La Guerre sous-marine de 1917

La Guerre sous-marine de 1917
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 443-456).
LA GUERRE SOUS-MARINE
EN 1917

« C’est la guerre au couteau, » nous crient les Allemands, et il est assez curieux qu’ils se servent de cette expression pour désigner la plus nouvelle, la plus scientifique, la plus surprenante des méthodes que l’homme, ce loup de génie, ait imaginées pour détruire les autres hommes. Mais il faut entendre, n’est-ce pas ? que la lutte va prendre, sous les eaux comme à leur surface, et sur la terre et dans les airs, un caractère d’exaspération féroce, où la voix de la pitié ne sera jamais plus écoutée, où disparaîtra le peu qui subsistait encore du respect des conventions internationales ayant pour objet de limiter la cruauté de la guerre.

Voyons d’abord cela d’un peu près, car, vraiment, on se demande ce que pourront bien faire nos ennemis de plus qu’ils ne font déjà et comment ils arriveront à se surpasser eux-mêmes en fait de mépris des lois divines et humaines.

Ils le peuvent pourtant. Je viens de lire le récit d’un capitaine de vapeur de commerce français qui a vécu douze jours dans un grand submersible allemand avec une vingtaine d’hommes qui restaient de son équipage. Ces pauvres gens, après bien des souffrances, eurent du moins la vie sauve. En tout cas, il n’y aura plus désormais pour les belligérans d’avertissement préalable, même en dehors de la zone des eaux territoriales anglaises où, dès le 18 février 1915, il était bien convenu que nul ne devait se risquer, sous peine d’être détruit.

Oui, mais pour les neutres ?…

« Plus un neutre ne pourra naviguer si nous faisons la guerre à outrance, » disait à Cologne, au congrès des nationaux libéraux, le député Stresemann. C’était vers le 20 décembre, au moment où l’Allemagne conservait encore quelque espoir de duper ses adversaires avec sa proposition de négocier. Voulait-elle, en même temps, frapper l’imagination des neutres, au point que ceux-ci s’avisassent de peser, en faveur d’une paix prématurée, d’une paix allemande, sur les décisions des Puissances de l’Entente ? Il se peut. Mais comme déjà ses submersibles ne se privent point de couler les non-belligérans,

— les malheureux Scandinaves, surtout, savent à quoi s’en tenir ! — on doit se demander si l’unique différence de traitement ne consistera pas dans l’usage, à l’égard des marins survivans des navires neutres détruits[1], d’une clémence sur laquelle ne doivent plus compter les équipages des nôtres.

La décision — déjà mise en pratique, au demeurant, — de semer les mers de l’Europe de mines automatiques dérivantes, rigoureusement prohibées par le droit maritime international[2], aura des répercussions lointaines. Bien des mois, des années même après la conclusion de la paix, des navires de toute espèce seront détruits par l’explosion d’un de ces redoutables engins errant à l’aventure au gré des courans.

Or, il ne faut pas se le dissimuler, les Allemands ont pris à cet égard des déterminations inflexibles. Qu’on ne s’avise pas de leur objecter que leur propres bâtimens pourront, plus tard, être victimes de ce procédé de la « guerre atroce » dont rêvent leurs imaginations surchauffées. Pour eux, pour les fidèles et dociles disciples des Clausewitz, des Bernhardi, des von der Goltz, tout s’efface devant l’essentiel intérêt de faire immédiatement à l’ennemi le plus de mal possible. Sans doute il se peut bien qu’un de leurs submersibles heurte une mine allemande, — c’est arrivé, je crois, déjà… — mais peu importe, le sacrifice en est fait : pour un sous-marin de perdu, combien de navires ennemis auront été coulés !

Est-ce tout, du moins ? Non pas. L’engin de plongée se prête à d’autres combinaisons. Il y a peu de semaines encore, il se révélait « sous-marin de bombardement, » envoyant à deux reprises des projectiles sur le paisible port de Funchal de Madère où il prétendait détruire les relais de câbles télégraphiques et la station de T. S. F.

Il faut donc s’attendre à des ravages sur nos côtes, à des ravages d’autant plus sensibles au point de vue de l’effet produit sur l’opinion, que l’ennemi, si bien armé qu’il puisse être, n’ira pas se heurter aux « fronts de mer » de nos arsenaux ni de nos grands ports de commerce, mais qu’il se réservera pour les ports de moyenne importance, pour les ports de pêche, pour les stations de bains même, — puisque aussi bien tuer des femmes, des enfans, des infirmes, cela rentre tout à fait dans sa méthode d’intimidation.

En somme, toutes les localités côtières dont l’organisation défensive ne saurait être poussée au-delà d’une simple surveillance générale et de la mise en jeu de quelques pièces, mobiles ou fixes, installées et servies avec des moyens de fortune, peuvent être directement menacées.

Ajouterai-je que, du moins en ce qui touche les franges littorales relativement voisines de l’Allemagne, en Angleterre et en France, il convient de prévoir dès maintenant une action conjuguée des engins de plongée et des appareils aériens de l’ennemi ? Les Allemands viennent d’étudier pratiquement les moyens de réaliser cette dangereuse combinaison d’efforts dans le blocus qu’ils ont imposé aux côtes du Sud de la Norvège, tenu par des zeppelins et des sous-marins en même temps que par des escadrilles de grands torpilleurs ; et tout dernièrement ils employaient un dirigeable et un submersible à convoyer, du Varangerfjord, — par-delà le Cap Nord, — au Cattégat, le grand paquebot Prinz Friedrich Wilhelm qui se glissait tout le long du littoral dans les eaux norvégiennes, dont la neutralité était ainsi nettement violée par la mise en jeu combinée d’instrumens militaires prenant pour base ce littoral même.

On peut très bien concevoir l’apparition brusque, devant un port peu ou point défendu, d’une division de deux ou trois sous-marins de bombardement éclairée, autant du côté de la terre que du côté du large, par un dirigeable qui ne laissera pas, d’ailleurs, de coopérer par ses propres bombes à l’œuvre de destruction, mais dont la tâche essentielle sera de découvrir, du plus loin, les batteries mobiles accourant de l’intérieur ou les navires de surface et les sous-marins aussi[3] qui se hâteraient vers le point attaqué.


Voyons maintenant, d’un coup d’œil rapide, quels sont au juste les engins sous-marins que les Allemands vont mettre en action dans cette nouvelle phase de la guerre navale.

Les véhicules, d’abord, c’est-à-dire les sous-marins ou submersibles eux-mêmes. J’en ai déjà parlé ici dans une étude sur « la variété des types de sous-marins » et aussi dans un autre travail sur « le sous-marin de Baltimore »[4]. Je prends la liberté de prier mes lecteurs de se reporter, pour le fond de la question, à ces deux articles et je me borne aujourd’hui à noter les progrès qu’il semble que nos adversaires aient encore réalisés depuis le commencement de 1916.

Signalons tout de suite l’existence d’un submersible doté d’une véritable « batterie cuirassée » construite au-dessus d’une coque à peu près cylindrique. Cette batterie, armée d’un nombre encore inconnu de pièces de 120, peut-être de 150 millimètres, affleurerait la surface de la mer, la coque non protégée par le cuirassement étant couverte par le matelas d’eau. Il ne s’agirait d’ailleurs jusqu’ici que de défendre le sous-marin émergé, contre les coups des faibles bouches à feu des navires marchands armés pour leur défense.

L’idée est juste en soi, résultant de ces deux faits essentiels : que le sous-marin ne peut user de ses torpilles, engins chers et dont il n’a qu’un très petit nombre d’exemplaires, pour détruire de simples « cargos ; » mais que s’il veut couler ceux-ci à coups de canon, il devient, apparaissant à la surface, justiciable d’un canon léger.

Quant à la batterie cuirassée greffée sur le dos d’une coque quasi cylindrique, ce ne serait probablement pas, au point de vue de la stabilité, une solution de tout repos. Je croirais plutôt à l’existence de petites tourelles étanches, ou, tout uniment, de pièces (soit fixes, soit à éclipse) qui tireraient au-dessus d’une carapace relativement épaisse renforçant le dos même de cette coque.

Mais on pense bien que, s’il s’agit de cuirassement, de batterie de pièces de 150 millimètres et avec cela d’une belle vitesse et d’une étonnante « endurance[5], » — 24 nœuds en surface ; 16 nœuds en plongée ; 18 000 milles de rayon d’action à la vitesse économique — le déplacement a dû s’accroître dans des proportions considérables. Ce n’est plus à 2 000 tonnes qu’on en est là-bas pour ces mastodontes de la plongée ; c’est bel et bien à 5 000 (4 000 ou 4 300 en surface) que l’on est arrivé.

Et il reste entendu qu’avec sa longueur de 130 mètres environ, le croiseur sous-marin éprouvera pour agir en plongée, surtout dans des mers de profondeur médiocre, les difficultés dont je parlais ici, il y a plus d’un an. Mais comme il est, en définitive, fort capable de se défendre en surface, s’il était surpris dans cette position avant d’avoir pu s’enfoncer, ou bien dans des parages où la plongée lui serait dangereuse, la gravité de l’inconvénient se trouve fort diminuée.

Ce croiseur sous-marin établi sur les routes de navigation de l’Atlantique, ou dans la mer, des Antilles, ou, pourquoi pas ? aux atterrages du cap San Roque du Brésil, n’éprouvera-t-il pas au bout de quelque temps de croisière, de sérieuses difficultés de réapprovisionnement ? Il a, nous venons de le voir, de quoi franchir 18 000 milles à petite allure. Il en verra bientôt la fin, pour peu qu’il veuille faire, de-ci, de-là, quelques chasses à bonne vitesse de paquebots modernes.

D’ailleurs, ce n’est pas seulement de combustible liquide qu’il s’alimente. Il lui faut renouveler les vivres de son personnel, — surtout s’il consent à faire des prisonniers : des neutres, au moins, — renouveler aussi ce qu’on appelle, dans la marine, les matières consommables, en dehors du combustible proprement dit ; il lui faut entreprendre des réparations d’avaries qui ne se peuvent poursuivre qu’en surface et en lieu sûr ; il lui faut bien d’autres choses et, tout particulièrement, se reposer. On n’imagine pas quel besoin c’est, pour un sous-marin, même de très grande taille, de se reposer, de s’étendre, si j’ose dire, de s’étaler sur l’eau, d’ouvrir partout, de respirer à pleins poumons !…

Et, donc, un point de relâche, une base secondaire d’opérations lui est indispensable. Comment se la procurer ?

J’entends bien qu’il existe, dans les parages lointains que je désignais tout à l’heure, nombre de points, petites îles presque désertes, baies écartées et peu fréquentées, où l’on pourrait faire un établissement provisoire, sauf à l’abandonner et chercher fortune ailleurs, quand cette base clandestine serait découverte. Je ne m’arrête pas, du reste, à la solution qui consiste, pour le sous-marin de petit ou moyen tonnage, à se reposer sur le fond même de la mer, lorsque ce fond ne dépasse pas une quarantaine de mètres. Cette solution est évidemment insuffisante. Bateau et personnel n’y peuvent trouver qu’un soulagement précaire. Il est douteux, en outre, qu’une unité de 4 000 à 5 000 tonnes s’en puisse accommoder sans inconvéniens. Quant aux ravitaillemens à la mer qui restent toujours possibles, et de diverses manières, ce ne sont, j’y insiste, que des ravitaillemens. Le sous-marin ne tarde pas à demander autre chose, si puissant, si « autonome » qu’il soit.

Eh bien ! supposons doublé, triplé, le nombre de grands submersibles qui ont bombardé Funchal au commencement de décembre dernier. Supposons que cette petite place maritime eût paru à l’assaillant mal gardée et susceptible d’être, enlevée d’un coup de main avec une poignée d’hommes résolus, jetés à terre après un bombardement efficace. Ne voilà-t-il pas, toute trouvée, la solution complète qu’on recherche ?

Complète ? Assurément non, va-t-on m’opposer. Car il ne s’agit pas seulement de prendre. Il faut conserver ; et ce n’est pas avec les disponibilités de quatre ou cinq équipages de sous-marins, fussent-ils de 5 000 tonnes, que l’on constituerait une garnison suffisante.

C’est très juste. Mais il y a réponse à cela. Il y a le Deutschland. Il y a le sous-marin transport : car enfin, si les Allemands ont jugé à propos de créer le sous-marin de commerce, le sous-marin capable, en tout cas, de porter plusieurs centaines de tonnes de marchandises, on pense bien que l’idée leur est venue qu’une telle capacité pouvait être utilisée pour le transport de quelques élémens de troupes, moyennant des dispositions spéciales et de minutieuses précautions d’hygiène.

Cette idée sera-t-elle réalisée dans cette guerre ? Je n’en sais rien. Qui pourrait le dire ? Il suffit que l’hypothèse ne soit pas insoutenable pour qu’elle doive retenir l’attention. Nous n’en sommes plus à nous étonner, après tout ce que nous avons vu d’extraordinaire ; encore moins à hausser les épaules, comme le faisaient au début de cette guerre les « gens de sens rassis, » dont la hautaine incrédulité nous a fait tant de mal…

Remarquons, au demeurant, qu’en attendant l’apparition du sous-marin transport, un bâtiment de surface rapide, un des nouveaux grands paquebots allemands pourrait apporter à la division de croiseurs sous-marins que je mets hypothétiquement en jeu les contingens de troupes qui lui seraient nécessaires. Qu’on ne m’objecte pas que ce bâtiment serait intercepté avant d’avoir dépassé la mer du Nord. Rien n’est moins assuré, surtout dans la saison où nous sommes, propice aux surprises, aux forcemens de blocus, aux dérobades habiles. La Moewe, on se le rappelle, a résolu le problème, beaucoup plus facile, évidemment, que celui de la sortie d’une force navale.

Enfin, dira-t-on, il restera toujours aux Alliés la ressource de reprendre à l’ennemi le poste dont il aurait réussi à s’emparer. Ce n’est pas en vain que nous sommes maîtres de la mer. Sans doute ; mais il faudrait alors compter avec les submersibles de bombardement, redevenus sous-marins pour la défense de leur conquête ; et l’affaire ne laisserait pas d’être sérieuse.


Parlerai-je maintenant du submersible de 2 000 tonnes, certainement entré en service et probablement contemporain du commercial Deutschland dont le tonnage n’est guère moindre ? Voici les caractéristiques qu’on lui attribue et il est aisé de voir que ces facultés en font encore un croiseur du large très acceptable pour opérer sur les lignes de communications des Alliés avec l’Amérique : longueur totale, 85 mètres ; quatre moteurs Diesel donnant 7 000 chevaux et 22 nœuds de vitesse en surface (14 en plongée) ; distance franchissable en surface, 6 500 milles marins, c’est-à-dire deux fois la traversée de l’Atlantique[6] ; six à huit semaines d’eau douce et de vivres ; armement : 8 tubes pour 16 torpilles de 55 centimètres ; 50 mines automatiques ; 4 canons moyens (peut-être de 150 millimètres, peut-être de 120) avec dispositions pour le tir contre les appareils aériens ; pont supérieur légèrement cuirassé ; 2 embarcations ; 50 hommes d’équipage avec 5 officiers dont 2 mécaniciens.

Tels sont les véhicules nouveaux. Un mot des engins spéciaux qu’ils mettent en œuvre. La torpille est connue : c’est la Schwartzkopf en bronze de 55 centimètres de diamètre, pesant près d’une tonne et marchant assez longtemps, grâce au réchauffage de l’air comprimé, a une vitesse comprise entre 40 et 45 nœuds ; portée : 6 000 mètres, avec une justesse remarquable ; chargement : 180 kilos de trinitrotoluène, ce qui lui assure une puissance de destruction formidable.

La mine automatique, qu’elle soit laissée libre ou mouillée sur crapaud et orin, n’a que 165 kilos d’explosif. Elle n’en est pas moins dangereuse ; elle l’est même plus que la torpille automobile, parce qu’elle explose généralement plus bas que celle-ci : elle frappe au ventre !…

Les canons ne présentent, en dehors des dispositions auxquelles je faisais allusion tout à l’heure[7], d’autre particularité que d’être, pour chaque calibre, du type court. La maison Krupp a-t-elle usiné pour les grands sous-marins des pièces de 150 millimètres au-dessous de 35 calibres ? Cela est possible : en tout cas, le poids du projectile ne doit pas s’écarter de 40 kilos. Le projectile du 105 reste entre 16 et 17 kilos. Celui du 120, — si l’on a, en effet, créé ce calibre pour les sous-marins, — irait à 23 ou 24 kilos environ.

Ne mentionnons enfin que pour mémoire les « bombes, » ou plutôt les pétards qu’emploient les sous-marins allemands pour couler les navires de faible tonnage et de faible échantillon qu’ils ont, au préalable, sommés de s’arrêter. Ce procédé, qui accuse le caractère systématique de la destruction, — n’oublions jamais que cette destruction est illégale et abusive, quel que puisse être le motif invoqué, — a, pour le commandant du submersible, l’avantage d’économiser torpilles et munitions d’artillerie : importante considération en présence, justement, de la difficulté de se réapprovisionner autrement qu’en combustible liquide. Au surplus, la confection des pétards est toujours facile à bord et n’exige qu’une provision d’explosifs libres. On peut y employer le fulmicoton sec amorçant le fulmi-coton humide, ou encore la dynamite.


Tout ceci bien établi, quels sont les moyens d’action que nous pouvons opposer à ceux de l’adversaire ?

Nos moyens d’action doivent évidemment varier avec les circonstances politiques, géographiques, hydrographiques des divers théâtres d’opérations. Ces circonstances commandent d’ailleurs la distribution même des groupes d’engins sous-marins qu’il nous faut rechercher et détruire. Il est clair que la physionomie des opérations de ce genre sera sensiblement différente dans la Méditerranée, mieux encore, dans l’Adriatique par exemple, ce canal aux eaux cristallines, où l’ennemi est si bien posté ; dans la mer du Nord, aux eaux troubles et jaunâtres, que borde au Sud le menaçant appareil défensif du littoral allemand ; dans le Pas de Calais et la Manche, nos eaux à nous et qui devraient nous appartenir sans conteste ; enfin, dans l’Atlantique, dans l’immense Atlantique, où, à première vue, la recherche du bâtiment de plongée apparaît si difficile.

Mais disons d’abord un mot de ces groupemens de sous-marins dont je viens de parler.

On compte que l’Allemagne avait, au commencement de décembre 1916, un peu plus de 110 sous-marins de tout tonnage. L’Autriche en possédait une douzaine. Nous admettons, en général, que les chantiers allemands produisent un sous-marin par semaine[8]. Il n’est pas aussi facile de savoir, — si surprenant que cela paraisse, — combien nous en avons détruit depuis vingt-neuf mois. Les Amirautés gardent volontiers le secret sur un chiffre qui ne les satisfait peut-être que médiocrement, ne répondant pas assez à de consciencieux efforts. Toujours est-il que la production excède de beaucoup la consommation et qu’il est sage de compter que la belle saison prochaine verra la mise en jeu, — non pas à la fois, bien entendu, mais relèves comprises, — de 150 navires de plongée allemands et autrichiens. Le prince de Bülow parlait même, assez récemment, de 220 unités. Mais il est clair que l’ancien chancelier de l’Empire y met de la complaisance. Jamais on ne néglige la « manœuvre morale » chez nos ennemis.

Sur les 150 unités dont je viens de parler, il y en aura au moins trente, de tonnage moyen, pour la Méditerranée. Une vingtaine de sous-marins écumera les côtes de l’Espagne et du Maroc, poussant jusque dans le golfe de Gascogne. Comptons-en quelques-uns encore pour les débouquemens de la Manche, du canal de Bristol et du canal Saint-Georges, et admettons que ceux-ci, comme les précédons, seront des unités déjà fortes, des 1 200/1 500 tonnes. La mer du Nord et la Baltique, au contraire, seront desservies par des submersibles de tonnage relativement faible, — quelques-uns sont construits à Hoboken, près d’Anvers et arrivent à Zeebrugge par les canaux ou même sur rails ; — mais les grandes unités réapparaîtront pour les opérations sur le littoral de la Norvège et au-delà, vers la Mer-Blanche. Comptons cinquante submersibles de tailles et de facultés très diverses pour les mers territoriales allemandes et pour les eaux du royaume Scandinave de l’Atlantique.

Reste une trentaine, environ, de grands submersibles pour la haute mer, pour le large. C’est le moins que puissent avoir nos adversaires, s’ils veulent obtenir des résultats vraiment sérieux et organiser des croisières continues sur les faisceaux de routes de navigation qui convergent vers la Grande Sole ; cela suppose en effet la constitution de relèves assez fréquentes, de trois mois en trois mois, par exemple.

Ceci posé, que ferons-nous, d’abord, pour la Méditerranée, le théâtre qui, au point de vue militaire, apparaît aujourd’hui comme le plus important de beaucoup ?

Mes lecteurs pensent bien que je suis obligé de garder ici une certaine réserve. Non pas, je le crains, que nous puissions rien apprendre à nos adversaires, — on sait assez pourquoi ! — mais enfin, peut-être…

Bornons-nous donc à rappeler ce qui est déjà connu et, pour ainsi dire, officiellement annoncé : nous multiplierons nos bâtimens légers ; nous armerons peu à peu tous nos « cargos » susceptibles de porter un peu d’artillerie ; nous leur donnerons aussi la T. S. F, et ce sera un grand progrès.

L’aviation navale, aussi, se développe et on en attend d’heureux résultats dans cette mer d’élection des eaux pures, si souvent tranquilles sous la radieuse lumière qui les pénètre.

Ce n’est pas tout, cependant. On avait reconnu, dès le début, qu’un efficace moyen d’agir contre les sous-marins était de supprimer leurs petites bases de ravitaillement fixes ou mobiles, ces dernières étant constituées par des bâtimens ou seulement des barques de pêcheurs « neutres, » que l’appât de profits considérables appelait régulièrement à des rendez-vous à la mer fixés par les sous-marins. L’augmentation très marquée du rayon d’action de ceux-ci les rend beaucoup plus indépendans aujourd’hui ; la plupart d’entre eux ne se réapprovisionnent plus qu’à Pola ou à Cattaro, après une croisière de vingt à vingt-cinq jours. Cependant il y a beaucoup à faire encore, dans l’Ouest de la Méditerranée ! notamment, pour empêcher certains pêcheurs ou caboteurs de rendre des services journaliers aux submersibles allemands. Les préoccupations que laisse voir en ce moment le gouvernement espagnol nous donnent déjà de sérieuses garanties. Une entente des deux diplomaties fera le reste, avec une étroite surveillance de la côte marocaine.

Et ceci nous conduit à l’organisation de la défense sur le littoral européen de l’Atlantique, où nous nous trouvons en face de difficultés du même genre. On a lu dans tous les journaux de fin décembre que les sous-marins se ravitaillaient aux Canaries par l’intermédiaire des équipages des navires allemands qui y sont internés. D’autre part, les choses en sont à ce point, sur la côte de Biscaye et de Galice, que beaucoup d’Espagnols protestent publiquement contre les secours et les indications que ces mêmes sous-marins y reçoivent, avec une abondance où l’on reconnaît à la fois les facultés organisatrices de nos ennemis et la ténacité des rancunes que l’on professe dans certains milieux de la péninsule, très restreints du reste, contre la France d’aujourd’hui. Nul doute que nous n’ayons enfin satisfaction, grâce à la fermeté du Cabinet auquel imprime sa haute direction le souverain qui a su mériter la profonde reconnaissance de tant de Français affligés.

Mais, je le répète, du jour où des submersibles de 2 000 tonnes se substitueront aux 800 et 1 200 tonnes qui circulent aujourd’hui entre les Canaries et notre Finistère, la nécessité des ravitaillemens clandestins sera moins pressante pour nos adversaires. J’ajoute que la recherche de ces grandes unités sera beaucoup plus difficile, en raison de l’augmentation sensible de leur rayon d’action en plongée ou, si l’on veut, de la durée de l’intervalle de temps compris entre deux émersions consécutives. Cette recherche exigera d’ailleurs des navires plus forts à tous les points de vue que ceux qu’on y employait jusqu’ici et malheureusement ces navires, — petits croiseurs comme le Rigel par exemple, et encore ce type serait-il un peu faible, déjà, — ne se répètent pas aisément à autant d’exemplaires que de simples chalutiers.

Observation analogue au sujet des procédés de « pêche des sous-marins, » au moyen de filets plus ou moins ingénieusement disposés. Il est clair que ce qui réussissait en 1915, contre les petites unités de plongée de la Manche ou de la mer du Nord, risque fort de rester inefficace contre les grands submersibles nouveaux. Le requin ne se laisse pas prendre où le poisson demeure captif.

Reste la mise en jeu des mines, moyen d’action sur lequel je ne m’étendrai pas ici, car je crois que les inventeurs n’ont pas dit leur dernier mot à ce sujet. J’observe seulement qu’on se heurte toujours là aux deux grandes difficultés nouvelles : la vitesse du submersible, qui lui confère une relative ubiquité ; l’étendue de son champ d’action, qui disperse l’effort des chasseurs.

Mais que dirons-nous alors de la recherche des vrais croiseurs sous-marins, ceux du large, ceux qui opéreront en plein Atlantique Nord et encore plus loin, dans la mer des Antilles, ou bien entre le cap San Roque et les îles du Cap Vert ?

Certes, les procédés depuis longtemps connus de la guerre de croisière s’étaient montrés fort efficaces dans la première phase du grand conflit. Mais ces procédés sont, en définitive, toujours fondés sur la découverte visuelle du chassé par le chasseur ou par les auxiliaires de celui-ci. Quand le chassé ne se montre pas[9] ou qu’il ne se montre qu’à de trop rares intervalles et sans que l’on puisse rien inférer de décisif de l’examen du « graphique » capricieux de ses apparitions, comment faire ?… Compter sur le hasard et se dire qu’en mettant en jeu beaucoup de croiseurs de surface. appuyés de fins limiers, utilisant la ruse des faux « cargos, » peut-être aussi l’étendue du champ de vision d’appareils aériens, on finira bien, un jour ou l’autre, par découvrir à portée de canon le subtil adversaire et à l’atteindre, si toutefois il ne peut plus plonger… C’est possible, à la rigueur. Mais que de difficultés pratiques à l’organisation de cette toute nouvelle « guerre du large, » même en installant des jalons de lignes d’opérations, des pivots de manœuvres de recherche sur toutes les îles de l’Atlantique Nord qui appartiennent aux Alliés : Terre-Neuve, Açores, Bermudes, Bahama, Martinique, Cap-Vert, Madère I Et comme tout cela sera long ! Et combien énervante pour les peuples l’attente de résultats tangibles, alors que les destructions de paquebots continueront, et que le « nouveau blocus » fera son œuvre !

Que faire donc, encore un coup ?…

Il faut faire du nouveau, nous aussi, nous surtout qui inventions si bien, autrefois ; il faut faire du nouveau et ne pas se contenter de développer, d’améliorer, les anciennes méthodes, car enfin cette guerre se transforme tous les jours, on l’a fort bien dit, ici même. Et comment voulez-vous lutter contre un ennemi qui invente, — ou qui se sert avec tant de maîtrise des inventions d’autrui, ce qui revient au même, — si vous n’inventez pas à votre tour, et plus et mieux que lui ? Observons en effet que, pour rattraper l’Allemagne, il ne suffit pas de faire un pas en avant si, dans le moment qu’on le fait, elle en fait un, elle aussi. Pense-t-on qu’elle restera immobile ? Il n’y faut pas compter.


Tels sont les graves problèmes qui se posent aujourd’hui. La solution en est urgente. J’ignore ce que préparent les amirautés alliées. Se borneront-elles à augmenter le nombre de leurs navires légers, à multiplier leurs hydravions et à perfectionner bombes, filets, râteaux, etc. ? Certes, ces engins sont utiles. Ils sont, par malheur, insuffisans. Ils l’étaient déjà, l’expérience le montre, dans la phase de la guerre qui finit. Ils le seront bien plus encore dans celle qui va commencer, en présence des nouveaux navires de plongée des Allemands, plus élevés dans l’échelle des facultés offensives et défensives par rapport aux sous-marins de 1914 que ceux-ci pouvaient l’être, je ne dis pas en comparaison du Gymnote, mais par rapport au bateau de Goubet, par exemple.

Quoi qu’il en soit, si l’appel que je crois indispensable de faire à l’invention reste infructueux, on se rappellera sans doute que les maîtres de la mer ont toujours à leur disposition le moyen radical d’en finir avec la guerre sous-marine.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Il est entendu que tout ceci ne s’applique pas au grand neutre, celui de l’autre côté de l’Atlantique ; l’Allemagne est obligée, quoi qu’elle en ait, de ménager celui-là.
  2. Ces mines ne sont « tolérées » qu’à l’expresse condition qu’un mécanisme particulier les rende inoffensives au bout d’une heure après qu’elles ont été jetées à l’eau. Cette condition n’est pas remplie par les mines allemandes.
  3. Notons en effet qu’un grand sous-marin de bombardement qui agit comme tel, devient justiciable, puisqu’il est en surface, des attaques des sous-marins ordinaires.
  4. 15 novembre 1915 et 15 août 1916.
  5. Dans le sens que les Anglais donnent à ce mot : faculté de tenir longtemps la mer.
  6. Observons que ce ne serait pas assez pour une croisière de quelque durée, puisque, défalcation faite des 2 600 milles de la traversée moyenne de l’Atlantique Nord, il ne resterait plus que de quoi parcourir 3 900 milles marins. Mais, sans parler des ravitaillemens préparés au moyen de cargos envoyés ad hoc, il y a toujours les ravitaillemens occasionnels dont on s’assure le bénéfice par la capture même des paquebots que l’on détruit après les avoir vidés du combustible liquide qu’ils peuvent porter, soit comme chargement, soit pour leur usage.
  7. Il se peut d’ailleurs que ces dispositions pour la lutte contre les appareils aériens ne s’appliquent qu’à des bouches à feu spéciales, d’un calibre relativement faible.
  8. L’éminent ingénieur italien Lorenzo d’Adda, qui visita les chantiers allemands avant la rupture de la Triple Alliance, en décembre 1914, admettait le chiffre de huit sous-marins perfectionnés par trimestre. Mais les Allemands ont beaucoup développé, depuis, leurs moyens de production.
  9. Le torpillage du Rîgel (voir à ce sujet l’Illustration du 2 décembre 1916) pose la grave question de savoir si les Allemands n’ont pas résolu le problème d’exécuter leurs lancemens de torpilles sans recourir au traditionnel périscope. Il se peut aussi qu’ils aient réussi à rendre ce périscope invisible, peut-être en le revêtant de glaces qui réfléchissent la surface de la mer. Toujours est-il que, torpillé deux fois, le Rigel n’a jamais aperçu l’instrument de visée du sous-marin Et la mer était calme !…