La Guzla/Avertissement de 1840

La Guzla. Avertissement de l'auteur (1840).
Charpentier (p. 315-317).


AVERTISSEMENT.[1]




Vers l’an de grâce 1827 j’étais romantique. Nous disions aux classiques : « Vos Grecs ne sont point des Grecs, vos Romains ne sont point des Romains ; vous ne savez pas donner à vos compositions la couleur locale. Point de salut sans la couleur locale. » Nous entendions par couleur locale ce qu’au dix-septième siècle on appe lait les mœurs ; mais nous étions très-fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. En fait de poésies, nous n’admirions que les poésies étrangères et les plus anciennes : les ballades de la frontière écossaise, les romances du Cid, nous paraissaient des chefs-d’œuvre incomparables, toujours à cause de la couleur locale.

Je mourais d’envie d’aller l’observer là où elle existait encore, car elle ne se trouve pas en tous lieux. Hélas ! pour voyager il ne me manquait qu’une chose, de l’argent ; mais, comme il n’en coûte rien pour faire des projets de voyage, j’en faisais beaucoup avec mes amis. Ce n’étaient pas les pays visités par tous les touristes que nous voulions voir ; J.-J. Ampère et moi nous voulions nous écarter des routes suivies par les Anglais ; aussi, après avoir passé rapidement à Florence, Rome et Naples, nous devions nous embarquer à Venise pour Trieste, et de là longer lentement la mer Adriatique jusqu’à Raguse. C’était bien le plan le plus original, le plus beau, le plus neuf, sauf la question d’argent !… En avisant au moyen de la résoudre, l’idée nous vint d’écrire d’avance notre voyage, de le vendre avantageusement, et d’employer nos bénéfices à reconnaître si nous nous étions trompés dans nos descriptions. Alors l’idée était neuve, mais malheureusement nous l’abandonnâmes. Dans ce projet qui nous amusa quelque temps, Ampère, qui sait toutes Les langues de l’Europe, m’avait chargé, je ne sais pourquoi, moi, ignorantissime, de recueillir les poésies originales des Illyriens. Pour me préparer, je lus le Voyage en Dalmatie de l’abbé Fortis, et une assez bonne statistique des anciennes provinces illyriennes, rédigée, je crois, par un chef de bureau du ministère des affaires étrangères. J’appris cinq à six mots de slave, et j’écrivis en une quinzaine de jours la collection de ballades que voici.

Cela fut mystérieusement imprimé à Strasbourg, avec notes et portrait de l’auteur. Mon secret fut bien gardé, et le succès fut immense.

Il est vrai qu’il ne s’en vendit guère qu’une douzaine d’exemplaires, et le cœur me saigne encore en pensant au pauvre éditeur qui fit les frais de cette mystification ; mais, si les Français ne me lurent point, les étrangers et des juges compétents me rendirent bien justice.

Deux mois après la publication de la Guzla, M. Bowring, auteur d’une anthologie slave, m’écrivit pour me demander les vers originaux que j’avais si bien traduits. Puis M. Gerhart, conseiller et docteur quelque part en Allemagne, m’envoya deux gros volumes de poésies slaves traduites en allemand, avec la Guzla traduite aussi, et en vers, ce qui lui avait été facile, disait-il dans sa préface, car sous ma prose il avait découvert le mètre des vers illyriques. Les Allemands découvrent bien des choses, on le sait, et celui-là me demandait encore des ballades pour faire un troisième volume.

Enfin M. Pouchkine a traduit en russe quelques-unes de mes historiettes, et cela peut se comparer à Gil Blas traduit en espagnol, et aux Lettres d’une religieuse portugaise, traduites en portugais.

Un si brillant succès ne me fit point tourner la tête. Fort du témoignage de MM. Bowring, Gerhart et Pouchkine, je pouvais me vanter d’avoir fait de la couleur locale ; mais le procédé était si simple, si facile, que j’en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que je pardonnai à Racine d’avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d’Euripide.

1840.
  1. Note de Wikisource : Cet avertissement a paru dans un recueil qui réunit la Chronique du règne de Charles IX, La Double méprise, La Guzla, œuvres de jeunesse de l’auteur.