La Guerre vue par les écrivains anglais

La Guerre vue par les écrivains anglais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 302-330).
LA
GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS

BERNARD SHAW — G. K. CHESTERTON
H. G. WELLS — R. KIPLING — JOHN GALSWORTHY

La guerre a banni le dilettantisme. Elle rend les lecteurs forcément utilitaires et les empêche de porter à la littérature une attention désintéressée. Nous tournons-nous vers les hommes de lettres, ce n’est guère pour jouir de leur originalité ou par curiosité de leur manière. A eux comme au premier venu, à celui qui entre dans notre maison ou que nous croisons dans la rue, — comme à toute chose aussi, à la pluie qui tombe, au vent qui souffle, — notre esprit pose la même question : « Que peux-tu, que vaux-tu pour cette guerre ? »

Si donc nous allons vers les écrivains anglais, vers certains de ceux qui sont les plus fameux dans leur pays, les plus popularisés chez nous, ce sera moins afin de mesurer leur talent que dans l’espoir d’apprendre d’eux quelles forces morales recèle la Grande-Bretagne pour assurer la victoire. Et il semble qu’à les choisir dans la diversité des partis et des opinions, l’un belliqueux, l’autre pacifiste, celui-ci socialiste et celui-là conservateur, il y ait chance d’obtenir une assez large réponse à l’obsédante question.

Mais il ne faudra pas nous étonner si cette réponse à notre interrogation anxieuse nous est parfois donnée sur le ton de la plaisanterie, ni croire qu’elle soit moins décisive, pour être exempte de notre angoisse. Les preuves de la détermination anglaise sont aujourd’hui trop manifestes pour que nous nous laissions inquiéter par la persistance d’une liberté d’opinions dont nous autres avons fait momentanément le sacrifice et d’une verve amusée d’elle-même qui ne nous est plus possible. A passer de France en Angleterre, on ne sort pas de la guerre, mais on s’éloigne néanmoins du canon. Certes, l’Angleterre est de toutes les nations belligérantes celle qui, depuis août 1914, a subi, ou plutôt opéré délibérément la plus profonde révolution intérieure. Elle est allée en dix-huit mois jusqu’à la conscription détestée, et nul autre peuple, pour répondre aux exigences de la guerre, n’a fait un bond pareil dans l’inconnu, n’a creusé un abîme aussi vaste entre son passé et son avenir. C’est assez dire qu’elle a au fond de sa conscience la pleine perception de la gravité de l’heure. Mais elle demeure malgré tout, — malgré avions et zeppelins, — une île. Elle peut conserver ce qui nous semble un air de détachement. Elle n’offre pas au visiteur le spectacle de cette unanime intensité qui frappe chez nous. Les sacrifices déjà consentis, si grands qu’ils soient, n’ont pas assombri d’un crêpe le caractère national. La question de vie ou de mort ne s’y pose point avec la même cruelle netteté qu’en France. L’ennemi n’y apparaît pas comme ce monstre formidable que nous avons vu se ruer sur Paris, et dont la première défaite a pris pour nous je ne sais quel air miraculeux. C’est en vain que l’Allemagne a crié à l’Angleterre sa haine, lui a craché à la face un hymne corrosif « comme un jet de vitriol, » pour reprendre la forte expression d’Emile Hovelaque. L’Angleterre ne s’en est pas épouvantée, peut-être pas assez épouvantée. Elle y a surtout répondu par de l’humour, — un peu comme dans la fable la lime répond au serpent qui veut l’entamer et qui s’y brisera les dents.

De là, surtout au début, une bonne humeur qui nous confondait, nous qui avions senti le couteau sur notre gorge. Tour à tour, c’était jovial, badin, voire mièvre, rarement au ton tragique que nous sentions convenir aux circonstances. Avec ses traditions de sport et d’humour, l’Angleterre ne se piquait de rien plus au début que de la joyeuseté insouciante de ses Tommies, allant au combat comme à un foot-ball plus passionnant, exempts de pensées anxieuses et même de toutes pensées, se refusant à voir au delà de l’heure présente. Qui ne se rappelle cette armée de professionnels qui en devait voir de si rudes et se révéler si admirable dans sa retraite précipitée de Mons à Meaux ? Elle respirait d’abord l’allégresse de l’ignorance. On n’y prenait pas la guerre au tragique. A peine même l’y prenait-on au sérieux.

Les temps ont changé. Les immenses pertes et souffrances subies pendant des mois ont dissipé l’insouciance primitive. Les volontaires ont peu à peu pris la place des réguliers. Ils ont apporté leur réflexion, leur conscience du péril national, leur connaissance de la grandeur de l’effort à faire, leur souci des familles laissées derrière eux. Et cependant, cet entrain, qui ne leur était plus aussi naturel et facile qu’aux professionnels, a continué d’être cultivé en eux comme une hygiène nécessaire. Les Anglais partent du principe d’Hamlet, que « la pâle réflexion rend malade l’énergie. » Ils travaillent à conserver à leurs troupes la liberté d’esprit. On en trouverait l’indice jusque dans leur « littérature des tranchées. » Un éminent professeur d’Oxford que nous eûmes le plaisir d’entendre en Sorbonne il y a deux ans, sir Walter Raleigh, a eu l’idée de procurer aux soldats britanniques des lectures pour leurs heures de loisir. Il ne s’agissait pas de livres, trop encombrans et qui eussent effarouché. Ce seraient des feuilles détachées qu’on put se passer de main en main, déchirer ou perdre ensuite sans regret. Le choix des textes est significatif. Ce sont tous passages qui ont une valeur réelle, extraits de classiques d’hier et de demain, en vers et en prose, susceptibles d’instruire et de récréer. Mais n’imaginez pas que le choix en ait été orienté vers la guerre, supposant chez le soldat une sorte d’obsession qui le rendrait indifférent à des lectures d’un autre ordre. Bien au contraire, si l’on y peut découvrir un caractère commun, c’est de fuir (à peu d’exceptions près) les allusions à l’heure présente.

Voici, réunies vraiment au hasard, une vingtaine de ces feuilles volantes, de ces Times Broadsheets, comme elles s’appellent. Elles se vendent quatre sous la demi-douzaine, et les correspondans des soldats les leur envoient une à une dans la même enveloppe que leurs lettres. Rien de plus varié ni de plus inattendu dans sa variété : vers d’amour de Robert Burns, vers de Shelley prophétisant le triomphe de l’amour universel (hélas !), passages comiques de Dickens évoquant ses plus désopilantes créations, Mr. Micawber, Mr. Pecksniff, le couple Mantalini ; des fantaisies de Barrie, de Stevenson, de Charles Lamb, etc. Et nécessairement il y a des extraits de Shakspeare : celui-ci (qui n’est pas sans à-propos) où Falstaff passe en revue les extraordinaires villageois éclopés et malingres qu’il a recrutés économiquement avec l’argent du Roi. Et cet autre qui surprend un Français, si large et si libre que nous concevions le choix des textes pour le front. C’est cet endroit d’un des drames historiques où le pieux roi Henri VI assiste, sans y prendre part, à la bataille qui décidera de sa couronne. Sa terrible femme, Marguerite d’Anjou, l’a obligé à se tenir à l’écart, parce que sa présence gâterait tout. Et dans son désœuvrement, à quelques pas de ceux qui luttent, Henri se met à dire son horreur de la guerre, son souhait d’une vie pastorale. Il décrit avec une envie complaisante les douceurs simples de cette vie qui est l’antithèse de celle du guerrier :


La victoire soit à qui Dieu voudra !...
Je voudrais être mort, pourvu que ce fût la volonté du bon Dieu,
car qu’est donc ce monde, sinon chagrin et malheur ?
Ciel ! ce serait une heureuse vie, me semble-t-il,
de n’être rien de mieux qu’un simple berger,
assis sur une colline comme moi en ce moment,
et qui s’amuse à faire de curieux cadrans solaires
pour voir comment s’écoulent les minutes.


Et tout de même, ce passage qui est du plus naïf et du plus élémentaire antimilitarisme doit produire un bizarre effet sur le Tommy qui subit un bombardement ou va être convié à un assaut...

Dans cette vingtaine d’extraits, un seul est en harmonie avec les circonstances, ressemble à un appel au courage et à la ténacité. Il est même si à propos qu’il mérite une mention. Il est tiré d’un roman de Bullen qui s’appelle la Croisière du Cachalot. Il retrace la fin d’une baleine géante, chassée par l’équipage d’un canot. L’énormité du monstre, l’apparente folie de ces quelques hommes qui entreprennent sa capture, les premiers coups de harpon enfoncés dans le mastodonte, sa plongée profonde, interminable, où il semble devoir entraîner le frêle esquif dans l’abîme, sa réapparition brusque et menaçante, les battemens de sa formidable queue capable de tout briser, de tout engloutir, le sang-froid de cette poignée de marins qui évitent ses assauts et affrontent les minutes périlleuses avec la vision du triomphe certain, enfin les dernières secousses de la bête, le flottement inerte du corps immense sur la mer ensanglantée, — on aperçoit là un symbolisme inévitable et puissant, propre à donner du cœur à ceux qui aujourd’hui luttent contre le cachalot germanique, dans l’incessant danger de ses sursauts et de ses évolutions, mais comptant ses plus rudes attaques pour des convulsions qui présagent sa mort et sachant qu’il s’agit de traverser, d’un cœur ferme, la tempête que provoque son agonie.

Mais peut-être aurions-nous tort de voir là, de la part des éditeurs, une leçon préméditée. Le détachement est le caractère habituel de ces feuillets. De même une certaine liberté d’esprit, un jeu de la fantaisie dont peu de Français sont aujourd’hui capables, nous apparaît chez plus d’un des écrivains anglais qui ont parlé de la guerre.


C’est assurément le cas de Bernard Shaw qui n’a pas l’habitude de brider sa langue. Celui-là, c’est l’enfant terrible de la littérature britannique, celui dont la spécialité est de crier ce que tout le monde s’accorde pour taire. Son rôle consiste à prendre le contre-pied de l’opinion courante. Il caresse l’instinct national à rebrousse-poil. A vrai dire, il répète à satiété qu’il n’est pas Anglais, mais Irlandais. Il a, dit-il, « la faculté irlandaise de critiquer l’Angleterre avec un peu du détachement de l’étranger et peut-être avec un malin plaisir de la dégonfler de sa suffisance. » Même la guerre déclarée, il est resté bien décidé à faire usage de cette indépendance critique.

Ce n’est d’ailleurs pas sa seule qualité d’Irlandais qui fait de lui un frondeur. Il est socialiste et donc hostile aux institutions existantes, hostile au gouvernement, surtout à un gouvernement libéral. En effet, le ministère actuel, démocratique et réformateur, exaspère les socialistes en leur prenant une partie de leur programme, en exécutant à moitié et par petits coups successifs les transformations qu’eux-mêmes voudraient immédiates et radicales. Enfin et surtout, Shaw est frondeur par nature, par attitude, par talent. On ne l’imagine pas approuvant ni encensant. Dans une société parfaite il n’existerait pas. Sa verve serait tarie, son esprit sans emploi.

Donc, à l’heure grave où le danger national créait là-bas aussi, non sans peine, il est vrai, une atmosphère plus recueillie, Shaw a ouvert toutes grandes les écluses de sa raillerie. Le contraste a aggravé le scandale auquel il se complaît. Ceux-là mêmes qui avaient applaudi ses plus hardies boutades se sont détournés de lui avec indignation. L’heure était aux patriotes, et Shaw, en apparence au moins, rompait avec le patriotisme. On ne parle guère de son pamphlet, Un peu de sens commun à propos de la guerre (Common sense about the war), que comme d’une inconvenance.

Shaw s’est attiré cette réprobation moins peut-être par les idées qu’il exprime que par le ton qu’il prend. Il ne s’est pas avisé que telle bouffonnerie dont on s’amuse en temps de paix détonne à l’heure tragique où nous sommes. Il est entré dans la chambre où venait de se commettre un crime avec le même air de drôlerie impertinente qu’il s’y rendait la veille pour prendre le thé. C’est le contraire du tact. Mais aussi Shaw a-t-il le tact en grand mépris, n’y voyant que la forme courtoise de l’hypocrisie. Il lâche donc les rênes à son génie naturel, qui est celui du raisonnement effréné et des rapprochemens de faits ou d’idées imprévus, et tant pis pour les délicatesses qu’il foule aux pieds de sa monture ! Son rire peut sonner trop sec, manquer de chaleur et de bonhomie. Mais Shaw est ce qu’il est.

Sa malignité se manifeste en ceci qu’il prend pour exacte et démontrée la thèse allemande sur les origines de la guerre, et se plaît à lui donner la préférence sur celle de ses compatriotes. Il affecte une foi entière dans les explications du Kaiser et du chancelier Bethmann-Hollweg : l’Allemagne ne voulait point la guerre ; elle y a été contrainte par la menace russe combinée avec l’astuce anglaise. Inutile de dire que, dans toute cette partie de son pamphlet, Shaw fait fi des documens et des faits. Sa seule excuse est qu’il l’écrivit en septembre 1914, quand une petite partie seulement des livres officiels et autres avaient paru. Mais, même alors, il aurait pu être mieux informé s’il avait été aussi avide de vérité que de scandale. Sir Edward Grey joue dans ces pages un rôle ténébreux, bien qu’on n’arrive pas à savoir si Shaw le tient pour un Machiavel ou pour un innocent. C’est lui qui, par aveuglement ou par perfidie, on ne sait au juste, a rendu la guerre inévitable. Cette guerre, en somme, avait été préparée de longue main, non moins par l’impérialisme anglais que par le pangermanisme. Les Junkers sont une engeance détestable, mais il ne s’en rencontre pas seulement en Allemagne. Shaw cherche en effet dans son dictionnaire allemand-anglais la définition du mot Junker et, comme il y trouve : jeune noble, gentilhomme campagnard, etc., il conclut :


Sir Edward Grey est un Junker de la pointe des pieds au bout des orteils... Lord Cromer est un Junker. M. Winston Churchill est un composé bizarre et non désagréable de Junker et de Yankee : sa farouche pugnacité anti-allemande est énormément plus populaire que le babil moral (expression de Milton) de ses sanctimonieux collègues. C’est un Junker joyeux et batailleur, tout comme lord Curzon est un Junker arrogant. Je n’ai pas besoin de défiler tout le chapelet. Dans nos îles, le Junker se trouve littéralement sur tous les rayons de la boutique.


Shaw continue pourtant à défiler le chapelet. Ne faut-il pas d’abord pousser une nouvelle botte à Grey ?


Naturellement, le Kaiser est un Junker, bien que moins bon teint que le Kronprinz, et beaucoup moins autocratique que sir Edward Grey qui, sans nous consulter, nous envoie à la guerre par un mot dit à un ambassadeur et qui promet toute notre richesse à des étrangers d’un seul trait de sa plume.


Ce n’est pas fini. Car il convient que tout le ministère y passe. Et son chef ne sera pas oublié :


M. Asquith, bien que sereinement convaincu qu’il est un homme d’État libéral, est en fait très approximativement ce qu’eût été le Kaiser si celui-ci était un homme du Yorkshire et un homme de loi, au lieu d’être Anglais pour une moitié, Hohenzollern pour l’autre, et empereur oint par-dessus le marché. Pour ce qui est des libertés populaires, l’histoire ne fera pas de différence entre M. Asquith et Metternich.


C’est parler comme une suffragette, d’avant la guerre encore. Tout cela est assez gaiement dit et d’une gaieté sans grande amertume. L’exagération est si énorme qu’elle cesse d’être méchante. Le lecteur ne commence à se fâcher que quand Shaw veut lui faire prendre ses saillies pour des vérités profondes. Ce mécontentement va jusqu’au malaise quand Shaw piétine les sentimens les plus respectables et sincères de ses compatriotes. L’Angleterre a déclaré la guerre à l’occasion de l’envahissement de la Belgique par les Allemands. Tous les peuples l’en honorent. Elle-même se sait gré, très naturellement, d’avoir pris les armes pour une cause aussi belle, aussi sacrée. Ne pensez pas que Shaw lui permette de s’en applaudir. Lui qui voudra tout à l’heure fonder la paix future du monde sur des contrats passés entre les grandes nations de l’Occident, il trouve tout aussi naturel que le chancelier allemand le geste qui déchira un chiffon de papier. Est-ce que tous les traités ne sont pas chiffons pareils et n’ont pas été mis en pièces tour à tour ? Shaw omet volontairement ce qu’il y eut de vraiment humain dans l’acte de l’Angleterre, non moins que toute la longue tradition politique qui détermina sa décision de secourir la Belgique. Toute cette partie de son argumentation serait à traiter simplement d’odieuse, si on consentait à la prendre au sérieux et si l’on n’y apercevait pas la grimace du pince-sans-rire qui cherche à « faire bondir » l’Angleterre.

Ainsi compromet-il par le voisinage de ce cynisme laborieux des boutades de meilleur aloi, comme celle où il proteste contre les Anglais trop satisfaits et trop pressés qui voudraient déjà porter sur leur poitrine l’inscription de « sauveurs des Belges » et réclame à la place pour les Belges celle de « sauveurs de l’Angleterre. » On lui concéderait aussi volontiers le droit de s’égayer un instant aux dépens des impérialistes notoires subitement oublieux de leurs doctrines : « Nous ne pouvons pas crier pendant des années que nous sommes de la race des bouledogues et puis brusquement poser pour les gazelles. » Il amuse quand il déconseille à l’Angleterre de se présenter au Congrès final dans l’attitude de « l’innocence maltraitée » (injured innocence), ou quand il s’accuse de gâter « la sainte image entourée d’un halo que le journaliste britannique chauvin voit juste en ce moment quand il regarde dans le miroir. » Ce sont là coups d’épingle à l’amour-propre humain, peut-être inopportuns, mais permis au moraliste.

Ce grand railleur de fadaises est-il lui-même sans ses momens de naïveté ? Examinant les raisons pour lesquelles l’Angleterre aurait pu rester en dehors du conflit et attendre que l’Allemagne, ses autres ennemis vaincus, l’attaque à son tour, ne s’écrie-t-il pas :


Pourquoi ne pas compter sur notre marine, sur l’extrême improbabilité que l’Allemagne, si triomphante qu’elle soit, fasse à son peuple dans la même génération deux appels aussi terribles que ceux de la guerre ? Pourquoi ne pas compter sur la sympathie des vaincus, et sur l’appui de l’opinion publique en Amérique et en Europe quand notre tour serait venu ?


On aurait lieu de trembler pour le salut de l’Angleterre si Shaw occupait la place de son ennemi sir Edward Grey au Ministère des Affaires étrangères au lieu d’être le premier comique de son pays.

Non seulement il est plus ingénu qu’il ne le pense, mais nous dirions, si nous n’avions peur de lui faire trop de peine, qu’il y a en lui un « jingo » qui s’ignore. Il est au fond de lui très convaincu que le grand, le premier rôle dans la guerre revient aux Anglais, que leurs soldats sont les meilleurs, qu’à eux il appartiendra de dicter les termes de la paix. Et au total, ses rancunes exhalées, ce frondeur n’a pas sur la conduite à tenir pendant la guerre des idées bien différentes de celles de la majorité. Ses griefs sont surtout rétrospectifs. Il estime que la lutte une fois engagée doit être menée jusqu’au bout sans fléchir. Il se sépare tout net d’un socialiste pacifiste comme Keir Hardie. Il entend qu’on fasse tout le nécessaire pour en finir avec le Kaiserisme. Sa conclusion, avec ses visions d’un millénaire diplomatique et social, avec l’entêtement qu’il met à choquer le lecteur, avec son mélange de trivialité et d’éloquence, ne manque ni de force, ni de grandeur :


Nous devons faire servir cette guerre à donner le coup de grâce à la diplomatie médiévale, à l’autocratie médiévale, à l’exportation anarchique du capital, et à convaincre le monde par sa conclusion que la démocratie est invincible, et que le militarisme est un sabre rouillé qui se brise dans la main. Nous devons rendre nos soldats libres et leur donner des foyers qui vaillent la peine de se battre pour les sauver. Et nous devons dépouiller les ordes guenilles de notre impeccabilité et nous battre en hommes qui ont tout à gagner, même un bon renom, nous inspirant et nous encourageant de nobles desseins bien définis (la noblesse dans l’abstrait ne beurre pas les navets), de manière à démontrer, à quelque prix que ce soit, que la guerre ne peut pas nous abattre, et que celui qui n’ose pas en appeler à notre conscience n’a rien à espérer de notre terreur.


A bon entendeur salut. Les Anglais sont malmenés, mais tout de même Shaw dit au Kaiser : N’y viens pas ! Et son attitude n’a guère varié dans les dix-huit mois qui ont suivi. Sa volonté de conclure ne s’est pas démentie. Il n’a modifié que ses animosités intérieures. Il lui faut toujours un adversaire, mais il en change. Au temps de ses campagnes dramatiques, il disait : « Moi et Shakspeare. » Ce fut ensuite, nous l’avons vu : « Moi et Grey. » Or il s’est avisé depuis d’un ministre entre tous populaire et qu’il y avait en conséquence plus d’éclat à attaquer, et il dit aujourd’hui : « Moi et Lloyd George. »


Si Shaw est, comme il s’intitule lui-même à l’occasion, le charlatan ou le diseur de boniment du radicalisme, on peut définir G. K. Chesterton, nous n’osons dire comme le clown, mais comme l’équilibriste ou le funambule de l’orthodoxie. Il est vrai qu’il faut singulièrement étirer le mot d’orthodoxie pour l’adapter à un écrivain qui sans doute soutient en religion le catholicisme et combat le socialisme en politique, mais se fait le champion de la démocratie et de la Révolution française. Ce n’est donc qu’avec force réserves qu’on peut le traiter, comme l’a fait Wells, de représentant de l’esprit réactionnaire. Son attitude est singulière au point d’effarer le public anglais à peine moins que celle de Shaw. Opposés comme ils le sont l’un à l’autre, divergens comme le mysticisme et le rationalisme, ils se rejoignent par l’amour du paradoxe.

Chesterton emploie à l’ordinaire ses paradoxes à la défense des idées traditionnelles. Il rend la morale admise surprenante, le bon sens étrange, par la façon dont il les préconise. Cet homme volumineux, outrageusement corpulent, semble une gageure parmi les Anglais maigres d’aujourd’hui. Le caricaturiste le représente à bon droit comme marchant sur sa tête. Logicien et humouriste, il n’excelle à rien tant qu’à pousser à l’absurde les idées de l’adversaire. Curieux spectacle que les mouvemens de sa verve et les articulations de son raisonnement. Cela amuse, cela éblouit. A trop haute dose il fatigue, mais il est loisible de le lire avec discrétion.

La guerre n’a rien changé à ses façons coutumières. Son esprit n’en a pas été assombri. Toutefois, si nous autres Français éprouvons quelque gêne devant son entrain, nous n’avons pas à craindre avec lui les impiétés patriotiques de Bernard Shaw. Nous nous sentons rassurés par une entière conformité de vues et de sentimens sur tous les points essentiels. Lui et nous avons mêmes amis et mêmes ennemis, mêmes amours et mêmes haines.

Dès le début de la guerre, Chesterton écrivit un article assez considérable sous ce titre : Comment l’Angleterre en est venue à s’y mettre. Il y justifiait contre les pacifistes entêtés la participation de l’Angleterre au conflit. Son argumentation s’y fonde tout simplement sur la sainteté des traités. Loin d’accepter comme Shaw la thèse allemande, il la relève et la combat point par point. Aux Allemands qui excusent leurs péchés en invoquant les velléités de pécher qui ont dû exister chez leurs adversaires, Chesterton réplique qu’il s’en tiendra aux faits constatés, aux actes accomplis. : « Si l’on dit que les Français voulaient attaquer les Allemands, il suffit de répondre que les Allemands ont attaqué les Français. » Mais tout le passage est intéressant :


Ici comme ailleurs, je crois que les professeurs semés sur toute la plaine de la Baltique manquent de lucidité et du pouvoir de distinguer les idées. Naturellement il est très vrai que l’Angleterre a des intérêts matériels à défendre et qu’elle se servira probablement de l’occasion offerte de défendre ces intérêts, ou, en d’autres termes, que l’Angleterre, comme tout le monde, serait plus à l’aise si la Prusse était moins prédominante. Le fait reste que nous n’avons pas fait ce qu’ont fait les Allemands. Nous n’avons pas envahi la Hollande pour saisir un avantage naval et commercial, et ils ont beau dire, soit que nous aurions voulu le faire dans notre cupidité, soit que nous avons eu peur de le faire dans notre couardise, le fait reste que nous ne l’avons pas fait. À moins de tenir devant nos yeux ce principe de bon sens, je ne conçois pas comment on pourrait jamais juger une querelle. Un contrat peut être passé entre deux personnes uniquement pour des avantages matériels de côté et d’autre, mais on suppose en général que l’avantage moral demeure à la personne qui respecte le contrat. Assurément il ne peut pas être malhonnête d’être honnête, — même si l’honnêteté est la meilleure politique. Imaginons le dédale le plus complexe de motifs indirects, il n’en reste pas moins que l’homme qui tient sa parole pour de l’argent ne saurait être pire que l’homme qui manque à sa parole pour de l’argent… On peut qualifier l’Angleterre de perfide en manière de résumé historique et déclarer qu’on est convaincu dans son for intérieur que M. Asquith avait juré dès sa petite enfance la ruine de l’Empire germanique, — que c’est un Annibal et un haïsseur des aigles. Mais tout cela dit, c’est un non-sens de traiter un homme de perfide parce qu’il tient sa promesse. Il est absurde de se plaindre de la trahison soudaine d’un homme d’affaires parce qu’il aurait observé ses engagemens avec ponctualité, ou de la secousse déloyale donnée à un créancier par son débiteur qui lui aurait payé ses dettes.


De la même manière Chesterton établira que l’Allemand est le barbare par excellence. Car le vrai barbare n’est pas celui qui est moins cultivé, dont la civilisation retarde. Ce n’est pas le nègre d’Afrique ni le Canaque de la Nouvelle-Calédonie. C’est celui qui se dresse contre la civilisation, qui en nie et combat le principe essentiel. C’est l’Allemand qui renie la parole donnée et n’admet même pas qu’il y ait pour l’homme un devoir qui consiste à tenir sa parole. Du coup il fait crouler ce qui est le support même de la vie sociale.

Et Chesterton de conclure dans un mouvement d’éloquence lyrique qui succède curieusement à ses plaisanteries familières de tout à l’heure :


Nous nous battons pour la loyauté des contrats et des rendez-vous, pour la fidélité des engagemens et des assignations, pour tout ce qui fait de la vie autre chose qu’un cauchemar désordonné. Nous nous battons pour le bras long de l’honneur et de la mémoire, pour tout ce qui peut soulever l’homme au-dessus des sables mouvans de ses besoins et lui donner la maîtrise du temps.


Mais son attitude se montre plus au vif encore dans une brochure récemment publiée et qui n’a pas eu le temps de se répandre beaucoup chez nous : Les Crimes de l’Angleterre.

C’est une amusante riposte aux accusations accumulées par les Allemands contre l’Angleterre depuis le début de la guerre. L’humouriste leur réplique : « Quel beau sujet vous aviez là, mais comme vous l’avez gâché ! Que vous vous y prenez donc mal ! Vous ne savez pas mieux incriminer les Anglais que vous justifier vous-mêmes. Quand on vous reproche un forfait, comme le torpillage de la Lusitania, vous ne présentez pas une excuse, mais une dizaine d’excuses. » Et pour le bénéfice du prétendu professeur allemand Whirlwind (tourbillon), il établira la loi qu’il faut s’en tenir à une seule justification. Ecoutons-le :


Si un commerçant avec qui vous n’avez que de très légers rapports sociaux vous surprend en train de jouer avec les sous de sa caisse, vous pouvez lui expliquer que vous vous intéressez à la numismatique et que vous êtes collectionneur de monnaies, et il se peut qu’il vous en croie. Mais si vous lui dites ensuite que vous l’avez pris en pitié à le voir surchargé de disques de cuivre peu maniables, et que vous étiez en train de les remplacer par des six-pence d’argent à vous, cette nouvelle explication, loin d’accroître sa foi dans l’excellence de vos motifs (chose étrange), ne fera que la diminuer. Et si vous êtes assez malavisé pour être frappé d’une autre idée lumineuse et pour lui dire que ses sous étaient des sous faux que vous cachiez pour le sauver d’une perquisition de la police, ce commerçant peut même se montrer assez bizarre pour requérir la police contre vous.

Or ce n’est en aucune manière exagérer la façon dont vous avez ruiné les bonnes excuses que vous pouviez offrir pour justifier le torpillage de la Lusitania. J’ai de mes yeux lu les explications suivantes, provenant apparemment de votre plume : 1° que ce vaisseau était un transport amenant des soldats du Canada ; 2° qu’à défaut, c’était un navire marchand transportant illégalement des munitions pour le front français : 3° que, comme les voyageurs avaient été avertis d’avance, l’Allemagne était justifiée de les faire sauter jusqu’à la lune ; 4° qu’il y avait des canons à bord, et qu’il fallait torpiller le vaisseau, attendu que le capitaine anglais allait justement faire feu ; 5° que les autorités anglaises ou américaines, en jetant la Lusitania à la tête des commandans allemands, les ont exposés à une tentation irrésistible, — chose apparemment démontrée par le fait que le vaisseau était arrivé à la minute fixée sur l’horaire et qu’il y a un principe mystérieux en vertu duquel prendre le thé à l’heure du thé justifie l’empoisonnement du thé ; 6° que le vaisseau n’a pas du tout été coulé par les Allemands, mais par les Anglais, le capitaine anglais ayant résolu de se noyer, lui et un millier de ses compatriotes, pour provoquer un échange de notes vives entre M. Wilson et le Kaiser. Si cette intéressante histoire est vraie, je puis seulement dire que ce suicide frénétique par dévouement aux intérêts les plus lointains de sa patrie mérite presque au capitaine le pardon de son crime. Mais ne voyez-vous pas, mon cher professeur, que la richesse même et la variété de votre génie inventif jette un doute sur chacune de vos explications considérée en elle-même ? Nous autres qui vous lisons en Angleterre arrivons à un état d’esprit auquel il n’importe plus guère que vous offriez telle ou telle explication, ni même que vous n’en offriez aucune. Nous sommes prêts à vous entendre dire que vous avez coulé la Lusitania parce que les Anglais, ces fils de la mer, vivraient plus heureusement, comme les poissons, en eau profonde — ou encore parce que toutes les personnes qui étaient à bord revenaient en Angleterre pour y être pendues....


Autre conseil au professeur Whirlwind : quand on veut répandre des mensonges nécessaires, ne pas les adresser à ceux qui savent la vérité, — ne pas dire aux Esquimaux que la neige est verte, ou aux nègres d’Afrique que le soleil ne brille jamais sur le continent noir. Mieux vaut dire aux Esquimaux que jamais le soleil ne luit sur l’Afrique, et puis, se tournant vers les Africains, voir s’ils croiront que la neige est verte. De même, la manœuvre sûre est de calomnier les Russes auprès des Anglais et les Anglais auprès des Russes. Mais ne pas affirmer aux Anglais que Scarborough est une forteresse, ni que Mr. Morel (le gallophobe) est un homme universellement admiré en Grande-Bretagne. Les Anglais ont vu Mr. Morel, ils ont également vu Scarborough.


En troisième lieu, ne vous vantez pas perpétuellement de votre Kuîtur dans une langue qui prouve que vous n’êtes pas cultivés. Vous prétendez au droit de vous imposer au monde entier pour la raison que vous êtes farcis d’esprit et de sagesse et que vous en avez assez pour l’univers. Mais les gens qui ont assez d’esprit pour en remplir l’univers en ont assez pour remplir un paragraphe de journal. Et il est rare que vous puissiez en achever un sans être monotones, à côté, ou inintelligibles, ou en contradiction avec vous-mêmes, ou à bout de forces... Nous ne pouvons pas croire ce que vous nous dites de votre éducation supérieure, à cause de la manière dont vous le dites. Si un Anglais dit : I don’t make no mistakes in English, not me, nous pouvons comprendre sa remarque, mais non y souscrire. Dire : « Je parler le Frenche language, non demi » est compréhensible, mais non convaincant.


Mais à tant insister sur la préface, on manque de temps pour le livre lui-même. Le voici en quelques mots : pour aider les Allemands qui ne savent pas s’y prendre, Chesterton dira, lui, les vrais crimes de l’Angleterre. Dans ce dessein, il parcourra à grands pas l’histoire entière de son pays. Sa brochure est le pendant anglais de l’Histoire de deux Peuples, par Jacques Bainville, où toute la politique ancienne et moderne de notre patrie est jugée sur ses relations avec l’Allemagne, approuvée si elle combat l’Allemagne, honnie si elle s’accorde avec elle. De même, selon Chesterton, toutes les fois que l’Angleterre s’est associée avec la Prusse, qu’elle a subi l’influence germanique, et pris l’Allemagne pour modèle, elle a dévié de sa vraie voie, elle a mis en péril son intérêt et son idéal. L’infatuation pour Luther, pour Frédéric le Grand (dit le héros protestant), pour Blücher, autant d’étapes vers le cataclysme actuel. C’est la politique à la prussienne qui a si longtemps désolé l’Irlande. Une des pires bévues des dernières années a été la remise d’Héligoland au Kaiser. Carlyle, enthousiaste du germanisme et sinistre glorificateur de 1870, a tourné la tête à la Grande-Bretagne. Son influence néfaste a conduit sa patrie au bord de l’abime. L’Angleterre n’a commencé vraiment à réparer ses erreurs qu’en prêtant son concours à cette bataille de la Marne, qui a sauvé le monde de la nouvelle invasion des Barbares.

Il est douteux que les historiens de l’avenir contresignent la doctrine de Chesterton sans lui demander des retouches. Mais la thèse est originale, opportune, et, jusque dans ses excentricités, donne à réfléchir. Après tout, la guerre est comme la lentille du microscope qui, dans la tache imperceptible à l’œil nu, fait surgir le monstre jusqu’alors insoupçonné.


L’intrépidité avec laquelle Chesterton explore le passé a pour pendant celle de à G. Wells à explorer l’avenir. Peu d’hommes de lettres ont autant écrit que Wells depuis le début de la guerre, et aucun n’a autant prophétisé. Prophéties à ce point nombreuses et diverses qu’il est arrivé ce qui était inévitable : la moitié environ en a été confirmée, l’autre moitié démentie par les événemens. Mais Wells n’éprouve aucune gêne de l’échec partiel de ses prédictions. Dans ses pages les plus récentes, Demain ? il persévère intrépidement dans son prophétisme. Il y reconnaît d’ailleurs si franchement ses erreurs et en prend si crânement son parti ! Il est si fier de ses prévisions justifiées et si peu contrit des autres ! Et puis, comment lui oser chercher chicane ? Ne dit-il pas qu’il laisse aux « oisifs » le plaisir de rechercher ses erreurs dans ses écrits et qu’il livre la supputation de ses coups manqués à ceux que cela peut amuser ? Excusons-nous d’avance s’il nous arrive d’en supputer un ou deux. Et lui, excusons-le sur ses tentations de prophète, car elles ont été grandes.

Je me suis laissé dire qu’il y a quelques années, un ami de Wells, lui aussi romancier de talent, était tombé gravement malade, dans le Sud de la France. Son état empirait, et la mort était proche. Ses médecins n’inspiraient au moribond aucune confiance. Dans le trouble de la fièvre, il allait répétant à ceux qui le soignaient : « Il n’y a qu’un homme qui puisse me sauver, qui ait l’esprit assez ingénieux et inventif pour trouver le remède qu’il me faut. Appelez Wells. Télégraphiez-lui de venir. » Or, à l’heure où l’Angleterre à peine armée s’avisa du péril allemand, plus d’un des lecteurs de Wells dut se dire que la recette scientifique, le salut, était peut-être là, dans la tête surprenante du romancier. Le Wells des romans dits scientifiques avait imaginé de si étranges machines de combat, rêvé de guerres si neuves et si savantes, conçu de si colossales batailles sur terre et dans l’air, à coups de chimie et d’électricité ! Rappelez-vous l’effrayante descente des Martiens en Angleterre, la guerre aérienne entre la Germanie et les Etats-Unis, etc. Il était naturel de tourner vers lui un regard d’attente et d’espoir, — espoir de je ne sais quel engin merveilleux qui armât formidablement l’Angleterre et décidât d’un coup la victoire. Est-ce que notre Jules Verne n’avait pas été le premier à diriger un ballon et à faire naviguer un sous-marin ? Or, Wells, qui, ayant un coin de cruauté dans l’imagination, combine Jules Verne avec Edgar Poe, n’était-il pas tout désigné pour la création de l’arme inouïe, semeuse d’épouvante, qui serait le salut des Alliés ? N’apporterait-il pas au monde la formule libératrice ? Comment en vouloir à Wells s’il l’a cru un peu lui-même ?

On l’a vu, revenant à ses visions de guerre dans les airs, faire campagne pour l’emploi d’avions sur un plan gigantesque. Ce seraient des escadres de milliers d’aéroplanes qui, franchissant les tranchées où se tapit l’envahisseur, voleraient au delà, parmi les troupes au repos, dans les villes de l’arrière, jusque dans la lointaine Allemagne, pour répandre l’incendie et la mort. Les Alliés se sont-ils inspirés de ce projet du journaliste ? C’est après qu’il eut paru, notons-le au crédit de Wells, qu’ont effectivement commencé ces raids d’escadrilles aériennes dont les communiqués nous ont dit les hardiesses et les succès, — ramenés, il est vrai, à des proportions plus modestes que le programme du romancier, pour lequel n’existent ni les difficultés de la création réelle, ni la résistance de la matière.

Wells s’est, avec moins de bonheur, aventuré dans la stratégie, et, pour atteindre ses fins stratégiques, dans la diplomatie. Il a vu dans la Hollande la clé de l’Allemagne. Diplomatie qui effraya la censure anglaise, car son article, destiné à un journal de Londres, ne put paraître, en février 1915, qu’à New York. C’était un appel à la Hollande de sortir de sa neutralité. Qu’elle ouvre son territoire aux Alliés, leur permettant de gagner par cette voie défendue le cœur de la Germanie, et ce sera la victoire finale hâtée de bien des mois. Et, du même coup, ce sera le salut de la Hollande, qui ne peut être assuré que par la victoire de l’Angleterre. Seuls, les Alliés lui garantiront son indépendance, son territoire respecté, même agrandi. : Ainsi Wells en appelait à la fois aux intérêts et aux sentimens de la Hollande. Mais, en romancier tourné vers l’avenir et peu renseigné sur le passé, — Wells méprise le passé, qui, de temps à autre, se venge, — il posait naïvement en principe une sorte de communauté de souvenirs et d’aspirations entre la Hollande et la Grande-Bretagne. Il ignorait vraiment trop l’histoire.

Il n’avait nulle idée des souvenirs amers laissés dans les Pays-Bas par un empire colonial aujourd’hui très diminué, par une suprématie navale disparue, le tout au profit de l’Angleterre. C’est ce que lui rappela, avec quelque ironie, M. à W. van Loon, le journaliste hollandais qui lui répondit, lequel protesta de sa grande pitié pour les Belges, de la grande sympathie de son pays pour la France, mais déclina, au nom de ses compatriotes, cette invitation venue de la Grande-Bretagne à risquer la mort en rompant pour elle avec la Germanie. Pénible réplique, un peu méritée tout de même par l’écrivain trop sûr de lui, qui s’improvisait à la fois historien et diplomate.

Il faut bien le dire, il y a chez Wells une intrépidité de jugement, qui fait de lui un des plus entraînans parmi les auteurs, mais qui tout de même devance trop l’examen des faits. Il doit relire aujourd’hui avec surprise cette phrase qu’il écrivait en décembre 1914 : « L’armée allemande est tout ce que les partisans de la conscription rêvaient de faire de notre peuple. C’est, en fait, une armée qui est d’environ trente ans en arrière de ce qu’exigent les conditions contemporaines. » Ou que pense-t-il de son mot sur « la prétendue faculté organisatrice des Allemands (sham efficient Germans) ? »

Au moment où on serait enclin à l’accuser de trancher des questions qu’il connaît mal, il nous désarme d’ailleurs en avouant lui-même son ignorance. Il a le curieux privilège de la connaître et cependant de n’en être ni gêné ni repentant. Le voici, par exemple, c’est en août 1914, qui refond la carte de l’Europe. Il éprouve une allégresse extrême à penser que toute l’Europe, toute la société, peuvent être remaniées. « C’est, dit-il, une époque d’une incalculable plasticité. » Et il s’en donne à cœur joie. Il fait hardiment une Suisse au centre même de l’Europe, avec les résidus slaves, bohèmes et hongrois de l’Autriche. Il supprime d’un trait de plume les rois des Balkans, car il ne voit pas le besoin « de conserver ces pustules d’ambition maligne sur la belle face du monde. » Puis il ajoute : « Voilà mon idée personnelle du but où nous devons viser dans cette guerre... Très manifestement, dans toutes ces questions je suis bel et bien un ignorant. Très manifestement, mes plans sont fort mal digérés (crude stuff). Et j’admets que j’ai le sentiment d’une présomption absurde à m’asseoir devant la carte de l’Europe, comme un convive devant le canard qu’il va découper... » Mais cela ne le retient pas de découper le canard, et il affirme même que c’est le devoir de tout homme moyennement intelligent de faire ainsi de la géographie politique.

Son audace de profane apparaît plus au vif encore dans cette fougueuse lettre au Times qu’il écrivit le 31 octobre 1914, au moment où une descente allemande sur les côtes anglaises ne paraissait pas impossible. Il y préconise la levée en masse, la mobilisation instantanée de tout ce qu’il reste d’hommes non employés sur le front belge, des trop jeunes et des trop vieux, armés de carabines, employant pour se concentrer tous les véhicules imaginables. Les experts, c’est-à-dire les spécialistes, ont raillé cette idée, mais Wells rend aux experts dédain pour dédain :


Que les experts ne se fassent pas d’illusion sur ce que nous autres, gens ordinaires, nous ferons si nous trouvons un beau matin des soldats allemands sur le sol anglais. Nous nous battrons. Si nous ne pouvons pas nous battre avec des fusils, nous nous battrons avec des carabines de tir ; si nous ne pouvons pas nous battre d’après les règles de la guerre faites apparemment par les Allemands pour ligoter les experts militaires britanniques, nous nous battrons selon nos lumières intérieures. Il se présentera une multitude d’hommes et un nombre non petit de femmes, pour tirer sur les Allemands. Il sera impossible de les en empêcher après les histoires belges. Si les experts tentent de s’interposer avec leur pédantisme, nous tirerons sur les experts.


Sans doute, nous comprenons trop bien qu’à la pensée d’une invasion la souffrance s’exalte jusqu’à la frénésie. Mais que dire de ce mépris des experts, au fond duquel on aperçoit une foi effrénée en l’incompétence individuelle, un anarchisme infini ? Ce qui est ici particulièrement curieux, c’est que Wells s’était montré d’un bout à l’autre de ses œuvres partisan d’une organisation scientifique rigoureuse de la société, et que cette organisation ne se comprend guère sans experts, qu’elle est l’inverse même de cette improvisation militaire qu’il recommande ici. En somme, dans une heure de passion, Wells contredit sa pensée maîtresse.

Il y aurait quelque chose de pathétique dans sa situation présente si lui-même paraissait le moins du monde en souffrir. Lui qui eut pour idéal une société où les laboratoires remplaceraient les temples, où les savans tiendraient lieu de prêtres, où la vie sociale, matérielle et intellectuelle, serait dirigée par l’Etat socialiste puissant et instruit, il avait été conduit à proposer un modèle de perfectionnement national, qui ressemblait beaucoup plus à l’Allemagne des chimistes et des techniciens qu’à ce pays de l’empirisme, de la liberté hasardeuse, du progrès au petit bonheur qu’est l’Angleterre. Mais par momens, dans son patriotisme exacerbé par la guerre et le péril, il oublie tout de ses systèmes. En bonne foi, nous ne lui en voulons pas. Nous l’aimerions même davantage de s’humaniser ; s’il était un rien plus modeste, nous lui saurions gré de céder à l’instinct et de raisonner (ou déraisonner) comme le premier venu.

Il est toutefois un ordre d’idées où il montre plus de persévérance, et où d’ailleurs, pour une bonne raison, nul démenti ne lui a été infligé par les faits. C’est quand il décrit l’avènement de la paix prochaine, — de cette paix qui sera définitive. Car, ainsi que le dit le titre d’une de ses premières brochures, la guerre actuelle est « la guerre qui mettra fin à la guerre, » et, comme l’exprime le titre d’une autre, la paix qui la suivra devra être « la paix du monde. »

Wells, qui nous a décrit dans ses romans des guerres effrayantes comme des cauchemars, n’a été guidé vers ces sujets, dit-il, que par son horreur même de la guerre. Il a voulu en détourner les hommes par la peinture des invraisemblables massacres qui résulteraient de l’emploi des armes scientifiques nouvelles. Il est lui-même un pacifiste déterminé, mais en idéaliste, non point à la manière d’un utilitaire comme Norman Angell, qui condamne la guerre parce qu’elle ne fait pas ses frais.


Or, dit Wells, c’est là justement la seule chose honorable et attrayante qu’on puisse dire de la guerre. Rien de ce qui vaut vraiment la peine qu’on le recherche dans la vie ne fait ses frais... L’amour ne fait pas ses frais, l’art ne fait pas ses frais, l’honnêteté n’est pas la meilleure politique ; la générosité invite les natures basses à l’ingratitude. A quoi bon cet argument de petit marchand ? Il révolte tous les hommes honorables.


Non, ce pour quoi Wells exècre la guerre, c’est parce qu’elle est « atrocement laide, cruelle, destructrice d’innombrables beautés. » Et puis, par-dessus le marché, « parce que c’est une chose assommante. C’est un insupportable ennui. La guerre et la préparation à la guerre, les impôts, l’exercice, l’intrusion dans toute activité libre, l’arrêt et le roidissement de la vie, l’obéissance à des gens de troisième ordre vêtus de l’uniforme, dont les Allemands ont été les infatigables protagonistes, — tout cela est devenu une intolérable plaie pour l’humanité entière. »

Cet antimilitarisme est plus tenace chez Wells que ses autres sentimens. On le retrouve, avec l’espoir d’une paix qui sera pour toujours dans ce Demain ? qui est en train de paraître. Pourtant, telle est la nature impulsive de l’auteur que l’on a pu se demander un instant s’il n’allait pas verser dans l’autre sens et adorer ce qu’il avait brûlé.

Il écrivait en octobre 1915 un article : Looking ahead ! qui est de sa part bien surprenant. La guerre, y déclarait-il, a transfiguré l’Angleterre. Jamais Wells, qui n’avait encore consacré à sa patrie que des satires, ne l’a vue aussi noble : « L’Angleterre est aujourd’hui un pays plus propre, plus endurci, plus brillant et plus beau qu’il n’était en août 1914. Elle a l’âme plus suave et est à tout prendre plus heureuse qu’il y a un an. » Le luxe frivole a seul perdu. Ce qui frappe l’observateur étranger, c’est le nombre inouï de soldats, la khakification de la Grande-Bretagne. Des millions de jeunes gens qui eussent végété dans la routine de la vie industrielle ou commerciale ont été élevés à l’héroïsme... Et c’est mieux encore pour l’avenir. Une grande transformation sociale s’accomplit. Les volontaires n’ont-ils pas leur vie assurée par l’Etat ? Les femmes ne reçoivent-elles pas des allocations après le départ de leurs maris, des pensions après leur mort ? « Toutes les ressources du pays sont pour les hommes qui servent leur pays, doctrine qui s’étendra facilement du temps de guerre au temps de paix. » Une multitude de traditions et de préjugés sont en train de s’évanouir. « Cette guerre nous a changés. L’Angleterre est aujourd’hui mobile et plastique comme elle ne le fut jamais jusqu’ici. L’Angleterre est en fusion. L’Angleterre qui était un rocher est vivante. » Rien n’y sera plus comme auparavant. Le sceptre financier passera de la Grande-Bretagne aux Etats-Unis. « L’Angleterre cessera d’être le pays gras du monde. Le douteux privilège de cette graisse ira de l’autre côté de l’Atlantique. » Ce ne sont pas les classes inférieures qui auront le plus souffert de la guerre : ce sont celles qui avaient des réserves d’argent, des capitaux placés :


Nous soutenons cette guerre avec nos économies, avec notre graisse sociale. Toute la communauté en est appauvrie, mais, à proportion, les riches deviennent plus pauvres, et les pauvres plus à l’aise. Il se détruit beaucoup de richesse, mais beaucoup de richesse aussi se distribue... L’Angleterre qui sortira de cette guerre sera une Angleterre plus maigre, plus expérimentée et plus démocratique. Elle aura rompu avec ses habitudes d’acquiescence et de liberté chaotique. Son imagination aura été excitée à l’activité. Et il sera arrivé quelque chose d’analogue à toutes les communautés européennes.


Car c’est à l’Europe entière, sachons-le bien, que Wells étend le bienfait de la guerre dont nous jouissons. Etrange pacifiste qui s’est ainsi oublié un jour. On comprend mal qu’il ait pu revenir ensuite à ses rêves de paix éternelle. Et cette preuve s’ajoute aux indices déjà relevés pour montrer tout ce qu’il y a d’imaginatif chez ce systématique, de capricieux dans ce dévot de la science. Avec ses airs de laboratoire, il est l’homme le plus impatient d’expérimentation attentive, le plus emporté par sa verve, le plus conduit par la folle du logis. Cette constatation nous rendra peut-être moins prompts à croire en ses prophéties ou en ses panacées. Elle nous fait apparaître aussi la grande part de jeu intellectuel, — souvent bien entraînant et vivifiant, — qui subsiste dans son sérieux même. Si l’écrivain politique en est un peu endommagé, le romancier n’en souffrira pas.


Comme il y a l’antithèse de Shaw et de Chesterton, il y a celle de Wells et de Kipling. Celle-ci était depuis une quinzaine d’années un des lieux communs de la littérature anglaise. Elle s’est encore accentuée avec la guerre. Wells représente une réaction récente et violente contre les instincts et les traditions de l’Angleterre. Kipling représente l’Angleterre même. Tout ce qu’il y a de profond et de séculaire dans le sentiment national s’est condensé dans ses livres. La loi morale et sociale qui a régi le développement de l’Empire britannique a trouvé son expression merveilleusement imaginative dans les livres de la Jungle, — loi d’empirisme, de vaillance et de discipline, lutte constante contre les élémens de désordre et de violence trouble.

Très franchement Kipling a été de tout temps impérialiste et guerrier. Il avait une foi assurée dans l’hégémonie anglaise, avant que la menace du pangermanisme lui fût connue. Il croyait de toutes ses forces à la supériorité d’une nation, de sa nation. Son idéal a été une vie d’action incessante, d’énergie employée à la colonisation et à l’organisation de la terre : tâche d’honneur, mais aussi devoir redoutable, le lourd fardeau du blanc. De la fermentation démocratique et socialiste qui agitait son pays à l’intérieur, il s’était détourné avec une irritation inquiète. Rien de plus constant chez lui que le dédain du parlementarisme et de la bureaucratie, que son mépris des hommes qui, parlant ou griffonnant, prétendaient diriger de Londres les volontés vaillantes et intelligentes éparses sur toutes les frontières de l’immense empire.

Rien en lui du pacifiste. Il aimait la guerre, il adorait les soldats, admirant par-dessus tout le courage et l’esprit de sacrifice. Il ne considérait d’ailleurs pas la prospérité matérielle comme un idéal, la jouissance ou le repos comme un but. Agir, tendre ses forces à les briser, c’était le seul bonheur qu’il reconnût. Il était le poète et le romancier de l’héroïsme. Mais son impérialisme se distinguait du pangermanisme par les conditions profondément différentes de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. L’Allemagne ne pouvait réaliser son rêve que par la guerre européenne et la conquête. L’Angleterre largement pourvue avait surtout à organiser ses possessions presque illimitées. D’autre part, l’esprit anglais d’individualisme s’opposait en lui à l’étatisme germanique. Pour Kipling, la vertu primordiale était l’initiative ; il exaltait le caractère plus que la science ; la discipline consentie, non la discipline machinale.

Aussi la guerre présente ne pouvait-elle pas être envisagée par lui avec le même courroux, la même angoisse, la même stupeur, que par les radicaux surpris au beau milieu de leurs rêveries pacifistes. Kipling y vit plutôt une secousse opportune donnée à des énergies qui commençaient à somnoler. Il l’accepta comme une chose inévitable et peut-être salutaire. Les deux peuples qui visaient à l’hégémonie devaient nécessairement un jour affronter leurs forces. Il n’y avait qu’à être le plus fort. Et sans doute il se fût abstenu de toute condamnation morale de l’ennemi, si celui-ci eût respecté les lois fondamentales dont pas même la guerre ne dispense.

La terre est une jungle, bien entendu. Elle n’est pas, probablement ne sera jamais, ce paradis que voient en songe les pacifistes et où les loups fraterniseront avec les agneaux. Mais vous savez que, même dans la jungle, il y a une loi, un bien et un mal, une vertu et un vice, une foi et une perfidie. Il est de certaines choses qui ne doivent pas y être faites. Or, les Allemands se sont mis hors de la loi de la jungle. Ce sont les chiens rouges, les Dholes, que tous les autres animaux se doivent réunir pour exterminer. Par la violation de leur foi jurée, par les atrocités dont ils se sont souillés, les Allemands sont sortis de l’humanité. Et c’est ainsi que dans un discours prononcé pour le recrutement, à Southport, devant dix mille auditeurs, Kipling posera la question :


L’Allemand ne reconnaît l’existence d’aucune loi, — moins encore de celles auxquelles il a souscrit lui-même. Il est exécrable pour avoir, de propos délibéré, accumulé en Belgique les horreurs. Donc, tant qu’il existera une Allemagne non brisée, la vie sera intolérable sur cette planète, non seulement pour nous et nos alliés, mais pour toute l’humanité... Il n’y a aujourd’hui que deux catégories dans le monde : les êtres humains et les Allemands.


Voilà qui est simple et net et décisif. Ces mots prononcés, Kipling donne congé à toute théorie, à tout examen des causes, à toute prophétie sur la paix à venir. Il ne disserte pas, il n’argumente pas, il agit. Et il y a plaisir à passer de tant de pages, où les plus belles et ingénieuses paroles semblent un peu vaines, à celles de Kipling où chaque mot est un appel direct à l’énergie.

A cet égard, ses vers et sa prose se valent. Leur objet est précis et immédiat. Il s’est employé à activer le recrutement des volontaires pour l’armée de Kitchener, tantôt stimulant les enrôlemens par le récit de sa visite au front français, par l’admiration de l’immense effort que fait notre nation tout entière, d’où l’Angleterre doit tirer un exemple et une leçon ; tantôt signalant aux hésitans de son pays les durs travaux quotidiens de ces recrues spontanées dont les camps recouvraient peu à peu la campagne anglaise. Ou bien il est allé parmi ces marins qui lui sont si chers. Non pas exactement sur la flotte royale, mais explorant « les franges de la flotte, » évoquant pour les millions d’Anglais et d’alliés qui s’en doutaient à peine, l’incessant labeur, si monotone et si périlleux, de cette multitude presque anonyme qui sert d’auxiliaire à la flotte régulière, — de ces officiers de marine retraités, de ces matelots du commerce et de ces pêcheurs qui, par une vigilance de toutes les heures, jour et nuit, montés sur les embarcations les plus hétéroclites, draguent les mers, surveillent les sous-marins allemands, visitent les navires suspects, assurent aux autres les routes du trafic, tiennent libres les côtes anglaises et bloquent l’Allemagne, — en un mot garantissent à la Grande-Bretagne cette absolue prédominance maritime en quoi l’Entente met un de ses plus fermes espoirs de victoire définitive.

Croquis vifs et elliptiques, raccourcis parfois déconcertans, notes trop succinctes pour supporter d’être analysées, qu’il faut lire intégralement et compléter en les lisant, vibrations successives d’un œil rapide, — tout le contraire de ce journalisme qui, autour d’une seule maigre impression, d’un pauvre fait isolé, accumule indéfiniment les mots.

Et, tout le temps, Kipling a un objet pratique. A l’Angleterre encore déconcertée par la grandeur des sacrifices spontanés que lui offrent tant de ses enfans, il s’acharne à faire sentir les devoirs que cette abnégation impose au reste du pays. Il admire les volontaires et réclame pour eux l’unanime admiration :


Dieu sait qu’ils se donnent assez de peine, ces soldats, ces sous-officiers et ces officiers, avec cette manière masquée et cette sourdine de nos hommes quand nous sommes réellement au travail. Ils sont tous au commencement des choses ; ils créent dans le chaos ; ils font face aux nécessités à mesure qu’elles apparaissent ; ils trouvent des pierres d’achoppement dans toutes les directions et ils les écartent à force de simple bonne volonté, de bonne humeur, d’abnégation, de sens commun, et autres vieilleries de rebut...


Car toute l’Angleterre ne s’est pas mise en mouvement d’un coup, et Kipling attaque avec une mordante ironie ceux de ses compatriotes qui n’ont encore incliné aucune de leurs commodités personnelles devant les besoins de l’heure, ceux dont le paisible et décent confort entend n’être pas dérangé d’une ligne par le tumulte des apprêts militaires. Il nous montre autour du manoir ce parc dans lequel manœuvrent des artilleurs, mais avec défense expresse de passer sur le terrain de golf, — défense très gênante, car, comme le dit à Kipling un des canonniers : « Ça vous coupe vos effets de tactique. » Et Kipling d’ajouter : « L’impudence parfaite, comme la parfaite vertu, est inexpugnable, et, après tout, les éclairs de cette guerre qui ont mis en relief tant de résolution et d’esprit de sacrifice, doivent également faire ressortir certaines âmes et certaines institutions qui sont incorrigibles. »

Ailleurs, il nous promène dans un camp de magnifiques volontaires canadiens, tous en pleine activité, et il nous trace à côté quelques silhouettes de ces réfractaires à l’enrôlement qui correspondent là-bas aux embusqués de chez nous :


Trois jeunes hommes parfaits de santé, qui étaient en train de réparer le gazon d’une pelouse de golf, interrompirent leur tâche pour venir regarder les Canadiens. Deux jeunes cavaliers (également robustes) montés sur des chevaux de sang, les genoux au menton et leur selle entre les oreilles du cheval, traversèrent la pelouse au petit galop. Le bruit des automobiles militaires agita leur monture. Les cavaliers civils ont à subir de grands ennuis aujourd’hui. Un gentleman s’est déjà plaint de ce que ses galops personnels sont saccadés par les roues des canons et irrémédiablement abîmés.


Ainsi va Kipling, combattant avec sa plume, recrutant avec son ironie, réconfortant de sa cordialité tous ceux qui donnent à la patrie leur peine ou leur sang, cinglant les dernières résistances de l’égoïsme et de la torpeur. Il est moins à compter parmi les littérateurs de la guerre que parmi les soldats. Il a donné à la préparation de la victoire toute l’énergie de son talent, comme il lui a donné, hélas ! son fils unique, tombé sur le champ de bataille.


C’est assurément par Kipling qu’il conviendrait de conclure, si l’on se réglait ici pour leur distribuer des places sur le seul génie des écrivains. Il est le plus original comme le plus illustre parmi les littérateurs anglais de ce temps. Cependant, il a paru à propos de laisser le dernier mot à John Galsworthy parce que c’est lui qui, de tous, nous apporte la réponse la plus complète et la plus commodément formulée à la question : « Que fera l’Angleterre pour le succès commun ? »

L’esprit de Galsworthy dut être, au moment où la guerre éclata, troublé entre tous. C’était un démocrate résolument réformateur, un critique obstiné de l’idéal anglais traditionnel, voisin par les idées de Shaw et de Wells. Comme eux, il était pacifiste résolu. Il dira dans le Credo qu’il écrivit en décembre 1914 :


Je crois en la paix de tout mon cœur. Je crois que la guerre est un crime, — une noire souillure faite à l’humanité et au bon renom de l’homme. Je hais le militarisme et le dieu de la force. J’irais à n’importe quelle concession pour éviter une guerre d’intérêt matériel, une guerre qui ne reposerait pas sur des principes, car je me méfie profondément du sens ordinairement donné à ces mots : l’honneur national.


Mais il était dès avant la guerre aussi différent de Shaw et de Wells par le tempérament qu’il se rapprochait d’eux par ses idées. Celait avant tout un psychologue, et ses romans fameux tels que Les Pharisiens de l’île et l’intraduisible Man of Property se distinguaient par un sérieux dans la satire même, un besoin de justice et de vérité, qui témoignaient d’une conscience scrupuleuse jusqu’à l’inquiétude.

La souffrance de cette conscience, lorsque la guerre fut déclarée, ne pouvait s’étourdir par des paradoxes brillans ou de téméraires visions d’avenir. Il semble qu’il ait d’abord éprouvé une stupeur douloureuse. Il connut ce noble tourment dont souffrirent à la fin du XVIIIe siècle les Coleridge et les Wordsworth mis en demeure d’opter entre leur patriotisme et leur amour de la Révolution française. Pour Galsworthy, il s’agissait de savoir s’il approuverait la participation de l’Angleterre à la guerre continentale. Il n’avait, pas plus que Wordsworth, la faculté de s’aveugler sur les défauts ou sur les responsabilités antérieures de son pays. Si le crime présent de l’Allemagne éclatait aux yeux, il n’en était pas moins certain que l’Angleterre avait été conquérante et accapareuse dans le passé.

Où d’autres se jetaient, le cœur léger, dans la mêlée, Galsworthy pesait donc le pour et le contre, et c’est après un examen poignant que dans le même Credo il concluait pour sa patrie et pour la guerre :


Je ne crois pas que le chauvinisme jaloux et apeuré ait jamais été plus que la frange sale du pacifisme anglais, et je proclame ma foi sacrée que ma patrie est entrée en guerre, non par peur, ni par espoir d’agrandissement, mais parce qu’elle le doit, pour l’honneur, pour la démocratie, et pour l’avenir de l’humanité.


Depuis le jour où il eut atteint cette conclusion, Galsworthy n’a plus cessé d’exprimer sa propre détermination de mener la guerre jusqu’au bout et d’inculquer à ses compatriotes, particulièrement à ces pacifistes parmi lesquels il se rangeait naguère, une résolution semblable à la sienne.

Il a voulu aussi expliquer le caractère de ses compatriotes aux étrangers, aux neutres. Et c’est ainsi que, l’année dernière, il était amené à écrire pour une revue d’Amsterdam un article qu’il intitulait Diagnostic de l’Anglais. Il ne semble pas que cet article ait pénétré chez nous, et c’est dommage. Il nous intéresse au premier chef, car il émane d’un romancier qui s’est révélé le juge le plus pénétrant, le plus indépendant aussi, du caractère national, que l’Angleterre ait produit depuis Meredith. Et puis, ce diagnostic est tout dirigé vers la solution que nous cherchons. Galsworthy établit que l’Anglais est, surtout par sa faute, mal connu sur le continent, que d’ailleurs il se connaît mal lui-même. Or, il est une des principales valeurs de la guerre européenne, et il est nécessaire de saisir son caractère pour pronostiquer l’issue de la lutte.

Il est impossible de suivre d’un bout à l’autre l’analyse que nous offre Galsworthy, et d’ailleurs le regret qu’on a d’omettre un bon nombre de considérations tirées du tempérament physique, du climat, de la géographie, des Public Schools et des institutions politiques, est amoindri par la pensée que, depuis les Notes sur l’Angleterre de Taine et les travaux de Boutmy, sans parler des belles études récentes d’André Chevrillon, de semblables remarques sont familières en France. Contentons-nous de glaner quelques avis donnés au passage.

D’abord, « il ne faut pas juger l’Anglais sur sa presse, qui, recrutée, à quelques exceptions près, parmi ceux qui ne sont pas des Anglais-types, est bien des fois trop montée en couleur pour représenter le véritable esprit anglais... Il ne peut pas non plus être jugé sur la partie de sa littérature qui est le mieux connue sur le continent. L’Anglais proprement dit est incapable d’expression ; il est inexprimé. » Et ici, Galsworthy se trouve en parfait accord avec Kipling pour reconnaître qu’un des traits caractéristiques de l’Anglais est la répression de la personnalité enseignée comme un devoir dans les Public Schools : « Ne montrez jamais vos sentimens, — les montrer n’est pas viril et assomme autrui. Ne criez pas quand vous vous faites mal, car cela vous rend insupportable aux autres... Évitez toute emphase de parole et de manière, sous peine de vous faire moquer de vous. » Cette maxime est suivie à tel point que, sauf dans sa presse, l’Anglais a l’habitude de tout atténuer (understate).

Les étrangers s’y trompent, — n’a-t-il pas été dit au début de cet article que nous autres, Français, avons pu nous en étonner et presque nous en scandaliser ? — et ils appellent indifférence ce qui est peur de l’effet et de l’éclat. Kipling, de son côté, avait été frappé, dans son séjour en France, des fâcheuses interprétations que nous donnions à ces litotes anglaises : « S’il nous est difficile de comprendre les Français, écrivait-il, il est plus difficile encore pour les Français de nous comprendre. Je ne les en blâme pas. Par exemple, vous vous rappelez S... causant de cette infernale affaire que nous avons eue en avril dernier. Impossible de lui en faire dire plus que : ‘Twas damned unhealthy. (C’était diablement malsain.) Et il est comme nous tous Anglais. Et que diable voulez-vous que les Français fassent de cela ? Nous sommes tous aussi inarticulés que nous l’étions à notre premier jour. »

Ne nous méprenons donc pas sur ce tour de langage qui est un trait de caractère, et cessons d’y voir un manque de conviction, de sérieux ou d’intensité. Galsworthy en tire au contraire argument de force latente. Et il estime qu’il faut de même mettre au nombre de nos raisons de confiance la lenteur de décision et de mouvement de ses compatriotes. Enfin, rassemblant toutes les caractéristiques diverses qu’il a relevées chez l’Anglais, il aboutit à cette conclusion qui vaut d’être signalée :


Il faut qu’on mette une chose sous le nez d’un Anglais pour qu’il se décide à agir. Faites-le et il continuera d’agir après que tous les autres se seront arrêtés. Il vit beaucoup dans le moment présent parce qu’il est essentiellement un homme pratique, et non un homme d’imagination. Son manque d’imagination le rend, au regard du philosophe, un peu ridicule. Dans les affaires, cela lui nuit au départ, mais une fois qu’il s’est mis en train, cela lui donne une incalculable force d’endurance. L’Anglais, en partie par manque d’imagination et de sensibilité nerveuse, en partie par aversion innée des extrêmes et par habitude de réduire au minimum toute expression de ses sentimens, est l’exemple parfait de la conservation de l’énergie... Il a besoin d’être convaincu et il faut un tas de preuves pour le convaincre. Il absorbe les idées lentement, à contre-cœur ; il préfère ne rien imaginer du tout, à moins d’y être obligé, mais à proportion de la lenteur avec laquelle il s’avance est la lenteur avec laquelle il recule !...

Pour la situation particulière à laquelle l’Anglais doit aujourd’hui faire face, il est terriblement bien adapté. Parce qu’il a si peu d’imagination, si peu de faculté d’expression, il économise ses nerfs tout le temps. Parce qu’il ne se jette jamais aux extrêmes, il économise son énergie de corps et d’âme. Preuve a été faite depuis six mois [1] que les hommes de toutes les nations sont à peu près également doués de courage et d’esprit de sacrifice ; c’est d’autres qualités que l’on doit attendre la victoire dans une guerre d’épuisement. L’Anglais ne s’analyse pas, il ne médite pas, ni ne voit plus loin devant lui qu’il n’est nécessaire, et il lui faut son bout de plaisanterie. Ce sont là des avantages effrayans et merveilleux...

Quand commença cette guerre, l’Anglais frotta ses yeux tout embués de pacifisme. Il se les frotte encore un peu, mais de moins en moins chaque jour. Profondément épris de paix par habitude et par tradition, il comprend vraiment aujourd’hui qu’il est plongé dans la guerre jusqu’au cou. Pour quiconque le connaît bien, c’est quelque chose [2] !

On doit avouer franchement que, du point de vue esthétique, l’Anglais privé de lumières et d’ombres, vêtu d’un complet marron, et surhumainement d’aplomb sur ses pieds, n’est pas trop attrayant. Mais pour la lente besogne de la guerre actuelle, usante, déchirante et terrible, l’Anglais qui se bat de son propre gré, qui manque d’imagination, humoriste, combatif, pratique, jamais porté aux extrêmes, optimiste muet et invétéré, et terriblement tenace, est sans aucun doute équipé pour la victoire.


Paroles réconfortantes, et d’autant plus dignes de foi qu’elles partent d’un homme moins disposé à l’illusion patriotique, qui dans toute sa carrière de romancier a pesé sans indulgence le bon et le mauvais du caractère national et qui, le connaissant du dedans, l’a jugé avec l’impartialité d’un étranger.

Mais la conclusion à laquelle atteint Galsworthy est au fond la même où aboutissent les quelques écrivains dont il a été parlé, si divers que soient leurs tempéramens et leurs points de vue. Shaw lui-même, pour qui sait lire sa vraie pensée sous ses sarcasmes, ne fait pas exception. Et une affirmation de foi semblable sort des pages d’une multitude d’autres hommes de lettres, prosateurs ou poètes, qui n’ont pu malheureusement trouver place dans ce choix trop restreint et un peu arbitraire : Thomas Hardy, Edmund Gosse, Arnold Bennett, Jérôme K. Jérôme, Conan Doyle, Hilaire Belloc, Maurice Hewlett, Laurence Bynion, pour n’en citer que quelques-uns. Tous s’entendent pour réclamer que la guerre soit conduite sans fléchir jusqu’au bout et pour qu’elle soit décisive. Tous sont d’accord pour croire que l’Angleterre est pour sa part capable de la mener à bonne fin, et aucun d’eux ne doute un instant que, ce que l’Angleterre peut, elle ne le veuille.


EMILE LEGOUIS

  1. Ceci était écrit au début de 1915.
  2. En français dans le texte.