La Haine (Sardou)/V

(Redirigé depuis La Haine/V)
Michel Lévy frères (p. 123-142).
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ACTE CINQUIÈME.

La cathédrale de Sienne. — Il fait nuit. — L’église n’est éclairée que par les cierges et la clarté de la lune filtrant à travers les vitraux. — A gauche, premier plan, l’entrée du chœur. Marches. Grilles. — Au deuxième plan du même côté, faisant saillie sur le théâtre, dont elle occupe une grande partie, la chaire. — Au-delà, du même côté, l’entrée de la contre-nef se perdant vers l’abside. — Au fond, le portail latéral de droite. A droite, l’entrée de la nef, avec grille parallèle à celle du chœur. — Une chapelle au premier plan, contre le premier pilier, avec le tombeau des Saracini, exhaussé de trois marches.


Scène PREMIÈRE.

Femmes, Vieillards, Enfants, Un Chanoine.

(Les uns agenouillés, les autres allant et venant.)

UN CHANOINE de la cathédrale, sur les marches du chœur.

Femmes ! — changez ces prières en chants d’allégresse !… L’armée de César est en fuite !… (Mouvement de joie.) Orso est vainqueur ! — Vos fils et vos époux victorieux rentrent, dans la ville !… (Les femmes, les vieillards et les enfants se dispersent.)


Scène II.

CORDELIA, Le Chanoine.

(L’église se vide peu à peu. Le chanoine va pour rentrer dans le chœur.)

CORDELIA, entrée par le portail du fond ; elle descend, regardant avec inquiétude derrière elle, tandis que la foule se disperse, et arrivée à l’avant-scène, elle s’adresse au chanoine qui remonte les marches du chœur.

Mon Père !…

LE CHANOINE, s’arrêtant.

Madame ? — Que puis-je pour vous ?

CORDELIA, haletante, comme quelqu’un qui a marché vite, et regardant avec inquiétude la porte du fond.

L’église est un lieu d’asile, n’est-ce pas ?

LE CHANOINE.

Certe !…

CORDELIA, de même.

Un lieu sûr et sacré ?… où nul n’oserait commettre un acte de violence ?

LE CHANOINE.

Pourquoi cette question,… Madame ?…

CORDELIA.

C’est qu’un homme, qui se croit mortellement offensé par moi,… mon Père, m’a ce matin menacée de toute sa colère, après la bataille !… et la bataille est finie !…

LE CHANOINE.

Cet homme n’est peut-être plus en état de menacer personne !…

CORDELIA, vivement.

Dieu me garde d’espérer mon salut à ce prix !… Mais il revient du combat !… j’en suis sûre… je l’ai vu marcher vers notre maison… d’un pas si rapide et d’un air si menaçant… que je n’ai pas osé l’y attendre !…

LE CHANOINE, regardant le portail du fond, après elle.

Et il vous suit ?…

CORDELIA, même jeu.

Non ! mon Père,… non ! — Je ne crois pas, dit moins,… j’ai pris par les rues les plus sombres,… jusqu’au Dôme, où j’entendais le chant des orgues, et où il m’a semblé que Dieu m’offrait lui-même un asile !…

LE CHANOINE.

Que la protection de monseigneur l’Évêque rendrait plus sûr encore, s’il ne partait en ce moment, pour recevoir à la porte Romaine nos troupes victorieuses !… (On entend dehors des chants d’église qui s’éloignent jusqu’à la fin de la scène.)

CORDELIA, vivement.

Vous allez au-devant d’Orso, mon Père ?

LE CHANOINE.

Pour le ramener au Dôme, avec les trophées de sa victoire !…

CORDELIA, rassurée.

Ah ! bien ! bien, mon Père. — Si Orso vient ici… Voilà qui me rassure tout à fait !…

LE CHANOINE.

Ne voulez-vous pas vous joindre à nous ?…

CORDELIA.

Non, mon Père !… non ! — Seule, ici,… à prier dans l’ombre, je me crois plus en sûreté pour l’attendre !

LE CHANOINE.

Je le crois aussi, Madame !… Dieu vous garde, jusqu’à notre retour…

CORDELIA.

Merci, mon Père !… Mais à présent,… je n’ai plus rien à craindre (Le chanoine disparaît dans le chœur. Elle s’agenouille pour prier sur les marches de l’autel de droite. Les chants d’église s’éloignent de plus en plus.)


Scène III.

CORDELIA, GIUGURTA.

(Il parait au fond, ouvrant la petite porte du portail, par laquelle est entrée Cordelia, cherche du regard, dans l’église vide, aperçoit Cordelia agenouillée, descend entre les colonnes de la chaire, jusqu’aux marches du chœur, où il s’agenouille un instant, puis va lentement à Cordelia, tandis que s’éteignent au loin les derniers chants de la procession qui s’éloigne.)

GIUGURTA, froidement.

Quand tu auras fini ta prière !… je suis là !…

CORDELIA, effrayée, se retournant sans se relever.

Lui !…

GIUGURTA, froid et terrible.

Voila un cri qui nous épargne bien des paroles ?… Tu sais donc ce que j’ai à te dire ?…

CORDELIA.

Oui !…

GIUGURTA.

Et tout ce que vient de m’avouer ta complice, Uberta… tout est vrai !… tu ne le démens pas ?…

CORDELIA.

C’est vrai !…

GIUGURTA, se contenant.

Cet homme… c’est bien toi qui l’as sauvé ?…

CORDELIA.

C’est moi !

GIUGURTA.

Malheureuse !…

CORDELIA, debout.

Aimes-tu mieux que je mente ?

GIUGURTA.

Donc ce c’était pas assez d’être si mauvaise gardienne de notre honneur ?… Il fallait aussi accepter ton outrage… mieux encore… t’y complaire ?…

CORDELIA, protestant.

Oh !…

GIUGURTA.

Et que faisais-tu, en lui jetant ton amour impudique à la face,… devant toute la ville ?…

CORDELIA.

Rends-le chaste, cet amour… en le faisant bénir par Dieu !

GIUGURTA.

Ton mari ?

CORDELIA.

Oui !

GIUGURTA, hors de lui.

Ton mari !… cet artisan !… ce fils de la rue !… Toi Patricienne !… une Saracini ! ma sœur ! — O fille sans vergogne ! opprobre de ma race ! Ton mari !… Et voilà tout le châtiment de son crime envers toi ?

CORDELIA.

Et pourquoi toujours son crime, Giugurta ?… et jamais ce qu’il a fait pour l’expier ? — J’en suis la seule victime !… son crime !.. Mais l’exploit qui le rachète !… c’est la délivrance de Sienne tout entière !…

GIUGURTA.

Quand je dis… vile créature,… que tu te plais à accepter ta honte !…

CORDELIA.

Eh bien ! oui, je l’accepte ! (Mouvement de Giugurta.) Oui ! — Et dussé-je en porter le poids toute ma vie… sans rien qui l’efface ni la répare… Non, je ne crois pas le salut de tout un peuple payé trop cher, du prix même de mon honneur !… Va je le sens bien là, maintenant… ce n’est plus une honte, ce qui ne m’a ravalé si bas, que pour relever si haut ma Patrie !… et je le crierais à l’univers entier !… Tout ce qu’il fait là d’héroïque, cet homme !… c’est à cause de moi… c’est pour moi !… Et j’en suis fière !… et je l’honore, ce coupable… et je l’admire !… et je l’aime !…

GIUGURTA.

Oh ! misérable !…

CORDELIA, avec passion.

Oui… je l’aime !… Oui !… Tue-moi si tu veux !… je l’aime !…

GIUGURTA, terrible.

Et c’est pour cet amour, délatrice infâme, que tu livrais ton frère ?…

CORDELIA.

Moi ?

GIUGURTA.

Tu m’as livré !… Ose dire que non !… Quand tu me fermais la seule retraite assurée, pour mieux sauver les jours de ton amant !…

CORDELIA.

Dis pour t’épargner un crime !…

GIUGURTA.

Au prix d’un autre !…

CORDELIA.

Giugurta !… tu lui dois la vie !

GIUGURTA.

Je ne lui dois plus rien !… Dieu m’en est témoin j’ai pu le tuer dans cette bataille, où sa blessure le réduisait à commander, sans combattre ! — Et je n’en ai rien fait !… Je suis quitte envers lui ! — Envers toi… pas encore !… Suis-moi, hors de cette église !…

CORDELIA, effrayée.

Giugurta, que veux-tu faire de moi ?

GIUGURTA.

La place est mal choisie pour te le dire !… Viens !

CORDELIA.

Non !… Je ne te suivrai pas !

GIUGURTA.

Tu sortiras… te dis-je !…

CORDELIA.

Non !… Je ne veux pas quitter cette église !… je ne veux pas !…

GIUGURTA, l’entraînant.

Tu as donc bien conscience de ce que tu mérites ?

CORDELIA, épouvantée.

Ah ! tu vois bien !… Tu veux me tuer !

GIUGURTA.

Viendras-tu ?

CORDELIA, se débattant et entraînée.

Non !… Tu me tueras !… je ne sortirai pas !… Malheureux !… Quel mal t’ai-je fait ? — Pitié ! grâce !… A moi !…

GIUGURTA, tirant son poignard.

Par l’enfer !…

CORDELIA, se dégageant et courant se réfugier à l’autel de droite.

Ah ! tu ne me tueras pas sur l’autel !

GIUGURTA, redescendant hors de lui, le poignard à la main.

Ici ou ailleurs !… déshonneur de mon sang !… je te frapperai, comme j’ai frappé ton infâme complice !…

CORDELIA, terrifiée.

Uberta ?…

GIUGURTA, sur les marches, prêt à la frapper.

Je l’ai tuée !…

CORDELIA, poussant un cri terrible.

Morte !… Uberta !… morte !… Ah ! assassin ! assassin !… Madone !… sauve-moi !… (Elle s’évanouit sur les marches de l’autel. Giugurta prêt à la frapper s’arrête.)

GIUGURTA, jetant son poignard.

Non !… pas de sang dans l’église !


Scène IV.

GIUGURTA, CORDELIA évanouie, Un Moine.
LE MOINE.

Qui donc crie de la sorte ?

GIUGURTA.

Mon Frère, cette femme !…vient de tomber subitement en faiblesse…

LE MOINE.

Une femme ?

GIUGURTA.

Ma sœur !

LE MOINE.

Ah ! c’est vous, seigneur Giugurta !… (A la vue de Cordelia.) Dieu ! qu’elle est pâle !… (Il se penche sur elle.) Appelez de ce côté !…

GIUGURTA, tirant un flacon.

Inutile, mon Frère !… J’ai ici de quoi la ranimer !…

LE MOINE, agenouillé près de Cordelia.

Un cordial ?

GIUGURTA, ouvrant le flacon.

Oui !…

LE MOINE.

Donnez !…

GIUGURTA, surpris.

Vous voulez, vous-même ?…

LE MOINE, tendant la main.

Oui, oui, donnez vite !…

GIUGURTA, lui donnant le flacon.

A la volonté de Dieu !… (Le moine approche le flacon des lèvres de Cordelia et la fait boire. Giugurta ne le perd pas de vue. — Silence.)

LE MOINE, déposant le flacon sur les marches.

Est-ce chagrin qui la met en cet état, ou maladie ?

GIUGURTA, froidement.

Maladie… j’en ai peur maintenant !…

LE MOINE, se relevant avec inquiétude.

Dieu veuille que ce ne soit pas la première atteinte de cet horrible fléau !

GIUGURTA.

La peste !…

LE MOINE, reculant, de plus en plus inquiet.

Nous n’aurions plus qu’il fermer l’église, comme il est ordonné… pour interdire il tous son approche !

GIUGURTA, après un coup d’œil à Cordelia.

Décidément, mon Frère… il vaudrait peut-être mieux appeler quelqu’un !…

LE MOINE.

C’est que nous ne sommes plus que deux ici, à la garde du sanctuaire !… tout le clergé étant allé avec Monseigneur au-devant de nos soldats !… (On entend au loin chanter un chœur de victoire.)

GIUGURTA.

Les voici qui reviennent !… Allez vite chercher votre compagnon, mon Frère ; on ne saurait trouver ici ma sœur en cet état !…

LE MOINE, inquiet.

J’y vais Grand Dieu !… la peste dans la ville !… (Il rentre dans le chœur. On entend dans les rues, se rapprochant, le chant de victoire.)


Scène V.

GIUGURTA, CORDELIA évanouie.

(Giugurta, seul, prend le flacon sur les marches, — regarde ce qu’il en resté, et le serre ; puis il va ramasser son manteau et son chapeau tombés à terre, dans sa scène avec Cordelia, et jette le manteau sur son épaule. — Puis il détache une des fleurs qui sont sur l’autel, la trempe dans le bénitier, la jette sur sa sœur, et s’éloigne ; au même instant, le chœur de victoire éclate près de l’église, et dès qu’il a disparu, le portail du fond s’ouvre à deux battants, laissant voir la rue éclairée par la lune, et la foule avec des torches.)


Scène VI.

CORDELIA, évanouie ; ORSO, AZZOLINO, MALERBA, SPLENDIANO, TOLOMEI, PICCOLOMINO, MALAVOLTI, SOZZINI, UGONE, BUONOCORSO, ZANINO, Clergé, Soldats, Bourgeois, Femmes, Enfants, etc.
CHŒUR ET CHANT DE VICTOIRE.
Gloire au vainqueur
De la horde ennemie !
Gloire au vengeur
De la sainte Patrie !
Gloire au vainqueur !

(Le cortége entre dans l’église par la droite au fond, tandis que la foule l’envahit par la grande porte et la nef. Orso, suivi des chefs Guelfes et Gibelins qui portent les gonfalons pris à l’Empereur, marche au delà de la chaire vers le chœur, où l’Évêque vient les recevoir avec tout son clergé. La foule tournée de son côté ne prend pas garde à Cordelia. Il monte les marches et se dirige après lui vers l’autel, suivi des chefs portant les drapeaux. — Au moment où il disparaît dans le chœur, Cordelia, qui s’est ranimée, se soulève, et avec un cri de douleur tend les bras vers lui.)

CORDELIA.

Orso !… (Les soldats et le peuple, dont l’attention était toute du côté du chœur, se retournent à ce cri, et les plus rapprochés d’elle se reculent avec effroi, la démasquant à tous.)

TOUS.

Une femme !…

CORDELIA, se soulevant.

Je brûle !… Du feu, là !… du secours ! (Elle retombe inanimée.)

TOUS, effrayés.

Dieu !…

LE MOINE.

Malheur à nous !… Son frère s’est enfui !… C’est la peste !…

TOUS, poussant un cri d’épouvante et reculant aussi loin qu’ils peuvent, laissant Cordelia seule à l’avant-scène.

La pesle !…

ORSO, reparaissant sur les marches du chœur, précédé des chefs.

Qu’est-ce donc ? — Qu’y a-t-il ?…

UGONE, lui montrant Cordelia.

Orso !…

LES AUTRES.

Cette femme… vois !

ORSO.

Cordelia !… (Il veut s’élancer, tous se jettent au-devant de lui.)

MALERBA, et les autres chefs.

Arrête, malheureux !…

UGONE.

C’est la peste !…

ORSO, que l’on retient.

Juste ciel ! — Et vous la laissez la ?….

TOUS, même jeu, devant lui.

Arrête ! Orso ! arrête !…

ORSO, se débattant contre tous les bras qui le retiennent.

Laissez-moi !…

TOUS, le retenant.

Non ! non !…

UGONE.

Orso ! — c’est la loi !…

MALERBA.

Si ta main touche la sienne !…

UGONE.

Tu es mort avec elle, pour ce monde !

ORSO, hors de lui.

Eh bien, oui.. oui, la mort avec elle ! (Furieux et tirant son épée.) Je tue qui m’arrête ! (On recule, il se dégage, et s’élance vers Cordelia, en jetant son épée.) Cordelia !… ma Cordelia !…

CORDELIA, dont il soulève le front.

Orso ?…

ORSO.

Oui, c’est moi, Orso !… Qu’as-tu ?… Réponds-moi ?… Cette pâleur ? Cette fièvre !…

CORDELIA, avec bonheur.

Ah ! te voilà enfin !.. (Tristement.) Mais trop tard ! (Retombant avec un soupir.) Trop tard !…

ORSO, debout, se tournant vers la foule.

Du secours !…

TOUS, tirant l’épée.

Arrière !

ORSO, à ses amis.

Aidez-moi !…

LES CHEFS, tirant leurs épées et faisant cercle autour d’eux à distance.

Arrière, Orso !

ORSO.

Vous… mes amis !… vous ?…

MALERBA.

Tu l’as voulu !…

UGONE.

Tes mains ont touché les siennes !…

SPLENDIANO.

Il y va du salut de tout un peuple !… (Mouvement d’Orne.)

TOUS, l’épée tournée vers lui et réfugiés sur les marches du chœur.

Arrière !

ORSO.

Quoi ?… lâches !… rien pour elle !… ni pitié… ni secours !…

MALERBA.

Les secours sont derrière l’autel !… Tout ce qu’il faut pour t’aider à vivre, et pour l’aider à mourir !…

UGONE.

N’attends plus rien autre de nous !…

ORSO, à genoux près de Cordelia, inanimée.

Oh ! ma Cordelia !… Voilà tout ce qu’il fait pour toi, ce Peuple que tu as sauvé !…

MALERBA.

Toi qui l’a sauvé avec elle, Orso !… veux-tu donc le perdre ?… La loi est implacable, et tu dois, comme nous, obéir à ce qu’elle ordonne !…

ORSO, se redressant.

Et qu’ordonne-t-elle encore… cette loi ?…

SPLENDIANO.

Vous n’êtes plus des vivants de ce monde.

UGONE.

Et l’église, vaste tombeau, va se fermer sur vous !…

ORSO.

Se fermer ?…

MALERBA.

Ces portes seront clouées, Orso… c’est la loi !… comme les planches de votre cercueil !… (L’Évêque paraît dans le chœur.)

ORSO.

Mais c’est horrible !… cela !… C’est horrible !… (A la vue d’Azzolino.) Prêtre… est-ce la volonté de Dieu qu’un tel acte s’accomplisse ?….

AZZOLINO, douloureusement.

Mon fils, je représente ici le Dieu mort pour le salut de tous ?

ORSO, frappé.

Tu as raison, mon Père ! — Et pardonnez-moi tous ! Je me soumets !… C’est justice !… (Toutes les épées rentrent aux fourreaux.)

MALERBA, faisant signe à tous pour sortir.

Allons !… (Mouvement.)

ORSO.

Arrêtez !… (Tous s’arrêtent. — A l’Évêque.) Seigneur,… avant que ces grilles se ferment sur nous,… et puisque mon corps est bien perdu… sauve d’abord mon âme !… par l’absolution de mon crime !…

AZZOLINO.

Ton crime ?

ORSO, montrant Cordelia insensible à tout ce qui se passe.

Cette femme, ô mon Père,… je m’en accuse ici devant tous !… je l’ai outragée dans son honneur !… Fais que je ne paraisse pas devant Dieu chargé du poids de cette iniquité… et ces deux âmes, unies dans la mort,… unis-les pour l’éternité !…

AZZOLINO.

Oui, mon fils !… Et Dieu ne refusera pas aux prières d’un vieillard le bonheur céleste qu’il ose implorer pour vous !… (Chant des orgues.)

ORSO, prenant Cordelia dans ses bras.

Viens, Cordelia,… viens ! mon âme !… (Il la conduit jusqu’au milieu de la scène, où elle s’agenouille, soutenue par lui.) Et écoute… écoute, je t’en supplie !… et tâche de comprendre…

CORDELIA, faiblement.

Je comprends !…

ORSO, l’entourant de ses bras pour la soutenir.

On va nous unir ! — Tu le veux bien,… n’est-ce pas, maintenant ?…

CORDELIA.

Oh ! oui !… Soulève-moi !… (Les femmes s’agenouillent.)

AZZOLINO.

Au nom du Dieu de bonté et de miséricorde, ô mes enfants,… chers enfants, confiés à ma garde,… je vous bénis !…

CORDELIA, avec joie.

Merci !… (Elle retombe. — Azzolino fait un pas pour aller à elle. D’un geste, Malerba et Ugone arrêtent ce mouvement, et l’Évêque se retire avec le clergé.)

TOUS.

Adieu ! Orso !…

UGONE.

Vois dans nos larmes tout ce que nos mains ne peuvent plus te dire.

TOUS.

Adieu !… (Ils se retirent par le chœur dont on ferme les grilles. — Tout le monde s’éloigne lentement, sans les quitter du regard. — L’église reste vide. — Les grilles fermées. — Au fond, la grande porte se referme avec un bruit sourd. — Puis le bruit d’une autre porte qui se ferme plus loin, puis une autre porte encore plus loin. — Puis le silence.)


Scène VII.

ORSO, CORDELIA.

(Orso, qui a tressailli à chaque porte qui se ferme, se penche sur Cordelia avec l’espoir de lui cacher ce qui se passe.)

CORDELIA, à Orso, après un silence.

Orso… où es-tu ?

ORSO.

Ici… près de toi !…

CORDELIA.

Qu’est-ce que ce bruit ?

ORSO, affectant l’indifférence.

Ce sont les portes de l’église que l’on ferme !…

CORDELIA.

Pourquoi me laisses-tu dans cette église où j’ai si froid ?…

ORSO.

Hélas ! oui,… ce marbre est glacé !… (Il lui fait un coussin de son manteau.) Appuie-toi là, sur mon bras !…

CORDELIA.

Ils sont donc partis, tous ?… Pourquoi ?

ORSO.

Qu’importe !…

CORDELIA.

L’Évêque aussi ?… (Se soulevant, inquiète.) Ah ! je ne l’ai pas rêvé… n’est-ce pas ?… Je suis bien ta femme ?…

ORSO, baisant ses mains.

Oui ! oui ! ma femme… ma chère et bien-aimée femme !…

CORDELIA, avec effroi.

Et Giugurta ?

ORSO.

Ton frère ?

CORDELIA, baissant la voix.

Où est-il ?

ORSO.

Ne pense plus à lui !

CORDELIA.

Si… Giugurta !… J’ai peur !…

ORSO.

Avec moi ?

CORDELIA, à voix basse, lui montrant le pilier de gauche près de la chaire.

Il est là !

ORSO.

Non !

CORDELIA.

Si !… je le vois… là-bas !… tiens !… derrière ce pilier !… Il me guette !… Il veut m’entraîner hors de l’église, comme tout à l’heure !

ORSO.

Tout à l’heure ?… Tu l’as vu ?

CORDELIA, dont l’effroi grandit.

Oui !… Pour me tuer dehors !… comme Uberta !… mais je n’ai pas voulu le suivre !… je me suis débattue !… Je ne veux pas !… (Avec épouvante.) Orso ! défends-moi !

ORSO.

Apaise-toi, pauvre âme !… Nous sommes seuls, et Giugurta n’a plus rien à faire ici !…

CORDELIA, revenant à elle, après un silence, et retombant douloureusement.

C’est vrai !… maintenant qu’il m’a tuée !

ORSO, tressaillant.

Tuée ?…

CORDELIA.

Oui !… le poison !… C’est lui !… Je le sais bien !…

ORSO.

Le poison ?

CORDELIA.

Oui !… je l’ai vu !… le flacon à la main !…

ORSO, se relevant.

Le poison !… c’est ?… Ah ! malédiction sur moi ! c’est le poison !…

CORDELIA, doucement.

Qu’as-tu ?…

ORSO, courant à la grille du chœur.

Au secours !… à moi !… à l’aide !… (Il prête l’oreille, et n’entendant rien, il reprend avec plus de force.) Prêtres ! m’entendez-vous ?…

CORDELIA.

Orso !…

ORSO, courant à la porte du fond et frappant sur cette porte qui résonne sourdement.

Malerba !… Splendiano ! mes amis !… Écoutez-moi !… C’est le poison !… Sauvez-la ! Au nom du ciel ! répondez-moi !… (Il écoute. — Silence profond. — Furieux, ébranlant la porte.) Mais répondez-moi donc, misérables ! (Silence.)

CORDELIA, épouvantée.

Mon Dieu !… qu’est-ce donc ?

ORSO, sans lui répondre, redescendant fou de douleur.

Rien !… rien !… que ces voûtes qui résonnent !… Oh !… peuple infâme !… lâches bourreaux qui nous murent là tout vifs ! (On entend au loin, dans la rue, le chant de victoire.) Et ils chantent !… ils chantent ma victoire !… Ah ! cette grille !… je la briserai bien, et de ses débris !… je la démolirai, leur tombe ! (Il s’élance sur la grille de droite et cherche à l’arracher, puis tout à coup pousse un cri de douleur.) Ah !…

CORDELIA, se redressant sur ses genoux.

Orso !…

ORSO, livide, se cramponnant à la grille.

Oh ! Dieu !…

CORDELIA.

Ce cri ?

ORSO, d’une voix défaillante.

Rien !… ne bouge pas !…

CORDELIA, cherchant à se relever pour aller à son secours.

Qu’as-tu ?…

ORSO.

Rien… te dis-je !… Cet effort que j’ai fait !… Ma blessure s’est rouverte !…

CORDELIA.

Ah ! Dieu !… attends… (La force lui manque et elle retombe en soupirant d’une voix déchirante.) Ah ! je ne peux plus te secourir cette fois !… je ne peux pas !…

ORSO.

Qu’importe, moi !… Puisse toute ma vie s’écouler avec mon sang !… c’est le mieux à présent !… (Revenant à elle avec désespoir.) Mais toi !… toi !… que j’aurais pu sauver peut-être ! et qui vas mourir là… par ma faute !…

CORDELIA.

Ta faute ?

ORSO, désespéré, à genoux près d’elle.

Oui, ma faute ! oui !… ton frère t’a tuée ! c’est moi qui t’achève !… c’est moi, moi ton assassin !… Ah ! Dieu cruel !… j’avais pourtant bien expié tout le reste !… tu ne me devais plus cette douleur en mourant ! — Non ! non ! tu n’es pas juste ! (Il fond en larmes.)

CORDELIA, relevant son front et l’entourant de ses bras.

Pourquoi pleures-tu ? — N’aimes-tu pas mieux mourir avec moi ?… Notre tâche est finie !… Quittons ce monde où nous n’avons plus rien à faire !… et viens dans la Patrie céleste,… où l’on ne souffre pas !… où l’on ne hait pas !… où l’on aime !…

ORSO.

Ah ! cette main glacée !…

CORDELIA.

J’ai si froid ! (Elle frissonne.) Ma vie s’éteint tout doucement !…

ORSO, l’enveloppant de son manteau et perdant ses forces.

Comme la mienne !…

CORDELIA, grelottant dans ses bras.

Plus près !… plus près !

ORSO, l’entourant de ses bras.

Pourvu qu’on nous ensevelisse comme nous sommes là !…

CORDELIA.

Ne me quitte pas !… Je ne te vois plus !… C’est la fin !… La nuit !… Je m’endors !…

ORSO.

Cordelia !…

CORDELIA.

Je t’aime !… Viens tu ?… (Elle expire.)

ORSO, recueillant son dernier soupir, puis l’étendant sur son manteau, et agenouillé au-dessus d’elle, d’une voix mourante.

À présent, Mort !… quand tu voudras !…




FIN.