Levrault (p. vii-xii).


PRÉFACE.


Quand je m’occupais à former le recueil dont on va lire aujourd’hui la traduction, je m’imaginais être à peu près le seul Français (car je l’étais alors) qui pût trouver quelque intérêt dans ces poëmes sans art, production d’un peuple sauvage ; aussi les publier était bien loin de ma pensée.

Depuis, remarquant le goût qui se répand tous les jours pour les ouvrages étrangers, et surtout pour ceux qui, par leurs formes mêmes, s’éloignent des chefs-d’œuvre que nous sommes habitués à admirer, je songeai à mon recueil de chansons illyriques. J’en fis quelques traductions pour mes amis, et c’est d’après leur avis que je me hasarde à faire un choix dans ma collection et à le soumettre au jugement du public.

Plus qu’un autre, peut-être, je pouvais faire cette traduction. J’ai habité fort jeune les provinces illyriques. Ma mère était une Morlaque[1] de Spalutro, et, pendant plusieurs années, j’ai parlé l’illyrique plus souvent que l’italien. Naturellement grand amateur de voyages, j’ai employé le temps que me laissaient quelques occupations, assez peu importantes, à bien connaître le pays que j’habitais ; aussi existe-t-il peu de villages, de montagnes, de vallons, depuis Trieste jusqu’à Raguse, que je n’aie visités. J’ai même fait d’assez longues excursions dans la Bosnie et l’Herzegovine, où la langue illyrique est conservée dans toute sa pureté, et j’y ai découvert quelques fragmens assez curieux d’anciennes poésies.

Maintenant je dois parler du choix que j’ai fait de la langue française pour cette traduction. Je suis Italien ; mais, depuis certains événemens qui sont survenus dans mon pays, j’habite la France, que j’ai toujours aimée et dont, pendant quelque temps, j’ai été citoyen. Mes amis sont Français ; je me suis habitué à considérer la France comme ma patrie. Je n’ai pas la prétention, ridicule à un étranger, d’écrire en français avec l’élégance d’un littérateur : cependant l’éducation que j’ai reçue et le long séjour que j’ai fait dans ce pays, m’ont mis à même d’écrire assez facilement, je crois, surtout une traduction dont le principal mérite, selon moi, est l’exactitude.

Je m’imagine que les provinces illyriques qui ont été long-temps sous le gouvernement français, sont assez bien connues pour qu’il soit inutile de faire précéder ce recueil d’une description géographique, politique, etc.

Je dirai seulement quelques mots des bardes slaves ou joueurs de guzla, comme on les appelle.

La plupart sont des vieillards fort pauvres, souvent en guenilles, qui courent les villes et les villages en chantant des romances et s’accompagnant avec une espèce de guitare, nommée guzla, qui n’a qu’une seule corde faite de crin. Les oisifs, et les Morlaques ont peu de goût pour le travail, les entourent, et quand la romance est finie, l’artiste attend son salaire de la générosité de ses auditeurs. Quelquefois, par une ruse adroite, il s’interrompt dans le moment le plus intéressant de son histoire, pour faire un appel à la générosité du public ; souvent même il fixe la somme pour laquelle il consentira à raconter le dénouement.

Ces gens ne sont pas les seuls qui chantent des ballades ; presque tous les Morlaques, jeunes ou vieux, s’en mêlent aussi : quelques-uns, en petit nombre, composent des vers (voyez la notice sur Maglanovich), qu’ils improvisent souvent. Leur manière de chanter est nazillarde, et les airs des ballades sont très-peu variés ; l’accompagnement de la guzla ne les relève pas beaucoup, et l’habitude de l’entendre peut seule rendre cette musique tolérable. À la fin de chaque vers, le chanteur pousse un grand cri ou plutôt un hurlement, semblable à celui d’un loup blessé. On entend ces cris de fort loin dans les montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu’ils sortent d’une bouche humaine.


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  1. Les Morlaques sont les habitants de la Dalmatie qui parlent le slave ou l’illyrique.