jour qu’il parlait au ministre de Russie des maux sans nombre qu’entraînait l’observation du blocus : « Ah ! sire, lui dit en souriant le diplomate russe, il est avec le ciel des accommodemens. — Oui, monsieur, répartit le roi, mais il n’en est point avec l’enfer. »

Louis s’était un instant flatté de l’espoir que la bonne attitude de la population hollandaise lors de l’expédition de Walcheren, ses propres efforts pour parer au sérieux danger qui menaçait la frontière nord de l’empire, l’insuccès final d’une attaque un moment formidable, disposeraient l’empereur à de meilleurs sentimens. Il n’en fut rien. Napoléon conclut simplement de ce qui s’était passé qu’il y avait lieu de réunir au territoire français la Zélande, le Bradant et la contrée au sud du Wahal, afin, disait-il, de pouvoir mieux se défendre dans le cas où l’Angleterre s’aviserait de recommencer son expédition manquée. Le roi Louis rapporte qu’à Schœnbrunn, immédiatement après la conclusion de la paix avec l’Autriche, et comme il était déjà rassuré sur les suites de la descente des Anglais en Zélande, Napoléon aurait prononcé devant témoins ces paroles significatives : « ici tout est fini ; il nous faut maintenant marcher contre l’Espagne et surtout contre la Hollande. » Déjà il avait communiqué au ministre des affaires étrangères le plan qu’il avait conçu de faire occuper par des troupes françaises tout le littoral hollandais, afin de le fermer hermétiquement aux Anglais. Bientôt et malgré les préparatifs que faisait l’ennemi pour se rembarquer, Louis vit l’armée française du nord grossir, occuper l’île zélandaise de Zuid-Beveland, se préparer à entrer dans Berg-op-Zoom, toujours sous prétexte d’attaquer l’île de Walcheren. Il paraît même que dans cet automne de 1809 il reçut de l’empereur des lettres plus comminatoires encore, que nous ne connaissons pas ; mais on doit l’inférer de celle qu’il écrivit lui-même à son frère du château du Loo, à la date du 4 novembre 1809, et que nous reproduisons tout entière d’après M. Jorissen :

« Sire,

« Je ne répondrai que deux mots aux dernières lettres de votre majesté. Je ne saurais essayer de justifier mes sentimens et ma conduite, lesquels n’en ont nul besoin ; j’ai peut-être eu tort de le faire si souvent, et je ne veux pas m’exposer encore au reproche d’hypocrisie.

« Je vois que votre majesté impériale ne me considère plus comme roi de Hollande. Quoique reconnu de la plupart des princes de l’Europe, quoique votre ouvrage et votre frère, quoique j’aie l’assentiment de toute la nation, je ne suis plus que le remplaçant de Schimmelpenninck ! Que votre volonté soit faite, sire ! Je suis monté sur le trône mal gré moi, j’y suis resté sans jamais oublier que je n’y étais pas né, j’en descendrai de même. Je ne me targuerai pas d’une vaine fierté. Depuis, quatre ans, je me suis attaché, à mon rang et à ce pays. Considéré, comme étranger lorsque j’étais en France, considéré comme étranger en arrivant ici, je me flattais d’avoir trouvé enfin quelque stabilité dans mon existence ; mais, sire, si vous le voulez, c’est à moi d’obéir. Je puis vous sacrifier mon rang, mon existence, mais je ne puis jamais consentir aux demandes qu’on me fait, d’autant plus qu’on n’a nul besoin de moi pour faire par la force ce qui est non-seulement nuisible, mais funeste pour cette nation et contraire à mon premier devoir.

« En attendant sire, ce qu’il plaira à votre majesté d’ordonner de mon sort, et résigné à tout par la persuasion où je suis que rien ne se fait que par l’ordre de la Providence, je suis, etc.

« Louis. »


On doit reconnaître que l’expérience, les chagrins, la pratique des affaires, avaient mûri le roi de Hollande. Cette lettre se distingue des autres que nous avons citées par la clarté du sentiment et de l’expression. Il y règne un certain ton de fierté, de dignité blessée. Pourtant quelque chose de plus : viril que cette résignation monacale nous plairait davantage. Pourquoi donc toujours attendre que l’empereur le détrône par décret ? Napoléon devait plutôt se sentir encouragé par un tel langage à persévérer dans ses desseins ; il ne pouvait douter que Louis, « attaché, à son rang, » ne supportât encore bien des avanies avant d’en descendre. Il est à croire du reste que Ver Huell, venu à Amsterdam postérieurement à cette lettre, s’efforça de rassurer un peu le malheureux roi et de lui faire espérer qu’en s’abouchant directement avec l’empereur il parviendrait à détourner au moins une partie des malheurs dont son royaume était menacé ; mais nous comprenons à présent mieux que jamais les inquiétudes dont il était dévoré, lorsqu’il arriva le 1er décembre 1809 à Paris.

XII

Les sources françaises authentiques nous font en grande partie défaut sur ce qui s’est passé entre Louis et Napoléon pendant cet hiver de 1809 à 1810 qui allait décider du sort de la Hollande. Heureusement nous en avons un récit très circonstancié, très impartial, écrit par un témoin oculaire ou du moins très bien placé pour tout voir et tout savoir, le baron Röell, ministre des affaires étrangères du roi de Hollande, qui accompagna son souverain à Paris, l’assista tout le temps de ses conseils, et qui, sentant qu’il aurait un compte à rendre à son pays, a pris soin de noter jour par jour tout ce qui pouvait jeter quelque lumière sur les démêlés, aussi embrouillés que pénibles, auxquels il était appelé à prendre part[10]. C’est lui qui sera notre principale autorité pour ce qui va suivre.

Une seule chose réjouissait le roi quand il partit pour Paris : c’était l’espoir de retrouver le nouveau prince royal, qu’il n’avait pas vu depuis deux ans et qu’il voulait ramener avec lui. Ses sentimens d’antipathie à l’égard de la reine avaient plutôt augmenté que diminué, parce qu’il savait qu’Hortense partageait entièrement les idées de l’empereur sur son gouvernement. Aussi ne put-il se résoudre à descendre dans son hôtel ; il préféra partager celui de madame-mère, en se chargeant, dit-on, des deux tiers de la dépense pendant tout le temps de son séjour à Paris. Quelques heures après son arrivée, il eut avec l’empereur un entretien qui se passa en récriminations mutuelles, sans aboutir à un résultat quelconque. Les entrevues officielles avec le roi de Saxe, la reine d’Espagne, le roi de Wurtemberg, prirent un certain temps. Le roi et la reine de Hollande se faisaient des visites de politesse. Mais dès le 3 décembre l’empereur prononça dans son discours au corps législatif quelques paroles du plus mauvais augure pour le maintien de l’indépendance hollandaise. « La Hollande, dit-il, placée entre l’Angleterre et la France, en est également froissée. Cependant elle est le débouché des principales villes de mon empire. Des changemens deviendront nécessaires ; la sûreté de mes frontières et l’intérêt bien entendu des deux pays l’exigent. » Si une insurrection hollandaise eût appuyé le mouvement des Anglais sur Anvers, l’empereur n’eût pas autrement parlé, et la Hollande était bien récompensée de sa fidélité à l’alliance française. Louis n’assistait pas à la séance où ces paroles furent prononcées. Sans en connaître d’avance la teneur, il avait eu la veille avec son frère une discussion beaucoup plus vive que la première. En présence du comte de Fontanes, président du corps législatif, l’empereur avait donné un libre cours à sa malveillance contre la Hollande. « C’est une colonie anglaise, avait-il dit, plus ennemie de la France que de l’Angleterre… Je veux manger la Hollande. » Le 4 décembre, le roi alla demander à l’empereur des explications sur ces paroles. Il revint très abattu et ne put dissimuler ses craintes au baron Roëll. Dans un autre entretien, Napoléon dit à son frère : « Je veux être seul maître ; vous avez le choix, ou finir vos jours comme prince français en France ou ailleurs, ou accepter un autre royaume en Allemagne, où j’aurai bien l’occasion de vous en donner un ; la seule chose à considérer pour le moment, c’est le mode d’après lequel la Hollande sera réunie à l’empire. Vous pouvez abdiquer volontairement ou me déclarer la guerre ; dans ce dernier cas, je n’aurais aucun ménagement à garder avec la Hollande ; dans le premier, on pourrait encore stipuler plusieurs conditions avantageuses pour elle. »

Le roi était au désespoir d’être venu se jeter à Paris dans l’antre du lion. Il devait tenir tête, malgré ses chagrins, aux visites officielles qu’il recevait du corps diplomatique et des grands corps de l’état, depuis les députations du sénat et de l’université jusqu’à celle du cardinal Maury. Tous ces personnages lui parlaient de son auguste frère et de sa couronne royale comme si le premier eût toujours été le meilleur appui de celle-ci, et il fallait répondre sur le même ton. Les entretiens consécutifs que Louis eut avec Napoléon ne furent que la répétition des précédens. Le roi de Hollande apprit de la bouche même de l’empereur que, s’il n’avait pas tenu à ménager la Prusse en 1806, et que si, lors de la campagne d’Iéna et de Friedland, Louis n’eût pas été déjà sur le trône de Hollande, ce pays eût été dès lors réuni à la France.

Tout à coup l’empereur modifia son langage et apprit à Louis qu’il avait autorisé son ministre des affaires étrangères, le duc de Cadore, à traiter avec le baron Roëll pour voir si, moyennant quelques sacrifices, il n’y aurait pas encore moyen d’éviter l’extrémité de l’annexion. Cette négociation était d’autant plus difficile pour le ministre hollandais que le duc de Cadore lui déclarait ne pas savoir lui-même jusqu’où allaient les prétentions impériales. Toutefois il croyait pouvoir affirmer qu’on gagnerait beaucoup dans l’esprit de l’empereur en lui offrant de réunir les douanes et de confier la garde du littoral à des douaniers français. C’est à quoi Roëll ne devais évidemment consentir que lorsque l’impossibilité de refuser lui serait démontrée. Que signifierait l’indépendance nationale dans de pareilles conditions ? Pendant ce temps, l’empereur continuait d’effrayer son frère en lui posant toujours l’alternative ou d’une soumission absolue ou d’un détrônement violent avec toutes ses conséquences. Louis pourtant trouva quelque appui auprès de plusieurs membres du corps diplomatique, entre autres le baron Dreijer, envoyé de Danemark, et le prince Kourakin, ministre de Russie, qui, ancien élève de l’université de Leyde, se sentait attaché à la Hollande par ses souvenirs, et ne doutait pas du déplaisir avec lequel sa cour verrait s’opérer l’annexion projetée. Louis reprit alors quelque assurance, et fit savoir à son frère qu’il ne prêterait jamais les mains ni à la réunion ni à une cession de territoire sans indemnité, que, si l’empereur voulait le faire descendre du trône, il ne lui demanderait que le temps d’aller régler ses affaires en Hollande, après quoi il rentrerait en France, se confinerait dans une retraite obscure et n’accepterait jamais d’autre royaume. Il se flattait encore secrètement de l’idée que son frère avait voulu lui faire peur, et il le connaissait assez pour savoir qu’il ne fallait pas s’alarmer outre mesure des menaces violentes ni des duretés dont il était prodigue.

Il s’abusait. Le Moniteur du 14 décembre parue avec ce singulier morceau de géographie politique : « La Hollande n’est réellement qu’une portion de la France ; ce pays peut se définir en disant qu’il est l’alluvion du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut, c’est-à-dire des grandes artères de l’empire. La nullité de ses douanes, les dispositions de ses agens, et l’esprit de ses habitans, qui tend sans cesse à un commerce frauduleux avec l’Angleterre, tout a fait un devoir de lui interdire le commerce du Rhin et du Weser. Froissée ainsi ente la France et l’Angleterre, la Hollande est privée, et des avantages contraires à notre système général, auquel elle doit renoncer, et de ceux dont elle pourrait jouir ; il est temps que tout cela rentre dans l’ordre naturel. »

On reconnaît dans ce curieux raisonnement une des idées et presque les expressions favorites de Napoléon lui-même, qui tenait beaucoup à représenter le sol hollandais comme un terrain enlevé indûment par les fleuves à l’empire : français. Au même titre, la Suisse aurait pu réclamer la possession de la vallée du Rhône et l’Autriche celle du Danube jusqu’à la Mer-Noire. De nouveau le roi alla demander à l’empereur ce qu’il devait penser d’une pareille théorie. « Écoutez, lui dit Napoléon, j’avais cru d’abord ne prendre que la rive gauche de la Meuse, mais en y réfléchissant j’ai pensé que cela n’arrangerait point nos affaires. Je ne pourrais vous laisser tranquille, car tôt ou tard je veux la réunion. Aussi vaut-il mieux que je la fasse maintenant ; j’ai besoin d’une grande côte pour faire la guerre à l’Angleterre, je la veux par conséquent jusqu’au Weser. — Mais, sire, vous aviez toujours déclaré que la France ne porterait jamais ses limites au-delà du Rhin. — Cette déclaration s’applique seulement à l’Allemagne. — Alors je réitère ma demande d’aller en Hollande mettre ordre à mes affaires. — Non, dit l’empereur, qui se méfiait un peu ; d’ailleurs ma décision n’est pas encore tellement irrévocable qu’elle ne puisse être modifiée. Faites mieux, convoquez à Paris une trentaine de notables de votre royaume, conférez avec eux sur ses intérêts, et nous verrons. » Louis se souciait fort peu d’acquiescer à cette proposition. L’histoire de la junte de Bayonne était toute récente, celle de la commission batave de 1806 n’était pas oubliée. On se sépara sans rien conclure.

Un grave événement, sur le point de s’accomplir, préoccupait alors l’empereur encore plus que les affaires de Hollande ; nous voulons parler de son divorce. Lui-même énonça le désir de suspendre les discussions pendant quelques jours et traita son frère avec plus de douceur. La dissolution du lien civil qui unissait Napoléon à Joséphine fut prononcée le 15 décembre[11]. Louis suivit l’empereur à Trianon, où il s’était retiré après cette pénible séparation, et ne lui parla de rien jusqu’au 20 décembre. Il apprit alors que les troupes françaises réunies en Belgique se rapprochaient toujours plus de la Hollande, et faisaient mine d’y vouloir entrer. Il crut le moment venu de faire un sacrifice. Il offrit à l’empereur de lui céder toute l’île de Walcheren contre le grand-duché de Berg et de mettre les douanes hollandaises absolument sur le même pied que celles de France. La réponse de l’empereur, qui lui fut remise seulement quelques jours après, était désespérante. Cette fois Napoléon prenait moins à partie la Hollande et l’esprit hostile du peuple hollandais que son frère lui-même, dont il accusait les intentions, dont il incriminait les actes avec la dernière dureté. « Votre majesté, en montant sur le trône de Hollande, a oublié qu’elle était française, et a même tendu tous les ressorts de sa raison, tourmenté la délicatesse de sa conscience, pour se persuader qu’elle était hollandaise… J’ai eu la douleur de voir en Hollande, sous un prince de mon sang, le nom français exposé à la honte… Les discours émanés de votre majesté à la nation se sont ressentis de ces mauvaises dispositions… Qui a donc pu justifier la conduite insultante pour la nation et offensante pour moi qu’a tenue votre majesté ? Vous devez comprendre que je ne me sépare pas de mes prédécesseurs, et que, depuis Clovis jusqu’au comité de salut public, je me tiens solidaire de tout, et que le mal qu’on dit de gaîté de cœur contre les gouvernemens qui m’ont précédé, je le tiens comme dit dans l’intention de m’offenser. » Suivaient de violens reproches sur l’état de désorganisation où le roi avait laissé les forces de terre et de mer, et les perpétuelles violations des lois du blocus. Enfin l’empereur lâchait son dernier mot. Il laissait à la Hollande la rive droite du Rhin, mais à la condition d’une interdiction rigoureuse de tout rapport avec l’Angleterre, de la mise sur le pied de guerre de 14 vaisseaux de ligne, 7 frégates, 7 bricks ou corvettes, d’une armée de terre de 25,000 hommes, de la suppression des maréchaux et des nouveaux titres de noblesse.

En vain le roi courut à Trianon pour implorer son frère, il ne put rien obtenir. « Eh bien ! dit-il, je vais donner mes instructions à mon ambassadeur, je retournerai en Hollande avec ceux qui m’ont accompagné et mon fils aîné. — Comment ! répliqua l’empereur hors de lui, vous voulez retourner en Hollande ! C’est sans doute pour lever contre moi l’étendard de la révolte. Cela ne sera pas. Votre fils, je l’ai mis sous la surveillance de la police, et par conséquent tous les moyens que vous pourriez prendre pour l’emmener avec vous seront inutiles. Quant à vous, j’ai également pris mes mesures pour que vous ne puissiez point partir ; mais, comme il serait possible que vous trouvassiez moyen de les éluder, je vous déclare que, lorsque votre arrivée en Hollande me sera connue, la réunion sera aussitôt irrévocablement décrétée. — Que ne me placez-vous moi-même sous la surveillance de votre police ? Il n’y a plus que cela qui manque. — Vous le serez comme tout autre quand je l’ordonnerai. »

Il n’y avait qu’à baisser la tête. Après bien des hésitations, le roi se décidait à céder à l’empereur le territoire qu’il exigeait, mais en tâchant d’obtenir une indemnité et de diminuer les charges militaires excessives dont on pressurait un pays qu’on allait priver d’un quart de sa population. En même temps il fit un pas très grave, auquel il avait déjà songé, mais que, pour toute sorte de raisons, il avait toujours ajourné. — Il chargea son aide-de-camp, le comte de Bylandt, d’une lettre adressée au président du conseil des ministres, qui contenait l’ordre de l’avertir dès que les troupes françaises auraient mis le pied sur un point quelconque du royaume, de ne pas résister, si, malgré les protestations des officiers qu’on devait envoyer tout exprès, les commandans français passaient outre, de concentrer la garde royale et un régiment dans Amsterdam, et « de prendre toutes les mesures en leur pouvoir, quand même elles dépasseraient les instructions laissées à son départ. » Cette dernière phrase était vague d’expression, mais le sens n’en pouvait être douteux. Elle signifiait : prenez, si vous voulez et si vous osez, des mesures de défense à Amsterdam ; je n’ai pas envie de vous désavouer, mais je dois m’en réserver la faculté. Les ministres hollandais ne se sentaient pas pressés de dépasser dans cette direction les termes de la lettre du roi. Tous, à l’exception du ministre de la guerre, redoutaient pour leur pays une attitude qui eût attiré sur lui tous les maux de la guerre, et qui eût d’ailleurs comblé les vœux de Napoléon en lui offrant un si beau prétexte de s’emparer de la Hollande par droit de conquête. Aussi prièrent-ils le roi de s’expliquer, mais il n’eut garde de les satisfaire.

Le temps s’écoulait ainsi en pourparlers stériles, et les événemens marchaient. Le 7 janvier, Louis put savoir que le maréchal Oudinot, duc de Reggio, avait reçu l’ordre d’aller prendre le commandement de l’armée du nord. Ce n’était pas sans motif grave qu’on envoyait un maréchal commander une armée qui n’avait pas d’ennemi connu devant elle, car Walcheren était depuis des semaines complètement évacuée par les Anglais. L’empereur insistait de nouveau sur une convocation de notables hollandais à Paris. « J’ai fait une sottise, disait-il, de changer en Hollande le gouvernement républicain ; je crois qu’il m’aurait mieux convenu que la monarchie. » Napoléon, à son point de vue, n’avait pas tout à fait tort. Un gouvernement national eût plus facilement obtenu du pays de lourds sacrifices dans l’intérêt du maintien de l’indépendance, et de son côté Napoléon aurait eu moins de mesure à garder avec un conseiller-pensionnaire qu’avec un frère couronné par lui ; mais la sottise était faite, et il était dur pour la Hollande d’en payer les frais. Le roi crut alors qu’il devait obtempérer au désir de l’empereur et convoquer une consulte de notables. Roëll s’y opposa de tout son pouvoir, et refusa catégoriquement la présidence que le roi lui offrait. Le roi lui-même, après réflexion, revint à ses premières répugnances, et offrit à l’empereur de consulter plutôt le corps législatif de Hollande. A sa grande surprise, l’empereur approuva ce nouveau tour donné aux négociations.

C’est que dans l’intervalle une idée nouvelle s’était emparée de son esprit. En définitive, malgré le retentissement de ses récentes victoires en Autriche, Napoléon sentait que sa position était plus brillante que solide. L’opinion ne le soutenait plus comme autrefois, la guerre d’Espagne s’éternisait, les finances françaises étaient gravement dérangées, le reste du continent n’était calme qu’à la surface. Il semble qu’à ce moment de son règne l’empereur s’ouvrit quelque peu à l’idée qu’il était temps de s’arrêter, et que, si l’Angleterre acceptait la paix à des conditions raisonnables, il serait sage de la conclure. La question hollandaise était de nature à servir à la fois d’occasion et de prétexte à une démarche qui, sans engager la responsabilité de personne, pourrait avoir d’heureuses conséquences. Telle fut l’origine de la mission officieuse de M. Labouchère, honorable banquier d’Amsterdam, gendre et associé du grand banquier Baring de Londres, et qui, sans avoir reçu de mandat proprement dit de Napoléon ni de Louis, mais au nom de quelques ministres hollandais effrayés de la tournure que prenaient les choses, devait aller trouver les ministres anglais et s’entretenir avec eux des conditions de la paix en Europe. Son grand argument devait être que la prolongation de la lutte avec l’Angleterre amènerait l’empereur dans un bref délai à réunir la Hollande à la France, et qu’une telle réunion serait fatale surtout aux intérêts anglais. On sait que cette mission de M. Labouchère, contrariée plus encore qu’aidée par celle dont un certain M. Ouvrard, agent de Fouché, s’était chargé sans aucun mandat sérieux, n’aboutit pas. Le cabinet anglais se défiait des intentions de l’empereur, ne voulait faire la paix, principalement en Espagne, qu’à des conditions que Napoléon déclarait inacceptables. Quant à la Hollande, son raisonnement était aussi simple que désolant : l’intérêt anglais, fut-il dit à M. Labouchère, ne serait pas aussi lésé par l’annexion éventuelle de la Hollande qu’on semblait le croire à Paris et à Amsterdam. Dans l’état des choses, la Hollande n’était-elle pas déjà en guerre avec l’Angleterre ? Ne joignait-elle pas toutes ses forces de terre et de mer à l’armée et à la marine françaises ? N’avait-elle pas, par son attitude et par ses soldats, comprimé l’insurrection allemande et fait échouer l’expédition de Walcheren ? En quoi, l’Angleterre aurait-elle à s’émouvoir de la réunion officielle d’un pays qui, par le fait, était déjà le vassal de la France, et lui rendait tous les services qu’elle en pouvait attendre ? Le ministre anglais, lord Wellesley, ajouta-t-il ou, sans le dire, sut-il prévoir que l’annexion ferait d’un peuple fidèle encore à l’alliance française un allié de cœur des ennemis de la France ? Ce qui est certain, c’est que la malheureuse Hollande, qu’on accusait à Paris d’être une province anglaise, passait à Londres pour un pays déjà français.

Pendant que ces négociations se poursuivaient, les affaires empiraient en Hollande sous le coup d’appréhensions que ni les efforts ni le silence des ministres ne pouvaient conjurer ; le crédit de l’état avait sombré, les caisses se vidaient et ne se remplissaient plus. On avait dû, faute de ressources, suspendre le paiement d’intérêts déjà ordonnancés. La navigation et la pêche étaient tellement contrariées par les mesures de police, que plus de 3,000 marins, ne sachant que faire ni que devenir, avaient passé en Angleterre pour pouvoir vivre de leur profession[12]. L’armée française du Brabant marchait sur Breda et Berg-op-Zoom, et annonçait hautement l’intention d’en prendre possession au nom de l’empereur. On réclamait à grands cris le retour du roi. Louis, bien que sachant son frère opposé à son départ, voulut payer d’audace. Il fit ostensiblement ses préparatifs de départ, alla prendre congé des personnes de sa famille, du roi et de la reine de Bavière, se fit annoncer chez l’empereur lui-même, et eut avec lui une nouvelle altercation des plus vives. L’empereur était furieux. Il venait d’apprendre que les commandans hollandais de Breda et de Berg-op-Zoom avaient refusé de recevoir les troupes françaises autrement qu’en alliées, en troupes de passage, et de se dessaisir du commandement. Le général Maison, qui commandait, la division française, ayant insisté conformément à ses instructions, s’était arrêté, de peur de provoquer un conflit des plus graves, et demandait des ordres plus explicites. Voici le dialogue qui s’établit entre les deux frères, tel que le baron Röell l’a reproduit en français, en quelque sorte sous la dictée de Louis.

L’empereur, en proie à la plus vive colère : « Le maréchal Oudinot est un imbécile ; il aurait dû faire prendre les villes d’assaut et pendre les commandans ; mais je les ferai pendre à présent moi-même. » — Le roi : « S’il s’agit de pendre quelqu’un, c’est moi ; c’est par mes ordres qu’ils ont agi. » — « Et pourquoi leur avez-vous donné l’ordre de ne pas ouvrir les portes sans un ordre de votre part ? » — « Parce que c’est à moi qu’il fallait s’adresser, si l’on voulait mettre des troupes dans la ville, et non pas à mes sous-ordres ; d’ailleurs je veux éviter de paraître de moitié avec vous dans tout ceci. » — « Vous avez donc agi tout à fait contre votre intention, car, si les troupes y étaient entrées sans que vous en eussiez été informé, personne n’aurait cru que c’était de votre aveu ; mais, à présent que vous donnez vous-même l’ordre de les admettre, tout le monde en Hollande s’en prendra à vous ! » — « Point du tout, car en laissant entrer tout bonnement vos troupes sans discussion, c’eût été une reconnaissance tacite de la prise de possession en votre nom, tandis qu’à présent il est sûr au moins qu’elles ne sont admises que comme garnison et pour faire occupation militaire. » — « Vous auriez donc peut-être aimé ne pas les recevoir ? » — « Certainement. » — « Et pourquoi ? » — « Pour ne pas exposer mes sujets à ce que vous les fassiez sortir de leurs maisons, comme vous l’avez fait, il y a deux ans, avec deux habitans de Breda, qui, tout innocens qu’ils fussent, ont été enfermés des mois entiers dans les prisons de la France. » — « Je vous ai déjà répété plusieurs fois que mon intention est que vous abdiquiez. Je vous le répète encore : redevenez prince français, et vous pourrez avoir une vie agréable et sans soucis. » — « Vous pouvez me faire descendre du trône, je n’ai pas les moyens de m’y opposer ; mais, n’étant plus roi de Hollande, jamais vous ne sauriez me contraindre à rester prince français. » — Là-dessus le roi partit avec l’intention de prendre la route de Hollande le lendemain matin 20 janvier.

A peine était-il rentré chez madame-mère, où il continuait de recevoir l’hospitalité, et comme il racontait au baron Roëll la conversation que nous venons de reproduire, on vit devant la porte de l’hôtel trois hommes à moustache, dont les habits bourgeois ne déguisaient qu’imparfaitement la profession. C’étaient des gendarmes d’élite qui se plantèrent en faction devant l’hôtel, et ne bougèrent plus que pour être relevés par d’autres. Le roi de Hollande était gardé à vue par ordre de son frère !

Quelques jours après, la reine de Naples vint voir Louis et fit ce qu’elle put pour le décider à l’abdication. Le 28, le roi écrivit une lettre navrante à son frère. « Sire, lui disait-il, je prie votre majesté de m’écouter une dernière fois ; ce n’est pas seulement à l’empereur que j’adresse ma prière, c’est à mon frère, c’est à lui principalement que j’ai recours en ce moment de peines et d’angoisses. » Suivaient des plaintes bien naturelles sur les rigueurs dont il était l’objet, sur la position aussi humiliante que pénible qui lui était faite. Son devoir sacré était de ne point abandonner ses sujets au sort qui les attendait sans leur faire connaître la situation et leur bien montrer qu’il n’avait pas dépendu de lui de détourner les malheurs qui les menaçaient. Sa présence en Hollande était au moins nécessaire pour que les choses pussent se passer légalement et paisiblement. Si l’on continuait de le retenir, il serait toujours le roi de Hollande aux yeux des Hollandais ; à son défaut, ce serait le prince royal qu’ils regarderaient comme leur souverain. Il demandait avant tout de pouvoir quitter son rang avec honneur. En même temps il envoyait en Hollande l’ordre de mettre les troupes hollandaises qui se trouvaient sur le territoire envahi, entre l’Escaut et la Meuse, à la disposition du duc de Reggio.

Cette lettre resta sans effet, ou plutôt le Moniteur du 31 janvier, parlant du discours de la couronne d’Angleterre à l’ouverture du parlement, reprocha sans la moindre réserve à la Hollande « d’avoir trahi la cause commune. » Louis alla de nouveau trouver l’empereur. Dans le cours de la discussion violente qui marqua comme d’habitude cette entrevue, il lui parla en passant de son intention de se retirer en Corse, s’il se voyait forcé d’abdiquer. « Mais c’est charmant, interrompit l’empereur, voilà un trait de lumière que vous me donnez ! Vous pourriez être gouverneur de la Corse ; le voulez-vous ? » Le roi dut se retirer avec cette offre insultante sans emporter la moindre lueur d’espoir. La captivité qui lui était infligée ne lui interdisait pas les promenades en voiture. Parfois il avait essayé de tromper la vigilance de ses gardiens pour voir s’il pourrait s’échapper et regagner son royaume. Vaines tentatives ! les limiers de la gendarmerie d’élite étaient toujours là, même quand on s’imaginait leur avoir fait perdre la piste. Fouché s’entremêlait très activement, bien que sans mandat positif de l’empereur, dans cette négociation qui n’avançait pas, mais où son esprit d’intrigue se donnait pleine carrière. Ce n’était pas le moyen d’en précipiter le dénoûment. L’empereur avait pour le moment encore d’autres choses en tête que les affaires de Hollande ; son mariage avec Marie-Louise était décidé. Néanmoins les troupes françaises ne s’étaient pas bornées à occuper le Brabant : aux dernières nouvelles, elles étaient entrées à Dordrecht, en pleine vieille Hollande ; elles avaient pris possession de cette ville, et les magistrats avaient été forcés de prêter le serment de fidélité à l’empereur, plusieurs même avaient été rudoyés et malmenés parce qu’ils s’étaient refusés à trahir ainsi leur souverain. Le landdrost ou préfet de Zélande avait été conduit en prison entre deux gendarmes pour avoir protesté contre l’invasion à main armée de son département et contre les actes de violence commis au préjudice de ses administrés. Louis, en proie à l’impatience et à la douleur, tomba sérieusement malade. Il eut une fièvre délirante qui l’empêcha pendant toute une semaine de s’occuper de ses affaires. Roëll continua de négocier avec Fouché d’un côté, le duc de Cadore de l’autre. Rien de plus fastidieux que ces pourparlers qui tournaient dans un cercle des plus étroits, les ministres français ne s’engageant à promettre à la Hollande, ou du moins à ce qui en resterait, qu’un semblant d’indépendance, le ministre hollandais consentant à de lourds sacrifices, mais à la condition que ce reste d’indépendance serait pris au sérieux. Dans la seconde quinzaine de février, Louis se rétablit. La maladie l’avait affaibli de corps et d’esprit. Les nouvelles qu’il recevait de Hollande l’inclinaient à la soumission, pourvu qu’on lui conservât la couronne. Ver Huell le pressait d’accepter les conditions posées par l’empereur. Roëll, tout en s’obstinant dans ses idées de résistance, n’indiquait pas de moyens pratiques pour les réaliser. Ce qu’on apprenait des résultats de la mission Labouchère n’avait rien d’encourageant, tant s’en faut. Un fait des plus graves mit un terme aux irrésolutions du roi.

Parmi ses ministres, le général Kraijenhof, chargé du portefeuille de la guerre, était à peu près le seul qui parlât « de faire sauter le vaisseau de la patrie plutôt que de le rendre. » Bien que Louis eût toujours apporté quelques réserves à ses ordres concernant la mise d’Amsterdam en état de défense, ses dernières lettres, une surtout qu’il avait écrite peu de temps avant de tomber malade, avaient fait cesser les hésitations du général. Il avait une très haute idée de la force défensive d’Amsterdam. Il est certain qu’en s’y préparant à temps, on peut rendre cette ville à peu près imprenable. Il suffit pour cela de couper la langue de terre qui, au nord de Leyde, séparait le lac de Harlem de la Mer du Nord, et d’inonder les polders situés entre ce lac et le Zuiderzée. La Nord-Hollande devenait par cela même une île séparée du continent par un bras de mer de deux lieues au moins de large, et sur lequel on ne pouvait mettre à flot tout au plus que des nacelles. Si la puissance ennemie n’était pas de première force sur mer, il était facile de comprendre qu’à l’abri d’une pareille ceinture, Amsterdam, ravitaillée du dehors, pouvait résister très longtemps à un adversaire bien supérieur en nombre. Les autres ministres de Louis hissaient faire leur collègue. Ils voyaient ce que signifiait le prétendu cantonnement des troupes françaises en Brabant et en Zélande. La réalité était qu’elles en avaient pris possession dans toute l’étendue du mot. Qu’arriverait-il, si elles recevaient l’ordre d’aller occuper aussi la Nord-Hollande et Amsterdam même ? Il n’y avait pas pour elles plus de raisons de s’arrêter à la Meuse qu’il n’y en avait eu pour les empêcher de franchir le Moerdyk. Kraijenhof fît donc ses préparatifs aussi diligemment que le secret rigoureux qu’il devait garder le lui permettait. Il voulait être prêt, de manière qu’en deux ou trois jours, si les sombres prévisions du cabinet venaient à se réaliser, Amsterdam se dérobât aux envahisseurs derrière son rempart aquatique ; mais l’envoyé de France avait des affidés partout, même au ministère de la guerre. Le plan secret de Kraijenhof lui fut livré par un employé des bureaux, il se hâta d’en instruire sa cour, et l’on peut juger de la colère de l’empereur. Le roi, décontenancé par ses apostrophes, rejeta tout sur ses ministres. — « Renvoyez donc le ministre de la guerre et le ministre par intérim des affaires étrangères ? autrement je romps les négociations, et j’agis comme en pays ennemi : » telle fut la sommation de l’empereur. Louis promit de le satisfaire sur ce point : l’ordre fut transmis à Amsterdam de discontinuer les préparatifs ; on devait recevoir les troupes françaises, partout où elles se présenteraient, comme alliées et amies, et un homme de confiance du roi porta aux ministres forcément démissionnaires ses explications verbales sur un procédé qui devait leur paraître bien étrange. Depuis que le roi avait quitté son royaume, il n’avait cessé de s’infliger des démentis à lui-même[13]. Plusieurs jours se passèrent encore en pourparlers roulant sur quelques clauses du projet de traité qui étaient particulièrement odieuses au roi de Hollande. L’empereur menaçait toujours de réunir purement et simplement, si l’on ne se rendait pas. « Il est temps que cette farce finisse, » écrit-il le 16 mars à son frère. Enfin Louis céda, et envoya la nouvelle de sa résignation forcée à ses ministres, à son conseil d’état et au corps législatif. Ses arrêts furent levés, et il dut se rendre aux Tuileries pour remercier l’empereur ! — « Voilà donc nos affaires finies, » lui dit Napoléon en le voyant venir ; « je regrette d’avoir dû vous causer quelque peine, mais ce n’est pas ma faute. Vous seul en êtes la cause, parce que vous vous êtes laissé engager par vos Hollandais à ne pas suivre le système de la France. »

Voici en résumé la teneur de ce traité, dit du 15 mars, dont l’élaboration avait été si pénible. Art. 1er. Interdiction absolue de tout commerce avec l’Angleterre ; les licences[14] qui pourront être accordées aux négocians hollandais seront délivrées au nom de l’empereur. — Art. 2 et 3 : 18,000 hommes, dont 6,000 français, entretenus, nourris et habillés par la Hollande, coopéreront aux embouchures des rivières avec les douaniers français pour assurer l’exécution du premier article. — Art. 4. L’empereur sera seul juge des difficultés que pourront soulever les prises faites par les corsaires français sur les côtes de la Hollande. — Art. 6. Le roi de Hollande cède à l’empereur le Brabant, toute la Zélande et la Gueldre à gauche du Wahal. — Art. 7. La cession de ces provinces a lieu sans mettre à la charge de la France aucune fraction de la dette nationale hollandaise. — Art. 8. La Hollande entretiendra, pour coopérer avec la marine française, une escadre de 9 vaisseaux, 6, frégates et une flottille de 100 chaloupes canonnières. Suivent des articles relatifs à la saisie des marchandises venues par navires américains depuis le 1er janvier 1809, et aux moyens de police destinés à punir ou à prévenir la contrebande. D’après l’article 13, les agens français pourront saisir tout magasin d’objets prohibés en France qui serait établi à moins de quatre lieues de la frontière française. L’article 15 est curieux. « Plein de confiance dans la manière dont ces engagemens seront remplis, sa majesté l’empereur et roi garantit l’intégrité des possessions hollandaises. » C’était au moins la troisième fois que sa majesté la garantissait. D’autres articles, ceux-ci tenus secrets, stipulaient que l’armée franco-hollandaise serait commandée par un général français, que les bâtimens américains admis par Louis dans ses ports seraient saisis, enfin que le roi de Hollande n’aurait plus d’ambassadeur ni à Vienne ni à Saint-Pétersbourg. Cette dernière clause était dictée par la défiance de Napoléon, qui craignait d’être contrarié dans ses menées politiques auprès de ces deux cours par les ministres de ses frères. Il avait notifié à Murat la même interdiction. Pour Louis, qui aimait tant à représenter comme roi, une telle défense dut être amère.

Quant au reste, tout commentaire serait superflu. La seule raison valable que Napoléon pût alléguer, c’était le quia nominor leo. Jamais le droit du plus fort ne s’était plus hypocritement déguisé sous la forme d’une transaction. Roëll refusa de signer ce qui lui paraissait la honte et la ruine de son pays, et laissa ce triste honneur à Ver Huell. Il prit aussitôt ses dispositions pour rentrer dans la vie privée, ce qu’il fit peu de semaines après. Le roi, de son côté, ne put résister au désir de se donner une petite satisfaction, pensant bien qu’elle passerait inaperçue de l’empereur, tout entier à sa seconde lune de miel ; il destitua M. Van de Poll, bourgmestre d’Amsterdam, qui était trop bien avec le ministre de France et avait blâmé tout haut les préparatifs de Kraijenhof. C’était un mince dédommagement à tous ses déboires, et qui devait bientôt lui en attirer de nouveaux.


XIII

Le 8 avril 1810, le roi Louis quitta Paris pour retourner dans son royaume démembré. Il n’y rentra pas seul. Napoléon voulait absolument que le roi et la reine de Hollande se réconciliassent, au moins en apparence. Il n’était pas fâché d’éloigner quelque temps Hortense de la cour, où sa position devant la nouvelle impératrice n’était pas toujours très facile. Les deux époux ne firent pas route ensemble. Hortense prit le chemin direct par Bruxelles et Anvers ; le roi, qui ne se souciait pas de traverser les provinces dont il venait de signer la cession, fit un détour par Aix-la-Chapelle. Le 11 avril, il était à Amsterdam ; il eut soin d’y arriver à une heure avancée, redoutant l’accueil qui l’attendait de la part de la population, s’il fût entré dans la ville en plein jour.

Il s’alarmait à tort. Le peuple était plutôt content de son retour, content même de la tournure inespérée que les choses avaient prise : non certes que l’opinion fût indifférente aux pertes de territoire qu’on avait dû subir, à l’aggravation de charges que le traité faisait peser sur une population diminuée ; mais les nouvelles reçues de France pendant les trois derniers mois avaient été si alarmantes qu’on se réjouissait encore d’en être quitte à ce prix. On savait gré au roi de la résistance opiniâtre qu’il avait opposée aux injonctions de son frère ; nul ne songeait à lui reprocher d’avoir enfin cédé pour éviter de plus grands malheurs, et quand il se montra de nouveau à ses sujets, à défaut d’un enthousiasme qui eût par trop juré avec la situation, il ne vit que des visages sympathiques, exprimant sans doute de patriotiques tristesses, mais plus encore la part que l’on prenait à ses humiliations et à ses chagrins. Pour se bien rendre compte de cet état des esprits dans la Hollande de 1810, il faut se mettre au point de vue de l’opinion hollandaise à cette époque, telle que nous la trouvons consignée dans le mémoires du temps et dans les souvenirs des contemporains.

Personne ne croyait plus à la longue durée de l’empire français. Peut-être même inclinait-on un peu trop à penser que le démembrement qu’on pressentait ne tarderait pas à s’opérer. Les conquêtes et les annexions avaient soumis à la France un très grand nombre de pays divers, dont l’unique lien consistait dans la terreur inspirée par le maître. L’inévitable dislocation du gigantesque empire était passée à l’état d’évidence aux yeux des marchands d’Amsterdam, des professeurs de Leyde ou des marins du Helder, aux yeux de tous ceux enfin qui connaissaient l’histoire par leurs études et l’Europe par le commerce, et c’est précisément l’originalité de la Hollande d’avoir toujours eu des hommes de science et des hommes d’affaires en très grand nombre. « Dans notre pays de souvenirs classiques, me disait un honorable vieillard dont le père était reçu à la cour de Louis, nous étions tous très frappés des analogies qui existaient entre l’empire de Napoléon, celui d’Alexandre le Grand et celui de Charlemagne. Après un temps de grandes agitations, un conquérant se sert de la lassitude des uns et de l’énergie guerrière des autres pour forger à grands coups d’épée un empire immense ; mais, dès qu’il meurt, les divers morceaux de cet assemblage contre nature se disjoignent. Les généraux de l’empereur des Français, nous disions-nous, ne songeront, comme ceux d’Alexandre ou comme les fils de Charlemagne, qu’à s’assurer chacun son lopin dans le partage final. Si seulement nous pouvons atteindre ce moment, nous sommes sauvés. » Nul sans doute ne prévoyait encore la guerre de Russie et ses terribles suites ; mais les Hollandais avaient quelque sujet de croire que l’essentiel était de gagner du temps et de conserver au moins un noyau national, portant le nom et pouvant revendiquer un jour les droits historiques de la vieille Néerlande. L’érection du trône de Louis n’avait pas garanti, comme ils s’en étaient flattés dans le temps, l’intégrité de leur territoire ni protégé les restes de leur commerce contre les idées fixes de l’empereur en matière de blocus ; mais l’arrangement qui venait d’être conclu, au moment où l’on se croyait sous le coup d’une réunion immédiate, semblait prouver que l’empereur s’arrêterait devant l’idée de détrôner son frère. Il importait donc à la Hollande de conserver son roi, et il eût été absurde de lui rendre sa position plus pénible encore par des marques de désaffection.

Le roi n’en était pas moins rongé de soucis. Il ne pouvait, comme ses sujets, fonder ses espérances d’avenir sur la dislocation éventuelle de l’empire ou sur la mort de son frère. En définitive, il avait besoin de l’empereur pour rester sur le trône. Quelle certitude avait-il que la Hollande, un jour rendue à elle-même, entièrement libre de ses mouvemens, voudrait conserver la monarchie et, dans cette hypothèse, le garder lui-même ? Il était bien forcé de se poser ainsi la question. Sous les coups redoublés d’une rude expérience, les Hollandais oubliaient tous les jours davantage leurs anciennes divisions. Ex-orangistes, ex-patriotes, ex-patriciens, tous ou presque tous se disaient : « Nous avons fait les uns et les autres bien des sottises, nous aurions bien mieux fait de nous entendre ; à l’avenir, soyons plus sages. » L’esprit national prévalait sur les vieilles dissidences, l’opinion hollandaise marchait logiquement vers un compromis fondé sur des concessions mutuelles, et un œil perspicace eût vu déjà poindre le moment où la solution universellement acceptée serait le retour de la maison d’Orange joint à la promulgation d’une constitution égalitaire et libérale. Cependant l’esprit public était encore bien affaissé, bien énervé par les événement, les déceptions, les misères, et dans la conscience de cette espèce de ramollissement de la fibre nationale, tout le monde se disait : Gardons ce que nous avons, et attendons.

Le roi cherchait à se donner le change sur la nature de l’affection qu’on lui témoignait. Il eût désiré être autre chose qu’un en cas estimable et rencontrer chez son peuple des sympathies qui pussent aller jusqu’au dévoûment pour sa personne et sa dynastie. Parfois il croyait trouver la preuve qu’on tenait à l’une et à l’autre ; dans d’autres momens, il avait un vague soupçon de la réalité. L’esprit aigri par les humiliations et les contrariétés qu’il avait essuyées, il avait perdu beaucoup de cette aménité qui, dans les premiers jours de son règne, lui avait gagné tant de cœurs. En public, il se contenait encore, mais dans sa vie privée il était devenu quinteux, bizarre, même tyrannique. Chacun savait que sa réconciliation avec la reine n’était qu’apparente. Les petites chroniques du temps prétendent même qu’il se vengeait un peu aux dépens de sa femme du rapprochement que la politique impériale avait exigé. Hortense, plus ennuyée que jamais de son séjour forcé en Hollande, était jusqu’à un certain point aux arrêts, c’est-à-dire que ses allées et venues étaient soumises à un règlement sévère. Elle ne pouvait s’éloigner d’Amsterdam au-delà d’un certain périmètre. Elle n’y put tenir, et, coûte que coûte, elle voulut rentrer en France. Elle se plaignit de l’altération graduelle de sa santé, et demanda au roi la permission de changer d’air. Au fond, Louis n’était pas méchant, et les raisons de santé pesaient toujours d’un grand poids dans son esprit. Il l’autorisa à se fixer pour quelque temps au château du Loo. La reine partit ; mais, grâce au zèle de quelques serviteurs dévoués qui prirent leurs mesures avec autant de secret que d’activité, à peine arrivée dans cette résidence, elle monta en chaise de poste, et ne s’arrêta que lorsqu’elle fut en France. Le roi reçut de Plombières même, où elle comptait séjourner, la nouvelle simultanée de son départ et de son arrivée à bon port. Elle avait laissé le prince royal auprès de son père.

Ce n’était pas la seule contrariété que le roi eût à subir. Le ministre de France était toujours là, hautain, blessant, n’observant pas même, quand il s’adressait au roi, les égards qu’il devait tout au moins au frère de son maître. Louis Bonaparte, dont la susceptibilité, toujours prompte à s’émouvoir, était fortement avivée par ses récens déboires, redoutait presque de rencontrer de nouveau ce regard froidement ironique où il lui semblait lire l’expression de la moquerie. A son retour, il avait profité en hâte d’un moment où le ministre de France était absent pour recevoir le corps diplomatique, et il avait traité le chargé d’affaires, M. Serrurier, avec une extrême froideur. Napoléon et Marie-Louise allaient faire, dans les premiers jours de mai 1810, une tournée officielle dans les provinces récemment annexées. Louis était forcé par sa situation d’aller présenter ses hommages à son frère pendant que celui-ci se trouvait dans son voisinage. Il préféra se rendre à Anvers, qui était français depuis 1795, plutôt que de paraître à Breda ou à Bois-le-Duc, villes brabançonnes qui venaient d’être réunies. L’entrevue de la part de Louis fut froide, bien que Napoléon l’eût reçu avec une cordialité qui ne lui coûtait guère quand il était content. Louis refusa d’assister aux fêtes brillantes qui se donnaient à l’occasion de la visite impériale, et repartit peu d’heures après son arrivée. Napoléon fut reçu dans ses nouvelles provinces, du moins en Brabant, avec les démonstrations que la présence des souverains provoque partout où on les voit rarement, mais aussi avec cet empressement composé d’admiration et de terreur que sa prodigieuse renommée inspirait encore, surtout au sein des classes inférieures des provinces annexées. Il y avait dans les sentimens des populations à son égard quelque chose du culte que l’on rend à un dieu que l’on redoute et que l’on adore. D’ailleurs on voyait en lui le distributeur omnipotent des grâces et des faveurs, et chaque localité rivalisait de zèle pour être bien notée dans l’estime du souverain maître. On sait qu’à Breda, oublieux des recommandations qu’il faisait naguère à son frère Louis de favoriser le plus possible le catholicisme néerlandais, Napoléon terrifia le clergé catholique de la province en lui lançant à brûle-pourpoint une des plus virulentes bordées qui soient sorties de sa bouche. Y avait-il dans les éloges qu’il prodigua aux protestans par la même occasion quelque arrière-pensée de plaire à la majorité de l’autre côté du Moerdyk ? On serait tenté de le croire ; mais à coup sûr ce ne fut point pour se rendre agréable à la Hollande qu’il imagina un règlement en vertu duquel les bateliers français devaient avoir le monopole de la navigation du Rhin, et qu’il força les marchands de bois de diriger leurs grands chantiers flottans exclusivement sur Anvers, et non plus vers les ports hollandais, où ils trouvaient plus d’acheteurs et de meilleurs prix. On remarqua aussi à Amsterdam, non sans inquiétude, que le ministre de France avait été trouver Napoléon en Zélande et avait fait avec lui, sur le pied d’une grande intimité, le tour de l’archipel zélandais. Vu les dispositions connues de ce diplomate, cette entrevue confidentielle et prolongée ne présageait rien de bon. C’est vers ce temps-là que le roi de Hollande dut se soumettre à l’injonction formelle de son frère en réintégrant dans ses fonctions de bourgmestre d’Amsterdam ce M. Van de Poil qu’il venait de destituer.

Les conséquences du traité du 16 mars commençaient à se dérouler. L’armée de surveillance des côtes, commandée par Oudinot, avait son quartier-général à Utrecht. Elle ne devait compter que 6,000 Français ; cependant elle en comptait 20,000. Elle commençait son mouvement d’extension le long du littoral, et se faisait précéder partout de douaniers français. Ceux-ci, ignorant la langue du pays, habitués au sans-gêne administratif qui était devenu normal sous le régime du premier empire, traitaient les particuliers avec une rudesse jusqu’alors inconnue en Hollande. Leurs prétentions, leurs vexations excitaient partout des cris de colère, et le roi Louis, n’y tenant plus, avait ordonné l’élargissement des prisonniers dont ils avaient rempli les maisons d’arrêt. La lettre du traité parlait bien de surveiller les côtes ; mais où commencent-elles, où finissent-elles en Hollande ? Cela est souvent difficile à dire. Le Zuiderzée, qui est une mer intérieure, devait-il être sous ce prétexte cerné par les douaniers français ? Vlardingen, Rotterdam, Schiedam, Dordrecht, etc., bien que villes d’intérieur, sont, commercialement parlant, villes du littoral, puisque les navires de mer y abordent directement. Il fallait donc, pour réaliser l’intention du traité, y placer des douaniers, les appuyer de détachemens militaires, en un mot, sous ombre de surveiller les côtes, occuper tout le pays. Les conflits sans cesse renaissans entre les habitans et les autorités militaires françaises n’étaient pas aplanis par le fait que le roi de Hollande avait enjoint à ses employés de n’obéir qu’à lui. Des deux côtés, on commandait au nom de sa majesté, et les inférieurs ne savaient jamais à quelle majesté se vouer pour être en sûreté. Le roi s’en plaignit à son frère. La réponse que lui fit l’empereur est un tissu de paradoxes où rien n’est clair si ce n’est le désir de le pousser à une abdication forcée. Datée d’Ostende le 10 mai 1810, elle reprochait au roi de Hollande de n’avoir pas su se soumettre entièrement aux idées de l’empereur, lui annonçait que ses sujets, ballottés entre la France et l’Angleterre, ne tarderaient pas à « se jeter dans les bras de la France. » — « Louis, disait l’empereur en terminant, vous ne voulez pas régner longtemps ; toutes vos actions décèlent mieux que vos lettres intimes les sentimens de votre âme. Écoutez un homme qui en sait plus qua vous. Revenez de votre fausse route ; soyez bien Français de cœur, ou votre peuple vous chassera, et vous sortirez de Hollande l’objet de la risée et de la pitié des Hollandais. C’est avec de la raison et de la politique que l’on gouverne les états, non avec une lymphe acre et viciée. »

Une pareille lettre n’avait rien de consolant pour le roi de Hollande. Au moment où il la reçut et où il prenait quelques mesures, non suivies d’effet, pour négocier une abdication honorable en faveur de son fils, une affaire très peu grave en elle-même, mais qui le fut bientôt par les proportions qu’on lui donna, vint envenimer la situation. Un cocher hollandais au service de la légation de France et portant sa livrée fut insulté et menacé, à ce qu’il prétendit, par quelques hommes du peuple d’Amsterdam. Aussitôt le ministre de France prit feu, exigea une satisfaction éclatante, et en écrivit à l’empereur. On tâcha de le satisfaire, mais, chose étrange, il fut impossible de mettre la main sur un seul des auteurs de l’insulte faite à la livrée française, et aujourd’hui en Hollande l’opinion est que cette scène fut une pure comédie. On voulait avoir un grief, on le créa. Je n’oserais me prononcer. Le fait en lui-même n’a certainement rien d’invraisemblable ; mais il demeure constant que les recherches très actives de la police n’aboutirent pas, que l’individu se disant insulté et maltraité en public ne put ou n’osa donner aucun renseignement précis, et qu’on se vit dans l’impossibilité de punir des coupables qu’on ne parvenait pas à découvrir. En définitive, il n’y avait là qu’un incident de la dernière insignifiance, mais on en fit une affaire d’état. L’empereur le prit de très haut, et écrivit de Lille à son frère, le 23 mai, une lettre à cheval où il se plaignait que « les gens de son ambassade eussent été maltraités à Amsterdam. » — « Mon intention, ajoutait-il, c’est que ceux qui se sont rendus aussi coupables envers moi me soient livrés, afin que la vengeance que j’en tirerai serve d’exemple. » Il rappelait son ministre et envoyait ses passeports à Ver Huell. » Ce ne sont plus des phrases et des protestations qu’il ne faut. Ne m’écrivez plus de vos phrases ordinaires ; voilà trois ans que vous me les répétez, et chaque instant en prouve la fausseté. » Et en post-scriptum : « C’est la dernière lettre que de ma vie je vous écris. »

La brouille se consommait donc juste au moment où Louis avait fait tout ce qu’il pouvait pour apaiser son frère. Il dut penser alors plus d’une fois à un proverbe hollandais qu’il devait connaître, c’est que, « lorsqu’on veut battre un chien, on trouve toujours un bâton pour cela. » Bientôt les conséquences de la nouvelle attitude adoptée par Napoléon se révélèrent. Le maréchal Oudinot transféra son quartier-général d’Utrecht à Rotterdam, en conformité des instructions qu’il recevait de Paris, et sous le prétexte officiel qu’il devait poursuivre l’exécution des mesures destinées à tuer la contrebande. De là il annonçait l’intention de se transporter à La Haye et à Leyde. Louis frémissait à cette idée. Dans tous les cas, il ne pouvait admettre que les corps placés sous le commandement du maréchal français dépassassent cette dernière ville. Dans l’excès de son indignation et de sa douleur, il songeait sérieusement à défendre Amsterdam, et le plan de Kraijenhof, que celui-ci lui avait communiqué et dont il avait reconnu le mérite, exigeait que l’ennemi ne fût pas en avant de Leyde. Il faut rendre cette justice au maréchal Oudinot, que, tout en exécutant avec ponctualité les ordres dont il était chargé, il s’acquittait de sa pénible mission avec beaucoup de tact et de convenance. Il s’efforçait de ménager l’amour-propre du roi et de lui faire illusion sur la véritable portée d’une occupation qui faisait d’un commandant français un véritable proconsul de Hollande ; mais Louis ne pouvait se laisser tromper par ces formes polies. En fait., il se voyait dépossédé chaque jour d’une parcelle de son royaume. Ce fut bien pis quand le 29 juin, et contrairement aux assurances que lui avait récemment données M. Serrurier, resté comme chargé d’affaires après le départ du ministre de France, il lui fut signifié que les troupes françaises allaient occuper Amsterdam comme les autres villes. Déjà l’avant-garde de douaniers qui les précédait partout était aux portes de la ville.

Louis se crut dès lors dégagé de tout devoir envers un frère qui foulait ainsi aux pieds la bonne foi politique. Il fit fermer les portes de Harlem devant le détachement français qui avait ordre d’occuper cette vile, il résolut d’appeler la nation aux armes et de défendre Amsterdam jusqu’à la dernière extrémité. Il convoqua ses ministres, ses généraux, ses amiraux, et leur fit part de sa résolution. « C’est le moment, leur dit-il, de montrer que vous êtes dignes de vos ancêtres. » Une dernière et cruelle déception lui était réservée. On l’estimait, on l’aimait personnellement malgré les maladresses et les fautes de détail qu’il avait commises ; mais ce n’était pas pour lui qu’on l’aimait. Dans d’autres circonstances, à la voix d’un prince d’Orange faisant vibrer tous les vieux souvenirs dans les masses populaires, peut-être eût-on vu le peuple néerlandais prendre une de ces résolutions froidement désespérées qui lui ont valu de si belles pages dans l’histoire ; la situation où il se trouvait au temps et sous le sceptre du roi Louis ne permettait pas d’y songer. Sans doute Amsterdam pouvait être mise promptement en état de défense et se défendre très longtemps ; mais il était bien tard pour faire les préparatifs nécessaires quand les Français déjà étaient à Leyde et même plus loin dans la direction de la capitale hollandaise. Puis il eût fallu que la ville entière fût unanime pour affronter cette extrémité, comme elle le fut en 1813 lors de la grande insurrection. Louis était aussi impuissant pour souffler le feu de la résistance acharnée que Napoléon lui-même le fut en 1814 et 1845 pour soulever la nation française contre ses envahisseurs. Tous les personnages notables qu’il avait convoqués, les amiraux et les généraux comme les autres, lui répondirent avec toutes les formes de respect qu’il fallait céder à la volonté du plus fort. Quelques-uns même insistaient pour qu’il restât roi de Hollande à Amsterdam malgré l’occupation de la ville. C’était également l’avis de M. Serrurier, que dans ce moment de crise le roi avait appelé pour lui demander ses conseils. Le roi rejeta cette proposition, qui eût fait de lui un mannequin entre les mains du commandant français. Il insista encore sur la nécessité de se défendre à outrance, « Ce serait inutile, lui fut-il répondu. En supposant ; qu’on eût le temps de s’y préparer enlace des avant-postes français, nous livrerions tout le pays aux horreurs d’une conquête violente, nous ne serions même pas soutenus par l’énergie de la population, qui est profondément découragée, et nous devrions enfin nous rendre après avoir perdu tout ce que nous pouvions encore conserver par une soumission résignée. » Condamner tout un peuple à d’affreuses souffrances pour conserver un souverain qu’après tout personne n’avait désiré, qui ne pouvait même plus faire valoir le seul titre sérieux qu’il eût jamais possédé, celui de servir de garantie à l’indépendance nationale, c’était trop exiger, c’était impossible. Jamais la contradiction latente de la position que le prince Louis avait acceptée en montant sur le trône de Hollande ne s’était révélée plus clairement à ses propres yeux.

Quand il vit que toute idée de résistance devait être abandonnée, il prit son parti, et il le prit en homme d’honneur et dans le sentiment le plus élevé de ses devoirs envers la nation dont il avait juré d’épouser la cause. Il rédigea un message au corps législatif dans lequel il annonçait que, devant l’occupation imminente de sa capitale par les troupes françaises, il abdiquait en faveur de son fils mineur. La reine serait de droit régente, et, les griefs personnels que l’empereur nourrissait contre lui n’ayant plus de raison d’être, le pays pourrait obtenir du souverain de la France « ce qu’il a le droit d’attendre de ses nombreux sacrifices, de sa loyauté et de l’intérêt qu’il ne peut manquer d’inspirer à ceux qui le jugent sans prévention. » En même temps et pour éviter de grands malheurs, il recommandait de recevoir les troupes françaises avec les plus grands ménagemens, de les bien traiter et de s’acquérir par là des titres à la bienveillance de l’empereur. En attendant l’arrivée de la reine, qu’un courrier spécial était allé prévenir, la régence serait confiée au conseil des ministres. Ce message et l’acte d’abdication qui l’accompagnait furent rédigés du 30 juin au 1er juillet 1810, ainsi qu’une proclamation destinée à être placardée le lendemain sur les murs d’Amsterdam. C’est au Pavillon, près de Harlem, où il résidait alors, que ces diverses pièces furent signées dans le plus grand secret.

La nuit du 1er au 2 juillet, le roi, après avoir embrassé son fils en pleurant, sortit par une petite porte du jardin attenant au Pavillon. Une voiture était à quelque distance. Comme tous les jardins hollandais, celui-ci était entouré d’un fossé plein d’eau, et une simple planche communiquait de cette porte, qui ne servait qu’aux jardiniers, avec le chemin d’en face. Le roi, dans sa précipitation, fit tourner la planche en passant dessus et tomba dans le fossé peu profond, mais peu limpide. Il voulut cependant partir à tout prix. Il avait peur d’être trahi, arrêté, et il n’avait plus qu’une idée, celle de se soustraire au pouvoir de Napoléon. Accompagné seulement de son capitaine des gardes, le général Travers, et de son aide-de-camp, l’amiral Bloys de Treslong, n’emportant qu’une faible somme d’argent, il traversa incognito son royaume et l’Allemagne, et se rendit à Tœplitz, où, sur sa demande, l’empereur d’Autriche lui accorda l’autorisation de résider sous le nom de comte de Saint-Leu. C’est seulement après qu’il y fut arrivé que ses anciens ministres et l’empereur lui-même surent ce qu’il était devenu[15]. C’est en vain que Napoléon lui fit tenir à Tœplitz et plus tard à Graetz, où il se retira ensuite, des sommations réitérées de revenir en France, où le rappelaient ses titres de connétable et de membre de la famille impériale ; il persista dans son exil volontaire, et au point de vue de sa dignité il fit bien.

Ce départ précipité, auquel le gros de la nation ne s’attendait en aucune façon, produisit une stupeur générale. Le maréchal Oudinot crut de son devoir de hâter l’occupation d’Amsterdam, et y entra lui-même dès le lendemain de la fuite du roi. Ce brave militaire était très peiné de tout ce qui arrivait. Il connaissait la Hollande, son histoire ; il avait vu, depuis qu’il y séjournait, le prix que les Hollandais attachaient à leur indépendance. Il ne pouvait se dissimuler que l’occupation militaire d’un pays allié, dont l’intégrité avait été tant de fois garantie, constituait une inique violation de la foi jurée ; mais il avait ses ordres, et il ne pouvait que les exécuter en y apportant des ménagemens dont les Hollandais ont gardé un reconnaissant souvenir. M.. Cambier, vice-président du conseil des ministres, vint lui faire la remise de la ville. Le duc de Reggio vit le patriote hollandais s’émouvoir et deux larmes rouler le long de ses joues. Il sentit l’émotion le gagner lui-même. C’est donc à cela qu’aboutissaient les beaux rêves qui avaient donné tant de charme à l’entrée des bataillons de la république en 1795 ! Mais ce n’était pas le moment de s’attendrir. « Sacrebleu ! monsieur Cambier, lui dit brusquement le maréchal, ne pleurez donc pas comme cela, car j’en ferais autant, et nous serions ridicules tous les deux[16] ».

La population d’Amsterdam accueillit les troupes françaises, comme on le lui avait recommandé, froidement, mais sans aucune marque d’hostilité. Ce fut M. de Caraman, attaché de l’ambassade française, qui porta la nouvelle de l’abdication à Paris. Il y arriva le 6 juillet, tandis que M. Valckenaer tâchait de négocier en faveur de la reconnaissance du prince royal comme roi de Hollande, mais négociait en pure perte. Le même jour, l’empereur se faisait remettre un rapport, ordonné et rédigé auparavant, cela va sans dire, concluant à la réunion de la Hollande à la France. Cette coïncidence de dates, impartialement reconnue par M. Thiers, achève de confirmer tout ce que nous avons dit sur le machiavélisme dont Napoléon ne cessa de s’inspirer dans tous ses agissemens relatifs à la Hollande. Évidemment il n’attendait pour lancer le décret de réunion que la nouvelle de l’entrée des troupes à Amsterdam. Il ne faut donc pas dire, comme on l’a prétendu, souvent, que ce fut l’abdication de son frère qui le décidait à promulguer ce décret. Tout au plus eut-elle pour résultat de hâter cette promulgation de quelques jours et d’y faire effacer la clause d’après laquelle « sa majesté se disait résolue à rappeler auprès d’elle le prince auguste qu’elle avait pris dans sa famille pour le donner à la Hollande. » On peut voir par là que Louis avait quelque sujet de craindre que son frère ne le fît enlever. Le 9 juillet, les conditions de la réunion furent réglées, et la réunion elle-même décrétée. Amsterdam recevait pour fiche de consolation l’honneur d’être déclarée troisième ville de l’empire ; la Hollande devait avoir 6 membres au sénat, 25 au corps législatif et 2 à la cour de cassation. La garde royale serait adjointe à la garde impériale, et les régimens hollandais prendraient rang à la suite des régimens français. L’architrésorier Lebrun fut envoyé à Amsterdam avec quelques hommes spéciaux, tels que M. Daru pour les finances, M. d’Hauterive pour les archives, MM. de les Cases et de Ponthois pour la marine, enfin le général Lauriston, qui alla prendre le prince royal pour le ramener à Paris. Personne en Hollande n’avait cru sérieusement que l’empereur consentirait à reconnaître le roi mineur. En vain l’ex-roi protesta du fond de son exil contre une annexion « injuste et arbitraire aux yeux de Dieu et des hommes, » sa protestation se perdit dans le vide. Napoléon en était venu à ses fins, et s’étonnait lui-même du peu de résistance qu’il avait rencontré.


XIV

Nous avons peu de chose à dire sur les rapports ultérieurs de Louis Bonaparte avec son frère et ses anciens sujets. Lorsque parut le sénatus-consulte du 10 décembre 1810, qui constituait un apanage considérable pour lui, l’ex-reine et leurs enfans, il protesta encore énergiquement du fond de l’exil contre ce semblant de faveur, qui eût passé pour un dédommagement de tout ce qu’on lui avait fait perdre en Hollande. C’est pour la même raison qu’il refusa également de porter le titre de duc de Saint-Leu, lorsque le gouvernement de la restauration eut érigé le comté en duché. Il assista de loin, muet et morose, aux tragiques événemens de la campagne de Russie. Quand l’heure des grands désastres eut sonné, il écrivit à l’empereur pour lui faire ses offres de service, mais en même temps pour lui redemander le rétablissement de son trône et de la nationalité hollandaise. Napoléon lui répondit le 16 janvier 1813 : « J’ai 1 million d’hommes sur pied et 200 millions dans mes coffres ; la Hollande est française à jamais ; elle est l’émanation de notre territoire ; embouchure de nos rivières, elle ne peut être heureuse qu’avec la France, et elle le sent bien. » Les circonstances devenant de plus en plus graves pour la France et l’empire, l’Autriche s’étant jointe à la coalition, Louis se rendit en Suisse, attendant toujours. La bataille de Leipzig fut livrée le 18 octobre 1813. Peu de jours après se déclarèrent en Hollande les premiers symptômes de l’insurrection nationale. Louis prétend que Murat lui conseilla alors de rentrer dans son ancien royaume avec le secours des alliés. Il refusa, et ce fut sage à lui. Il est douteux que les alliés eussent appuyé ses prétentions ; il est certain que la Hollande, tout en l’aimant, tout en le plaignant, ne songeait pas à le rappeler. C’est au vieux cri d’Oranje boven (Orange à notre tête) que l’insurrection triomphait. La vieille maison stathoudérienne devait au régime impérial un retour de sympathie qui rappelait les jours de sa plus grande popularité. L’ex-roi sonda pourtant les intentions de l’empereur. « J’aime mieux que la Hollande retourne à la maison d’Orange qu’à mon frère, » telle fut la réponse de Napoléon, qui, à son point de vue, avait raison de préférer un ennemi avoué et avouable à un voisin qu’il ne pouvait laisser libre d’agir à sa guise et qu’il avait très mauvaise grâce à combattre. Louis fit alors par écrit des tentatives auprès des magistrats d’Amsterdam et de quelques hommes de confiance. Il leur rappelait les services rendus, l’absence de droits positifs des princes d’Orange à la couronne ; il leur conseillait de constituer un gouvernement monarchique et libre « à l’instar de ceux d’Angleterre et de Suède, » et de suivre une politique très prudente, uniquement inspirée par le désir de garder l’indépendance et la neutralité. Ses conseils étaient assurément fort sages ; mais ses lettres arrivèrent juste au moment où le prince d’Orange, rappelé en toute hâte d’Angleterre, débarquait à Scheveningen, au pied des mêmes dunes qui l’avaient vu, dix-huit ans auparavant, s’enfuir avec son père et sa mère. D’ailleurs la cause de Louis était perdue, le nom de Napoléon était désormais tellement abhorré en Hollande, qu’on n’y pouvait plus souffrir celui même qu’on aimait à désigner comme le meilleur des Bonapartes. Dès lors il se crut libre de toute obligation envers la Hollande, et rentra le 1er janvier. 1814 à Paris. L’ordre lui fut intimé de la part de l’empereur de s’éloigner à 40 lieues de la capitale, il refusa d’obéir, l’empereur n’insista pas, et lui accorda même peu de temps après une audience. Elle fut froide et contrainte des deux parts. Louis aurait voulu payer de sa personne dans les combats qui allaient se livrer sur le sol de la patrie autour du trône impérial qui croulait ; il essaya de monter à cheval, mais sa santé était tellement affaiblie qu’il ne put supporter cet exercice, et dut se résigner à l’inaction. Le 30 janvier, il suivit l’impératrice à Blois. Il conseillait à Napoléon de faire la paix, même au prix de durs sacrifices : l’empereur, on le sait, ne le voulut pas, et au fait le pouvait-il ? A la rentrée des Bourbons, Louis se réfugia en Suisse, puis à Rome, où l’appelaient ses instincts de piété, développés par le malheur, et l’assurance qu’il avait d’être bien reçu par Pie VII. D’ailleurs il désirait consulter le saint-père sur la possibilité de dissoudre son mariage. C’est de cette ville qu’il assista aux événemens des cent jours, auxquels il n’eut ni l’envie ni le loisir de prendre part. Au bout de quelque temps, il adopta la Toscane pour résidence, et c’est là qu’il passa le reste de ses jours dans une retraite paisible et digne. Elle ne fut troublée que par ses démêlés avec l’ex-reine de Hollande, qui refusait de se séparer de ses enfans, tandis que lui-même les réclamait. Le tribunal de la Seine dut décider, et se prononça en faveur du père ; du reste ces discussions conjugales, continuation de celles que la fatalité d’un mariage imposé avait de bonne heure suscitées entre les deux époux, ne rentrent pas dans le cadre de notre histoire. Il avait consacré ses loisirs depuis 1810 à composer un roman en trois volumes, intitulé d’abord Marie ou les Peines de l’amour, dont une seconde édition parut en 1814 sous le titre de Marie ou les Hollandaises. Ce roman, qui raconte les infortunes et la réunion finale de deux amans hollandais séparés longtemps par des événemens plus étranges les uns que les autres, est mal écrit et sans charme. Le roi Louis n’était ni un écrivain ni un poète, mais il était un peu possédé de la manie d’être l’un et l’autre. Le recueil de Poésies qu’il fit paraître en 1828, une réponse à l’Histoire de Napoléon de Walter Scott, et un Essai sur la versification, où il proposa de rendre la langue française prosodique à la façon du latin, ce qui permettrait de supprimer la rime, ne sont pas de nature à modifier notre jugement. Seuls ses Documens historiques sur la Hollande, qui parurent en 1819, ont pour l’historien une véritable valeur. En général, à part quelques détails qui durent être rectifiés, cet ouvrage fut bien accueilli en Hollande, où l’orangisme, plus que jamais populaire, n’empêchait pas l’opinion de rester sympathique à la personne du roi détrôné. Les Hollandais de distinction qui faisaient leur voyage d’Italie ne passaient pas à Florence sans aller présenter leurs hommages à leur ancien roi, qui les recevait avec affabilité, causait volontiers avec eux de la Hollande, et s’intéressait toujours à ce qui s’y passait. Il ne manifestait aucune amertume contre ceux qui, après l’avoir servi, s’étaient ralliés à la royauté constitutionnelle de la maison d’Orange ; seulement, m’ont dit des personnes qui lui avaient rendu visite, il était de bon goût de ne pas parler en sa présence des quelques Hollandais qui avaient pris parti pour Napoléon contre lui ; on voyait que leur souvenir lui était pénible, et qu’il cherchait à détourner la conversation. Il mourut à Florence le 25 juillet 1846.

En résumé, l’histoire de Louis Bonaparte laisse dans l’esprit de ceux qui l’étudient une impression très mélancolique. Les torts qu’il put avoir, qu’il eut, selon nous, ne sont pas en proportion avec ses infortunes. Napoléon fut bien dur envers son frère ; il s’en servit au gré de son ambition et de son orgueil comme d’un instrument que l’on brise dès que l’on croit n’en avoir plus besoin. Il ne faut pas chercher à pallier la conduite de l’empereur en lui donnant pour excuse les entraînemens du patriotisme et de la politique. L’honneur de la France n’avait rien à gagner dans la violation d’une parole solennellement donnée à plusieurs reprises à la face de l’Europe. Quant à la politique, l’annexion de la Hollande fut une faute, une très lourde faute. D’un pays allié, elle fit un pays ennemi, et dont l’inimitié nous fut bien funeste à l’heure des grands revers. Elle détermina le triomphe du parti anti-français en Russie, elle acheva d’inquiéter l’Europe entière, alliée ou neutre, en démontrant avec la dernière évidence qu’il n’y avait pas une couronne, pas une nation qui pût se croire à l’abri de l’arbitraire impérial. A tous les points de vue donc, à celui de la morale comme à celui de la politique, nos sympathies sont pour le roi dépossédé contre celui qui l’a détrôné.

Nous ne pouvons toutefois terminer ce travail sans envisager directement une question qui surgit en quelque sorte d’elle-même quand on a fait l’histoire de ce règne de quatre ans. Si les circonstances avaient été tout autres, si par exemple la paix générale avait pu s’établir solidement après Friedland et Tilsitt, et que Napoléon se fût décidé, même au prix de quelques sacrifices, à mettre un terme à ses envahissemens continuels, Louis serait-il parvenu à s’asseoir fortement sur le trône que la volonté fraternelle lui avait érigé ? Aurait-il fondé une dynastie au sein du peuple hollandais ? C’est douteux. J’estime qu’il est heureux pour sa mémoire comme roi de Hollande que, dans son vif désir de régner, il ait dû se prononcer comme il l’a fait sur les questions que ses sujets considéraient alors comme primant toutes les autres, l’indépendance nationale, la conscription, la réduction de la rente et le commerce. Les motifs de mécontentement qu’il leur donna sur d’autres points pâlirent à côté de ces intérêts de premier ordre ; mais, si la Hollande eût été complètement délivrée de ses inquiétudes sur ces questions vitales, il n’est pas probable que la bonne harmonie eût duré très longtemps entre le roi et son peuple. Les difficultés religieuses et politiques n’eussent pas tardé à paraître. Quand on pense, par exemple, à la réaction catholique des années qui suivirent 1815, on a bien de la peine à se représenter un roi attaché, nous pouvons le dire, avec quelque superstition au catholicisme régnant tranquillement sur un pays tel que la Hollande. Il faudrait bien peu connaître aussi le caractère hollandais, paisible, mais très frondeur, pour s’imaginer que le peuple qui, à l’époque où l’absolutisme était général en Europe, n’avait pas même consenti à décerner la couronne à des princes dont il était enthousiaste, se fût contenté longtemps de la constitution que lui avait octroyée le génie dictatorial de Napoléon, Le roi Louis aurait-il fait les concessions qu’on n’eût pas manqué de réclamer ? Il se croyait sincèrement libéral, et même à quelques égards il l’était plus que beaucoup de ses contemporains et des nôtres. Il n’en est pas moins vrai qu’il était fort jaloux de son autorité personnelle. Il entendait qu’un roi eût toujours un pouvoir assez grand pour faire le bien et empêcher le mal. Ses bonnes intentions lui paraissaient aisément suffisantes pour l’autoriser à franchir les limites légales. Il aimait à légiférer, à réglementer, il poussait ce goût jusqu’à la minutie, et souvent avec un sentiment moins que médiocre des droits individuels. Par exemple, on raconte encore en Zélande comment il s’imagina de récompenser les mères nourrissant elles-mêmes leurs enfans en décrétant que seules les mères-nourrices auraient désormais le droit d’orner leur tête d’un certain bijou assez original qui fait partie du costume local, et que les femmes du pays portent sur le front, à la Sévigné. Jamais décret royal ne fut plus mal obéi. Le roi Louis avait en médecine des idées fixes, et dans ses Mémoires il expose gravement tout un plan sanitaire, d’après lequel on eût érigé aux environs des villes des maisons dites de convalescence, où tous les malades eussent été forcés de se rendre, et cela pour prévenir les contagions. Il y aurait eu dans un journal fondé exprès une critique publique, officielle, des médecins toutes les fois qu’un de leurs cliens aurait succombé. Il trouvait d’ailleurs qu’il y avait trop de médecins, et qu’il fallait en diminuer le nombre pour qu’il n’y en eût que de premier mérite. On indiquerait les meilleurs au public, et on interdirait tout mariage entre gens mal conformés. Nous pourrions citer d’autres exemples de ce côté utopique de ses vues en les empruntant à son roman, où, sous le voile de la fiction, il décrit un pays selon son cœur, gouverné paternellement, mais despotiquement, où les mariages sont réglés par l’autorité supérieure et où des corporations nombreuses de rosières gardes-malades chantent les jours de fête.

Il est donc incontestable pour nous qu’un grand malentendu n’aurait pas manqué de se révéler par la suite entre le roi Louis et le peuple hollandais, qui en politique est très individualiste de goûts, d’habitudes et de principes ; mais il serait imprudent d’affirmer catégoriquement ce qui serait advenu dans les futuritions hypothétiques dont nous avons parlé, et surtout il serait injuste de transformer ces probabilités en griefs contre un règne dont nous n’avons le droit de juger que les actes réels. En fait, Louis Bonaparte est de tous les frères de Napoléon celui qui a laissé les meilleurs souvenirs dans les pays qu’ils ont gouvernés. Il accepta une tâche impossible, il voulut concilier l’inconciliable, ce fut là sa plus grande faute. En dépit de quelques erreurs et de quelques maladresses, pendant ses quatre années de règne, il voulut le bien et il le fit. Lorsqu’il lui fut impossible de se maintenir sur le trône avec dignité, il en descendit, bien qu’il eût le vif désir d’y rester. Il repoussa la tentation, à laquelle d’autres succombèrent, de recouvrer sa couronne en se joignant aux ennemis de la France et de Napoléon. Malgré les fautes que nous avons dû signaler, il se dégage de toute sa carrière politique un parfum d’honnêteté et d’humanité que l’histoire a pour devoir de recueillir et d’apprécier à sa juste valeur. En définitive, le pays sur lequel il a régné, qui ne le désirait pas, qui ne songea guère à le rappeler quand il l’aurait pu, ce pays est le meilleur juge de sa conduite comme roi. Eh bien ! il est impossible de contester que la Hollande, sans distinction de partis et d’opinions, a conservé de Louis Bonaparte un affectueux souvenir. Rien ne ressemble, même de loin, dans ce sentiment du peuple hollandais à un attachement dynastique quelconque, mais il n’en résulte pas moins que, lorsqu’on parle en Hollande du prince qui dirigea les destinées du pays de 1806 à 1810, on « l’entend le plus souvent nommer « le bon roi Louis. » Ce titre vaut mieux que tant de qualifications fastueuses inventées par la flatterie, et l’humanité serait certainement plus heureuse, si elle comptait dans ses annales plus de bons et moins de grands rois.


ALBERT REVILLE

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juin
  2. La loyauté qui a présidé à la publication d’un grand nombre de ces pièces, bien qu’on pût prévoir le parti qu’en tireraient des oppositions passionnées, ne rend que plus étonnantes les lacunes que présente cette vaste compilation touchant les différends qui nous occupent. N’étant pas dans le secret des dieux, notre droit, comme notre devoir, est de nous appuyer sur toutes les lettres publiées là et ailleurs, et dont l’authenticité est indiscutable. Les Mémoires ou Documens historiques écrits par l’ex-roi après la chute de l’empire, plusieurs ouvrages d’origine hollandaise, en particulier le récit composé en français par M. Théodore Jorissen, sous le titre de Napoléon fer et le roi de Hollande, nous serviront à compléter la correspondance officielle. Malheureusement nous ne connaissons presque rien des lettres adressées par le roi de Hollande à l’empereur. M. Jorissen doit à l’obligeance du savant archiviste des Pays-Bas, M. van der Bergh, la communication de sept lettres autographes du roi Louis et les a publiées dans son livre.
  3. Voyez les lettres des 30 juin, 3, 11, 21, 29, 30 juillet 1806, 21, 31 août, 15 septembre, 25, 31 octobre, 6 novembre, 3 décembre 1807, etc.
  4. Dans une lettre du 6 mai suivant, l’empereur parlait de 14,000 Hollandais repartis dansâtes corps opposés alors aux Russes.
  5. Il s’agit de la grande collecte publique en faveur des victimes de la catastropha de Leyde, et dont le roi avait pris l’initiative.
  6. Louis en effet avait enrégimenté un certain nombre de déserteurs allemands et polonais qui lui avaient offert leurs services. Cela n’empêche pas que les troupes hollandaises se battirent bien à Friedland et ailleurs. Voyez le récit de la bataille de Friedland dans Thiers, Histoire du consulat et de l’empire, t. VII, p. 593-613.
  7. Ce comte de Hogendorp, frère de l’homme d’état qui devait jouer un si grand rôle dans la restauration de la maison d’Orange, fut et resta l’admirateur enthousiaste de Napoléon. Sa famille, a bien voulu me confier ses Mémoires inédits, qu’il rédigeai à Rio-Janeiro, où il avait été chercher du service après la chute de l’empire. Un Français les lut au Brésil même et les emporta en France dans le dessein de les faire imprimer. Sans qu’on sache la raison qui l’empêcha de donner suite à son projet, le manuscrit fut renvoyé à la famille, mais après soustraction des feuilles qui contenaient le récit des violens démêlés de l’officier hollandais avec le maréchal. Davoust, gouverneur militaire de Hambourg en 1813.
  8. C’était le frère du marquis de Caulaincourt, le diplomate bien connu du premier empire. Il reprit en France le service militaire, devint général de division, et fut tué à la bataille de la Moskowa.
  9. Sur les 220,000 habitans qu’Amsterdam comptait alors, 110,000 étaient partiellement ou tout à fait à la charge de la bienfaisance publique.
  10. VV. Fréd. Röell, conseiller-pensionnaire d’Amsterdam avant la révolution de 95, était de ces orangistes modérés qui virent avec regret le départ forcé de la maison d’Orange, mais qui, depuis la paix d’Amiens, ne trouvèrent plus dans leurs principes politiques de motifs sérieux pour refuser de participer aux affaires de l’état. Très estimé du roi, qui avait en lui une grande confiance, il rentra dans la vie privée après l’insuccès de ses efforts pour conserver à sa patrie une ombre d’indépendance, et n’en sortit qu’à la restauration, où le roi Guillaume Ier lui confia le ministère de l’intérieur. C’était un homme intègre, dont la mémoire est encore très respectée parmi ses compatriotes.
  11. Le roi Louis, peu de temps après son arrivée à Paris, avait lui-même soumis au conseil de famille réuni pour l’affaire du divorce impérial une demande en autorisation de divorce entre lui et Hortense. La reine y consentait aussi de son côté ; mais Napoléon ne se souciait pas du tout que son frère l’imitât encore sur ce point. C’était bien assez d’un divorce dans la famille. Louis, qui n’avait pu faire comme Napoléon un mariage d’inclination, se vit forcé de garder l’épouse qu’on lui avait imposée, et cela au moment où Napoléon se séparait de celle qui avait contribué plus que personne à un mariage avec Hortense. En de telles conjonctures, on ne saurait blâmer sévèrement Louis de ce que, parmi les membres de la famille impériale, il fut de ceux qui donnèrent le plus volontiers leur adhésion au divorce de l’empereur. Lorsque ensuite on discuta pour la forme, — car la décision de l’empereur était déjà prise, — à quelle cour souveraine on s’adresserait pour occuper la place laissée vacante par le départ de Joséphine, il opina pour une princesse saxonne plutôt que pour une autrichienne par des raisons de politique et de convenances d’âge, et plutôt que pour une princesse russe à cause de la religion. Ceci est un trait caractéristique de ce prince, aussi attaché à sa religion qu’il la connaissait mal. Avait-il oublié que son mariage avec Hortense avait reçu la consécration religieuse la plus régulière, et que l’église romaine condamne absolument le divorce ?
  12. On se fera une idée du régime auquel ils devaient se résigner quand on saura que tout bateau pécheur devait, pour avoir le droit de jeter ses filets à quelque distance du littoral, emporter un ou deux garnisaires chargés de veiller à ce qu’aucune communication n’eût avec des croiseurs ou des barques anglaises.
  13. Le public, qui ignorait encore la nature réelle des rapports de Louis et de l’empereur, ne voyait dans toutes ces variations de la politique royale que des preuves nouvelles de l’instabilité, il est vrai assez grande, de son caractère. Une caricature anglaisa publiée à cette époque, et qui eut un grand succès, représente le roi de Hollande tenant de la main droite une liasse de papiers sur laquelle on lit ordres, de la main gauche une autre liasse intitulée contre-ordres ; sur son front est écrit le mot désordre.
  14. C’est-à-dire les autorisations octroyées à quelques armateurs de transgresser les lois du blocus.
  15. Il eut encore en route le chagrin de voir mourir, écrasé par les roues de sa voiture, un affreux petit chien qu’il aimait beaucoup et qu’il appelait Tiel, du nom de la ville où cet animal, pressé par la foule sur le passage du roi, n’avait trouvé rien de mieux que de sauter dans la voiture royale. Louis l’avait pris sous sa protection et s’y était beaucoup attaché. Tiel fut quelque temps une petite puissance à la cour de Hollande.
  16. La ville d’Amsterdam, en reconnaissance de ses bons procédés, lui décerna par souscription une épée d’honneur, et plus tard le roi Guillaume Ier lui fit parvenir le grand cordon de son ordre militaire en témoignage de son admiration pour sa belle conduite dans ces pénibles circonstances.