La Guerre vue par les combattants allemands/02

LA GUERRE
VUE PAR
LES COMBATTANS ALLEMANDS

II[1]
LES DÉCEPTIONS ET LES AVEUX

Une première lecture des lettres du front écrites par les combattans allemands ou des souvenirs personnels publiés sous leur nom peut servir à se représenter sous quel aspect la guerre actuelle leur est d’abord apparue. Il faut examiner de plus près leurs témoignages pour y apercevoir les jugemens motivés qui peu à peu ont fait place dans leur esprit à leurs impressions du début, y découvrir les correctifs que l’expérience a apportés à leur optimisme initial, et y surprendre enfin le sourd travail de réflexion par lequel s’est progressivement modifiée en eux l’idée qu’ils se faisaient ou voulaient nous donner, soit de leurs adversaires, soit d’eux-mêmes.


I

Leur mépris affecté pour les Anglais, ces « soldats de parade, » attirés sous les drapeaux par l’appât de la solde, n’a pas tardé, à l’épreuve de la guerre, à se transformer chez eux en un involontaire respect. Ils commencent à se dire qu’ils auront affaire à de rudes adversaires lorsqu’ils examinent les premiers prisonniers dont ils avouent que l’ « impeccable tenue et la fière attitude » leur en « imposent fortement[2]. » Ce sentiment se renforce en eux quand la guerre de tranchées vient leur révéler toute la vertu de la ténacité britannique. Tandis qu’un soldat parle avec terreur de « la colossale précision du tir écossais, » un autre déclare qu’ « ils tiennent comme des murs et qu’il faut littéralement les jeter hors de leurs tranchées : dur travail pour les nôtres[3]. » Reinhardt écrit quelques jours après la prise de Lille : « Nous faisons chaque jour l’expérience que nous avons devant nous un adversaire d’une force de résistance sans égale, et que le feu le plus violent suffit à peine à ébranler. Nous ne gagnons de terrain qu’avec une lenteur infinie et chaque pouce doit en être payé au prix des plus lourds sacrifices. » Écœuré du « patriotisme à la Lissauer » et des violences verbales par lesquelles ses compatriotes cherchent à satisfaire leur haine, le même officier leur adresse cet avertissement prophétique : « On doit reconnaître qu’au point de vue militaire, de pareils adversaires sont dignes de la plus haute considération. Puissent les Allemands se persuader de l’infinie difficulté que présente la lutte contre eux, afin d’apprendre la patience[4] ! » Il n’est pas enfin jusqu’aux soldats de l’armée hindoue, « ces singes dont on voudrait faire des champions de la civilisation, » qui n’arrivent aussi à forcer l’estime de leurs ennemis. Au cours d’une attaque nocturne, ils arrivent sans être aperçus jusqu’aux tranchées allemandes, essuient une décharge à bout portant sans interrompre leur marche, et engagent avec les occupans une lutte corps à corps qui laisse à ceux-ci de terribles souvenirs. « Ces gueux de couleur ne sont pas à mépriser, « déclare un soldat, qui ne songe plus à railler leur aspect exotique[5].

A l’égard des Français, ce revirement d’opinion semble plus rapide encore ; en même temps qu’une satisfaction pour notre patriotisme, ce n’est pas une des moindres curiosités de cette enquête que d’en suivre les progrès. Si, au début, les hommes de troupe, grisés par la facilité apparente de leurs premiers succès, ont pu mettre en doute la force de résistance de leurs ennemis, ces illusions ne paraissent pas avoir été jamais partagées par le haut commandement. Sven Hedin, qui visite les Etats-majors au milieu de septembre, c’est-à-dire au lendemain de la Marne, y recueille partout les appréciations les plus élogieuses sur l’armée française et sur ses chefs. Au grand quartier général, il entend d’abord parler avec une particulière estime de ces hommes « qui vont à la mort sans sourciller et qui, sous le feu des mitrailleuses, tombent sans reculer d’un pas. » Un général de la Garde salue en eux, — suprême éloge dans sa bouche ! — « les dignes adversaires des premiers soldats du monde. » Quant à leur généralissime, « il n’y a sur lui qu’une voix dans toute l’armée allemande : c’est un grand, un génial chef d’armée. » En arrière du front enfin, les prisonniers et les blessés produisent l’impression la plus favorable sur ceux qui les gardent ou qui les soignent : les premiers par leur bonne tenue militaire, leur déférence sans obséquiosité envers les gradés, leur intelligence dans les interrogatoires qu’ils doivent subir ; les seconds par leur patience devant la douleur et leur charité envers leurs camarades plus dangereusement atteints[6].

Si flatteuses qu’elles paraissent, ces appréciations pourraient sembler suspectes en raison de leur source, si elles n’étaient confirmées par de nombreuses lettres où des soldats allemands expriment leur stupéfaction de découvrir chez leurs adversaires ces vertus de ténacité dont ils les croyaient dépourvus. Ce sont les durs combats livrés dès l’automne de 1914 autour de Verdun, dont la chute était escomptée dès cette époque, qui leur apportent cette révélation : « En aucun cas, écrit l’un d’eux, rendu modeste par les épreuves, on ne doit déprécier ses ennemis ; à plus forte raison s’il s’agit des Français. Ceux-ci combattent, autant du moins que j’ai eu affaire à eux, jusqu’à la dernière goutte de leur sang[7]. » Ce qui les rend particulièrement difficiles à forcer, c’est, non moins que leur bravoure, une habileté dans la fortification de campagne qui devient pour leurs adversaires un sujet non dissimulé d’émerveillement. Ils ont acquis une véritable « maîtrise » dans l’art de dissimuler leurs tranchées sous des revêtemens de feuillage et d’en interdire l’accès par des réseaux de fils de fer invisibles ou des dispositifs de flanquement meurtriers. A cet égard, les combattans allemands avouent à maintes reprises s’être formés à l’école de l’armée française[8].

Déconcertés par sa résistance, au moins se sont-ils longtemps complu à lui refuser ces qualités d’offensive dont ils croyaient avoir le monopole et que symbolisait à leurs yeux la pratique des attaques en masse. C’est là encore de leur part une illusion qui s’envole après les faciles succès du début. Dans l’Argonne, l’un d’eux avoue n’avoir pu voir sans émotion un régiment de zouaves, aligné comme à la parade, conduit par ses officiers agitant leurs képis, s’élancer à l’assaut au chant de la Marseillaise. Un soldat bavarois, à la suite d’un combat sanglant, reconnaît que ses adversaires « se sont battus comme des héros et qu’il n’avait jamais vu un pareil mépris de la mort. C’est qu’eux aussi luttent pour leur patrie[9] ! » La même note admirative se retrouve enfin sous la plume de Reinhardt, dont la batterie a eu en Champagne (janvier 1915) à subir le choc furieux de troupes d’infanterie française : « Quelles attaques ! s’écrie-t-il. Ils nous devenaient presque sympathiques, ces hommes sur lesquels nous étions forcés de tirer ! On les voyait, signalés par un scintillement de baïonnettes, sortir en masse de leurs tranchées, la plupart penchés vers le sol, d’autres au contraire se tenant tout droits, se porter en avant avec une telle hardiesse et un tel élan qu’à ce spectacle les observateurs allemands retenaient leur respiration ; » et, plus loin, l’auteur confesse n’avoir pu se défendre d’un serrement de cœur, à voir « ces braves entre les braves » fauchés par les shrapnells ou la mitraille[10]. Quel plus bel éloge dans la bouche d’un adversaire ?

Si les troupiers français déploient de si belles qualités militaires, c’est que leurs chefs leur donnent l’exemple. Dès le début de la guerre, Gottberg notait « la froide témérité et souvent la folle audace » des officiers de l’armée adverse. En Lorraine, par exemple, deux d’entre eux ayant réussi à s’emparer d’un automobile militaire allemand, endossent l’uniforme des chauffeurs et parcourent sous ce costume les lignes ennemies, d’où ils rapportent de précieux renseignemens. Plus loin, Gottberg rapporte, pour justifier la même remarque, un épisode peu connu de la bataille de l’Yser. Comme ses hommes venaient de passer ce fleuve et couvraient d’une nappe de feu la plaine qui les séparait du chemin de fer, ils virent avec stupéfaction un capitaine français s’avancer en automobile jusqu’à 400 mètres de leurs lignes, s’arrêter brusquement, et monter sur un arbre pour essayer de reconnaître leurs positions. Un coup de feu dirigé avec une précision inattendue vient l’abattre, ainsi que son compagnon, sur la chaussée où l’on retrouve le lendemain leurs cadavres. « Quelle belle et pure fin de héros pour deux braves ! » s’écrie Gottberg[11]. D’autres officiers se signalent par des traits de désespoir patriotique dignes de l’antiquité : tel, ce commandant du fort des Ayvelles qui se fait sauter la cervelle pour ne pas survivre à l’extrémité d’une capitulation devenue inévitable, depuis que les 420 ont écrasé les abris où s’était réfugiée sa garnison[12] !

Dans l’armée française elle-même, certaines armes ou certains corps ont laissé à ses adversaires des souvenirs particulièrement cuisans. C’est d’abord le cas de son artillerie, dont les effets, d’après Sven Hedin auraient été « simplement effroyables » sans la qualité défectueuse de ses munitions[13]. Elle a dû rapidement remédier à cette infériorité — même sans le secours des Américains[14]— car, dès le mois d’octobre, un aviateur hessois laisse échapper cet aveu dépouillé d’artifice : « Les Français ont vraisemblablement fait leur apprentissage, car leur artillerie de campagne est en général excellente et franchement supérieure à la nôtre[15]. » Et dans toutes les lettres du front l’on retrouve, avec exemples à l’appui, les mêmes exclamations sur la « précision fabuleuse » ou l’ « efficacité colossale » de ces canons si meurtriers, si prompts à se déplacer, si habiles à se dissimuler[16]. Leur supériorité de tir semble aux Allemands tellement irritante qu’ils veulent à toute force y trouver des raisons étrangères aux qualités du personnel ou du matériel. Tantôt les artilleurs français opéreraient sur un de leurs anciens champs d’exercice, qui se seraient alors singulièrement multipliés. Tantôt ils auraient été guidés dans leur tir, au moyen de signaux lumineux ou de téléphones souterrains, par les paysans restés dans les lignes allemandes, et dès lors passibles de sévères châtimens[17]. L’invraisemblance même de ces deux explications, partout reproduites comme un mot d’ordre, permet de mesurer la profondeur du sentiment de dépit qui les a inspirées.

Avec les artilleurs, les Alpins français semblent avoir été spécialement distingués par leurs ennemis. Toutes les fois qu’il est question d’eux, les épithètes de « troupes d’élite » (kerntruppen) ou de « meilleures troupes de France » alternent dans les récits allemands avec le surnom de « chats sauvages » (wildkatzen) que leur a mérité leur agilité. Ce qui les rend particulièrement redoutables et ce qui, dans les Vosges notamment, a contribué à les entourer d’une véritable légende, c’est leur habileté à grimpée sur les arbres, d’où, cachés dans le feuillage, ils dirigent sur les assaillans un feu plongeant, de la plus terrible précision. C’est ensuite la mobilité de leurs canons de montagne (Eselskanonen) qui, transportés à dos de mulet dans les positions les plus inaccessibles, projettent sur l’infanterie ennemie une pluie de projectiles et disparaissent avant même qu’il ait été possible de les repérer. Obsédés sans doute par le souvenir des fâcheuses expériences faites dans la lutte contre d’aussi rudes adversaires, les combattans allemands en arrivent à voir des Alpins partout où ils rencontrent une résistance particulièrement tenace[18].

Leurs sentimens d’admiration n’ont d’ailleurs rien d’exclusif ; il faudrait, pour être complet, pouvoir recueillir et citer les expressions laudatives qu’ils emploient pour parler des autres corps français avec lesquels la guerre les a mis en contact : les zouaves, les « bleuets » ou coloniaux, les aviateurs « qui n’ont pas froid aux yeux, » et même la cavalerie composée « de beaux gars selon le type prussien[19]. » Il suffit de ces quelques exemples pour montrer comment ils ont été amenés malgré eux à rendre hommage à des adversaires qu’ils affectaient au début de tenir pour négligeables. L’expérience de la guerre leur a-t-elle fait également apporter quelques retouches au portrait flatté qu’ils nous traçaient de leur propre armée ?


II

Ils nous donnent d’abord, sur les mobiles qui ont entraîné leur pays à la guerre, une version un peu différente de la thèse officielle, dont plusieurs d’entre eux s’étaient faits les interprètes. Une lettre d’étudiant, datée du début des hostilités, contient cette phrase suggestive : « Aujourd’hui comme auparavant, cette effusion de sang m’apparait comme une terrible énigme[20]. » Est-ce là le langage d’un homme assuré de défendre contre une injuste agression « ses biens les plus sacrés ? » D’autres parlent un langage plus clair : « Nous nous battons, écrit Kutscher, pour la domination universelle de la culture allemande, de l’esprit allemand, dont l’heure a sonné de nouveau : » pensée qu’un officier traduit sous une forme plus familière en reproduisant le vieux proverbe : « C’est au germanisme qu’il appartient d’assainir le monde (An deutschen Wesen soll die Welt genesen). » Encore ne s’agit-il ici que de conquêtes morales. D’autres déclarations trahissent des convoitises toutes matérielles. Quand un jeune marin salue la nouvelle de la guerre par cette exclamation : « Vive Guillaume II, Empereur de l’Europe ; » quand un soldat se déclare heureux et fier de prendre les armes « pour la plus grande Allemagne ; » quand un de ses camarades, cantonné près de Verdun, parle avec orgueil de cette terre qui a été allemande jusqu’à la Meuse et qui doit le redevenir ; quand un étudiant résume la portée de la guerre par ce cri : « En avant pour être puissance mondiale ! » il semble que ces divers témoignages nous entraînent bien loin de la légende d’une Allemagne pacifique, contrainte à la lutte par le souci de sa défense[21].

Après l’innocence de leur pays dans les responsabilités de la conflagration européenne, ce que les auteurs de mémoires militaires allemands semblent avoir le plus à cœur de proclamer, c’est la résolution avec laquelle il a accepté une guerre déclarée contre ses intentions, c’est son enthousiasme patriotique, sa haute tenue morale, sa confiance illimitée dans la valeur de son armée comme dans l’issue finale de la lutte. Sur ce point encore, on peut constater de singuliers écarts entre la réalité et la légende officielle. S’il est vrai d’abord que l’ardeur du patriotisme ne se mesure pas à l’exaltation du succès et que l’adversité seule permette d’en éprouver la trempe, l’invasion de la Prusse orientale au début des hostilités peut nous renseigner sur le degré de résistance morale des populations. Elle a offert à tous les témoins le spectacle de la plus honteuse panique et des scènes les plus pénibles pour leur amour-propre national. Elle a d’abord été facilitée par des actes de trahison que l’un d’eux déclare ne pouvoir rapporter sans que la rougeur lui monte au front. Près de Stallupönen, c’est un meunier qui fait des signaux aux Russes avec les ailes de son moulin, sur lesquelles on le trouve ensuite attaché et fusillé ; près de Gumbinnen, c’est un aubergiste qui pratique en leur faveur l’espionnage ou même un fonctionnaire qui reçoit d’eux 40 000 roubles pour prix de ses « services. » L’attitude générale de la population ajoute à l’effet produit par ces défaillances individuelles. A la première apparition des Cosaques dans les villages de la frontière, où ils se sont d’ailleurs bien comportés, les stations de chemin de fer sont assiégées par d’interminables caravanes de fuyards, assiégeant à coups de poing les trains dirigés vers l’intérieur ; certains d’entre eux profilent du désordre général pour piller les maisons abandonnées ou arracher leurs provisions de route a ceux qui en sont plus abondamment pourvus. A Kœnigsberg, protégée pourtant par de puissantes fortifications, des propriétaires prudens arborent déjà sur leurs maisons des drapeaux blancs, dans l’espoir de les voir épargnées par les envahisseurs. Symptôme plus grave : dans presque toutes les localités, les autorités et les notables ont donné l’exemple de la fuite, abandonnant à elles-mêmes des populations auxquelles leur départ enlève tout ressort moral[22]. Cette attitude est-elle d’un peuple qui se proclame supérieur à tous les revers et cuirassé contre toutes les faiblesses ?

Cette épreuve passagère une fois traversée, a-t-il retrouvé au moins cet équilibre moral dont il se plaît à revendiquer le monopole ? On pourrait en doutera voir avec quelle insistance Ganghofer ne cesse de dénoncer chez ses compatriotes cette « impatience nerveuse (nervöse Ungeduld), qui trop souvent s’égare en bavardages dépourvus de sens, ou en jugemens malveillans et injustes sur l’armée et ses chefs. » Ce n’est pas une fois, mais vingt fois que de pareilles expressions reviennent sous la plume de cet écrivain[23]. — Une autre preuve de l’inconsistance de l’opinion, c’est sa facilité à admettre sans contrôle les nouvelles les plus invraisemblables. C’est devenu chez les combattans allemands un lieu commun que de railler les fanfaronnades qui remplissent les colonnes des gazettes françaises ou belges. « On ne pourrait se les imaginer, écrit l’un d’eux, si l’on ne les avait lues de ses yeux[24]. » Mais que dire alors de leurs propres journaux ? Le texte en apparaît à Kutscher tellement « truqué et censuré » que la lecture lui en inspire un insurmontable dégoût et porte sur les nerfs de ses compagnons d’armes : « Se voir arrêter et canarder sans merci devant Reims, avoir chaque jour une attaque à repousser et lire ensuite en caractères gras, dans les feuilles publiques, que Reims est tombée sans combat et qu’on y a fait un gros butin, c’est là me demander plus que je n’en puis supporter[25]. »

Plus fantastiques encore sont les nouvelles qui, sans avoir été recueillies par les journaux, trouvent du crédit dans les rangs de l’armée : passage et arrestation en Allemagne d’automobiles françaises transportant en Russie des milliards en or ; déclarations de guerre successives de l’Italie à la France, de la Suède à la Russie et des États-Unis à l’Angleterre ; capture de 55 000 Français avec 105 canons à la bataille de l’Ourcq ; suicide du général von Emmich, auquel l’Empereur aurait âprement reproché les lourdes pertes subies par son corps d’armée : tels sont les bruits divers dont Kutscher se fait l’écho. D’autres sont plus absurdes encore : un soldat explique les difficultés rencontrées dans la guerre des Vosges par les travaux de fortification que les Français auraient opérés en pleine paix en territoire allemand, sur des terrains de chasse loués par leurs Officiers[26] ! La faveur que rencontrent ces légendes révèle chez ceux qui les acceptent une confiance bien limitée dans l’avenir, car une nation qui se sent si sûre de la réalité n’éprouve pas le besoin de se repaitre de pareilles chimères. A passer en revue ces symptômes multipliés d’un même malaise moral, l’on voit peu à peu le peuple allemand descendre de ce piédestal d’héroïsme où il lui plaisait de se hausser et l’on ne peut s’empêcher de trouver une part de vérité dans cette boutade d’un grincheux qu’on félicitait de vivre dans une « grande époque. » « Grande époque ! Je ne vois autour de moi que petitesse, soif du gain et labeur de l’effort[27] ! »

Plus encore que ceux de la population civile, les mérites de l’armée allemande ont été exaltés à l’envi par ceux qui ont pris part à ses luttes. Ils la représentent comme sans rivale par son organisation matérielle et son excellent esprit. Les éloges dithyrambiques qui lui ont été adressés ne comportent-ils pas quelques réserves ? On aurait sans doute mauvaise grâce à ne pas lui reconnaître cette perfection de préparation technique qui constitue sa supériorité la plus incontestée. Il est pourtant permis de faire remarquer que, de l’aveu même des intéressés, le fonctionnement de divers services (notamment la poste de campagne et le ravitaillement) a laissé beaucoup à désirer ; que certains corps se sont vus parfois menacés de famine, n’étant pas suivis par leurs cuisines roulantes ; que d’autres, n’en ayant pas reçu, ont dû en improviser avec des chaudrons pris aux paysans ; qu’enfin les artilleurs, si fiers de leur réputation, ont parfois écrasé de leurs feux leur propre infanterie. Il vaut mieux mettre ces insuffisances matérielles sur le compte des embarras inséparables d’une rapide entrée en campagne et s’attacher à rechercher si l’état moral de l’armée s’est toujours, comme on voudrait nous le faire croire, maintenu égal à lui-même, à une hauteur où il défiait toutes les surprises. Ce qui frappe au contraire quand on en suit l’évolution, c’est une instabilité continuelle, marquée par de fréquentes alternatives d’exaltation et de découragement, et très éloignée de cet imperturbable optimisme qui aurait fait la force principale des troupes allemandes[28] .

Tout au début, la nouvelle de la guerre inspire à leurs divers élémens des sentimens assez contradictoires. Si elle allume des éclairs dans l’œil des officiers de carrière, elle arrache des larmes à beaucoup de réservistes, plus préoccupés de leurs familles que de la gloire qui les attend. Et si, plus tard, le transport des troupes à la frontière se transforme en voyage triomphal, l’abondance des boissons qui leur sont distribuées entre pour beaucoup, de l’aveu même d’un officier, dans l’enthousiasme qu’elles éprouvent ou qu’elles soulèvent[29].

Les pertes terribles qu’elles supportent dans les premiers combats livrés sous Liège apportent un premier correctif à leur exaltation ; mais bientôt la rapidité inespérée de leur marche en pays ennemi et l’ivresse de la victoire chèrement achetée de Charleroi ouvrent à leur imagination des perspectives illimitées, leur inspirent des illusions tout à fait disproportionnées à la valeur des premiers succès obtenus. Au corps d’armée saxon, on annonce coup sur coup, dès le 26 août, la chute de Belfort, la prise de six forts de Paris, une grande bataille navale devant Héligoland, un armistice avec la Russie réduite à composition. Les Français paraissant incapables d’une plus longue résistance, on ne s’occupe plus que de supputer, en l’élevant chaque jour davantage, le chiffre de l’indemnité de guerre à leur réclamer : « Aucun homme parmi nous, écrit Marschner, n’avait le moindre doute que les cloches de la paix ne dussent sonner dans deux semaines, ou dans trois tout au plus[30]. » De la frontière de Lorraine, un soldat brunswickois invite (24 août) sa femme au « bal de la victoire » qui doit avoir lieu dans quatorze jours à Versailles ; et les vieux landwehriens eux-mêmes se lamentent de manquer peut-être cette fête. Dans le régiment de Kutscher, on annonce dès le 2 septembre la conclusion de préliminaires de paix, la France offrant 12 milliards et demi et l’Allemagne en réclamant 25 ; les officiers discutent entre eux s’ils choisiront la mer ou la montagne pour aller se reposer de leurs fatigues[31].

On sait de quelle hauteur la bataille de la Marne fit tomber ces présomptueuses espérances. Quelle impression produisit-elle sur ceux qui en supportèrent le plus directement le contrecoup ? La vigilance de la censure ne nous a laissé pour éclaircir ce point que de bien rares témoignages, mais l’un d’eux est singulièrement révélateur. C’est celui de Marschner, dont le corps, après s’être avancé à marches forcées jusqu’au camp de Mailly, doit rétrograder le 10 septembre avec toute l’armée, sous le regard railleur des habitans de Châlons. Bien que ses camarades et lui ignorent encore les causes d’une retraite qui leur a été représentée comme une manœuvre stratégique, il avoue qu’elle exerce sur eux une influence « déprimante » et que, sous la pluie battante, ils cheminent la tête baissée, « comme les grenadiers de Heine. » Quand enfin ils s’arrêtent près de Prosnes, avec quels sentimens accueillent-ils l’ordre de se retrancher et de tenir ? « Nous nous regardions en riant d’un air entendu, et nous étions persuadés que la matinée suivante, si ce n’est le soir même, nous serions forcés d’évacuer la position[32]. » Il a donc suffi d’un recul de deux jours pour détendre le ressort moral de l’armée et ébranler cette belle confiance qui faisait son orgueil. N’est-ce pas là un présage favorable pour le jour où de nouveaux revers contraindront les Allemands à reprendre le mouvement de retraite interrompu en septembre 1914 ?

Après la bataille de l’Aisne, où ils se voient réduits à se défendre, l’occupation de la Belgique occidentale, au cours d’une randonnée qu’un de leurs officiers qualifie d’ « idyllique, » et bientôt après la prise rapide d’Anvers, la place forte la plus réputée de l’Europe, viennent provoquer en eux un nouvel accès de mégalomanie imaginative : « Hourrah pour la grande Allemagne ! s’écrie alors un soldat de l’armée de siège. Nous allons conquérir le monde ! » D’autres se voient déjà en route pour l’Angleterre et à la veille de faire à Londres une entrée triomphale[33]. Leurs rêves de conquête devaient s’évanouir sur les bords de l’Yser.

A partir de ce moment, les fronts sont fixés pour longtemps et les troupes, n’ayant plus à exercer que l’héroïsme de la patience, éprouvent une désillusion qu’expriment les lignes suivantes, datées de l’Argonne et rendues presque prophétiques par de récens événemens : « L’espérance d’une fin rapide de la guerre est complètement disparue en nous. Verdun représente un puissant obstacle sur notre chemin et nous coûtera encore bien des sacrifices[34]. » Pour terminer la guerre, on ne compte plus que sur la lassitude et la « nervosité » proverbiale des Français ; pour tromper l’impatience de la paix, on s’évertue à en deviner la date, fixée d’abord au mois d’octobre, puis reculée à Noël, sur la foi des assurances formelles données par le général von Emmich à ses soldats. L’échéance de février, la plus lointaine que Kutscher eût jamais envisagée, étant passée sans amener le résultat désiré, on se rabat sur la prophétie de Ganghofer, pour lequel la guerre ne dépassera pas le onzième mois, tout au plus le douzième[35]. La persistance de cette préoccupation, jointe à des plaintes multipliées sur la durée de la lutte, montre que si la discipline reste sans atteinte et le courage sans défaillance, l’élan initial est depuis longtemps brisé. Ces déceptions, sans cesse renouvelées et d’autant plus pénibles qu’elles succédaient à de plus larges espoirs, permettent de mesurer l’usure morale qui affaiblit peu à peu la valeur offensive de l’armée allemande. Son usure matérielle est plus sensible encore et pourrait être précisée par les chiffres de pertes que certains combattans ont cités pour les corps dont ils faisaient partie.


III

Le dépouillement de ces correspondances et souvenirs de guerre soulève une question qui s’impose d’elle-même au lecteur et le poursuit parfois comme une obsession. Y trouvera-t-il des traces de tous les excès dont se sont rendues coupables les troupes allemandes, surtout au début de la campagne ? Il ne doit pas s’attendre sans doute à y recueillir des confessions analogues à celles dont le secret a été arraché à des « carnets de route » récemment publiés ; mais telle est la force de la vérité qu’il y découvrira du moins des aveux involontaires, assez nombreux et assez accusateurs pour fournir les élémens d’un réquisitoire accablant contre les procédés de l’armée d’invasion.

Elle a d’abord été accusée et elle a voulu se défendre de tout piller sur son passage. « Par principe, déclare gravement Hoecke, l’armée allemande ignore le pillage. » Comment expliquer alors l’état de désolation des localités où elle a passé ? Un soldat déclare qu’elles « ressemblent à un désert, » un autre qu’elles « présentent le même aspect que si une bande de brigands y avait séjourné. » Un troisième, plus sensible que ses camarades, avoue que ce spectacle lui donne envie de pleurer[36]. Tous, d’ailleurs, excusent ces dévastations par les nécessités de la guerre ; et comme l’hypocrisie germanique ne perd jamais ses droits, quelques-uns en rejettent la responsabilité sur les paysans français eux-mêmes, qui auraient profité du départ des propriétaires aisés pour vider leurs maisons : le caractère odieux de cette insinuation, reproduite pourtant par un général, n’en fait que mieux ressortir la puérile invraisemblance[37].

Dans les habitations mises à sac, tout n’a pu être anéanti par rage de destruction. Bien des objets de prix n’ont-ils pas été emportés par des soldats ou même des gradés peu scrupuleux ? Pour protester contre cette injurieuse hypothèse, nous n’avons que cette affirmation tranchante de Sven Hedin : « Où un officier allemand a logé, il ne manque pas une tête d’épingle[38]. » Avant de l’accepter, il faudrait prier l’auteur de se mettre d’accord avec Ganghofer, qui, pour rassurer l’Allemagne sur le sort de ses guerriers en campagne, fait une description enthousiaste du confortable trouvé dans le gourbi d’un capitaine d’artillerie. Petite table, fauteuils rococo, sofa de boudoir, rien n’y manque. Et comme le détenteur de ces objets de luxe ne les a pas apportés dans sa cantine, force est de croire qu’il a dû faire d’autres emprunts qu’une « tête d’épingle » aux logis où il a passé. Ailleurs, un officier de réserve détaille, dans une lettre à ses enfans, les tentures de soie, les tapis persans, les pendules de prix et même les photographies de famille qui font l’ornement de son installation dans la tranchée ; il avoue avoir pris le tout dans un château voisin, mais en laissant sur la table un reçu pour le propriétaire absent : manière de libérer sa conscience qui a de quoi faire sourire tout autre lecteur qu’un Allemand[39]. La cause paraît d’ailleurs entendue quand on lit dans les lettres du front des phrases comme celle-ci : « On fouille les maisons et l’on réquisitionne, comme on dit, tout ce qui y reste. En bon allemand, cela s’appelle voler ; mais, que ce soit agréable ou non au propriétaire, nous n’en avons cure[40]. »

Si dégradantes que nous paraissent ces habitudes de rapine, elles ont fait moins de tort encore à l’armée allemande que ses multiples atrocités : incendies de villages sans nécessité militaire ou exécutions de civils inoffensifs. La réalité même de ces attentats au droit des gens étant impossible à contester, leurs auteurs se sont bornés, soit à tenter de les excuser, soit à les laisser deviner par de troublantes réticences comme celles-ci : « Je ne peux et ne dois pas vous donner de détails plus circonstanciés : on ne me croirait pas ; tout cela est si terriblement triste que je cherche à y penser le moins possible[41] » — Leurs récits présentent d’ailleurs une terrifiante monotonie, et celui de Marschner, le plus saisissant de tous, peut être cité comme type de tous les autres. Son régiment avait traversé toute la Belgique du Nord, très correctement accueilli par la population. Tout change à partir de Spontin, livré entièrement aux flammes parce que des coups de feu partis des maisons auraient coûté la vie à trois soldats allemands. Quand Marschner traverse le village, les hommes sont fusillés en tas dans un parc, tandis que leurs femmes, parquées avec leurs enfans dans une prairie voisine, entendent, muettes de terreur, le bruit des détonations. A partir de ce moment, l’obsession des « francs-tireurs » se tourne, chez les soldats allemands, en folie de carnage et de destruction. Pendant les cinq jours et les cinq nuits que dure la marche forcée de son régiment à travers la Belgique méridionale, Marschner voit, aussi loin qu’il porte la vue, les villages s’allumer comme des torches et se transformer en immenses brasiers, dont l’ensemble donne l’impression d’une mer de flammes. On lui saurait gré d’éprouver quelque émotion à la vue de ces scènes de cauchemar : elles ne lui inspirent que le désir de retrouver le leitmotiv du dernier acte de la Walkyrie, alors que l’héroïne meurt au milieu de colonnes de feu. — Ce trait de sensibilité germanique rappelle celui de cet étudiant qui, pénétrant dans le château « horriblement dévasté » de Blamont, ne peut réprimer d’abord un frisson d’épouvante, mais se console en découvrant une partition intacte de Tristan et Yseult et déclare avoir passé des « heures inoubliables » en jouant au piano ce « chant de l’amour allemand[42] ! »

Dans d’autres récits, analogues pour le fond à celui de Marschner, quelques détails particulièrement atroces ajoutent encore à l’impression d’hallucinante horreur qui s’en dégage. Ici, ce sont des villages dont la traversée a été rendue impossible par l’odeur de chair brûlée qu’ils exhalent ; là, les rues sont obstruées par des cadavres d’habitans, dont le sang coule en ruisseaux sur les bords et parmi lesquels on remarque des femmes ou des enfans de quinze ans ; ailleurs, c’est une ferme dans laquelle un soldat trouve une femme à l’air égaré, serrant sur son sein le plus jeune de ses quatre enfans, et n’ayant même plus la force de pleurer son mari étendu sur le seuil, la poitrine trouée d’une balle[43]. On se lasse plus vite de lire le récit de ces cruautés que leurs auteurs ne semblent avoir éprouvé d’embarras a les avouer ; et l’on se demande par quelle aberration d’esprit ils auraient évité de les taire, s’ils n’avaient pour les justifier d’impérieuses raisons.

Ces raisons, toujours brièvement présentées d’ailleurs, se réduisent à une seule : d’après eux leurs rigueurs n’auraient été que des représailles contre les villages d’où l’on aurait tiré sur leurs troupes. L’examen le plus superficiel de leurs témoignages suffit à montrer la pauvreté de ce système de défense. Tout d’abord, leurs accusations contre la population civile sont presque toujours indirectes et présentées sous cette forme dubitative : « On nous dit, » ou « d’après ce qu’on nous raconte ici. » Quelques-unes sont franchement invraisemblables, telles que celle qui représente les femmes de Liège comme déversant sur les soldats allemands des torrens d’huile bouillante. Presque toutes demeurent d’une fâcheuse imprécision. Les coups de feu tirés sur les envahisseurs ont pu l’être, soit par des réguliers de l’armée adverse, soit même par un de leurs propres soldats déchargeant son fusil par mégarde : le fait s’est produit à Mulhouse et a failli amener des exécutions en masse. A admettre même avec toutes ces conséquences la thèse allemande, à supposer que des civils aient pris part à la lutte et qu’ils n’aient pas le droit d’être traités en combattans, la disproportion paraîtrait en tous cas monstrueuse entre les effets de leur intervention et la rigueur de leur châtiment[44]. D’une part, Gottberg remarque que la maladresse des tireurs ou la mobilité du but rendait le plus souvent inoffensifs les coups de feu essuyés, à leur entrée dans certains villages, par les avant-gardes cyclistes de son régiment. D’autre part, un soldat silésien, racontant son entrée dans un village, à la suite d’un combat victorieux, nous fait cet aveu édifiant : « Un coup part d’une maison : c’est le signal pour tout incendier. Ce n’est pas long : on brise les fenêtres des habitations, l’on jette à l’intérieur un torchon de paille allumé, l’on ajoute du bois et l’on n’a plus qu’à attendre. Nous avons de cette manière fait flamber encore quatre autres villages. Le soir, c’était comme une mer de flammes[45] ! » Ainsi cinq villages anéantis pour un seul coup de fusil, tiré probablement par un traînard ! Est-il un exemple plus typique pour montrer que ces abominables cruautés n’avaient en réalité pour objet que de satisfaire une instinctive rage de destruction ou de terroriser des populations inoffensives ?

Ce qui tendrait à le prouver, c’est que la pratique en a longtemps survécu à l’exaltation de la lutte. Après la fin des combats livrés sous Liège, des patrouilles sont envoyées dans les villages environnans pour forcer les habitans à livrer, sous peine de mort, les armes qu’ils pourraient conserver dans leurs demeures. L’intrépide Hoecke avoue sans honte avoir fait fusiller ainsi, sous les yeux de ses parens, un adolescent coupable d’avoir été trouvé porteur d’un pistolet. A la fin de septembre, un mois après l’incendie de Louvain, il est encore défendu aux habitans de la ville de sortir après huit heures du soir : « Quiconque se laisse voir dehors après cette heure est aussitôt fusillé. » A la fin d’octobre, on jette dans une fosse qu’il a dû creuser lui-même le cadavre d’un jeune Belge soupçonné d’avoir « cherché à endommager » les communications télégraphiques. La population vit sous la terreur de si continuelles menaces qu’à Liège un soldat voit deux petits enfans agiter un drapeau blanc pour pouvoir traverser la rue sans être fusillés et que plus tard, lors de la marche à travers la Belgique occidentale, des femmes offriront leurs bijoux aux troupes d’invasion pour avoir la vie sauve[46]. Gottberg, qui rapporte le fait, se scandalise fort de ces marques de défiance envers des guerriers qui ne sont pas des Barbares : son étonnement ne témoigne que de son inconscience.


IV

Avant de fermer les recueils où il a trouvé les élémens de cette enquête, le lecteur français est naturellement amené à se poser une question qui se présente à lui avec le caractère de la plus passionnante actualité. Quelle a été l’attitude des populations alsaciennes-lorraines dans la grande lutte dont leur pays était l’enjeu ? Les autorités allemandes ont affecté, au moins au début, de célébrer la fidélité de leur patriotisme germanique. Que faut-il penser de cette assertion intéressée ?

Les témoignages des combattans répondent d’eux-mêmes aux assurances officielles. Lorsque Gottberg arrive avec son détachement aux environs de Faulquemont, il est frappé de la mauvaise volonté des habitans et de leur répugnance à fournir de l’eau à ses soldats altérés[47]. Il déclare même avoir rencontré à cet égard plus de complaisance de l’autre côté de la frontière française. Encore ne s’en étonne-t-il pas trop, ayant auparavant séjourné dans le Reichsland. Mais un soldat saxon venu en droite ligne de Chemnitz, au milieu des acclamations, se déclare tout surpris de n’avoir plus trouvé autour de lui, à partir de Sarrebrück, qu’un silence de mort, des regards chargés de haine, et comme la révélation d’un monde nouveau : « Mais ce ne sont pas là des Allemands, s’écrie-t-il naïvement, ce sont des ennemis ! » — Les jours suivans, le bruit court dans son régiment que, dans plusieurs villages lorrains, des coups de feu tirés sur la troupe ont nécessité des représailles : « Même la destruction de maisons anéanties avec tout leur contenu ne suffit point à ramener ces fanatiques à la raison. Des jeunes gens et des jeunes filles se félicitent d’avoir échappé aux bourreaux (c’est ainsi qu’on nous appelle). Ici l’on doit se faire un cœur d’airain. Nous procédons avec rigueur : l’on fusille quiconque se rend suspect, l’on arrête celui qui parle français et on le fusille aussi s’il fait mine de résister. Ç’a été pour moi une véritable satisfaction que de pouvoir descendre deux francs-tireurs près de Saint-Privat. » En admettant même que l’imagination du peintre ait ajouté quelques touches à ce tableau poussé au noir, son témoignage ne laisse guère de doutes sur les vrais sentimens des Lorrains.

L’Alsace a-t-elle offert au patriotisme germanique des spectacles plus consolans ? Un landwehrien wurtembergeois, transporté par la voie ferrée d’Heilbronn à Neuf-Brisach, raconte comment il a cru entrer en terre ennemie lors de l’étape que son régiment franchit ensuite à pied en terre alsacienne : pas un cri de sympathie sur le passage de la troupe, aucune réponse à la question obligée : avez-vous vu les Français ? Parfois même des rebuffades de la part des paysannes. C’est à Colmar, où réside une forte colonie allemande, que les soldats retrouvent la sensation de vivre dans leur propre pays. Tout au contraire, les Français ont été, lors de leur première entrée à Mulhouse, accueillis par des cris de « Vive la France ! » et couverts de fleurs. Après leur retraite, leurs traînards ont reçu un asile chez des civils, notamment chez des ecclésiastiques, qui ont favorisé leur fuite. Plus tard enfin, lors de la poursuite, toutes les fois que des soldats allemands demandent leur chemin à un paysan alsacien, ils se voient infailliblement indiquer la route qui les fera tomber dans une embuscade ennemie. Comment s’en étonner d’ailleurs dans un pays où, de l’aveu de l’un d’eux, « les expressions usuelles, les mœurs et les coutumes sont restées françaises[48] ? »

Ils semblent d’ailleurs avoir d’autant moins sujet de se scandaliser de cet état de choses qu’eux-mêmes nous en donnent les raisons en même temps qu’ils en notent les manifestations. Hans Bartsch, rencontrant un Alsacien aisé en chemin de fer, cherche à exercer sur lui son ardeur de propagande pangermaniste, et se met à lui vanter les mérites de l’administration allemande, « si supérieure par sa profonde moralité au régime parlementaire français. » « Qu’ils nous administrent tant qu’ils veulent, répond tout doucement l’Alsacien, mais qu’ils ne nous rudoient pas. » cette repartie laconique trouve son commentaire le plus expressif dans une petite histoire, racontée sans nul embarras par un soldat qui s’en croit le héros. Assistant en Alsace au passage d’un train de prisonniers français, il voit une toute jeune fille offrira l’un d’eux une friandise. Il la lui arrache des mains, punit son inconvenance par un soufflet retentissant et y ajoute une mercuriale publique et bien sentie, renouvelée ensuite à la mère de l’enfant. Loin de rougir de ce mouvement de brutalité, il s’enorgueillit d’avoir inauguré une nouvelle méthode de ce qu’il appelle « l’éducation populaire en pays-frontière » (Grenz-Volkserziehung)[49]. Sans qu’il s’en doutât peut-être, son geste symbolisait l’esprit et expliquait l’échec de toute une politique.

Ajouté à tant d’autres, ce trait peut servir à compléter la physionomie morale des paladins de l’Allemagne moderne et permet en même temps de préciser par un dernier exemple le genre d’intérêt que présente pour nous le dépouillement de leurs souvenirs et de leurs lettres du front. Si la lecture en semble en maintes rencontres pénible, elle ne cesse pas d’être instructive et elle devient même parfois, lorsqu’on la poursuit jusqu’au bout et jusqu’au fond, plus réconfortante qu’on ne se le serait imaginé. L’on ne tarde pas à y discerner certaines vérités qu’aucune censure au monde n’est assez forte ni assez habile pour étouffer. L’on y découvre sans peine, sous les prétentions qui y apparaissent d’abord, des aveux ou même des réticences par lesquelles se trahissent les véritables sentimens des combattans allemands, les crimes qui ont souillé leurs armes, les faiblesses morales qui condamnent leurs premiers succès a rester sans lendemain. C’est en ce sens que leurs témoignages, destinés à devenir précieux pour les historiens futurs, ne le sont pas moins pour les témoins de la guerre actuelle ; si les uns doivent y trouver un jour des raisons de comprendre, les autres peuvent en retirer dès maintenant des motifs d’espérer.


ALBERT PINGAUD.,

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Hoecke, p. 10 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, p. 99.
  3. Thümmler, XXVII, pp. 38 et 32 et XVIII, p. 23.
  4. Reinhardt, pp. 33-34 et 44-45.
  5. Thümmler, XVIII, pp. 29-30 et XV, p. 19.
  6. Sven Hedin, pp. 31, 44, 64, 94, 109, 122, 258, 414, 449.
  7. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 212.
  8. Hoecke, pp. 139, 162 ; Thümmler, XIII. pp. 24-27 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, pp. 85, 104, 106, 108, 135, 198 ; Kutscher, pp. 61, 173 ; Wiese, p. 209.
  9. Thümmler, XXIII, p. 18.
  10. Reinhardt, p. 72.
  11. Gottberg, pp. 49 et 123.
  12. Ganghofer, p. 94 ; Thümmler, VIII, p. 8.
  13. Sven Hedin, p. 244.
  14. Kutscher, p. 238.
  15. Wiese, p. 168.
  16. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, pp. 22, 43, 186, 202 ; Thümmler, VIII, p. 8 et XIX, p. 20 ; von Moser, pp. 36 et 38.
  17. Marschner, p. 60 ; Kutscher, p. 69 ; Thümmler, p. 38 ; Ganghofer, p. 203.
  18. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, pp. 120, 143, 159 ; Wiese, pp. 12, 39, 115 ; Thümmler, XV, p. 25 et XXVIII, p. 13.
  19. Thümmler, pp. 11, 30 et XXX, p. 7 ; Krack, p. 177.
  20. Witkop, p. 64.
  21. Kutscher, VIII, p. 21 ; Wiese, pp. 163, 251 ; Thümmler, II, p. 28 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 224 ; Witkop, p. 104.
  22. Thümmler, I, p. 10, III, p. 21, VI, pp. 27-28, X, pp. 18-19 ; Wiese, pp. 126-129 ; Was ich in mehr als 80 Schlachten erleble, pp. 19, 61, 82.
  23. Ganghofer, pp. 82-84, 102, 113, 131, 136, 138, 172, 207.
  24. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 100.
  25. Kutscher, p. 138 ; Cf. pp. 130, 146, 182, 219.
  26. Kutscher, pp. 6, 15, 16, 17, 42, 81, 111 ; Thümmler, V, p. 26 et VI, p. 8.
  27. Reinhardt, p. 95.
  28. Gottberg, pp, 24, 48, 59 ; Hoecke, p.43 ; Marschner, pp. 23, 63 ; Rutscher, p. 74.
  29. Gottberg, pp. 13-14 ; Krack, p. 12.
  30. Marschner, p. 25 seq.
  31. Thümmler, II, pp. 22, et V, p. 25 ; Kutscher, pp. 76, 80, 82.
  32. Marschner, pp. 66-71 ; Cf. Kutscher, pp. 88, 92, 97.
  33. Gottberg, p. 62 ; Wiese, p. 226 ; Krack, p. 43 ; Thümmler, XII, p. 26 ; De deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, pp. 197, 255.
  34. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 280.
  35. Thümmler, XIII, pp. 13-15, XV, p. 24, XIX, p. 27, XXVII, p. 12, XXVIII, p. 13 ; Wiese, pp. 112, 160-164 ; Krack, pp 178-179 ; Kutscher, pp. 69, 80, 179, 192, 419 ; Reinhardt, p. 78 ; Ganghofer, p. 14.
  36. Hoecke, p. 117 ; Wiese, p. 154 ; Thümmler, IX, p. 27, XIV, p. 3, et XIX, p. 5.
  37. Von Moser, p. 87 ; Gottberg, pp. 23 et 99 ; Hoecke, p, 40 ; Kutscher, p. 192.
  38. Sven Hedin, pp. 237 et 499-500.
  39. Ganghorer, p. 121 : Thümmler, XII, pp. 3-5. Ailleurs (Thümmler, VII, p. 6), un soldat dénonce comme un scandale sans précédent la conduite des Russes, qui, lors de l’invasion de la Prusse orientale, ont emporté des objets mobiliers dans leurs tranchées.
  40. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, p. 106.
  41. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, pp. 143 et 179.
  42. Marschner, pp. 12-25 ; Witkop, pp. 14-15.
  43. Krack. pp. 23, 32 ; Wiese, pp. 118-119 ; Kutscher, pp.45-47, 60 ; Der deutsche Krieq in Feldpostbriefen, IV, pp. 36, 69-70, 185, 228 ; Thümmler, II, p. 14, III, p. 24 ; VI, p. 12, XXVII, p. 29.
  44. Thümmler, I, p. 26, VI, p. 22 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, pp. 26 106, 154.
  45. Gottberg, p. 60-67 ; Thümmler, V, p. 12.
  46. Hoecke, pp. 26, 47 ; Gottberg, pp. 68-70 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, pp. 71, 156 ; Thümmler, I, p. 7, XIII, p. 15.
  47. Gottberg, pp. 28-31 ; Thümmler, III, pp. 4, 5.
  48. Thümmler, III, p. 9 et VI, p. 9 ; Krack, pp. 50-51.
  49. Bartsch, p. 266 ; Thümmler, VI, p. 9.