Traduction par Albert Savine.
Journal des voyages et des aventures de terre et de mer (Décembre 1907 — Janvier 1908p. 20-31).

II



Strauss aida à maintenir son ancien ami et accompagna les gendarmes jusqu’au bureau central de la police, tout en s’opposant vivement à ce qu’on employât des violences inutiles et exprimant l’avis qu’un asile d’aliénés serait un endroit plus convenable pour loger le prisonnier.

Les événements qui s’étaient passés dans cette dernière demi-heure étaient si inexplicables, qu’il se sentait lui même affolé.

Que signifiait tout cela ! Il était certain que son ex-ami d’enfance avait tenté de l’assassiner et avait failli y parvenir.

Von Schlegel était-il le meurtrier du professeur Von Hopstein et du Juif bohémien ?

Strauss comprenait que cela était impossible, car Schlegel ne connaissait pas même ce juif. Quant au professeur, il lui avait toujours montré un attachement particulier.

L’inspecteur Baumgarten, l’un des plus estimés des fonctionnaires de la police, était de service en l’absence des commissaires. C’était un petit homme tout en nerfs, actif, mais de manières calmes et réservées, doué d’une grande sagacité, d’une vigilance qui ne se relâchait jamais.

En ce moment, après six heures de veille, il était aussi dispos qu’à son ordinaire, la plume derrière l’oreille, à son bureau officiel, pendant que son ami, le sous-inspecteur Winkel, ronflait sur une chaise à côté du poêle.

Malgré l’impassibilité habituelle de l’inspecteur, ses traits laissèrent apercevoir quelque surprise, quand la porte s’ouvrit brusquement, et que l’on amena d’une poussée Von Schlegel, la figure pâle, les vêtements en désordre, la hachette d’argent entre ses doigts contractés.

Il fut plus surpris encore, quand Strauss et les gendarmes firent leur déposition qui fut dûment transcrite sur le registre officiel.

« Jeune homme, jeune homme, dit l’inspecteur Baumgarten en posant sa plume et jetant un regard sévère sur le prisonnier, voilà de la belle besogne pour une matinée de Noël ! Pourquoi avez-vous fait cela ?

— Dieu le sait, » dit Schlegel en portant ses mains à sa figure.

Depuis qu’il avait laissé tomber la hachette, un changement s’était opéré en lui. Sa fureur, son agitation s’étaient dissipées et il semblait tout à fait accablé par la douleur.

« Vous vous êtes mis dans une situation de nature à vous faire véhémentement soupçonner des autres assassinats qui ont affligé notre ville.

— Non, non, certes, dit vivement Von Schlegel, Dieu m’en garde !

— Tout au moins vous êtes coupable d’avoir attenté à la vie de M. Léopold Strauss.

— L’ami le plus cher que j’ai au monde ! gémit l’étudiant Oh ! comment ai-je pu… ? comment ai-je pu… ?

— Cette amitié-là ne fait que rendre votre crime dix fois plus odieux, dit sévèrement l’inspecteur. Qu’on l’emmène pour le reste de la nuit au… Mais un instant… Qui est là ? »

La porte s’ouvrit brusquement et on vit entrer un homme, si hagard, si défait qu’il ressemblait plus à un fantôme qu’à un être humain.

Il marchait d’un pas si chancelant, qu’il dut s’appuyer sur le dossier des chaises pour s’approcher du bureau de l’inspecteur.

Il était malaisé de reconnaître, en cette créature d’aspect si malheureux, l’homme à mine réjouie et rubiconde qu’était le sous-curateur du musée, le privat-docent, M. Wilhelm Schlessinger. Mais le coup d’œil exercé de Baumgarten n’était pas de ceux qu’on peut décevoir par un changement quelconque.

« Bonjour, monsieur, dit-il, vous voilà ici de bonne heure. C’est sans doute parce que vous avez appris qu’un de vos étudiants, Von Schlegel, est arrêté pour tentative d’assassinat contre la vie de Léopold Strauss ?

— Non, je suis venu pour moi-même, dit Schlessinger d’une voix rauque et en portant la main à sa gorge. Je suis venu pour soulager mon âme d’une grande faute, et pourtant Dieu sait combien elle est involontaire… C’est moi qui… Mais, grand Dieu, la voilà, l’horrible chose ; Au ! si le ciel avait fait que je ne l’aie jamais vue ? »

Et il recula saisi d’un redoublement d’épouvante en regardant, les yeux largement ouverts, la hachette qui gisait sur le parquet. Et la montrant de son doigt émacié :

« La voilà, cria-t-il, regardez-la ! Elle est parvenue jusqu’ici pour ma condamnation. Voyez-vous cette rouille brune qui l’a tachée ? Savez-vous ce que c’est ? C’est le sang de mon plus cher ami, de mon meilleur ami, le professeur Von Hopstein. Je l’ai vu jaillir jusque sur le manche, quand j’ai planté la lame dans son cerveau, mein Gott ! je le vois maintenant.

— Sous-inspecteur Winkel, dit Baumgarten en s’efforçant de conserver son calme officiel, vous allez arrêter cet homme accusé, d’après ses propres aveux, d’avoir assassiné le défunt professeur. Je vous confie également Von Schlegel ici présent, accusé de tentative de meurtre contre M. Strauss. Vous mettrez aussi en lieu sûr cette hachette (et il la ramassa) qui paraît avoir été l’instrument des deux crimes. »

Wilhelm Schlessinger était resté appuyé contre la table, la figure d’une pâleur terreuse.

Dès que l’inspecteur eut cessé de parler, il releva la tête d’un air agité.

« Qu’avez-vous dit ? s’écria-t-il. Von Schlegel attaquer Strauss ? Les deux amis les plus intimes qu’il y ait dans l’Université ! Et moi qui ai tué mon vieux maître ! C’est de la magie, vous dis-je, c’est l’effet d’un charme, il y a un sortilège qui pèse sur nous. C’est… Ah ! je devine ! C’est la hachette, cette hachette trois fois maudite. »

Et il montra d’un mouvement convulsif l’arme que l’inspecteur Baumgarten tenait encore à la main.

L’inspecteur eut un sourire dédaigneux.

« Calmez-vous, monsieur, dit-il, vous ne faites qu’empirer votre situation en présentant des explications aussi extraordinaires pour l’action criminelle que vous avouez. La magie et les sortilèges ne figurent pas dans le vocabulaire légal, comme mon ami Winkel vous en donnera la preuve.

— Je ne sais pas, remarqua le sous-inspecteur, en haussant ses larges épaules. Il y a dans le monde bien des choses étranges. Qui sait si…

— Quoi ? hurla l’inspecteur Baumgarten d’un ton furieux, est-ce que vous auriez la prétention de me contredire ? Est-ce que vous oseriez soutenir une opinion à vous ? Est-ce que vous allez vous faire le champion de ces maudits assassins ? Imbécile, misérable imbécile, votre dernière heure est venue !

Et s’élançant vers Winkel abasourdi, il lui lança un coup de hachette qui aurait certainement justifié sa dernière assertion si dans sa furie il n’avait oublié le peu d’élévation du plafond.

La lame de la hachette s’implanta dans une des solives qui le soutenaient, et y resta, vibrante encore, pendant que la poignée se brisait en mille morceaux.

« Qu’ai-je fait ? dit Baumgarten, haletant et retombant sur sa chaise, qu’ai-je fait ?

— Vous avez donné la preuve que les paroles de M. Schlessinger étaient l’expression de la vérité, dit Von Schlegel en s’avançant, car les agents de police, dans leur étonnement, l’avaient laissé aller. Voilà ce que vous avez fait. Que la chose paraisse en contradiction avec la raison, la science ou n’importe quoi, il est certain qu’un charme fait sentir son action. Il faut qu’il en soit ainsi. Strauss, mon vieux, tu sais que si j’avais eu toute ma raison, je n’aurais pas touché un cheveu de ta tête… Et vous, Schlessinger, nous savons tous deux quelle était votre affection pour le vieillard qui est mort. Et vous, inspecteur Baumgarten, est-ce que vous auriez frappé votre ami le sous-inspecteur ?

— Non certes, pour rien au monde, gémit l’inspecteur, en se cachant la figure de ses mains.

— Alors tout cela n’est-il pas clair ? Mais, maintenant, grâce au ciel, l’arme maudite est brisée, et hors d’état d’engendrer de nouveaux malheurs, Mais, regardez, qu’est-ce que cela ? »

Au milieu de la pièce était tombé un mince rouleau de parchemin bruni.

Un coup d’œil jeté sur les fragments du manche montra qu’il avait été creux.

Selon toute apparence, ce rouleau de parchemin y avait été introduit par un petit trou qui avait été ensuite bouché par une soudure.

Von Schlegel déroula le document.

L’écriture en était devenue presque illisible par suite de sa vétusté ; mais, autant qu’on put en déchiffrer la teneur, en allemand du moyen âge, il revenait à ceci :

« Diese wasse benutzte Max von Erlichengen um Johanna Bodeck zu ennorden, deshalb beschul dige Ich, Johann Bodeck, mittetlst der Macht welche mir als Mitglied des Concils des rothen brenzes verlichen warde, dies elbe mit dieser Unthal. Mag sie anderen denselben Schinerz verursachen den sie mir verursacht hat. Mag jede nand die sie ergreist, mit dem Blut eines Freundes geralhet sem.

« Immer Ubelt niemalsgut.
Girothet mit des Freundes Blut. »

Ce qu’on peut traduire approximativement comme il suit :

« Cette arme a été employée par Marc d’Erlichengen à assassiner Jeanne Bodeck. En conséquence, moi, Jean Bodeck, je la maudis en vertu du pouvoir qui m’a été légué par le Conseil de la Rose-Croix. Puisse-t-elle causer à autrui la même douleur qu’elle m’a causée à moi ! Puisse toute main qui la tiendra être rougie par le sang d’un ami !

« Toujours funeste, jamais bonne.

« Rougie par le sang d’un être aimé. »

Il se fit un silence complet dans la pièce quand Von Schlegel eut fini de déchiffrer cet étrange document.

Et comme il le replaçait sur la table, Strauss lui mit affectueusement la main sur le bras.

« Je n’ai pas besoin d’une preuve de ce genre, mon vieux, dit-il. Au moment même où tu me portais ce coup, je t’ai pardonné de tout mon cœur. Et je sais bien que, si le pauvre professeur était dans cette chambre, il en dirait tout autant à Wilhelm Schlessinger.

— Messieurs, fit observer l’inspecteur en se levant et reprenant son accent officiel, cette affaire, si étrange qu’elle soit, doit être conduite conformément aux règles et aux précédents. Sous-inspecteur Winkel, moi, votre chef immédiat, je vous ordonne de me mettre en état d’arrestation comme coupable de tentative d’assassinat contre vous. Il faut que vous m’enfermiez en prison, ainsi que M. Von Schlegel et M. Wilhelm Schlessinger. Nous attendrons notre jugement à la prochaine audience du tribunal. En attendant, n’omettez pas de mettre en lieu sûr cette pièce, ajouta-t-il en montrant le document sur parchemin. Et pendant mon absence employez votre temps et votre énergie à utiliser la piste que vous avez obtenue en retrouvant l’assassin de M. Schiffer, le Juif bohémien. »

Le seul anneau qui manquait dans la série des témoignages ne tarda pas à paraître.

Le 28 décembre, la femme du concierge Reinmaul, entrant dans la chambre à coucher après une courte absence, trouva son mari mort, pendu à un crochet fixé dans le mur.

Il s’était fixé autour du cou une longue taie d’oreiller, puis était monté sur une chaise pour commettre l’acte fatal.

Sur la table était un billet où il s’accusait coupable d’avoir assassiné le Juif Schiffer et ajoutait que le défunt avait été son meilleur ami et qu’il l’avait tué sans préméditation, sous l’influence d’une impulsion irrésistible.

Le remords et la douleur, disait-il enfin, l’avaient poussé au suicide et il terminait ces aveux en se recommandent à la miséricorde du ciel.

Les débats qui s’ensuivirent furent du nombre des plus extraordinaires qui se soient jamais produits dans les annales judiciaires.

En vain, le ministère public allégua-t-il impossibilité d’admettre l’explication présentée par les prévenus, en vain supplia-t-il qu’on interdît l’introduction d’un élément de discussion tel que la magie à la barre d’un tribunal du dix-neuvième siècle. L’enchaînement des faits était trop solide ; les prisonniers furent acquittés à l’unanimité.

« Cette hachette d’argent, dit le juge en résumant les débats, est restée, sans qu’on y touchât, suspendue au mur dans la résidence du comte de Schulling pendant près de deux cents ans.

« La mort terrible à laquelle il a succombé sous le coup de son intendant qu’il affectionnait est encore présente à votre souvenir.

« Il est résulté des témoignages que, peu de jours avant le meurtre, l’intendant avait déménagé les vieilles armes et les avait nettoyées.

« Pour cela, il avait dû toucher le manche de la hachette ; immédiatement après, il tua son maître qu’il avait servi fidèlement pendant vingt ans.

« Ensuite, en vertu du testament du comte, l’arme fut transportée à Buda-Pesth ; elle fut maniée, à la gare, par M. Schlessinger, et moins de deux heures après elle servait à assassiner le professeur défunt.

« Celui qui la toucha ensuite, ainsi qu’on l’a découvert, fut le concierge Reinmaul, qui aida à transporter les armes de la voiture dans le magasin, et, à la première occasion, il planta cette hachette dans le corps de son ami Schiffer.

« Puis nous nous trouvons en présence de la tentative d’assassinat commise par Schlegel sur Strauss, par l’inspecteur Baumgarten sur Winkel, toutes se produisant immédiatement après avoir pris la hachette dans la main.

« Enfin, arrive la découverte providentielle du document extraordinaire qui vous a été lu par le greffier de la cour.

« Messieurs les jurés, je vous engage à considérer avec tout le soin possible cet enchaînement de faits et je sais que vous prononcerez le verdict qui vous sera dicté par vos consciences sans crainte et sans faiblesse. »

La déposition la plus intéressante peut-être pour un lecteur anglais, bien qu’elle ait trouvé peu de partisans dans l’auditoire hongrois, fut celle du docteur Langeman, l’éminent expert en médecine légale, qui avait écrit des traités classiques sur la métallurgie et la toxicologie.

Il dit :

« Je ne suis pas certain, messieurs, qu’il faille recourir à la nécromancie ou à la magie noire pour expliquer ce qui s’est passé.

« Ce que j’avance est une simple hypothèse, dénuée de toute preuve de quelque sorte que ce soit ; mais, dans un cas aussi extraordinaire, il n’est pas de supposition dont on ne doive tenir compte.

« Les Rose-Croix, auxquels il est fait allusion dans ce document, furent les chimistes les plus experts dans les commencements du moyen âge, et parmi eux se trouvaient les principaux alchimistes dont les noms sont venus jusqu’à nous.

« Malgré tous les progrès qu’a faits la chimie, il est encore quelques points où les anciens sont allés plus loin que nous, et c’est surtout vrai en ce qui concerne la fabrication de poisons subtils et mortels.

« Ce Jean Bodeck, un ancien parmi les Rose-Croix, possédait, sans nul doute, la recette d’un bon nombre de mixtures de ce genre dont quelques-unes, comme l’aqua-tofana des Médicis, empoisonnaient par pénétration à travers les pores de la peau.

« On peut concevoir que le manche de cette hachette d’argent ait été frotté de quelque préparation constituant un poison diffusible, qui aurait sur le corps humain l’effet de produire des accès soudains et aigus de manie homicide.

« Lors des attaques de ce genre, il est bien connu que la rage de l’aliéné se porte contre ceux qu’il affectionnait le plus dans son état de lucidité.

« Ainsi que je l’ai fait observer déjà, je n’ai aucune preuve pour appuyer ma théorie : je la donne simplement pour ce qu’elle vaut. »

Nous pouvons terminer, par cet extrait du discours du savant et ingénieux professeur, le compte rendu de ces fameux débats.

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Les fragments de la hachette d’argent furent jetés dans une mare profonde, et on employa à cette fin les services d’un chien barbet plein d’intelligence, qui les transporta avec ses dents, car la crainte de devenir victime de cette contagion de meurtre fit que personne ne voulut s’en charger.

Le morceau de parchemin fut conservé dans le musée de l’Université. Quant à Strauss et Schlegel, Winkel et Baumgarten, ils redevinrent les meilleurs amis du monde et ils le sont restés, autant que je sache.

Schlessinger entra comme chirurgien dans un régiment de cavalerie et fut atteint d’une balle à la bataille de Sadowa, cinq ans plus tard, en allant secourir les blessés sous un feu terrible.

D’après ses dernières instructions, son petit patrimoine fut vendu pour élever un obélisque de marbre sur la tombe du professeur Von Hopstein.


Conan Doyle.
Traduction d’Albert Savine


fin