La Henriade/Chant 8
CHANT HUITIÈME
Des états dans Paris la confuse assemblée[1]
Avait perdu l’orgueil dont elle était enflée.
Au seul nom de Henri, les ligueurs, pleins d’effroi,
Semblaient tous oublier qu’ils voulaient faire un roi.
Rien ne pouvait fixer leur fureur incertaine ;
Et, n’osant dégrader ni couronner Mayenne,
Ils avaient confirmé, par leurs décrets honteux,
Le pouvoir et le rang qu’il ne tenait pas d’eux.
Ce lieutenant sans chef[2], ce roi sans diadème,
Toujours dans son parti garde un pouvoir suprême.
Un peuple obéissant, dont il se dit l’appui,
Lui promet de combattre et de mourir pour lui.
Plein d’un nouvel espoir, au conseil il appelle
Tous ces chefs orgueilleux, vengeurs de sa querelle ;
Les Lorrains[3], les Nemours, La Châtre, Canillac,
Et l’inconstant Joyeuse[4], et saint-Paul, et Brissac.
Ils viennent : la fierté, la vengeance, la rage,
Le désespoir, l’orgueil, sont peints sur leur visage.
Quelques-uns en tremblant semblaient porter leurs pas,
Affaiblis par leur sang versé dans les combats ;
Mais ces mêmes combats, leur sang, et leurs blessures,
Les excitaient encore à venger leurs injures.
Tout auprès de Mayenne ils viennent se ranger ;
Tous, le fer dans les mains, jurent de le venger.
Telle au haut de l’Olympe, aux champs de Thessalie,
Des enfants de la terre on peint la troupe impie
Entassant des rochers, et menaçant les cieux,
Ivre du fol espoir de détrôner les dieux.
La Discorde à l’instant, entr’ouvrant une nue,
Sur un char lumineux se présente à leur vue :
« Courage ! leur dit-elle, on vient vous secourir ;
C’est maintenant, Français, qu’il faut vaincre ou mourir.
D’Aumale, le premier, se lève à ces paroles ;
Il court, il voit de loin les lances espagnoles :
« Le voilà, cria-t-il, le voilà, ce secours
Demandé si longtemps, et différé toujours :
Amis, enfin l’Autriche a secouru la France. »
Il dit. Mayenne alors vers les portes s’avance.
Le secours paraissait vers ces lieux révérés
Qu’aux tombes de nos rois la mort a consacrés.
Ce formidable amas d’armes étincelantes,
Cet or, ce fer brillant, ces lances éclatantes,
Ces casques, ces harnois, ce pompeux appareil,
Défiaient dans les champs les rayons du soleil :
Tout le peuple au-devant court en foule avec joie :
Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie :
C’était le jeune Egmont[5], ce guerrier obstiné,
Ce fils ambitieux d’un père infortuné ;
Dans les murs de Bruxelle il a reçu la vie :
Son père, qu’aveugla l’amour de la patrie,
Mourut sur l’échafaud, pour soutenir les droits
Des malheureux Flamands opprimés par leurs rois :
Le fils, courtisan lâche, et guerrier téméraire,
Baisa longtemps la main qui fit périr son père,
Servit, par politique, aux maux de son pays,
Persécuta Bruxelle, et secourut Paris.
Philippe l’envoyait sur les bords de la Seine,
Comme un Dieu tutélaire, au secours de Mayenne ;
Et Mayenne, avec lui, crut aux tentes du roi
Rapporter à son tour le carnage et l’effroi.
Le téméraire orgueil accompagnait leur trace.
Qu’avec plaisir, grand roi, tu voyais cette audace !
Et que tes vœux hâtaient le moment d’un combat
Où semblaient attachés les destins de l’État.
Près des bords de l’Iton[6] et des rives de l’Eure[7]
Est un champ fortuné, l’amour de la nature :
La guerre avait longtemps respecté les trésors
Dont Flore et les Zéphyrs embellissaient ces bords.
Au milieu des horreurs des discordes civiles,
Les bergers de ces lieux coulaient des jours tranquilles.
Protégés par le ciel et par leur pauvreté,
Ils semblaient des soldats braver l’avidité,
Et, sous leurs toits de chaume, à l’abri des alarmes,
N’entendaient point le bruit des tambours et des armes.
Les deux camps ennemis arrivent en ces lieux :
La désolation partout marche avant eux.
De l’Eure et de l’Iton les ondes s’alarmèrent ;
Les bergers, pleins d’effroi, dans les bois se cachèrent ;
Et leurs tristes moitiés, compagnes de leurs pas,
Emportent leurs enfants gémissants dans leurs bras.
Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes,
Du moins à votre roi n’imputez point vos larmes ;
S’il cherche les combats, c’est pour donner la paix :
Peuples, sa main sur vous répandra ses bienfaits :
Il veut finir vos maux, il vous plaint, il vous aime,
Et dans ce jour affreux il combat pour vous-même.
Les moments lui sont chers, il court dans tous les rangs
Sur un coursier fougueux plus léger que les vents,
Qui, fier de son fardeau, du pied frappant la terre,
Appelle les dangers, et respire la guerre[8].
On voyait près de lui briller tous ces guerriers,
Compagnons de sa gloire et ceints de ses lauriers :
D’Aumont[9], qui sous cinq rois avait porté les armes ;
Biron[10], dont le seul nom répandait les alarmes ;
Et son fils[11], jeune encore, ardent, impétueux,
Qui depuis… mais alors il était vertueux[12] ;
Sully[13], Nangis, Crillon, ces ennemis du crime,
Que la Ligue déteste et que la Ligue estime ; Turenne, qui, depuis, de la jeune Bouillon
Mérita, dans Sedan, la puissance et le nom[14] ;
Puissance malheureuse et trop mal conservée,
Et par Armand[15] détruite aussitôt qu’élevée.
Essex avec éclat paraît au milieu d’eux,
Tel que dans nos jardins un palmier sourcilleux,
À nos ormes touffus mêlant sa tête altière,
Paraît s’enorgueillir de sa tige étrangère.
Son casque étincelait des feux les plus brillants
Qu’étalaient à l’envi l’or et les diamants,
Dons chers et précieux dont sa fière maîtresse
Honora son courage, ou plutôt sa tendresse.
Ambitieux Essex, vous étiez à la fois
L’amour de votre reine et le soutien des rois.
Plus loin sont La Trimouille[16], et Clermont, et Feuquières,
Le malheureux de Nesle, et l’heureux Lesdiguières[17],
D’Ailly, pour qui ce jour fut un jour trop fatal.
Tous ces héros en foule attendaient le signal,
Et, rangés près du roi, lisaient sur son visage
D’un triomphe certain l’espoir et le présage.
Mayenne, en ce moment, inquiet, abattu,
Dans son cœur étonné cherche en vain sa vertu[18].
Soit que, de son parti connaissant l’injustice,
Il ne crût point le ciel à ses armes propice ;
Soit que l’âme, en effet, ait des pressentiments,
Avant-coureurs certains des grands événements.
Ce héros cependant, maître de sa faiblesse,
Déguisait ses chagrins sous sa fausse allégresse[19] :
Il s’excite, il s’empresse, il inspire aux soldats
Cet espoir généreux que lui-même il n’a pas.
D’Egmont auprès de lui, plein de la confiance[20]
Que dans un jeune cœur fait naître l’imprudence,
Impatient déjà d’exercer sa valeur,
De l’incertain Mayenne accusait la lenteur.
Tel qu’échappé du sein d’un riant pâturage[21],
Au bruit de la trompette animant son courage,
Dans les champs de la Thrace un coursier orgueilleux,
Indocile, inquiet, plein d’un feu belliqueux,
Levant les crins mouvants de sa tête superbe,
Impatient du frein, vole et bondit sur l’herbe ;
Tel paraissait Egmont : une noble fureur
Éclate dans ses yeux, et brûle dans son cœur.
Il s’entretient déjà de sa prochaine gloire ;
Il croit que son destin commande à la victoire.
Hélas ! il ne sait point que son fatal orgueil
Dans les plaines d’Ivry lui prépare un cercueil.
Vers les ligueurs enfin le grand Henri s’avance ;
Et s’adressant aux siens, qu’enflammait sa présence :
« Vous êtes nés Français, et je suis votre roi[22] ;
Voilà nos ennemis, marchez, et suivez-moi ;
Ne perdez point de vue, au fort de la tempête,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ;
Vous le verrez toujours au chemin de l’honneur.
À ces mots, que ce roi prononçait en vainqueur,
Il voit d’un feu nouveau ses troupes enflammées,
Et marche en invoquant le grand Dieu des armées.
Sur les pas des deux chefs alors en même temps
On voit des deux partis voler les combattants.
Ainsi lorsque des monts séparés par Alcide
Les aquilons fougueux fondent d’un vol rapide,
Soudain les flots émus de deux profondes mers
D’un choc impétueux s’élancent dans les airs ;
La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel gronde,
Et l’Africain tremblant craint la chute du monde.
Au mousquet réuni le sanglant coutelas
Déjà de tous côtés porte un double trépas :
Cette arme[23] que jadis, pour dépeupler la terre,
Dans Bayonne inventa le démon de la guerre,
Rassemble en même temps, digne fruit de l’enfer,
Ce qu’ont de plus terrible et la flamme et le fer.
On se mêle, on combat ; l’adresse, le courage,
Le tumulte, les cris, la peur, l’aveugle rage,
La honte de céder, l’ardente soif du sang,
Le désespoir, la mort, passent de rang en rang.
L’un poursuit un parent dans le parti contraire ;
Là, le frère en fuyant meurt de la main d’un frère.
La nature en frémit, et ce rivage affreux
S’abreuvait à regret de leur sang malheureux.
Dans d’épaisses forêts de lances hérissées,
De bataillons sanglants, de troupes renversées,
Henri pousse, s’avance, et se fait un chemin.
Le grand Mornay[24] le suit, toujours calme et serein ;
Il veille autour de lui tel qu’un puissant génie,
Tel qu’on feignait jadis, aux champs de la Phrygie,
De la terre et des cieux les moteurs éternels
Mêlés dans les combats sous l’habit des mortels ;
Ou tel que du vrai Dieu les ministres terribles,
Ces puissances des cieux, ces êtres impassibles,
Environnés des vents, des foudres, des éclairs,
D’un front inaltérable ébranlent l’univers.
Il reçoit de Henri tous ces ordres rapides,
De l’âme d’un héros mouvements intrépides,
Qui changent le combat, qui fixent le destin ;
Aux chefs des légions il les porte soudain ;
L’officier les reçoit ; sa troupe impatiente
Règle, au soin de sa voix, sa rage obéissante.
On s’écarte, on s’unit, on marche en divers corps ;
Un esprit seul préside à ces vastes ressorts.
Mornay revole au prince, il le suit, il l’escorte ;
Il pare, en lui parlant, plus d’un coup qu’on lui porte ;
Mais il ne permet pas à ses stoïques mains
De se souiller du sang des malheureux humains.
De son roi seulement son âme est occupée :
Pour sa défense seule il a tiré l’épée ;
Et son rare courage, ennemi des combats,
Sait affronter la mort, et ne la donne pas.
De Turenne déjà la valeur indomptée
Repoussait de Nemours la troupe épouvantée.
D’Ailly portait partout la crainte et le trépas ;
D’Ailly, tout orgueilleux de trente ans de combats,
Et qui, dans les horreurs de la guerre cruelle,
Reprend, malgré son âge, une force nouvelle.
Un seul guerrier s’oppose à ses coups menaçants :
C’est un jeune héros à la fleur de ses ans,
Qui, dans cette journée illustre et meurtrière,
Commençait des combats la fatale carrière ;
D’un tendre hymen à peine il goûtait les appas ;
Favori des Amours, il sortait de leurs bras.
Honteux de n’être encor fameux que par ses charmes,
Avide de la gloire, il volait aux alarmes.
Ce jour, sa jeune épouse, en accusant le ciel,
En détestant la Ligue et ce combat mortel,
Arma son tendre amant, et, d’une main tremblante,
Attacha tristement sa cuirasse pesante,
Et couvrit, en pleurant, d’un casque précieux
Ce front si plein de grâce, et si cher à ses yeux.
Il marche vers d’Ailly, dans sa fureur guerrière :
Parmi des tourbillons de flamme, de poussière,
À travers les blessés, les morts, et les mourants,
De leurs coursiers fougueux tous deux pressent les flancs ;
Tous deux sur l’herbe unie, et de sang colorée,
S’élancent loin des rangs d’une course assurée :
Sanglants, couverts de fer, et la lance à la main,
D’un choc épouvantable ils se frappent soudain.
La terre en retentit, leurs lances sont rompues ;
Comme en un ciel brûlant deux effroyables nues,
Qui, portant le tonnerre et la mort dans leurs flancs,
Se heurtent dans les airs, et volent sur les vents :
De leur mélange affreux les éclairs rejaillissent ;
La foudre en est formée, et les mortels frémissent.
Mais loin de leurs coursiers, par un subit effort,
Ces guerriers malheureux cherchent une autre mort ;
Déjà brille en leurs mains le fatal cimeterre.
La Discorde accourut ; le démon de la guerre,
La Mort pâle et sanglante, étaient à ses côtés.
Malheureux, suspendez vos coups précipités !
Mais un destin funeste enflamme leur courage ;
Dans le cœur l’un de l’autre ils cherchent un passage[25],
Dans ce cœur ennemi qu’ils ne connaissent pas.
Le fer qui les couvrait brille et vole en éclats ;
Sous les coups redoublés leur cuirasse étincelle[26] ;
Leur sang, qui rejaillit, rougit leur main cruelle ;
Leur bouclier, leur casque, arrêtant leur effort,
Pare encor quelques coups, et repousse la mort.
Chacun d’eux, étonné de tant de résistance,
Respectait son rival, admirait sa vaillance.
Enfin le vieux d’Ailly, par un coup malheureux,
Fait tomber à ses pieds ce guerrier généreux.
Ses yeux sont pour jamais fermés à la lumière ;
Son casque auprès de lui roule sur la poussière.
D’Ailly voit son visage : ô désespoir ! ô cris !
Il le voit, il l’embrasse : hélas ! c’était son fils[27].
Le père infortuné, les yeux baignés de larmes,
Tournait contre son sein ses parricides armes ;
On l’arrête ; on s’oppose à sa juste fureur :
Il s’arrache, en tremblant, de ce lieu plein d’horreur ;
Il déteste à jamais sa coupable victoire ;
Il renonce à la cour, aux humains, à la gloire ;
Et, se fuyant lui-même, au milieu des déserts,
Il va cacher sa peine au bout de l’univers.
Là, soit que le soleil rendît le jour au monde,
Soit qu’il finît sa course au vaste sein de l’onde,
Sa voix faisait redire aux échos attendris
Le nom, le triste nom de son malheureux fils[28].
Du héros expirant la jeune et tendre amante[29],
Par la terreur conduite, incertaine, tremblante,
Vient d’un pied chancelant sur ces funestes bords :
Elle cherche, elle voit dans la foule des morts,
Elle voit son époux ; elle tombe éperdue ;
Le voile de la mort se répand sur sa vue :
« Est-ce toi, cher amant ? » Ces mots interrompus,
Ces cris demi formés ne sont point entendus ;
Elle rouvre les yeux ; sa bouche presse encore
Par ses derniers baisers la bouche qu’elle adore :
Elle tient dans ses bras ce corps pâle et sanglant,
Le regarde, soupire, et meurt en l’embrassant.
Père, époux malheureux, famille déplorable,
Des fureurs de ces temps exemple lamentable,
Puisse de ce combat le souvenir affreux
Exciter la pitié de nos derniers neveux,
Arracher à leurs yeux des larmes salutaires ;
Et qu’ils n’imitent point les crimes de leurs pères :
Mais qui fait fuir ainsi ces ligueurs dispersés ?
Quel héros, ou quel dieu, les a tous renversés ?
C’est le jeune Biron ; c’est lui dont le courage
Parmi leurs bataillons s’était fait un passage.
D’Aumale les voit fuir, et, bouillant de courroux :
« Arrêtez, revenez… lâches, où courez-vous ?
Vous, fuir ! vous, compagnons de Mayenne et de Guise !
Vous qui devez venger Paris, Rome, et l’Église !
Suivez-moi, rappelez votre antique vertu ;
Combattez sous d’Aumale, et vous avez vaincu. »
Aussitôt secouru de Beauvau, de Fosseuse,
Du farouche Saint-Paul, et même de Joyeuse,
Il rassemble avec eux ces bataillons épars,
Qu’il anime en marchant du feu de ses regards.
La fortune avec lui revient d’un pas rapide :
Biron soutient en vain, d’un courage intrépide,
Le cours précipité de ce fougueux torrent ;
Il voit à ses côtés Parabère expirant ;
Dans la foule des morts il voit tomber Feuquière ;
Nesle, Clermont, d’Angenne, ont mordu la poussière ;
Percé de coups lui-même, il est près de périr…
C’était ainsi, Biron ; que tu devais mourir[30] !
Un trépas si fameux, une chute si belle,
Rendait de ta vertu la mémoire immortelle.
Le généreux Bourbon sut bientôt le danger
Où Biron, trop ardent, venait de s’engager :
Il l’aimait, non en roi, non en maître sévère
Qui souffre qu’on aspire à l’honneur de lui plaire,
Et de qui le cœur dur et l’inflexible orgueil
Croit le sang d’un sujet trop payé d’un coup d’œil.
Henri de l’amitié sentit les nobles flammes[31] :
Amitié, don du ciel, plaisir des grandes âmes ;
Amitié, que les rois, ces illustres ingrats,
Sont assez malheureux pour ne connaître pas[32] !
Il court le secourir ; ce beau feu qui le guide
Rend son bras plus puissant, et son vol plus rapide.
Biron[33], qu’environnaient les ombres de la mort,
À l’aspect de son roi fait un dernier effort ;
Il rappelle, à sa voix, les restes de sa vie ;
Sous les coups de Bourbon, tout s’écarte, tout plie :
Ton roi, jeune Biron, Carrache à ces soldats
Dont les coups redoublés achevaient ton trépas ;
Tu vis : songe du moins à lui rester fidèle.
Un bruit affreux s’entend. La Discorde cruelle,
Aux vertus du héros opposant ses fureurs,
D’une rage nouvelle embrase les ligueurs.
Elle vole à leur tête, et sa bouche fatale
Fait retentir au loin sa trompette infernale.
Par ses sons trop connus d’Aumale est excité :
Aussi prompt que le trait dans les airs emporté,
Il cherchait le héros ; sur lui seul il s’élance ;
Des ligueurs en tumulte une foule s’avance :
Tels, au fond des forêts, précipitant leurs pas,
Ces animaux hardis, nourris pour les combats,
Fiers esclaves de l’homme, et nés pour le carnage,
Pressent un sanglier, en raniment la rage ;
Ignorant le danger, aveugles, furieux,
Le cor excite au loin leur instinct belliqueux ;
Les antres, les rochers, les monts en retentissent :
Ainsi contre Bourbon mille ennemis s’unissent ;
Il est seul contre tous, abandonné du sort,
Accablé par le nombre, entouré de la mort.
Louis, du haut des cieux, dans ce danger terrible,
Donne au héros qu’il aime une force invincible ;
Il est comme un rocher qui, menaçant les airs,
Rompt la course des vents et repousse les mers.
Qui pourrait exprimer le sang et le carnage
Dont l’Eure, en ce moment, vit couvrir son rivage !
Ô vous, mânes sanglants du plus vaillant des rois,
Éclairez mon esprit, et parlez par ma voix !
Il voit voler vers lui sa noblesse fidèle ;
Elle meurt pour son roi, son roi combat pour elle.
L’effroi le devançait, la mort suivait ses coups,
Quand le fougueux Egmont s’offrit à son courroux.
Longtemps cet étranger, trompé par son courage,
Avait cherché le roi dans l’horreur du carnage
Dût sa témérité le conduire au cercueil,
L’honneur de le combattre irritait son orgueil.
Viens, Bourbon, criait-il, viens augmenter ta gloire,
Combattons ; c’est à nous de fixer la victoire.
Comme il disait ces mots, un lumineux éclair,
Messager des destins, fend les plaines de l’air :
L’arbitre des combats fait gronder son tonnerre ;
Le soldat sous ses pieds sentit trembler la terre.
D’Egmont croit que les cieux lui doivent leur appui,
Qu’ils défendent sa cause, et combattent pour lui ;
Que la nature entière, attentive à sa gloire,
Par la voix du tonnerre annonçait sa victoire.
D’Egmont joint le héros, il l’atteint vers le flanc ;
Il triomphait déjà d’avoir versé son sang.
Le roi, qu’il a blessé, voit son péril sans trouble[34] ;
Ainsi que le danger son audace redouble :
Son grand cœur s’applaudit d’avoir, au champ d’honneur,
Trouvé des ennemis dignes de sa valeur[35].
Loin de le retarder, sa blessure l’irrite ;
Sur ce fier ennemi Bourbon se précipite :
D’Egmont d’un coup plus sûr est renversé soudain ;
Le fer étincelant se plongea dans son sein.
Sous leurs pieds teints de sang les chevaux le foulèrent ;
Des ombres du trépas ses yeux s’enveloppèrent,
Et son âme en courroux s’envola chez les morts[36],
Où l’aspect de son père excita ses remords.
Espagnols tant vantés, troupe jadis si fière,
Sa mort anéantit votre vertu guerrière ;
Pour la première fois vous connûtes la peur.
L’étonnement, l’esprit de trouble et de terreur,
S’empare, en ce moment, de leur troupe alarmée ;
Il passe en tous les rangs, il s’étend sur l’armée ;
Les chefs sont effrayés, les soldats éperdus ;
L’un ne peut commander, l’autre n’obéit plus.
Ils jettent leurs drapeaux, ils courent, se renversent,
Poussent des cris affreux, se heurtent, se dispersent :
Les uns, sans résistance, à leur vainqueur offerts,
Fléchissent les genoux, et demandent des fers ;
D’autres, d’un pas rapide évitant sa poursuite,
Jusqu’aux rives de l’Eure emportés dans leur fuite,
Dans ses profondes eaux vont se précipiter,
Et courent au trépas qu’ils veulent éviter.
Les flots couverts de morts interrompent leur course[37],
Et le fleuve sanglant remonte vers sa source.
Mayenne, en ce tumulte, incapable d’effroi,
Affligé, mais tranquille, et maître encor de soi,
Voit d’un œil assuré sa fortune cruelle,
Et, tombant sous ses coups, songe à triompher d’elle.
D’Aumale auprès de lui, la fureur dans les yeux,
Accusait les Flamands, la fortune et les cieux.
« Tout est perdu, dit-il ; mourons, brave Mayenne :
Quittez, lui dit son chef, une fureur si vaine ;
Vivez pour un parti dont vous êtes l’honneur ;
Vivez pour réparer sa perte et son malheur :
Que vous et Bois-Dauphin, dans ce moment funeste,
De nos soldats épars assemblent ce qui reste.
Suivez-moi l’un et l’autre aux remparts de Paris :
De la Ligue en marchant ramassez les débris :
De Coligny vaincu surpassons le courage. »
D’Aumale, en l’écoutant, pleure, et frémit de rage.
Cet ordre qu’il déteste, il va l’exécuter ;
Semblable au fier lion qu’un Maure a su dompter,
Qui, docile à son maître, à tout autre terrible,
À la main qu’il connaît soumet sa tête horrible,
Le suit d’un air affreux, le flatte en rugissant,
Et paraît menacer, même en obéissant.
Mayenne cependant, par une fuite prompte,
Dans les murs de Paris courait cacher sa honte.
Henri victorieux voyait de tous côtés
Les ligueurs sans défense implorant ses bontés.
Des cieux en ce moment les voûtes s’entr’ouvrirent
Les mânes des Bourbons dans les airs descendirent.
Louis au milieu d’eux, du haut du firmament,
Vint contempler Henri dans ce fameux moment,
Vint voir comme il saurait user de la victoire,
Et s’il achèverait de mériter sa gloire.
Ses soldats près de lui, d’un œil plein de courroux,
Regardaient ces vaincus échappés à leurs coups.
Les captifs en tremblant, conduits en sa présence,
Attendaient leur arrêt dans un profond silence.
Le mortel désespoir, la honte, la terreur,
Dans leurs yeux égarés avaient peint leur malheur.
Bourbon tourna sur eux des regards pleins de grâce.
Où régnaient à la fois la douceur et l’audace.
« Soyez libres, dit-il ; vous pouvez désormais
Rester mes ennemis, ou vivre mes sujets.
Entre Mayenne et moi reconnaissez un maître ;
Voyez qui de nous deux a mérité de l’être :
Esclaves de la Ligue, ou compagnons d’un roi,
Allez gémir sous elle, ou triomphez sous moi :
Choisissez. » À ces mots d’un roi couvert de gloire,
Sur un champ de bataille, au sein de la victoire,
On voit en un moment ces captifs éperdus,
Contents de leur défaite, heureux d’être vaincus :
Leurs yeux sont éclairés, leurs cœurs n’ont plus de haine ;
Sa valeur les vainquit, sa vertu les enchaîne ;
Et, s’honorant déjà du nom de ses soldats,
Pour expier leur crime, ils marchent sur ses pas.
Le généreux vainqueur a cessé le carnage ;
Maître de ses guerriers, il fléchit leur courage.
Ce n’est plus ce lion qui, tout couvert de sang,
Portait avec l’effroi la mort de rang en rang ;
C’est un dieu bienfaisant qui, laissant son tonnerre,
Enchaîne la tempête, et console la terre.
Sur ce front menaçant, terrible, ensanglanté,
La paix a mis les traits de la sérénité.
Ceux à qui la lumière était presque ravie,
Par ses ordres humains sont rendus à la vie ;
Et sur tous leurs dangers, et sur tous leurs besoins,
Tel qu’un père attentif il étendait ses soins.
Du vrai comme du faux la prompte messagère,
Qui s’accroît dans sa course, et d’une aile légère,
Plus prompte que le temps, vole au delà des mers,
Passe d’un pôle à l’autre, et remplit l’univers ;
Ce monstre composé d’yeux, de bouches, d’oreilles[38],
Qui célèbre des rois la honte ou les merveilles,
Qui rassemble sous lui la Curiosité,
L’Espoir, l’Effroi, le Doute, et la Crédulité,
De sa brillante voix, trompette de la gloire,
Du héros de la France annonçait la victoire.
Du Tage à l’Éridan le bruit en fut porté,
Le Vatican superbe en fut épouvanté.
Le Nord à cette voix tressaillit d’allégresse ;
Madrid frémit d’effroi, de honte, et de tristesse.
Ô malheureux Paris ! infidèles ligueurs !
Ô citoyens trompés ! et vous, prêtres trompeurs !
De quels cris douloureux vos temples retentirent !
De cendre en ce moment vos têtes se couvrirent.
Hélas ! Mayenne encor vient flatter vos esprits,
Vaincu, mais plein d’espoir, et maître de Paris,
Sa politique habile, au fond de sa retraite,
Aux ligueurs incertains déguisait sa défaite.
Contre un coup si funeste il veut les rassurer ;
En cachant sa disgrâce, il croit la réparer.
Par cent bruits mensongers il ranimait leur zèle :
Mais, malgré tant de soins, la vérité cruelle,
Démentant à ses yeux ses discours imposteurs,
Volait de bouche en bouche, et glaçait tous les cœurs.
La Discorde en frémit, et redoublant sa rage :
« Non, je ne verrai point détruire mon ouvrage,
Dit-elle, et n’aurai point, dans ces murs malheureux,
Versé tant de poisons, allumé tant de feux,
De tant de flots de sang cimenté ma puissance,
Pour laisser à Bourbon l’empire de la France.
Tout terrible qu’il est, j’ai l’art de l’affaiblir ;
Si je n’ai pu le vaincre, on le peut amollir.
N’opposons plus d’efforts à sa valeur suprême :
Henri n’aura jamais de vainqueur que lui-même.
C’est son cœur qu’il doit craindre, et je veux aujourd’hui
L’attaquer, le combattre, et le vaincre par lui. »
Elle dit ; et soudain, des rives de la Seine,
Sur un char teint de sang, attelé par la Haine,
Dans un nuage épais qui fait pâlir le jour,
Elle part, elle vole, et va trouver l’Amour.
- ↑ Tel qu'il est aujourd'hui, le commencement de ce chant date de 1730. Voyez aux variantes, page 218.
- ↑ Il se fit déclarer, par la partie du parlement qui lui demeura attachée, lieutenant général de l'État et royaume de France. (Note de Voltaire, 1730.)
- ↑ Les Lorrains. Le chevalier d'Aumale, dont il est si souvent parlé, et son frère le duc, étaient de la maison de Lorraine.
Charles-Emmanuel, duc de Nemours, frère utérin du duc de Mayenne.
La Châtre était un des maréchaux de la Ligue, que l'on appelait des bâtards qui se feraient un jour légitimer aux dépens de leur père. En effet, La Châtre fit sa paix depuis, et Henri lui confirma la dignité de maréchal de France. (Id.,1730.) - ↑ Joyeuse est le même dont il est parlé au quatrième chant, note 1, page 108.
Saint-Paul, soldat de fortune, fait maréchal par le même duc de Mayenne, homme emporté et d'une violence extrême. Il fut tué par le duc de Guise, fils du Balafré.
Brissac s'était jeté dans le parti de la Ligue, par indignation contre Henri III, qui avait dit qu'il n'était bon ni sur terre ni sur mer. Il négocia depuis secrètement avec Henri IV, et lui ouvrit les portes de Paris, moyennant le bâton de maréchal de France. (Note de Voltaire, 1730.) - ↑ Le comte d'Egmont, fils de Lamoral, comte d'Egmont, qui fut décapité à Bruxelles avec le prince de Horn, le 5 juin 1568.
Le fils, étant resté dans le parti de Philippe II, roi d'Espagne, fut envoyé au secours du duc de Mayenne, à la tête de dix-huit cents lances. À son entrée dans Paris, il reçut les compliments de la ville. Celui qui le haranguait ayant mêlé dans son discours les louanges du comte d’Egmont, son père : « Ne parlez pas de lui, dit le comte, il méritait la mort ; c’était un rebelle. » Paroles d’autant plus condamnables que c’était à des rebelles qu’il parlait, et dont il venait défendre la cause. (Note de Voltaire, 1730.) - ↑ Ce fut dans une plaine entre l’Iton et l’Eure que se donna la bataille d’Ivry, le 14 mars 1590. (Id., 1730.)
- ↑ La rime indique comment il faut prononcer le dernier mot de ce vers. Ce mot est encore employé en rime dans le vers 125 du chant IX. Voltaire s’est conformé à la prononciation du pays. Hamilton, dans son Épître à Boileau, et Bertin, dans sa lettre au chevalier du Hautier, ont fait aussi rimer Eure avec nature.
- ↑ On lit dans Job, chap. xxxix : « Terram ungula fodit; exultat audacter, in occursum pergit armatis, contemnit pavorom, nec cedit gladio... Ubi audicrit buccinam, dicit :Wah; procul odoratur bellum, exhortationem ducum et ululatum
exercitus, etc. »
Sarrasin, dans l’Ode de Calliope sur la bataille de Lens (20 août l648), avait imité ce passage :
Il monte un cheval superbe
Qui, furieux aux combats,
A peine fait courber l'herbe
Sous la trace de ses pas ;
Son œil est ardent, farouche;
L'écume sort de sa bouche;
Prêt au moindre mouvement,
Il frappe du pied la terre,
Et semble appeler la guerre
Par un fier hennissement.
Fréron (Année littéraire, 1770, VII, 335) prétend que Voltaire est le plagiaire de Sarrasin. On a aussi rappelé ce vers de Segrais :
Son cheval, glorieux du fardeau qu'il emporte.
Les vers de Voltaire sont une imitation de ceux de Virgile (Géorgiques, III, 79, 85, 87, 88 ) :
Nec vanos horret strepitus · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Collectumque premens volvit sub naribus ignem.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Cavatque
Tellurem.
Voyez aussi la note 6 de la page 205. - ↑ Jean d'Aumont, maréchal de France, qui fit des merveilles à la bataille d'Ivry, était fils de Pierre d'Aumont, gentilhomme de la chambre, et de Françoise de Sully, héritière de l'ancienne maison de Sully. Il servit sous les rois Henri II, François II, Charles IX Henri III, et Henri IV. (Note de Voltaire, 1730.)
- ↑ Henri de Gontaud de Biron, maréchal do France, grand-maître de l’artillerie, était un grand homme de guerre : il commandait à Ivry le corps de réserve, et contribua au gain de la bataille en se présentant à propos à l’ennemi. Il dit à Henri le Grand, après la victoire : « Sire, vous avez fait ce que devait faire Biron, et Biron ce que devait faire le roi. » Ce maréchal fut tué d’un coup de canon, en 1592, au siège d’Épernay. (Note de Voltaire, 1730.)
- ↑ Charles de Gontaud de Biron, maréchal et duc et pair, fils du précédent, conspira depuis contre Henri IV, et fut décapité dans la cour de la Bastille en 1620. On voit encore à la muraille les crampons de fer qui servirent à l’échafaud. (Id., 1730.)
- ↑ Ce texte, qui est de 1728, est une imitation de Racine (Britannicus, acte IV, scène 11 ) :
Et ce même Burrhus,
Qui depuis... Rome alors estimait ses vertus. - ↑ Rosny, depuis duc de Sully, surintendant des finances, grand-maître de l’artillerie, fait maréchal de France après la mort de Henri IV, reçut sept blessures à la bataille d’Ivry. (Id., 1730.)
Il naquit à Rosny, en 1559, et mourut à Villebon en 1641 : ainsi il avait vu Henri II et Louis XIV. Il fut grand-voyer et grand-maître de l’artillerie, grand-maître des ports de France, surintendant des finances, duc et pair et maréchal de France. C’est le seul homme à qui ou ait jamais donné le bâton de maréchal comme une marque de disgrâce : il ne l’eut qu’en échange de la charge de grand-maître de l’artillerie, que la reine régente lui ôta en 1634. Il était très-brave homme de guerre, et encore meilleur ministre; incapable de tromper le roi et d’être trompé par les financiers. Il fut inflexible pour les courtisans, dont l’avidité est insatiable, et qui trouvaient en lui une rigueur conforme à l’humeur économe de Henri IV. Ils l’appelaient le négalif, et l’on disait que le mot de oui n’était jamais dans sa bouche. Avec cette vertu sévère il ne plut jamais qu’à son maître, et le moment de la mort de Henri IV fut celui de sa disgrâce. Le roi Louis XIII le fit revenir à la cour quelques années après, pour lui demander ses avis. Il y vint, quoique avec répugnance. Les jeunes courtisans qui gouvernaient Louis XIII voulaient, selon l’usage, donner des ridicules à ce vieux ministre, qui reparaissait dans une jeune cour avec des habits et des airs de mode passés depuis longtemps. Le duc de Sully, qui s’en aperçut, dit au roi : « Sire, quand le roi votre père, de glorieuse mémoire, me faisait l’honneur de me consulter, nous ne commencions à parler d’affaires qu’au préalable on n’eût fait passer dans l’antichambre les baladins et les bouffons de la cour. »
Il composa, dans la solitude de Sully, des mémoires dans lesquels règne un air d’honnête homme, avec un style naïf, mais trop diffus.
On y trouve quelques vers de sa façon, qui ne valent pas plus que sa prose. Voici ceux qu’il composa en se retirant de la cour, sous la régence de Marie de Médicis :
Adieu maisons, châteaux, armes, canons du roi ;
Adieu conseils, trésors déposés à ma foi;
Adieu munitions, adieu grands équipages ;
Adieu tant de rachats, adieu tant de ménages ;
Adieu faveurs, grandeurs; adieu le temps qui court;
Adieu les amitiés et les amis de cour ; etc.
Il ne voulut jamais changer de religion ; cependant il fut des premiers à cou- sciller à Henri IV d'aller à la messe. Le cardinal Duperron l'exhortant un jour à quitter le calvinisme, il lui répondit : « Je me ferai catholique quand vous aurez supprimé l'Évangile; car il est si contraire à l'Église romaine, que je ne peux pas croire que l'un et l'autre aient été inspirés par le même esprit. » Le pape lui écrivit un jour une lettre remplie de louanges sur la sagesse de son ministère; le pape finissait sa lettre comme un bon pasteur, par prier Dieu qu'il ramenât sa brebis égarée, et conjurait le duc de Sully de se servir de ses lumières pour entrer dans la bonne voie. Le duc lui répondit sur le même ton; il l'assura qu'il priait Dieu tous les jours pour la conversion de Sa Sainteté. Cette lettre est dans ses mémoires. (Note de Voltaire, 1723.)Addition des éditeurs de Kehl.[Ce sont les écrivains qui font la réputation des ministres. Pour les bien juger, il faudrait non-seulement connaître les principes de l'administration, mais encore avoir lu les lois, les règlements, que ces ministres ont faits, et savoir quelle a été l'influence de ces lois, de ces règlements sur la nation entière, sur les différentes provinces. Presque personne ne prend cette peine; et on juge les ministres sur la parole des historiens ou des écrivains politiques.
Sully et Colbert en sont un exemple frappant. Sous le règne de Louis XIV, les gens de lettres français étaient en général plongés dans une ignorance profonde sur tout ce qui regardait l'administration d'un État; et les hommes qui se mêlaient d'affaires étaient hors d'état d'écrire deux phrases qu'on pût lire. Le système tourna vers ces objets les esprits des hommes de tous les ordres. On s'occupa beaucoup de commerce; et, comme Colbert avait fait un grand nombre de règlements sur les manufactures, comme il avait encouragé le commerce maritime, formé des compagnies, il devint, dans tous les écrits, le modèle des grands ministres. Cependant les sciences politiques firent partout des progrès; on cherchait à les appuyer sur des principes généraux et fixes ; on en trouva quelques-uns. On observa dans l'administration de Colbert un grand nombre de défauts; mais on avait besoin d'offrir un autre objet à l'admiration publique, et on choisit Sully : le choix était heureux. Ministre, confident, ami d'un roi dont la mémoire est chérie et respectée, il avait conservé la réputation d'un homme d'une vertu forte, d'une franchise austère ; il avait été un sévère économe du trésor public : on opposa donc Sully à Colbert. On alla plus loin : on supposa que chacun de ces ministres avait un système d'administration; que ces systèmes étaient opposés; que l'un voulait favoriser l'agriculture, tandis que l'autre la sacrifiait à l'encouragement des manufactures. Mais il est facile, en lisant les lois qu'ils ont faites, de voir que ni l'un ni l'autre n'eurent jamais un système; de leur temps il était même impossible d'en avoir. Sully fut supérieur à Colbert, parce qu'il s'opposait avec courage aux dépenses que Henri voulait faire par générosité ou par faiblesse; au lieu que Colbert flatta le goût de Louis XIV pour les fêtes et la pompe de la cour; que Sully mérita la confiance de Henri IV en sacrifiant pour lui ses biens et son sang, et que Colbert, après avoir gagné la confiance de Mazarin, en l'aidant à augmenter ses trésors, obtint celle de Louis XIV, en se rendant le délateur de Fouquet et l'instrument de sa perte; que Sully, terrible aux courtisans, voulait ménager le peuple, et que Colbert sacrifia le peuple à la cour.
Sully n'encouragea le commerce des blés que par des permissions particulières d'exporter, plus fréquentes à la vérité que du temps de Colbert, mais qu'il faisait aussi quelquefois acheter; conduite qu'un ministre même très-corrompu n'oserait avouer de nos jours.
Tous deux n'encouragèrent de même les manufactures que par des dons et des privilèges. Ils ne songèrent ni l'un ni l'autre à rendre moins onéreuses les lois fiscales : si elles furent moins dures sous Sully, il faut moins en faire honneur à son caractère qu'aux circonstances, qui n'auraient point permis cet abus de l'autorité royale.
En un mot, Sully fut un homme vertueux pour son siècle, parce qu'on n'eut à lui reprocher aucune action regardée dans son siècle comme vile ou criminelle ; mais on ne peut dire qu'il fut un grand ministre, et encore moins le proposer pour modèle. Un général qui, de nos jours, ferait la guerre comme du Guesclin serait vraisemblablement battu.
Sully eut des défauts et des faiblesses. Ami de Henri IV, il était trop jaloux de sa faveur; fier avec les grands ses égaux, il eut avec ses inférieurs toutes les petitesses de la vanité : sa probité était incorruptible; mais il aimait à s'enrichir, et ne négligea aucun des moyens regardés alors comme permis. Obligé de se retirer après la mort de Henri ]V, il eut la faiblesse de regretter sa place, et de se conduire en quelques occasions comme s'il eût désiré d'avoir part au gouvernement incertain et orageux de Louis XIII. Il est vrai que le mot célèbre cité par M. de Voltaire est une belle réParation de cette faiblesse, si pourtant elle est aussi réelle que l'ont prétendu ses ennemis. ]
Nangis, homme d'un grand mérite et d'une véritable vertu : il avait conseillé à Henri III de ne point faire assassiner le duc de Guise, mais d'avoir le courage de le juger selon les lois.
Grillon était surnommé le Brave. Il offrit à Henri IV de se battre contre ce même duc de Guise. C'est à ce Grillon que Henri le Grand écrivit : « Pends-toi, brave Grillon; nous avons combattu à Arques, et tu n'y étais pas... Adieu, brave Grillon; je vous aime à tort et à travers. » (Note de Voltaire, 1730.)
- ↑ Henri de La Tour d'Orliègues, vicomte de Turenne, maréchal de France. Henri le Grand le maria à Charlotte de La Mark, princesse de Sedan, en 1591. La
nuit de ses noces, le maréchal alla prendre Stenay d'assaut. (Id., 1730.) - ↑ La souveraineté de Sedan, acquise par Henri de Turenne, fut perdue par Frédéric- Maurice, duc de Bouillon, son fils, qui, ayant trempé dans la conspiration de Cinq-Mars contre Louis XIII, ou plutôt contre le cardinal de Richelieu, donna Sedan pour conserver sa vie : il eut, en échange de sa souveraineté, de très-grandes terres, plus considérables en revenu, mais qui donnaient plus de richesses et moins de puissance. (Id., 1730.)
- ↑ Claude, duc de La Trimouille, était à la bataille d'Ivry. Il avait un grand courage et une ambition démesurée, de grandes richesses, et était le seigneur le plus considérable parmi les calvinistes. Il mourut à trente-huit ans.
Balsac de Clermont d'Entragues, oncle de la fameuse marquise de Verneuil, fut tué à la bataille d'Ivry. Feuquières et de Nesle, capitaines de cinquante hommes d'armes, y furent tués aussi. (Note de Voltaire, 1730.) - ↑ Jamais homme ne mérita mieux le titre d'heureux; il commença par être simple soldat, et finit par être connétable sous Louis XIII. (Id., 1730.)
- ↑ Boileau a dit, dans le Lutrin, chant V, vers 230 :
Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage. - ↑ Imitation de Virgile (Æn., IV, 477, et I, 212-213) :
Consilium vultu tegit, ac spem fronte serenat...
· · · · · · · · · · · · · · · Curisque ingentibus æger
Spem vultu simulat, premit altum corde dolorem. - ↑ Ce vers et les quinze qui le suivent furent ajoutés en 1728.
- ↑ Imitation de Virgile 5Géorg., III, 75-76, 83-86) :
Continuo pecoris generosi pullus in arvis :Altius ingreditur · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·- · · · · · Tum, si qua sonum procul arma dedere,
- Slare loco nescit, micat auribus, et tremit artus,
- Collectumque premens volvit sub naribus ignem.
- Densa juba, et dextro jactata recumbit ia armo.
- Qualis, ubi abruptis fugit præsepia vinclis,
- Tandem liber equus, canipoque potitus aperto :
- · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
- Emicat, arrectisque frémit cervicibus alte
- Luxurians, luduntque jubæ per colla, per armos.
- ↑ On a tâché de rendre en vers les propres paroles que dit Henri IV à la journée d'Ivry : « Ralliez-vous à mon panache blanc, vous le verrez toujours au
chemin de l'honneur et de la gloire. » (Note de Voltaire, 1730.) - ↑ La baïonnette au bout du fusil ne fut en usage que longtemps après. Le nom de baïonnette vient de Bayonne, où l'on fit les premières baïonnettes. (Note de Voltaire, 1730.)
- ↑ Duplessis-Mornay eut deux chevaux tués sous lui à cette bataille. Il avait effectivement dans l'action le sang-froid dont on le loue ici. (Id., 1730.)
- ↑ Racine a dit dans les Frères ennemis, acte V, scène iîi :
Dans le sein l'un de l'autre ils cherchent un passage.
Voltaire avait déjà imite ce vers; voyez les vers 251-252 du chant VI. - ↑ On trouve dans l’Alaric de Scudéry :
Sous les coups redoublés, les casques étincellent. - ↑ Dans l’Idoménée de Crébillon, acte I, scène ii, on lit :
J'en approche en tremblant ; hélas ! c'était mon fils. - ↑ Imitation de Virgile (Géorg., IV, 464-466, et 526):
Ipse, cava solans ægrum testudine amorem,
Te, dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te, veniente die, te, decedente, canebat.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ah, miseram Eurydicem! anima fugiente, vocabat. - ↑ Ce morceau est une imitation du tableau de la mort d'Andromaque dans l’Iliade (chant XXII, vers 437-476), et des vers de Racine dans Phèdre, acte V,
scène vi :
La timide Aricie est alors arrivée, etc. - ↑ Voyez plus haut, sur Charles de Gontaud de Biron, la note 2 de la page 202.
- ↑ On a dit que Voltaire inséra ces vers quand il eut appris comment on aimait à la cour de Versailles et à celle de Potsdam. Mais ils furent imprimés, pour la première fois, dans l'édition de 1737.
- ↑ La légende veut que, dans ces vers, Voltaire ait fait allusion à ses déboires tant à la cour de France qu'à celle de Prusse (1749 et 1753); mais ces vers ont été composés en 1737, et Frédéric les cite lui-même dans sa préface de 1739. C'est dommage pour la légende. (G. A.)
- ↑ Le duc de Biron fut blessé à Ivry, mais ce fut au combat de Fontaine-Française que Henri le Grand lui sauva la vie. On a transporté à la bataille d'Ivry cet événement, qui, n'étant point un fait principal, peut être aisément déplacé. (Note de Voltaire, 1730.)
- ↑ Ce ne fut point à Ivry, ce fut au combat d'Aumale que Henri IV fut blessé ; il eut la bonté depuis de mettre dans ses gardes le soldat qui l'avait blessé.
Le lecteur s'aperçoit bien sans doute que l'on n'a pu parler de tous les combats de Henri le Grand dans un poëme où il faut observer l'unité d'action. Ce prince fut blesse à Aumale; il sauva la vie au marccbal de Biron à Fontaine-Française. Ce sont là des événements qui méritent d'être mis en œuvre par le poëte ; mais il ne peut les placer dans les temps où ils sont arrivés; il faut qu'il rassemble autant qu'il peut ces actions séparées; qu'il les rapporte à la même époque; en un mot, qu'il compose un tout de diverses parties : sans cela il est absolument impossible de faire un poëme épique fondé sur une histoire.
Henri IV ne fut donc point blessé à Ivry, mais il courut un grand risque de la vie; il fut même enveloppé de trois cornettes wallonnes, et y aurait péri s'il n'eût été dégagé par le maréchal d'Aumont et par le duc de La Trimouille. Les siens le crurent mort quelque temps, et jetèrent de grands cris de joie quand ils le virent revenir, l’épée à la main, tout couvert du sang des ennemis.
Je remarquerai qu'après la blessure du roi à Aumale, Duplessis-Mornay lui écrivit : « Sire, vous avez assez fait l'Alexandre, il est temps que vous fassiez le César: c'est à nous à mourir pour Votre Majesté; et ce vous est gloire à vous, sire, de vivre pour nous; et j'ose vous dire que ce vous est devoir. (Note de Voltaire, 1723.) - ↑ On a remarqué que c'était l'exclamation d'Alexandre après le passage de l'Hydaspe à la vue de Porus : « Tandem, par animo meo pcriculum video ; cum
bestiis simul et cura egregiis viris res est. » (Quinte-Curce, livre VIII.) - ↑ Dans l'édition de 1723, Voltaire tuait vite Egmont, et c'était Mayenne qu'il mettait longtemps aux prises avec Henri ; à la fin, Mayenne s'enfuyait. (G. A.)
— Ce vers est une imitation de Virgile (Æn., XII, 952) :
Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras ;
et de Racine (Frères ennemis, acte V, scène iii) :
Et son âme eu courroux s'enfuit dans les enfers. - ↑ J.-B. Rousseau, dans sa cantate VII, a dit:
Les astres de la nuit interrompent leur course;
Les fleuves étonnés remontent vers leur source. - ↑ Boileau, dans le Lutrin, chant II, vers 2, appelle la Renommée :
Ce monstre composé de bouches et d'oreilles.
J.-B. Rousseau, dans son Ode au prince Eugène, a dit :
Ce monstre difforme
Tout couvert d'oreilles et d'yeux.
Ces descriptions modernes de la Renommée sont imitées de Virgile et d'Ovide;
Monstrum horrendum, ingens; cui, quot sunt corpore plumæ,
Tot vigiles oculi subter,mirabile dictu,
Tot linguæ, totidem ora sonant, tot subrigit aures.
Æn., IV, 181-183.
Tota frémit, vocesque refert, iteratque quod audit.
Métamorph., X.II, 47.