La Hausse du blé et la Baisse du métal argent
Nous assistons en ce moment à deux faits économiques, également intéressans, mais à des titres divers : l’un, la hausse du blé, n’est que la manifestation passagère de l’éternelle loi de l’offre et de la demande, tandis que l’autre, la dépréciation incessante du métal argent, marque une étape nouvelle de la révolution, commencée il y a vingt-cinq ans, et qui sera bien avancée lorsque le XIXe siècle touchera à sa fin. En apparence comme en réalité, ils n’ont point de rapport : mais une école bruyante, qui s’est imposée à l’attention du monde par l’ardeur de ses manifestations, plus que par le sérieux de ses raisonnemens, a voulu faire croire et a réussi pendant quelques années à faire croire à une partie des agriculteurs européens que l’un dépendait de l’autre, et que la baisse du métal argent était la seule cause de la baisse du blé. Or voici que l’argent, après avoir perdu la moitié de sa valeur de 1873 à 1896, est encore tombé brusquement de 20 pour 100 depuis un an, et qu’il perd non plus la moitié, mais les trois cinquièmes de sa soi-disant parité avec l’or, c’est-à-dire du prix auquel il était coté, lorsque le rapport commercial des deux métaux était égal à leur rapport monétaire en France et dans d’autres pays. Un kilogramme d’or équivalait il y a vingt-cinq ans à 15 kilogrammes et demi d’argent ; l’an dernier à 33 kilogrammes environ ; aujourd’hui un kilogramme d’or peut acheter 40 kilogrammes d’argent. Dans les derniers douze mois, le quintal de blé s’est élevé sur le marché de Paris de 18 à 30 francs, c’est-à-dire qu’il a monté de 67 pour 100.
Quelle éclatante démonstration des vérités que nous n’avons cessé de proclamer, à savoir que les prix des choses dépendent avant tout des quantités qui en sont offertes et demandées ; que la monnaie est loin de jouer dans les mouvemens de ces prix le rôle prédominant que lui attribue une certaine école ; que la libre frappe simultanée, dans un rapport fixe, de l’or et de l’argent est une hérésie économique, qui devait tôt ou tard disparaître ; enfin, que le fait d’enlever au métal blanc sa force libératoire n’entraînerait aucun des désastres prédits avec tant de complaisance par les bimétallistes. Les événemens ont marché avec une telle rapidité, et se sont chargés de démontrer d’une façon si péremptoire l’absolue justesse des vues de l’économie politique à cet égard, que nous éprouvons quelque scrupule à venir affirmer aujourd’hui son triomphe. La victoire est trop écrasante ; le silence auquel les faits condamnent nos adversaires est trop profond, pour qu’il soit nécessaire de prendre la plume ou la parole afin de le constater. Mais il ne s’agit pas ici d’un succès d’amour-propre ni d’une satisfaction personnelle. Il convient de profiter de cette éloquente leçon de choses pour faire éclater aux yeux des nations, trop facilement égarées par des sophismes monétaires, des masses rurales, mal préparées à comprendre les raisonnemens de la science économique, une vérité dont la connaissance importe à la bonne direction de la chose publique. Il s’agit d’éviter le retour des agitations inutiles, parfois dangereuses, au moyen desquelles on a voulu intéresser les producteurs de céréales à une question qui devrait leur être parfaitement indifférente, et amener dans le domaine monétaire une contre-révolution désastreuse, qui eût transformé pour la France une perte déjà sensible en dépréciation ruineuse de son étalon.
Nous allons rappeler les faits, tels qu’ils se sont succédé dans les dernières années ; nous remettrons sous les yeux de nos lecteurs les théories échafaudées par les bimétallistes ; nous n’aurons pas de peine à tirer la conclusion qui se dégage des premiers et qui met à néant les secondes.
Il est inutile de refaire longuement l’historique de la chute du métal argent. Notre génération commence à avoir conscience de cette vérité, dont le simple énoncé eût bien étonné nos pères il y a un demi-siècle, à savoir que les deux métaux dits précieux ne le sont pas au même titre ; que l’or seul conserve aujourd’hui, de par le consentement tacite et universel de l’humanité civilisée, sa force libératoire ; et que l’argent n’est plus, sauf en quelques pays d’importance secondaire, librement frappé, — c’est-à-dire transformé en disques monétaires d’une valeur certaine, et pouvant servir à acquitter une dette de n’importe quel montant. Le rapport de 1 à 15 1/2 fondé en France, ou de 1 à 16 adopté aux États-Unis, ou tout autre s’en rapprochant, n’est plus qu’un souvenir qui paraît lointain, tant il diffère du rapport de 1 à 40, coté à l’heure où nous écrivons. L’esprit le plus prévenu ne peut se refuser à reconnaître qu’un rapport ainsi modifié du simple au double, presque au triple, en moins d’un quart de siècle, est susceptible de variations indéfinies. L’antique croyance en sa fixité est déracinée. Chacun sait désormais qu’un lingot d’argent est une marchandise, soumise à des hausses et des baisses analogues à celles qui affectent tous les objets d’échange et de consommation. La vertu monétaire lui a été retirée ; car on ne saurait désigner de ce nom la fonction qui lui est réservée, dans la plupart des pays, de constituer la monnaie d’appoint, celle qui sert à régler les petites transactions, d’un montant à peine supérieur à celui de la plus petite pièce du métal libératoire, l’or, ou du billet de banque de la plus faible dénomination.
L’Angleterre, dès la fin des guerres du premier empire, avait établi chez elle l’étalon d’or, montrant, ici comme sur les autres parties du terrain financier, la voie aux nations. Après 1870, l’Allemagne, puis les États Scandinaves l’imitèrent : les États de l’Union latine, France, Suisse, Italie, Belgique, Grèce, suspendirent la libre frappe de l’argent ; cette suspension s’étendit peu à peu au reste de l’Europe. La Russie et l’Autriche, actuellement occupées à supprimer chez elles le cours forcé et à rétablir les paiemens en espèces, le font en adoptant l’étalon d’or. L’Espagne procède encore de temps à autre à des frappes de pièces de cinq pesetas pour compte du gouvernement, tout en les interdisant aux particuliers : en dépit de cette très légère exception, il est permis de dire qu’à l’heure actuelle, il n’est plus un seul pays européen qui frappe des monnaies libératoires d’argent.
Un certain nombre d’entre eux ne connaissent, en fait de monnaie libératoire, que l’or ; les autres ont conservé en outre, sous forme d’écus de cinq francs dans l’Union latine, de thalers en Allemagne, d’anciennes monnaies d’argent qui sont investies de la plénitude du pouvoir monétaire : mais le montant en est irrévocablement limité. En Amérique, le Canada a l’étalon d’or ; les États-Unis ont, depuis 1893, suspendu les achats de métal blanc qui menaçaient de submerger peu à peu leur circulation dans des flots d’argent. Parmi les Républiques du Sud, les unes, comme l’Argentine et le Brésil, souffrent des maux qu’engendre le papier-monnaie ; le Chili lutte énergiquement pour rétablir la fixité du change ; le Pérou lui-même abandonne l’étalon d’argent ; de minuscules Républiques, comme le San-Salvador, annoncent qu’elles vont se mettre au régime de l’étalon d’or ; nulle part, sauf au Mexique, la libre frappe de l’argent ne subsiste ; et nous ne serions pas surpris de voir le Mexique lui-même franchir un de ces jours le pas décisif et supprimer cette loi monétaire qui fait de lui une exception à peu près unique parmi les nations civilisées. Il faut reconnaître qu’il était d’autant plus naturel que ce pays restât plus longtemps attaché à l’argent que, d’une part, il est un des grands producteurs d’argent du monde, et que, d’autre part, sa piastre n’est pas seulement une monnaie indigène, mais constituait, jusque dans les derniers temps, une sorte de monnaie internationale, particulièrement recherchée en Asie.
Le continent asiatique était, il y a peu d’années encore, le domaine propre de la monnaie blanche, ce qui faisait dire à M. Léon Say que les hommes jaunes se servaient de la monnaie blanche, alors que les blancs affirmaient chaque jour davantage leur préférence pour la monnaie jaune. La Chine, le Japon, l’Inde, dont les populations réunies représentent la moitié du genre humain, ne connaissaient que l’argent : la première surtout sous forme de lingots, le Japon avec son yen, l’Inde avec sa roupie. C’était l’usage à peu près exclusif de ce métal par ces centaines de millions d’individus qui rendait perplexes les économistes et les hommes d’Etat et les amenait à se demander, avec quelque inquiétude comment s’établiraient ou plutôt se poursuivraient dans l’avenir, les relations commerciales entre ces régions et l’Europe. Mais le problème, qui semblait à plus d’un insoluble, s’est dénoué avec une facilité, une rapidité invraisemblables et inattendues des plus optimistes.
En 1893, quelques mois avant que les Etats-Unis aient définitivement renoncé à leur expérience bimétalliste, le gouvernement de l’Inde décida de suspendre la libre frappe de la roupie d’argent, qui formait l’unité monétaire de l’Inde et dont le cours variait par suite avec le cours du métal et dans la même mesure que lui. C’était un acte hardi, dont toutes les conséquences ne furent ni comprises ni mesurées dès l’abord. Beaucoup crurent qu’il ne constituait qu’un expédient provisoire et que la loi Herschell — puisque tel est le nom sous lequel on désigne souvent ce bill célèbre, — ne tarderait pas à être rapportée. C’était même une des illusions favorites des bimétallistes de croire ou de feindre de croire que l’Angleterre, tout en gardant pour elle-même l’étalon d’or, auquel les plus naïfs étaient bien forcés de reconnaître qu’elle ne renoncerait jamais, apporterait le rétablissement de l’étalon d’argent aux Indes comme contribution à la fameuse Union monétaire universelle, vainement espérée, vainement étudiée, vainement invoquée par nombre de congrès internationaux et de ligues françaises, anglaises, allemandes et américaines. Chaque jour démontre qu’il faut aussi renoncer à cette chimère : les Anglais ne songent pas à bouleverser leur change indien, qui a peu à peu, depuis 1893, reconquis une stabilité qu’il ne connaissait plus dans les années précédentes et qui se dégage de plus en plus de l’influence des cours du métal argent, à laquelle il finira par se soustraire entièrement. Ce phénomène de la hausse de la roupie, coïncidant avec la baisse du métal dont elle est faite, est intéressant à mettre en lumière : il explique comment la valeur d’une monnaie se sépare de celle de la matière qui la constitue, le jour où la libre frappe cesse, c’est-à-dire au moment où la quantité de cette monnaie en circulation est limitée à un chiffre connu et ne peut plus être indéfiniment augmentée. Le poids d’argent que contient une pièce d’une roupie vaut à l’heure actuelle environ 1 franc ; mais ce poids monnayé en roupie se vend sur le marché des changes aux environs de 1 fr. 60, c’est-à-dire 60 pour 100 de plus que sa valeur intrinsèque.
C’est ainsi que notre pièce de 5 francs, jetée au creuset, fournirait un lingot qui ne se revendrait que 2 francs. Mais l’élévation du cours de la roupie est plus remarquable encore que le maintien de notre écu à son antique parité avec l’or : ce dernier métal forme la plus grosse part de notre circulation métallique, tandis qu’aux Indes c’est au moyen de pièces d’argent et de billets, qui ne circulent qu’en petite quantité, que se règlent encore les transactions. On commence bien à parler d’y introduire effectivement l’étalon d’or, auquel la loi Herschell a préparé les voies en assignant une valeur en or à la roupie : mais l’exécution d’une pareille réforme n’est pas l’œuvre d’un jour, quoique l’accroissement notable de la production d’or annuelle dans le monde soit de nature à la faciliter singulièrement.
A une autre extrémité de l’Asie, le Japon vient d’accomplir une révolution plus radicale encore que celle des Indes. Non content de suspendre la libre frappe de l’argent, il a décrété l’établissement immédiat de l’étalon d’or et procède à la frappe de yens d’or qui pèsent environ trente-deux fois moins que les yens d’argent. C’est encore un point de ressemblance entre le Japon victorieux et l’Allemagne qui, elle aussi, a profité de ses triomphes de 1870 et de l’indemnité de guerre qui lui fut payée pour réorganiser son système monétaire sur la base du métal jaune.
Voilà donc un débouché de plus qui se ferme à l’argent, une raison de plus de croire à sa disparition définitive et irrévocable comme monnaie libératoire chez les peuples civilisés. La Chine s’en sert bien toujours : mais il importe d’observer qu’elle pratique le troc direct des marchandises contre des lingots, beaucoup plus que leur vente contre des espèces monnayées.
Reste l’Afrique, où les Arabes thésaurisent volontiers en argent, où les Ethiopiens se servent de l’antique thaler d’argent de Marie-Thérèse, le taluris qu’on frappe encore aujourd’hui en Autriche pour l’exporter sur les côtes de la Mer-Rouge. Mais l’Egypte, le Cap, le Transvaal sont à l’étalon d’or, et la livre sterling pénétrera dans le continent noir avec la civilisation, de même qu’elle a fait en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Telle est à grands traits la géographie monétaire de notre globe. Les sources auxquelles s’alimentait jusqu’ici la circulation métallique étaient les mines d’or et celles d’argent. La production des premières n’a pas cessé de trouver un débouché illimité dans les hôtels des monnaies ou dans les caves des grandes banques d’émission, qui acceptent des lingots aussi volontiers que des disques monnayés pour servir de gage à leurs billets. Il n’en va pas de même des mines d’argent. Récemment la Russie a bien fait frapper une quantité importante de monnaies divisionnaires. Mais ce besoin temporaire et limité est aujourd’hui à peu près satisfait, en sorte qu’il y a lieu, plus que jamais, de se demander où vont aller les tonnes de métal blanc extraites des innombrables exploitations qui les fournissent. Déjà, en 1895, 170 millions d’onces, soit plus de 5 millions de kilogrammes d’argent, ont été apportés sur le marché. La production de 1896 paraît avoir encore augmenté et s’être rapprochée de 6 millions de kilogrammes, le double de ce qu’elle était en 1886. En dépit des plaintes des mineurs, le prix de revient ne cesse de s’abaisser et de permettre à la production de croître parallèlement à la baisse. La consommation industrielle du métal s’est développée à mesure que le cours s’est déprécié ; mais augmentera-t-elle assez pour absorber dans l’avenir l’excédent qui ne trouvera plus d’emploi monétaire ? C’est ce qui est douteux. Il ne faut pas oublier que c’est précisément la vertu monétaire de l’or et de l’argent, qui a contribué à travers les siècles à en rendre l’emploi désirable par beaucoup de gens. Ceux qui avaient de la vaisselle plate y voyaient, non seulement un objet de luxe, mais aussi une sorte de réserve suprême, qu’on faisait monnayer aux jours de détresse, comme Louis XIV avant Denain. Cette qualité une fois enlevée à l’argent, sera-t-il aussi recherché pour ces emplois qu’il l’était auparavant ? Les Indiens continueront-ils à thésauriser en lingots et en ornemens d’argent, quand ils sauront que ces lingots, ces bijoux ne peuvent plus être transformés en roupies ?
Quoi qu’il en soit, nous approchons à pas rapides du moment où le cours de l’argent sera l’expression véritable de la mise en présence de l’offre et de la demande commerciales ; les rares emplois monétaires qu’il pourra encore trouver se limiteront à la frappe intermittente de quelques pièces divisionnaires. Dans beaucoup de pays, la refonte d’anciennes monnaies libératoires et leur transformation en monnaies d’appoint évitera même aux gouvernemens la nécessité d’acheter de nouveaux lingots sur le marché, de sorte que la demande monétaire finira par être à peu près nulle. Le problème du prix de l’argent se posera alors dans toute s’a crudité. La défaite du parti de l’argent aux Etats-Unis, dont témoigna l’élection de Mac Kinley ou plutôt la non-élection de Bryan, a déjà accéléré le mouvement de baisse. Après s’être pendant plusieurs années tenu aux environs de 100 francs, le kilogramme d’argent est tombé à 87 francs. Ce n’est pas ici le lieu de prophétiser : mais il serait surprenant qu’à la longue ce métal se relevât et se maintînt à des cours supérieurs, en dépit d’oscillations dues à des circonstances accidentelles et capables de déterminer une hausse passagère.
Le prix du blé, pendant la même période, est loin de présenter la courbe à peu près régulièrement descendante qui caractérise le mouvement du métal blanc depuis vingt-cinq ans. La moyenne à Paris des cours du quintal métrique, qui était de 32 francs en 1874, s’est abaissée à 25 francs entre 1875 et 1890. Le prix a ensuite touché 30 francs en 1891, année de mauvaise récolte, pour retomber depuis lors graduellement jusqu’à 18 francs, en 1896. Cette dernière dépréciation était d’autant plus extraordinaire qu’à cette époque le droit de douane de 7 francs par quintal était en vigueur, alors qu’antérieurement il n’avait été que de cinquante, puis soixante centimes, 3 et 5 francs : par conséquent le cours de 18 francs, l’année dernière, représentait pour le blé étranger importé un prix d’achat de 9 ou 10 francs, puisque, pour se vendre 18 francs à Paris, il devait acquitter au préalable les frais de transport et la taxe douanière de 7 francs. Il est vrai que les récoltes de 1895 et 1896 ont été excellentes en France : elles ont atteint chacune près de 95 millions de quintaux, c’est-à-dire 120 millions d’hectolitres, et ont suffi à alimenter la consommation indigène : l’importation de céréales a donc été à peu près nulle en ces deux années, et les partisans des droits protecteurs peuvent prétendre que l’abondance même de cette production n’a pas été due exclusivement aux conditions météorologiques favorables, mais aussi à ce fait que la surface emblavée a augmenté.
En 1897, la récolte est médiocre et un déficit certain. Le prix du quintal s’est élevé en août à 30 francs pour la marchandise disponible, tout en restant inférieur d’un ou de deux francs pour la marchandise à livrer, ce qui, soit dit en passant, prouve que les spéculateurs travaillent dans l’intérêt du consommateur, en amenant de tous les points du globe les céréales dont il a besoin. Ils promettent même de les lui fournir à quelques mois d’échéance à un prix inférieur à celui du moment présent. Comme toujours, lorsque le prix d’une marchandise est bas, les stocks en avaient diminué[1]. La logique devrait conduire les négocians à accumuler des quantités d’autant plus grandes qu’ils peuvent les obtenir à moins de frais, et que les chances de relèvement augmentent en même temps que le niveau s’abaisse : mais l’expérience nous apprend que toute dépréciation prolongée décourage le commerce et que c’est au point inférieur de la courbe des prix que correspond en général la dépression extrême du stock en réserve. Il faut ajouter que ce bas prix ralentit souvent la production elle-même, quoique, en matière de céréales, les conditions atmosphériques aient une influence décisive : une culture organisée comme la nôtre, dont les assolemens sont réglés pour une série d’années, ne saurait se modifier sous l’influence des changemens brusques de mercuriales ; elle ne fait pas varier ses emblavures dans une proportion comparable avec celle des fluctuations du cours des produits.
L’étude de ces dernières doit se faire à la fois en France et au dehors, dans un pays où les droits de douane n’existent pas et où par conséquent le prix du blé est l’expression exacte de l’équilibre qui s’établit entre l’offre du producteur et la demande du consommateur : nous avons nommé l’Angleterre. Le prix que paie, à Londres ou à Liverpool, l’acheteur de blé américain est celui que reçoit le fermier de l’Ohio ou de la Californie, déduction faite du transport par terre et par eau, élément essentiel du prix, et du bénéfice de l’intermédiaire. Le prix payé pour le même blé à l’intérieur des frontières françaises est constitué par les mêmes élémens, plus sept francs par quintal que perçoit le fisc. Théoriquement le prix du blé à Paris devrait donc être égal au prix de Liverpool augmenté de ces sept francs et aussi de la différence entre les frais de transport du lieu d’origine à Liverpool et ceux du même transport jusqu’à Paris.
En admettant en effet que le fret de New-York au Havre ne soit pas plus élevé que celui de New-York à un port anglais, il y aurait toujours à y ajouter le coût du transport par chemin de fer ou par voie fluviale de la côte à Paris. Mais la réalité est loin de présenter cet écart mathématique : mille raisons le font varier dans un sens ou dans l’autre. Tantôt le cours du blé en France est inférieur à la parité des marchés libres du dehors ; tantôt il lui est supérieur. Ainsi, au printemps de 1897, alors que des craintes s’élevaient déjà sur divers points du globe au sujet de la récolte de l’année et que les stocks étaient descendus à la moitié de ce qu’ils étaient en 1895 et aux deux cinquièmes de ce qu’ils étaient en 1893, la hausse commença à se dessiner au dehors avant que les marchés français fussent émus. Quelques mois plus tard, un déficit devenant certain pour la France, habituée depuis deux ans à se passer presque entièrement de blés exotiques, une hausse violente porta, sur nos marchés, les prix au-delà de la parité de ceux qu’enregistraient au même moment les places de Chicago, New-York et Liverpool. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que des arbitrages intervinrent aussitôt pour amener un nivellement : une fois de plus éclata l’utilité des marchés à terme, grâce auxquels les acquéreurs de blés, destinés à arriver en France deux, trois, six mois plus tard, rassurent les meuniers contre toute crainte de disette et leur fournissent le moyen de promettre à leur tour aux acheteurs de farine les livraisons régulières de cette denrée.
M. Méline a reconnu implicitement le salutaire effet de ce rouage indispensable de la vie économique moderne, en engageant les cultivateurs à profiter sans retard des prix actuels pour vendre leur récolte : il sait bien que celle-ci n’est pas toute livrable sur-le-champ, et que c’est seulement grâce au marché à terme que les producteurs peuvent s’assurer dès aujourd’hui pour la totalité de leurs grains le bénéfice d’un prix rémunérateur. Les accusations banales lancées de nouveau contre la spéculation sont donc le contre-pied exact de la vérité. Non seulement ce n’est pas elle qui a fait monter le prix du blé, mais on peut affirmer que, sans elle, le prix en serait arrivé en quelques semaines à des hauteurs telles que l’émotion du public se fût transformée en panique et aurait contraint le ministère à réduire ou à supprimer le droit d’entrée de sept francs, au plus grand dommage de l’agriculture. C’est le marché à terme qui a sauvé nos fermiers, en empêchant les cours de bondir à une hauteur intolérable pour le consommateur et en imposant silence, de la sorte, à ceux qui déjà réclamaient la suppression des barrières douanières.
Nous n’avons pas à discuter ici le principe même du droit sur les céréales. Nous dirons seulement que la loi, une fois votée, constitue un engagement moral du gouvernement vis-à-vis des cultivateurs, dont les budgets, les fermages, les assolemens s’organisent pour une longue période sur la foi d’un régime établi, et dont les intérêts seraient cruellement et injustement lésés par un changement brusque de système. Si jamais une modification doit intervenir, il faudra qu’elle soit annoncée longtemps à l’avance, opérée avec une prudente lenteur, et réglée de façon que le pays tout entier y ait été préparé.
Si le droit protecteur n’a pas eu toujours son effet plein, c’est-à-dire s’il est loin d’avoir constamment maintenu le prix du blé en France au prix du blé à la frontière augmenté d’une quantité égale au montant du droit, il a régulièrement produit un écart en faveur des prix cotés chez nous. Comme il est naturel, l’écart entre les prix de France et d’Angleterre s’est tendu aux époques où le droit protecteur a été accru. Mais ce qui ressort avant tout de l’étude des variations de prix, c’est qu’en vingt ans on est revenu à Paris à des cours supérieurs à ceux de l’origine de la période et qu’à Londres le cours se rapproche aujourd’hui de ce qu’il était en 1875, après s’être, dans l’intervalle, élevé de trente pour cent et avoir ensuite baissé de plus de moitié.
Tel est, en sa simplicité, l’historique de la baisse de l’argent et des fluctuations du blé dans le dernier quart du XIXe siècle. La lecture des chiffres est si instructive qu’elle n’exige point de longs commentaires. Il est nécessaire toutefois de rappeler que les agrariens, étourdis par l’intarissable faconde des bimétallistes, avaient fini par croire que le seul remède à leurs maux, c’est-à-dire au bas prix de certains de leurs produits, était le rétablissement de la libre frappe de l’argent et cela au rapport antique de 1 à 15 1/2. Le bon sens ou la prudence des hommes d’État opposait cependant une réponse invariable aux programmes qu’on leur soumettait : « Rien n’est possible sans une entente internationale. » Celle-ci ne s’est pas faite ; elle ne pouvait se faire ; elle ne se fera pas, aussi longtemps du moins que le globe tout entier ne sera pas constitué en une fédération des États-Unis du monde. Personne n’osera bientôt soutenir que l’Union monétaire universelle va se réaliser. Mais ce qui est nouveau, ce qui est capital dans l’affaire, c’est que, grâce aux événemens de l’année 1897, on ne pourra plus même affirmer que l’union soit désirable, qu’elle soit nécessaire au salut des agriculteurs. Les plus obstinés parmi ceux-ci sont forcés de reconnaître que la hausse du blé s’est faite en dépit des prédictions sinistres de ceux qui annonçaient que la baisse ne s’arrêterait que le jour où celle du métal blanc aurait pris fin : le laboureur de la Beauce, le fermier du Lancashire, le hobereau poméranien, le colon du Nebraska ne vendraient, nous assurait-on, leur récolte à un prix rémunérateur que si le kilogramme d’argent remontait à 222 francs. Or voici que ce métal est bientôt au tiers de ce prix et que le blé se rapproche des plus hauts cours qu’il ait connus depuis vingt-cinq ans.
Et rien ne fait prévoir que ces deux mouvemens en sens inverse doivent s’arrêter, ou du moins se modifier, c’est-à-dire se transformer dans un avenir prochain en un mouvement de hausse de l’argent et de baisse du blé. Nous avons indiqué l’augmentation progressive de la production du métal blanc, le resserrement de ses débouchés monétaires. Inversement nous devons constater qu’en même temps que le stock des céréales a baissé[2], les rendemens de la récolte européenne paraissent devoir être des plus médiocres. D’après les évaluations actuelles, la récolte du monde en 1897 serait inférieure à celle des six dernières années, y compris 1891, qui fut un moment considérée comme une année de disette, qui vit l’interdiction de l’exportation des blés russes et l’abaissement temporaire du droit de douane français de 5 à 3 francs[3]. Toutefois l’année 1897 se présente avec une récolte européenne supérieure à ce qu’elle a été en 1891 ; il y aura donc un besoin moindre d’importations américaines et indiennes. Ces deux derniers pays sont moins favorisés qu’à cette époque, et n’ont que 273 millions d’hectolitres contre 344 en 1891, soit une infériorité de 91 millions. L’Europe, d’autre part, se présentant avec 33 millions seulement de plus qu’en 1891, on pourrait craindre qu’en fin de compte un déficit plus considérable que celui de cette année-là ne se produisît et que par conséquent les prix ne s’élevassent au-delà de ce qu’ils furent alors.
Mais il est peu probable qu’il en doive être ainsi. Tout d’abord il est à remarquer que la production est moins inégalement répartie aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a six ans ; les pays importateurs pris dans leur ensemble, c’est-à-dire la majorité des pays européens, réclament un apport moindre : par conséquent les craintes y seront moins vives ; des mesures comme celles de 1891, qui ont certainement contribué à la hausse en créant à un moment donné une sorte de panique, sont peu probables : la Russie aura environ 30 millions d’hectolitres à exporter, et les dispositions en France sont telles que le droit de 7 francs y pourra sans doute être maintenu : l’écluse ne s’abaissant pas, il ne nous arrivera que les quantités de grains dont nous aurons réellement besoin pour manger jusqu’à notre récolte de 1898 ; nous ne serons pas submergés sous un flot d’importation introduit chez nous à la faveur d’un abaissement temporaire du droit, avec l’espoir de revendre ensuite les mêmes marchandises plus cher lorsque le droit plein aurait été rétabli à la frontière. Il n’est pas téméraire de dire qu’un excès d’importations en 1891 a longtemps pesé sur les cours en France.
Autant qu’il est permis de hasarder une évaluation quelconque dans un domaine où tant de facteurs, non seulement matériels, mais d’imagination, entrent en ligne de compte, on peut donc s’attendre au maintien approximatif des cours jusqu’à la campagne prochaine, et cela indépendamment de tout ce qui se produira sur le marché du métal argent. Celui-ci pourra remonter à un niveau supérieur à celui où il vient d’être précipité ; il pourra, au contraire, accentuer sa chute et arriver à des cours où la plupart des producteurs déclareront qu’ils travaillent à perte : le cours du blé se réglera sur les approvisionnemens du monde, sur les besoins réels des consommateurs, sur le désir plus ou moins raisonnable qu’auront les spéculateurs et les négocians de constituer ou de reconstituer des stocks, sur les probabilités des récoltes de l’hémisphère austral, de l’Australie, de la Plata, dont il va être question au cours du second semestre de l’année ; un peu plus tard, au printemps prochain, sur les pronostics de la récolte de l’hémisphère boréal en 1898. Mais ni les laboureurs ni les marchands ne songeront à consulter la cote de l’argent fin à Londres pour en faire dépendre leurs opérations d’ensemencement, de vente ou d’achat ; et ils seront fort avisés de n’y prêter aucune attention.
Ainsi apparaîtra aux yeux de tous le divorce absolu, définitif, entre les cours du blé et ceux du métal argent ; et ainsi serons-nous débarrassés, nous voulons l’espérer, de l’agitation bimétalliste. Peut-être aussi le bon sens public achèvera-t-il de comprendre l’exagération des plaintes de ceux qui vont se lamentant sur le bon marché croissant des objets et denrées de première nécessité. Où sont les discours de ceux qui nous annonçaient la ruine du pays, provoquée par le soi-disant abaissement du coût de toute chose ? où est la surproduction qui devait étouffer l’humanité sous un excès d’alimens, de logemens, de vêtemens, de moyens de transport ? Qu’une gelée tardive survienne, que des pluies se prolongent au-delà de la saison normale, que le vent souffle mal à propos sur les plaines déjà chargées de promesses ; et voici que les pères de famille se demandent comment ils nourriront leurs enfans. Quelle n’est donc pas l’erreur de ceux qui croient l’humanité parvenue à ce point de son évolution où elle serait assurée, en dépit des élémens, de subvenir aisément et largement aux besoins de tous ! Le moindre arrêt, la moindre complication survenue dans les rouages si multiples, si délicats, de l’agriculture, du commerce ou de l’industrie, éveille à juste titre les craintes des peuples et la sollicitude des gouvernemens. Que ceux-ci, plus éclairés que la masse, aient donc le courage de poursuivre la seule politique économique qui soit conforme à l’intérêt du plus grand nombre, celle qui a, depuis un demi-siècle, fait la gloire des hommes d’État anglais de tous les partis, et qui consiste à s’efforcer de réduire au minimum le coût de la vie, de mettre à la disposition des travailleurs les objets de première nécessité au plus bas prix possible. Des réveils comme ceux de 1891, de 1897, devraient ouvrir les yeux les plus obstinément fermés. Nous ne demandons aucune révolution, aucun changement brutal ; nous respectons plus que personne les droits acquis, le fussent-ils au prix du sacrifice de principes que nous considérons comme immuables ; mais nous adjurons nos hommes politiques de s’élever par un effort constant à la conception des intérêts supérieurs du pays et d’orienter leur conduite d’après cette conception, d’y rapporter leurs actes, et d’y conformer leurs votes.
RAPHAËL-GEORGES LEVY.
- ↑ Une cause, spéciale au blé, de la diminution du stock en France a été la loi qui ne permet pas de le conserver plus de deux mois en entrepôt franc, c’est-à-dire sans acquitter les droits de douane.
- ↑ Voici le stock visible du monde pour les six dernières années.
1er août 1892 39 465 000 hectolitres. 1893 57 065 000 — 1894 54 245 000 — 1895 46 738 000 — 1896 37 660 000 — 1897 22 140 000 — - ↑ Voici les chiffres des récoltes de l’Europe, de l’Amérique et de l’Inde en millions d’hectolitres.
Europe Amérique Inde Total 1897 479 203 70 752 1896 551 165 75 791 1895 542 180 93 815 1894 554 186 93 833 1893 525 168 96 789 1892 499 200 75 774 1891 426 246 98 770