LA GUERRE VUE D’UNE AMBULANCE

La vraie ambulance est celle qui opère sur les champs de bataille. Mais les maisons hospitalières qui prolongent et complètent son œuvre, qui reçoivent ses blessés et qui les guérissent, ont quelque droit aussi à ce nom évocateur de beaux dévouemens. Ecarté de la première par l’insuffisance de ses forces, c’est dans l’une des secondes qu’a pu travailler, à titre d’aumônier, l’auteur de ces lignes. L’ambulance américaine de Neuilly possédant les moyens d’aller les chercher elle-même jusque sur le front, a été l’une des toutes premières à recevoir des blessés. Le front, du reste, quand elle s’ouvrit, au début de septembre, n’était que trop rapproché de nous. On y allait le matin, on en revenait avant le soir. Les notes jetées ici jour par jour donneront donc de la guerre une vision assez directe. A leur modeste place, elles pourraient compléter les Impressions d’un combattant. Elles n’en offriront pas l’héroïque entrain ; mais elles rappelleront sous un autre aspect les mêmes actes de courage ; et si de la bataille elles reflètent plutôt les épreuves que la gloire, il n’y a pas lieu de le regretter. L’amour de la guerre pour elle-même est si peu dans le fond de nos âmes que le grand crime dont nous accusons l’Allemagne est de l’avoir rendue fatale et ensuite déchaînée. Pour n’avoir pas voulu la guerre, pour ne chercher qu’à en délivrer le monde et à l’extirper jusque dans ses causes, les peuples civilisés ne se battent pas aujourd’hui avec moins de courage, ni avec moins de résolution. Dans cet effort sacré, ils ne peuvent puiser qu’une vigueur nouvelle à contempler de près les souffrances, noblement acceptées, des victimes des champs de bataille.


Meudon, 3 septembre,

4 heures. — De Meudon à Neuilly, la distance n’a rien de redoutable. J’ai cru, pourtant, que je ne la franchirais pas. Nommé depuis cinq jours, j’attendais avec impatience mon appel, et je ne voyais pas sans inquiétude augmenter d’heure en heure les difficultés de la circulation. Hier soir enfin, sur le coup de 9 heures, une dépêche, longuement retardée, me demande de venir à l’ambulance, où doivent arriver des blessés d’un moment à l’autre. Ce matin, je me rends à la gare pour demander des informations. Il est probable, m’est-il répondu, que le train de 11 heures passera, mais on ne peut rien garantir. Je l’attends en vain, jusqu’à plus de midi. Le chef de gare interrogé n’en sait pas plus que moi. C’est le jour du grand désarroi ; on vient seulement d’apprendre le départ du gouvernement et l’arrivée des ennemis à Compiègne. Avec le mouvement des troupes qui se portent vers le Nord, avec les mesures de précaution et les travaux hâtifs qu’entraîne la mise au point du camp retranché de Paris, on ne sait plus quels trains subsistent, quels ponts restent franchissables, quelles portes sont encore ouvertes.

Je fais sans grand espoir une tentative au téléphone. O prodige ! il fonctionne, et l’ambulance promet de me faire prendre à 5 heures.

5 heures 15. — Personne. — Toute la maison est close, et ma domestique est partie. J’attends au jardin l’arrivée de l’automobile. Il fait un temps délicieux. Jamais été ne fut plus beau. La nature insulte aux hommes ; ou plutôt, c’est le contraire. En allant hier à Clamart, je suivais, à cette même heure du jour, la lisière du bois. La lumière, l’ombre, le soleil, les arbres, la douce tiédeur de l’atmosphère, la vue lointaine sur Paris, sur le Bois de Boulogne, sur Saint-Cloud et ses coteaux verts, tout formait un si grand contraste avec les horreurs humaines, que j’en fus comme grisé et cessai de croire aux réalités oppressantes du moment. Elles prirent figure de rêve, d’imagination folle. Je supposai que huit nations, dont les quatre plus grandes de l’Europe et la plus forte de l’Asie se trouvaient déjà en guerre, et que deux ou trois autres encore s’apprêtaient à y entrer. Je supposai, dans tout le Nord et l’Est de la France, puis sur la moitié des vastes frontières qui séparent la Russie, l’Autriche et l’Allemagne, des batailles de plusieurs jours, des batailles de plusieurs semaines, où s’entre-tuaient plus de deux millions d’hommes. Je supposai que la Nouvelle-Zélande s’emparait d’une île allemande en Océanie, qu’on se battait en Afrique Orientale, au Cameroun, dans le Congo. Je supposai que le Japon bombardait une presqu’île dans la mer de Chine. Je supposai que sur les Océans de grands navires se faisaient la chasse, que dans la mer du Nord, en même temps que dans l’Adriatique, des flottes entières cherchaient à se détruire. Je supposai revenue l’époque des invasions, et qu’elles s’accompagnaient de destructions, de viols, d’assassinats et d’incendies, comme on n’en avait pas vus depuis Attila. Je supposai que les villes d’art flamandes venaient d’être brûlées, que la Belgique et la France du Nord étaient la proie de hordes barbares, et que le même fléau arrivait aux portes de Paris. Je supposai, pour comble de dévergondage en mes inventions, que, mal satisfaite de ces champs de carnage, la guerre s’étendait jusque dans le ciel, et qu’au-dessus de nos têtes, la science humaine, parvenue après tant de siècles à naviguer dans les airs, en faisait tomber des engins mortels sur les grandes villes, sur les églises, les musées, les hôpitaux, les palais des reines et des princes enfans... Des coups de canon m’éveillèrent de ce rêve affreux. Ils étaient tirés contre des avions allemands qui jetaient des bombes sur Paris.

5 heures 40. — La voiture n’arrive pas. Resterai-je là seul ? Je vais voir les aéroplanes, français ou allemands, qui ronflent au-dessus de la maison.

6 heures. — J’entends la trompe de l’automobile. On sonne ; c’est bien pour moi. M. Carroll et M. Benêt [1] m’emmènent à l’ambulance.


Neuilly, 5 septembre

Les blessés n’arrivent pas. Et cependant nous sommes prêts. L’ambulance est installée au Lycée Pasteur, qui devait recevoir au mois d’octobre ses premiers élèves. C’est un immense et splendide édifice qui n’a pas coûté à bâtir moins de cinq millions. Encore complètement vide, et en partie même inachevé, il ne s’en prête que mieux à la transformation. Avec ses grandes salles de cours, ses laboratoires, ses vastes sous-sols, ses baies largement ouvertes, ses plafonds élevés, ses appareils d’électricité et de chauffage central, on le dirait destiné aux victimes de la guerre. Et il n’est pas jusqu’à ses devises, écrites depuis un an, qui ne semblent choisies pour l’objet actuel : PATRIE, sur le cartouche de la grande cour ; sur une face de l’horloge : L’HEURE FRANÇAISE SONNERA TOUJOURS ; sur l’autre : QUAND L’HEURE SONNE, HOMME , SOIS DEBOUT. Salles d’opérations et de radiographie, cabinet dentaire, salles de bains, étuves, chambres d’isolement, cuisine, lingerie, tout est mis au point. Dix grandes voitures automobiles, munies de brancards et de matelas, n’attendent qu’un signal pour aller quérir des blessés. Nous avons deux cent cinquante lits ; le nombre en augmente chaque jour et pourra s’élever à cinq ou six cents. Le personnel, où se mêlent Américains, Anglais et Français, se compose d’environ 15 docteurs [2], 50 infirmières diplômées, avec 30 auxiliaires femmes et 40 auxiliaires hommes. Une douzaine de personnes s’emploient à la lingerie, une cinquantaine aux plus gros travaux. L’administration occupe 12 à 15 hommes dont un architecte, qui n’a pas l6 moins à faire.

Bien que la partie supérieure de ce personnel travaille sans rétribution et qu’on reçoive beaucoup de dons en nature, les dépenses, on le devine, s’élèvent à un gros chiffre. Les frais de fonctionnement s’évaluent à une centaine de mille francs par mois ; les frais d’établissement ont déjà dépassé cette somme.

Les ressources proviennent entièrement de la généreuse charité des Américains. C’est le Conseil d’administration de leur hôpital de Paris qui a pris, dès le début de la guerre, l’initiative du mouvement. La colonie qui réside en France a presque à elle seule donné le demi-million qui fut souscrit le premier mois. New-York et les autres villes des Etats-Unis sont venues ensuite ; et, malgré la crise qui sévit là-bas comme ailleurs, on peut être sûr que les fonds ne manqueront pas. L’Amérique a sa Croix-Rouge, qui secourt, ainsi qu’il est juste, les blessés de toutes les nations ; mais, parmi les belligérans, elle a voulu distinguer les compatriotes de La Fayette et de Rochambeau ; notre ambulance est le témoignage de leur fidèle gratitude. La France ne l’oubliera point.


6 septembre.

Toujours sans blessés. Quelques dames s’impatientent. On élargit les préparatifs ; nous devons approcher de 300 lits. Moi, j’installe notre chapelle. Grâce au curé de la paroisse Saint-Pierre, au couvent de Saint-Thomas de Villeneuve, et à de généreux amis, tout s’arrange sans qu’un centime soit distrait pour cela des fonds de l’ambulance. Je n’en suis pas moins reconnaissant à notre Comité d’avoir bien voulu mettre à ma disposition le plus beau local du Lycée, l’amphithéâtre de chimie. Après la guerre, peut-être, notre chapelle redeviendra salle de cours, comme les aumôniers de l’armée et de la marine perdront leur office provisoire. Mais où le Christ aura passé, il en restera toujours quelque trace divine.

8 heures du soir. — Nous allons enfin recevoir des blessés ; toutes les automobiles sont parties en chercher à Villeparisis, où en sont venus deux cents du combat de Montmirail. C’est, sans doute, la suite de ces engagemens de l’Ourcq, où le communiqué de 3 heures annonce que notre armée arrête l’avance des Allemands. Nous attendons anxieusement, tous dans le hall d’entrée : les infirmières, les docteurs, les aides. On parle d’une cinquantaine de blessés et des cas les plus graves. Qu’ils nous arrivent. Je crois que nulle part ailleurs ils ne seraient mieux traités.

11 heures. — Nous attendons toujours. La fatigue appesantit les corps ; on a tant travaillé, ces jours-ci, aux préparatifs. Mais les âmes restent éveillées ; et, si les yeux se ferment à demi, les cœurs restent largement ouverts.

11 heures 15. — Comme j’écrivais la fin de ces quatre lignes, coup de téléphone. Alerte et attention. C’est le Dr Magnin qui demande le Dr Du Bouchet. La communication achevée, celui-ci nous la transmet : « Il n’y avait à Villeparisis que 200 blessés. Quand nos voitures sont arrivées, ils étaient déjà emmenés par d’autres ambulances. So nothing to de ; go to bed. Rien à faire ; allez dormir ! » C’est a quoi nous nous résignons, un peu déçus, mais pas trop. Il suffit, en temps de guerre, que l’on s’attende à un événement, pour en voir arriver un autre.


7 septembre.

Le vrai travail est commencé. Nous avons reçu, l’après-midi, une dizaine de soldats anglais. L’un d’eux a une balle dans la gorge ; un autre, le pied écrasé ; le reste est blessé aux mains, aux bras, aux jambes, ces pauvres membres bleuis et affreusement gonflés. Tous, excepté un malheureux qui souffre d’appendicite aiguë, se montrent gaillards et de belle humeur ; il nous faut insister pour faire asseoir ceux-là mêmes qui ont le pied malade. La seule chose dont ils se plaignent, et en riant, c’est de ne s’être pas lavés depuis plusieurs jours, ni déshabillés depuis des semaines.

Il ne leur est permis de parler des faits de guerre qu’après quinze jours écoulés. Ce n’est pas, jugent-ils à bon droit, désobéir à cet ordre que de nous confirmer, pour les avoir vues de leurs yeux, les atrocités des Allemands en Belgique, et notamment le fait, très souvent renouvelé, — chaque fois, semble-t-il, que c’était possible, — de placer devant eux les enfans et les femmes, au moment du combat.

Un sujet sur lequel ils ne tarissent pas, c’est l’excellence de l’accueil qui leur est fait partout. « Nous nous croirions chez nous, disent-ils avec un vif accent de gratitude, nous sommes même reçus et traités mieux qu’en notre pays. » C’est trop juste, ne sommes-nous pas frères d’armes ? Une petite scène populaire vient illustrer ces sentimens réciproques de reconnaissance. Un grand Highlander a ouvert une fenêtre qui donne sur la rue. Aussitôt se forme un rassemblement et la foule cherche à exprimer sa sympathie par une ovation discrète. L’arrivée de deux Anglaises et celle de votre serviteur permettent d’engager l’entretien. On me demande d’expliquer, de raconter, d’interpréter. La conversation dure un bon quart d’heure. Une des Anglaises offre le New-York Herald du jour à notre héros ; il l’a déjà lu. Elle propose de le lui apporter demain à cette même fenêtre. Je réponds qu’il sera dans son lit de malade et qu’il vaudra peut-être mieux le déposer au nom de l’aumônier. C’est ce qui sera fait, et l’on y joindra un illustré qui représente des scènes de la guerre où l’armée anglaise a le beau rôle. Quelqu’un me tend un journal qui vient de paraître. Je lis tout haut le communiqué dans lequel, « grâce à une action très vigoureuse de nos troupes, puissamment aidées par l’armée britannique, les troupes allemandes qui s’étaient avancées, avant- hier et hier, jusque dans la région de Coulommiers et de la Ferté-Gaucher, ont dû, dans la soirée d’hier, marquer un mouvement de recul. » Je me permets d’ajouter qu’à en croire des nouvelles plus récentes, nos succès vont s’élargissant et qu’on a de bons motifs d’espoir pour la bataille qui continue.

C’est qu’en effet, depuis trois jours, je sens la confiance m’envahir, non plus seulement la confiance au succès final, que j’ai toujours éprouvée, mais la confiance aux victoires prochaines, à la déroute de l’armée allemande sans qu’elle atteigne Paris, au plus tard devant Paris même. Cela vient, peut-être, de ce que je reçois plus d’informations, grâce à notre chef de transports. Peut-être aussi dois-je cet optimisme à une atmosphère où se respire de plus près l’esprit des batailles Je comprends mieux le sens et la portée de ce qu’on nous répète de toutes parts, que le moral de l’armée est excellent. S’il demeure tel que je le constate maintenant par nos blessés, par nos ambulanciers, par moi-même, le triomphe est assuré. Il n’est pas possible que le moral des Teutons soit le même, depuis six semaines qu’ils marchent sans repos ni trêve en pays ennemis, nuit et jour harcelés par un adversaire dont on leur avait inspiré le mépris, et alors qu’ils doivent renoncer à l’entrée promise et attendue dans cette ville fascinante de Paris. Et puis, comment faire durer le mensonge formidable de la coopération italienne, de la neutralité anglaise, de l’amitié belge ? Ils ont bien dû se rendre compte, si Allemands soient-ils, de l’accueil des Belges ; ils ont bien dû reconnaître, fût-ce parmi les morts ou les prisonniers, des soldats de l’Angleterre !


8 septembre.

Je reviens d’une-visite à notre salle d’Anglais. L’un d’eux réclamait sa médaille militaire déposée au coffre-fort, et qu’il craignait d’avoir perdue ; il était sérieusement inquiet : j’ai eu grande joie à la lui rendra Tous nos blessés, dans leurs lits confortables, et entourés ut soins parfaits, semblent mieux qu’hier.

J’ai eu des nouvelles. Elles paraissent bonnes et sont, en tout cas, des plus importantes. La grande lutte est vraiment engagée, comme le donnait à entendre le communiqué de ce matin. Elle s’étend de la région de Meaux à la place de Verdun, dans la Brie et dans la Champagne. Il faut maintenant deux noms de provinces pour localiser une bataille ! C’est vraisemblablement la plus grande rencontre de l’histoire humaine. Je me rappelle, de mes leçons d’enfant, le prestige qu’exerçaient sur moi ces noms d’Aétius, d’Attila, de bataille des Champs Catalauniques. Dans le même endroit, au moment où j’écris, il se livre une bataille égale, une bataille plus grande, qui verra, qui voit se régler des destins non moins graves, et s’entre-tuer, par des moyens plus efficaces, des armées quatre fois plus nombreuses. Qui l’emportera, cette fois, d’Attila ou de nous ? des deux nations les plus policées du monde, Angleterre et France, ou de ceux que le genre humain, en les voyant agir, nomme encore les Barbares ?

Ce devait être beau, à Saint-Etienne-du-Mont, l’intercession commune de cet après-midi, devant la châsse où repose la Patronne de Paris. Et ni l’orateur ni l’auditoire ne devaient manquer d’émotion, s’ils contemplaient, à quatorze siècles de distance, l’analogie des événemens. Geneviève, Jeanne d’Arc, douces bergères envoyées de Dieu, sauvez le troupeau de votre race !

10 heures du soir. — Toutes nos voitures viennent de partir pour Meaux, où nous avons appris, vers 9 heures, que des centaines de blessés se trouvent sans secours. Nous leur expédions médecins, infirmiers, pansemens, dans les fourgons d’ambulance, pendant que, dans leurs autos personnels, nos riches Américains leur portent des provisions. La ville de Meaux évacuée la semaine dernière, centre de la bataille ces jours-ci, doit manquer totalement de ressources. Je demande au médecin en chef à partir aussi ; il me répond que je ferai mieux de rester, qu’on doit avoir des prêtres là-bas, et qu’il ne faut pas démunir l’ambulance à pareil moment.

Les derniers automobiles ronflent sous ma fenêtre. Voilà qu’ils partent à toute vitesse, dévorant la route, jetant l’éclat de leurs phares dans les ténèbres de la nuit, comme nos amis jettent, sans le savoir, la beauté de leur dévouement dans l’horreur de tant, tant d’hécatombes !

Du moins paraissent-elles, cette fois, acheter notre délivrance. Notre avantage s’accentue. Un officier américain, qui arrive de la région de Meaux, dit que les Allemands ont reculé aujourd’hui de douze kilomètres. Si c’était donc le commencement de leur débâcle, et une solution plus prochaine de la guerre !


9 septembre.

6 heures du soir. — Un court instant de liberté, alors qu’il faudrait des heures pour parler de cette journée.

Nos voitures sont revenues de Meaux, à huit heures du matin. Je croyais avoir entrevu la guerre dans l’affolement des départs aux gares de Paris, dans l’apparition et les témoignages de dames de la Croix-Rouge qui avaient dû fuir Rethel en pleine nuit, avec leurs blessés. Ce n’en était, si je puis dire, que des effets réflexes. Aujourd’hui, j’en ai sous les yeux les effets directs et immédiats. Un par un, l’on nous apporte, sur des brancards, les couvertures, presque funèbres, qui entourent les victimes des combats d’avant-hier. De ces paquets sanglans, que nous entrouvrons avec des précautions infinies, émergent de grands corps aux membres mutilés, des faces douloureuses et résignées de pauvres Africains. Tous, des tirailleurs. Dans le nombre, deux Français, les vingt autres sont Arabes ou nègres : Tunisiens, Algériens, Marocains et Sénégalais. Leur numéro matricule est, pour la plupart, tout ce qu’ils connaissent de français ; c’est avec cela que nous les identifions. Deux gradés, un soldat de 1re classe et un caporal, sont un peu plu » savans et nous aident près de leurs compagnons.

Je ne sais s’il est régulier d’appeler gradé un soldat de 1re classe, mais c’est juste, en tout cas, pour l’Arabe auquel je pense. Sa compagnie, raconte-t-il, a chargé trop tôt, sous le feu de l’artillerie allemande, bien avant que la française eût préparé le terrain (toujours même abus d’héroïsme) ; ils sont tombés tous, à l’exception de trois. Notre héros, étant soldat de 1re classe, a rallié ses deux camarades et les a conduits à une autre compagnie. Blessé à la cuisse, il a continué de se battre jusqu’à ce qu’un éclat d’obus lui eût cassé le bras.

Un autre tirailleur, un cycliste, originaire de la Drôme, qui vient d’arriver seul, a eu la main droite brisée. Ne pouvant plus se battre, il est parti sur sa bicyclette à la recherche d’un poste de secours, et n’en a trouvé qu’à Paris !

A la salle des Anglais, qui sont déjà mieux, je raconte l’arrivée de nos blessés africains et la bataille de Meaux. « C’est à partir de Meaux, leur dis-je, que les Allemands ont commencé de reculer, et cela grâce à vous, qui les avez arrêtés là. » Une flamme de joie brille dans leurs regards, surtout quand j’ajoute que le même mouvement se continue depuis deux jours. Paris sauvé, ils sont contens.

11 heures du soir. — Deux de nos voitures les plus douces viennent de ramener chacune, de Nangis, un officier anglais. Ils étaient provisoirement soignés chez des particuliers. On se proposait d’en ramener un troisième ; on l’a trouvé mort. Le curé de cette petite ville a vaillamment soutenu les courages et organisé les secours. Les bombes d’aéroplanes ont fait assez de mal dans les environs : une femme a eu la jambe cassée et un petit garçon de neuf ans a péri ; une autre femme a été tuée net avec son enfant dans les bras, sans que le bébé fût atteint. Un de nos deux Anglais a eu le poumon perforé d’une balle ; nos médecins comptent le sauver. Mon dernier travail, en cette émouvante journée, a été d’inventorier ses effets, pour mettre au coffre-fort ses objets de valeur. La pauvre tunique était percée de deux trous vers le milieu ; l’un à l’entrée de la balle, l’autre à sa sortie. Tout alentour, de larges tâches rouges.


12 septembre.

Nous attendions, hier soir, un officier supérieur anglais, le général Snow, qu’on était allé prendre à Coulommiers. J’apprends, à cette occasion, que notre quartier général a quitté cette ville, sans doute pour avancer au Nord-Est ; c’est un bon signe de plus. Le général Snow n’est arrivé que ce matin. Ses blessures, me dit-on, ne sont pas graves : son cheval se serait renversé sur lui. C’est l’affaire de quelques jours. Heureusement, car il a eu lui-même à remplacer un autre général, et les chefs sont précieux.

Cette nuit sont arrivés deux blessés allemands que je n’ai pas encore vus. J’ai seulement fait, ce matin, l’inventaire de ce qu’ils apportaient. Leurs effets étaient souillés de boue et de sang. Nous avons mis sous scellé ce qui pouvait en valoir la peine, sans approfondir si c’était apporté d’Allemagne ou volé en France. Je ne dis pas cela pour une pomme verte, trouvée dans la poche ; mais un carnet portant l’en-tête du petit séminaire de Saint-Riquier m’a laissé rêveur. Malgré tout, je n’ai pas à faire le moindre effort pour me sentir porté vers eux par un sincère sentiment de pitié, surtout depuis qu’on m’a dit qu’à leur arrivée, ils tremblaient de tous leurs membres.

Une bonne partie de mes visites, jusqu’ici, se passe à faire des correspondances pour les illettrés, et pour ceux qui ne peuvent se servir de leur main. S’ils ne savent pas dicter, je leur propose des idées, qu’ils acceptent toujours, et j’ajoute souvent quelques lignes rassurantes de la part de l’aumônier-secrétaire. Un Marocain qui sait trois mots de français m’a prononcé, pour l’enveloppe, un certain nombre de syllabes gutturales, dont la fortune m’étonnerait si elles menaient la lettre à destination. Pour des nouvelles graves, nous ferions passer la correspondance par le régiment ; on y a l’adresse des familles.

J’ai reçu la visite d’amis bien anxieux. Leur fils, tirailleur algérien, n’a pas, depuis son départ, donné de ses nouvelles, je n’ose dire donné signe de vie. Et, avant la guerre, il écrivait très souvent. J’ai rassuré de mon mieux la pauvre mère, en lui expliquant que cela ne prouvait rien. Je n’ai pas ajouté ce que je sais des épreuves subies par cette vaillante arme, ni qu’un de nos blessés a vu tomber, près de Meaux, tous les hommes de sa compagnie, moins trois... On ne répétera jamais assez de combien de deuils individuels est faite une grande guerre. Il faut cependant qu’on y pense, qu’on s’en pénètre à fond, qu’on y puise pour jamais l’horreur de ces carnages incommensurables, et que les sacrifices actuels, — dût-on les pousser au bout, tandis qu’on y est, — garantissent une paix réelle, une paix durable, une paix pacifique ; il faut enlever aux perturbateurs, aux meurtriers d’aujourd’hui, et à ceux qui dans l’avenir pourraient être tentés de faire comme eux, tous les moyens de nuire.


Les nouvelles deviennent franchement bonnes. Sur toute la ligne, sur l’immense ligne, en Brie, en Champagne, en Lorraine, enfin l’ennemi recule ; et sur plusieurs points, notamment à l’aile droite, par où il comptait nous tourner et se jeter sur Paris, sa retraite commence.

La fatigue surhumaine de six semaines de combats, la marche ininterrompue en pays hostile, le déchet des munitions, les premières atteintes de la faim, c’en est trop pour l’endurance de ces troupes, si fortes soient-elles, et leurs chevaux eux-mêmes cèdent à l’épuisement. Encore quelques jours, quelques heures peut-être, et l’historique bataille de la Marne (toujours ces noms gigantesques !) arrête l’invasion ou même la repousse, détruit les plans de l’Allemagne, renverse à notre avantage la marche de la guerre, se transforme en victoire de la France... Comme nos souffrances et comme nos deuils en seraient adoucis !

Mais, en saluant d’un immense désir et d’une joie prête à éclater cette naissante aurore de victoire, je vois, je ne puis m’empêcher de voir de quoi sont teintes les nuées qui lui font cortège ; de quelle précieuse couleur, de quel sang, l’horizon est rouge.

Hier soir, par un vent et une pluie horribles, dans les villages abandonnés des environs de Meaux, nos ambulanciers glanaient encore des blessés privés de soins depuis plusieurs jours. Ils nous en ont rapporté une douzaine au milieu de la nuit ; et ce matin, à 6 heures, ils sont partis en chercher d’autres. C’est un rude spectacle, me disent-ils, que celui des champs de bataille après la bataille, surtout lorsqu’ils s’étendent à l’infini et qu’on ne sait dans quel bois, dans quelle grange solitaire ou dans quelle église, on trouvera les plus malheureux. L’âme tendue vers le but pitoyable, à peine si, de l’automobile fuyant, on accorde un regard aux arbres jetés bas, aux maisons incendiées, aux débris d’équipemens, aux chevaux morts et déjà gonflés, à ceux qui se dressent sur les collines, affamés, immobiles, comme de grands squelettes. Enfin l’on découvre un groupe douloureux, on se penche sur l’herbe sanglante, on réconforte les âmes et les corps, on distribue boisson, nourriture, pansemens, on ressuscite la force et l’espérance. Les pauvres blessés, bien doucement, sont enveloppés, soulevés, couchés sur les matelas de l’ambulance ou sur les coussins de la voiture de maître ; et les voilà partis vers l’asile de science et de bonté, où se réparent, quand ils sont réparables, les forfaits atroces de la guerre. Il y a la science qui tue et la science qui guérit, comme il y a le bien et le mal, comme il y a Dieu et les démons.


14 septembre.

Les blessés arrivent, toujours plus nombreux. Les autres ambulances et hôpitaux se plaignent de n’en pas recevoir. Ils ne nous manquent point, parce que nous avons des voitures pour aller les chercher nous-mêmes. Ce sont encore les victimes des commencemens de la grande bataille, de la grande victoire, puisque depuis l’après-midi d’hier, les bonnes nouvelles sont confirmées.

La victoire, c’est le souverain remède pour nos blessés. Et quelle joie de leur en porter l’annonce, de leur lire tout haut, entre les lits où ils se soulèvent pour mieux nous entendre, les bulletins qui l’annoncent !

Nous en avons besoin, nous aussi, pour soutenir la vue de leurs souffrances. Une fois baignés, rasés, vêtus de linge neuf, soulagés par les premiers soins, refaits par le sommeil et la bonne nourriture, c’est une joie de les contempler sur leurs couchettes blanches, les traits reposés, les yeux chargés de reconnaissance et de doux étonnement. Mais que l’arrivée est donc émouvante ! Ceux de samedi soir, des Français, amenés de Montereau, avaient reçu quelques soins, et ils étaient à peu près propres. Mais leurs blessures, déjà vieilles de quatre ou cinq jours, pansées une seule fois, sommairement et trop tard, les faisaient cruellement souffrir. Des douze pourtant, aucun ne se plaignait ; un seul, sous les élancemens de la douleur, fermait les yeux et serrait les lèvres ; les autres gardaient la force de maîtriser leurs dures sensations. Il y en avait un surtout, un homme du peuple, dont l’apparition ne s’effacera pas de ma mémoire. Je vois entrer sur le brancard, enroulé dans la couverture, son pauvre corps si long, si maigre, si meurtri ; je vois sa figure presque noire, aux pommettes saillantes, ses yeux luisans de fièvre et son sourire, oui, son sourire, mais d’une beauté, d’une résignation, d’une douceur à rappeler les martyrs chrétiens regardant le ciel parmi leurs supplices. Le docteur me dit qu’il est blessé à la tête, à la jambe, au bras. « Vous souffrez bien ? » lui demandai-je en prenant sa main que j’aurais voulu baiser. Il me répondit : « Non. Un peu fatigué de l’automobile. »

Nous avons reçu ce même soir un officier de vingt et un ans, sorti de Saint-Cyr pour aller au feu, atteint de deux blessures. Je tairai les autres indications. Mais je peux dire une de ses épreuves. Ramassé sur le champ de bataille par les infirmiers allemands, il fut transporté avec leurs blessés au village voisin, dans l’unique chambre d’une maison abandonnée. On n’y trouva que deux matelas pour huit qu’ils étaient ; il dut passer deux nuits et un jour, étendu auprès de ces êtres grossiers, mal- propres, sentant le tabac et, malgré leurs blessures, s’enivrant du vin de la maison. Leur colère, à tous, allait aux Anglais ; point de quartier pour eux, pas plus que pour les noirs. Quant aux Français, c’étaient de braves adversaires. On en viendrait d’ailleurs à bout dans peu de temps ; puis ce serait le tour des Russes, mauvais soldats, et des Anglais, qui n’ont pas d’armée. Le surlendemain matin, il fut permis à notre lieutenant de se joindre à d’autres blessés, ses compatriotes, dans une maison voisine. Peu d’heures après, l’ennemi commençait sa retraite et les abandonnait, comme du reste les siens, sauf les officiers, aux troupes françaises qui reprenaient le village.


15 septembre.

Les témoignages que j’ai entendus viennent de soldats blessés en des rencontres différentes ; ils ne tarissent pas de reproches contre l’armée active, celle qui représente vraiment, — sans les correctifs qu’y apporte ensuite l’existence normale, — la formation militaire prussienne.

Voici, par exemple, pris sur le vif, et dans leur désordre naturel, quelques-uns des récits qui me sont faits :

« L’active ne vaut rien, dit un brave paysan réserviste. Ils cognaient à coups de crosse sur mon mal. Ils ont brisé et jeté tout ce que j’avais. La réserve arrive, c’est différent ; ils me soignent. Mon camarade, blessé à la poitrine, mourait de soif, il en est vraiment mort. Je me traîne pour aller lui chercher de l’eau ; ceux de l’active me couchent en joue. Je suis obligé de faire demi-tour et de me recoucher. »

Un autre a vu des soldats de l’active mettre complètement à nu un de nos soldats qui avait eu le poumon perforé, et qu’ils avaient fait prisonnier après sa blessure. « Quand ils ont vu qu’il fallait l’abandonner, ils lui ont enlevé tout, même sa chemise ; et c’était par méchanceté pure, puisqu’ils n’ont rien emporté. »

Troisième récit, textuel : « J’avais un bras cassé, et je perdais beaucoup de sang. Je suis sorti de la tranchée à quatre pattes, ou plutôt à trois pattes. Ils arrivent et m’enlèvent tout. Je continue. La tranchée était à 50 mètres du village. Je me suis tiré dans une maison où ils avaient tout saccagé. Il ne restait rien du tout que des morceaux. Je vois un copain qui marchait aussi à quatre pattes ; je l’appelle ; il vient se coucher à côté de moi. Le major allemand est venu, nous a soignés, nous a donné du café, du pain. De là, au petit jour, je suis allé à l’église. J’ai trouvé M. le curé, il nous a soignés. Les autres gens étaient partis. Pas une maison qui n’ait été saccagée. excepté le presbytère et l’église. C’est là que votre ambulance est venue nous prendre. Voilà aujourd’hui cinq jours que j’ai été blessé, à la fin de l’après-midi. C’est mon capitaine qui a été tué le premier. Tout ce qu’ils peuvent viser d’officiers, ils ne les manquent pas. Nous en avions aussi descendus pendant trois jours ! Mais, sur deux cents et quelques de la compagnie, on n’est pas vingt de reste. »

Pour mieux comprendre ces récits, et celui que nous allons donner pour finir, il faut savoir qu’ils se rapportent aux batailles qui marquèrent l’arrêt de l’aile droite allemande, et à la suite desquelles les troupes allemandes durent se retirer précipitamment : « Un éclat d’obus m’avait jeté parterre, blessé au côté. Deux jours sans être pansé. Les Allemands arrivent. Il y avait un Saint-Cyrien à côté de moi ; ils lui enlèvent son argent. Moi, ils ne m’ont pas fouillé ; ils ont seulement pris ma musette, avec le pain et le chocolat. Ils m’ont emmené et fait suivre. Nous arrivons à l’église. Le major nous a soignés et donné de la soupe. Nous allions être emmenés par les Allemands, mais ils n’ont pas eu le temps. Ils sont partis en nous laissant, nous autres dans l’église et vingt des leurs dans une maison ; ils n’ont emmené que leurs officiers. On nous a menés à Crouy, où votre ambulance nous a trouvés. »


16 septembre.

Deux traits entendus ce matin, à propos de la poursuite qui a suivi notre victoire de la Marne. Le premier est d’un jeune Alpin : « Ils filent, ils filent, qu’on ne peut pas les rattraper. Mais, les cochons, ils nous avaient envoyé quelque chose ! Sur quatre mille que nous sommes descendus des Alpes, il en reste mille. Les autres ne sont pas tous morts ; il y a des blessés [3]. »

Le second trait est d’un réserviste : « Dans un bois on est tombé dessus. Ce qu’on leur en a fourré, les pauvres malheureux ! Il ne devrait pas y avoir de guerres comme ça. »

Certes non, il ne devrait pas y en avoir, et jamais le crime de ses auteurs ne m’est apparu plus grand qu’aujourd’hui.

L’après-midi nous arrivent des Anglais, blessés près de Soissons. Chez tous, quel courage, et quel entrain ! Quelle gaîté même, chez plusieurs ! « Je me suis battu jusqu’à tel jour, où je fus blessé. — Et depuis ? — Depuis ? j’ai voyagé. » Un jeune soldat, qui a la cuisse traversée d’un éclat d’obus, se plaint d’être trop sale ; il montre en riant sa barbe et ses ongles. Et dire que sa blessure l’exclut du grand bain ! On le lave cependant avant de le coucher.

Un officier de six pieds de haut, ce qui ne l’empêche pas d’être dans l’infanterie, a le front ceint d’un bandeau plutôt rouge que blanc. Il me montre à sa casquette le trou fait par la balle : « Narrow escape, lui dis-je. Vous l’avez échappé belle. » Sa chance fut plus grande encore, deux autres balles ont, sans l’atteindre, percé au-dessus du pied sa chaussette et, au milieu du bras, sa tunique ! Il a confiance dans l’action engagée ; il croit que plus de cent mille Français tournent les deux corps ennemis contre lesquels se battent les Anglais et qui sont fortement postés au nord de Soissons. Je lui montre avec émotion deux blessés en piteux état, qu’on descend de l’auto, et qu’on apporte sur des civières : « Ce ne sont pas les pires, me dit-il, tant s’en faut ! Il y en avait de tels, sur le champ de bataille, qu’on n’a pas pu les enlever. » — « Espérons qu’on les soignera sur place. Dans les cinq jours de bataille que vous avez vus, n’y a-t-il pas eu d’armistice pour enlever les blessés, enterrer les morts ? — Non, pas de ça ! On ne peut se fier aux Allemands. Et puis, ils sont dans une boite, ne les lâchons pas. A eux d’en sortir s’ils peuvent. » L’animosité des Anglais contre l’ennemi commun est plus profonde encore que la nôtre ; de même aussi, celle de l’ennemi contre eux.

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17 septembre.

En faisant ma tournée, ce matin, je retrouve mes blessés d’hier en assez bon état, reposés, contens. Ils me racontent l’accident et aussi les combats de la semaine dernière, la poursuite des Allemands. Je laisse la parole à un réserviste alpin, des environs d’Aix-en-Provence :

« Jeudi et vendredi, nous avons marché tout le jour sans un coup de fusil. Ce qu’ils filaient ! Bientôt on ne les voyait plus. Nous les avons rejoints le samedi soir, à Vic-sur-Aisne. Nous les avons poussés. Ils ont essayé de faire sauter le pont. Impossible ; nous étions arrivés à temps. Nous passons derrière eux. A ce moment-là, ils tirèrent sur nous ; mais nous avions l’artillerie du 47e postée sur la gauche, qui les a forcés de reculer encore. La nuit, notre compagnie a pris les avant-postes.

« Dimanche matin, à 7 heures, on est reparti de la rivière. Cette fois, on n’allait pas vite, leur grosse artillerie nous tirait dessus, et ils avaient une position terrible, même qu’on n’a pas pu faire plus de 4 kilomètres dans toute la journée. On a marché sous le feu de l’artillerie, jusqu’à 6 heures du soir. C’est là qu’il en est tombé ! Il y a des sections qui y ont complètement passé. Vous comprenez : on nous avait dit qu’il fallait à tout prix prendre position pour ne pas laisser avancer l’infanterie allemande.

« A 6 heures, un éclat d’obus m’entre dans la jambe. Il y est encore. On m’a porté à un poste de secours. J’y ai reçu mon premier pansement et passé la nuit. Après, l’on m’a porté à Vie, à l’hôpital de campagne de la Croix-Rouge, puis à la gare de Compiègne...

« Je n’ai pas eu trop de mal ; un peu serré à la jambe, justement celle de l’obus. Les civils se sont levés. On nous a ouvert l’hôpital de Mary, où les Boches n’avaient rien laissé. A 9 heures, l’évêque est venu : il nous a donné des paquets de tabac. Ce qu’il est bien, ce Monseigneur-là ! Les autos américains sont arrivés vers onze heures, et, à six heures, nous étions ici.

« On voudrait tout de même que ça soit fini. C’est un vrai carnage. »


FELIX KLEIN

Aumônier de l’Ambulance américaine.

  1. Deux des cinq membres du Comité. Les autres sont MM. Dalliba, Monahan, et Twyeffort. Le Dr Watson en est président.
  2. Au 6 octobre, la liste des médecins s’est encore augmentée et comprend : MM. Du Bouchet, chirurgien en chef ; Blake, Blanchard, Brathwait, Bromer, Carry, Chauveau, Conkling, Davenport ; Derby, gendre du président Roosevelt ; Dygdale, Evringham, Gros, Haguet, Hayes, Jablon, Jeaugeas, Kœnig, Kopp, Lyon, Magnin, Rice, Rogers, Soulier, Turner, Worcester. A la même date, nous avons 255 blessés et il en est sorti, guéris ou défunts, une cinquantaine. Je pourrais citer, parmi les infirmières, l’élite de la société américaine et des noms universellement connus.
  3. Nous aurions, d’après certaines statistiques, un tué pour quinze blessés dans l’infanterie, un pour cinq dans l’artillerie (notre cavalerie aurait peu souffert). La raison en est que l’artillerie lourde allemande vise toujours la nôtre afin de la détruire, et jamais l’infanterie ; or, les éclats de ses gros obus sont extrêmement dangereux, tandis que la balle des fusils et des mitrailleuses produit des plaies légères et faciles à guérir, prises à temps. Quant aux obus des canons de campagne, ils se montrent peu efficaces.