La Guerre qui se transforme sous nos yeux

La Guerre qui se transforme sous nos yeux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 845-864).
LA
GUERRE QUI SE TRANSFORME
SOUS NOS YEUX

Un des traits frappans de la guerre actuelle est sa plasticité, ou plus exactement son caractère évolutif : elle se transforme en se poursuivant ; elle change sous nos yeux, dans nos mains. La guerre que nous faisons n’est pas la même que firent au début les héros martyrs de Belgique, les héros malheureux de Charleroi, les héros vainqueurs de la Marne : par les moyens d’action, par les méthodes, par la tactique, elle en diffère autant que les guerres du XVIIIe siècle pouvaient différer de celles du XVIIe. Nous brûlons en quelques mois des étapes qui jadis eussent occupé des générations.

Mais pourquoi notre guerre évolue-t-elle si vile ? Sans doute parce que la puissance de l’outillage industriel permet de réaliser en peu de temps des progrès immenses, et que le développement des cultures intellectuelles en multiplie partout les germes. L’énormité des masses mises en jeu : masses d’hommes, d’approvisionnemens, d’armes, de ressources financières, etc., donne à la guerre la possibilité d’une durée suffisante pour faire éclore et mettre en jeu ces progrès ; et ils renouvellent périodiquement la physionomie de la lutte.

Il ne faudrait pas croire ce caractère entièrement nouveau. De tout temps se sont révélées, au cours des guerres, des méthodes inédites. Mais plutôt d’une reprise à l’autre dans le cours d’une série de conflits que d’un combat à l’autre dans la suite d’une même opération. On a retenu la transformation du matériel naval des Romains, imaginée par le consul Duilius, qui, adjoignant à ses vaisseaux la passerelle d’abordage appelée corbeau, fit du combat naval une affaire d’infanterie et ravit aux Carthaginois la maîtrise de la mer. Cela détermina une des phases de la lutte entre Rome et Carthage ; mais c’était un résultat préparé dans l’intervalle entre deux campagnes. Napoléon, en constituant la Grande Armée et la flottille de Boulogne, puis la gigantesque organisation des armées juxtaposées pour l’expédition de Russie, avait fait avancer de plusieurs pas, par le seul effort de son génie créateur, la science militaire de son temps. Jamais, néanmoins, de deux adversaires poursuivant l’un contre l’autre une même campagne continue, on n’a vu, semble-t-il, comme aujourd’hui, l’un impuissant et comme disqualifié devant l’autre, s’il en fût resté à l’art militaire des premières hostilités.

La bataille de Verdun met en évidence l’évolution de la tactique, jalonnée par trois ou quatre expériences particulièrement démonstratives. Prenons notre point de départ à l’époque de Charleroi ; marquons au passage l’apparition des gaz asphyxians, le 22 avril 1915 ; continuons par les tentatives de mai en Artois et de septembre en Champagne : nous aboutis- sons naturellement à la forme de combat qui se développe à Verdun.


I

En août 1914, on faisait la guerre comme on l’avait prévue dans les écoles d’état-major par le mouvement. On lançait des rideaux de cavalerie, des raids d’automobiles, des charges d’infanterie. On s’abritait un instant seulement, entre deux marches, derrière les haies, dans les fossés des routes, à fleur de sol. La nouveauté, point tout à fait inattendue, était l’effet foudroyant de la grosse artillerie sur les forts. Bientôt l’efficacité des mitrailleuses et des tirs rapides de petite artillerie contraignit à s’enterrer dans des tranchées, et ce fut le premier grand changement. Il date de l’arrêt des Allemands sur l’Aisne, dans leur retraite après la Marne.

Depuis lors, nous assistons aux divers essais faits pour rompre les lignes de tranchées. Les mines souterraines n’y suffisent pas. Le problème est cependant le même que dans un siège : il s’agit de faire brèche. Mais la difficulté tient surtout à ce que des retranchemens s’ajoutent et s’improvisent derrière les retranchemens détruits ou menacés. D’une part, la mitrailleuse a rendu suffisante la simple tranchée, vite creusée, plus vite encore protégée par un barrage de fils de fer : il n’est pas besoin de murailles comme celles d’un fort, pour arrêter une armée ennemie ; d’autre part, l’espace indéfiniment ouvert en arrière d’une circonvallation longue de milliers de lieues laisse toute la place nécessaire à des lignes successives, se remplaçant autant de fois qu’on le veut, l’une derrière l’autre. On ne se heurte donc pas, comme dans une place assiégée, à la nécessité de ne pas reculer ses défenses. Mobiles, aisément improvisées, libres sur un vaste terrain, elles échappent, en rompant, à l’étreinte de l’assaillant.

Ainsi, il fallait trouver quelque chose de moins lent que la sape pour franchir les tranchées ; quelque chose qui, d’un bond, permit de sauter par-dessus les lignes successives et de passer derrière elles, dans une surprise, jusqu’à l’espace libre. Alors, on pourrait recommencer cette guerre de mouvement, qui semblait encore la vraie guerre, et dont on n’était séparé que par l’étroit cordon des tranchées. Les Allemands crurent avoir découvert l’instrument vainqueur avec les gaz asphyxians. Le premier jour où ils en firent usage, cela réussit en effet. Mais c’est une arme qu’on ne peut employer de façon continue, puisqu’elle exige un vent favorable. Quand elle a produit ses effets, pour en pousser plus loin l’application, il faut un temps relativement considérable, nécessaire à l’établissement de batteries de gaz sur le terrain conquis.

Le succès ne pourrait donc être complet que si la zone de résistance à franchir était extrêmement mince et si l’on ne trouvait derrière elle ni tranchées de soutien, ni forces solidement organisées. En outre, la projection des gaz en avant est parallèle ; ils ne rayonnent pas leur influence de mort tout à l’entour du point d’émission à la volonté du commandement : si donc ils découpent dans le front adverse un secteur où l’assaillant avance, cet assaillant, par le fait même, se verra exposé sur ses deux flancs à de dangereuses ripostes ennemies. Il ne jouira pas contre elles du bénéfice des gaz léthifères : le vent qui les porte en avant ne les portera pas sur les côtés. Et la pointe offensive, enfoncée comme un coin dans la masse ennemie, risquera fort d’y être écrasée par la pression croissante des contre-offensives latérales. C’est bien, en dernière analyse, ce qui est arrivé au Nord d’Ypres en avril 1915. Malgré la surprise de ce nouvel engin de guerre, l’attaque a finalement été paralysée. Elle n’est efficace que pour enlever des saillans.

D’ailleurs, on n’a pas tardé, grâce aux masques protecteurs, à. rendre les gaz à peu près inopérans. Un autre procédé, celui des liquides enflammés, qui semble plus terrible encore, parce qu’il ne comporte à peu près aucune protection, ne donne pas jusqu’ici beaucoup plus de résultats, à cause de sa faible portée et pour quelques autres raisons qui en ont empêché jusqu’ici la généralisation. Nous voyons cependant nos ennemis en faire un usage croissant dans le combat rapproché. Quand les lignes sont à moins de trente ou quarante mètres, on peut, de l’une, arroser l’autre de feu. Pour l’assaut, l’infanterie est précédée d’un détachement d’incendiaires, portant chacun un réservoir individuel à liquides enflammés. Il peut les projeter à une trentaine de mètres, c’est un progrès sur la baïonnette.

Si les Allemands avaient compté sur les gaz pour obtenir au Nord d’Ypres un effet de surprise, ils n’avaient pas négligé de développer en même temps les méthodes du combat déjà usité. Nous en faisions autant de notre côté. De là, la préparation simultanée de deux actions vouées à un succès bien différent, celle de Gorlice et celle de Notre-Dame de Lorette. A Gorlice, l’attaque allemande commencée le 1er mai abordait un adversaire trop confiant, dont la ligne, aventurée et un peu faible, avait poussé peut-être trop vite, dans les Carpathes, ses avantages contre des Autrichiens et ne s’attendait pas à recevoir le choc des armées du Kaiser. Des trahisons intérieures avaient préalablement désarmé les Russes ; on avait en particulier fait sauter leur principale fabrique de munitions. Aussi l’attaque va-t-elle réussir contre eux, et leur dénuement les obligera-t-il à reculer jusqu’à ce qu’ils aient pu reconstituer des approvisionnemens. Toutefois, notons que cette guerre de mouvement ne couvrira le terrain qu’à l’allure très réduite de quatre kilomètres par jour. Ce n’est plus le mouvement libre des lendemains de bataille napoléoniens.

En Artois, nous sommes moins heureux. Nous ne perçons pas, nous n’avançons que sur un point très limité.

Ici et là, même méthode : on aura fait brèche dans les tranchées au moyen de l’artillerie, spécialement de l’artillerie lourde : 1 500 pièces, a-t-on dit, avaient été rassemblées devant l’étroit secteur d’attaque de Gorlice. La préparation d’artillerie fut formidable. Elle le fut plus encore autour de Notre-Dame de Lorette, et plus savante, plus minutieuse, plus longue. Elle y parvint à briser la résistance de l’ennemi sur la plus grande partie du front attaqué. Détruit, désarmé ou démoralisé, surpris par l’élan soudain de notre première vague d’assaut, il céda presque sans lutte de larges espaces. Mais l’organisation des réserves et des positions de soutien nous aurait arrêtés, quand bien même un certain nombre de refuges souterrains n’eussent pas conservé des mitrailleuses prêtes à maintenir des saillans dans notre ruée et à en paralyser la progression par des feux de flanc.

La préparation n’avait pu anéantir ni toutes les cachettes à mitrailleuses, ni tous les réseaux de fil de fer. Elle était impuissante à réduire au silence les contre-batteries ennemies.

Sur un terrain moins difficile, l’expérience, mieux montée encore, fut reprise en Champagne le 22 septembre 1915. Il y eut progrès sur la largeur du front d’attaque et sur l’intensité de la préparation. L’assaut, précédé d’un bombardement de soixante-douze heures, put se développer sur une table rase ; la défense avait été pulvérisée. Nous gagnions ainsi, en une matinée, presque sans coup férir, une bande d’une lieue de profondeur sur six de large.

Pourtant, si l’extension du bombardement en largeur avait désemparé les ripostes latérales de façon à laisser au centre, pour notre avance, une voie libre de leurs menaces, nous n’avions pas réalisé le même effet destructeur dans la zone d’arrière, où subsistaient des forces d’artillerie et d’infanterie à peu près intactes : il aurait fallu tripler ou quadrupler la profondeur battue, ce qui, les objectifs étant plus lointains, eut demandé peut-être dix fois plus de canons et d’obus à grande portée. Nos réserves, obligées d’accéder au champ de bataille sous le feu des pièces ennemies, devaient prendre des précautions, s’engorger dans les boyaux ; elles ne pouvaient donner, aux points nécessaires, le débit qui eût poussé irrésistiblement nos premières colonnes au travers des soutiens ennemis. La bataille de Champagne a prouvé qu’on peut tout raser devant tout son front, mais pas assez loin en avant. A grande distance, on n’arrive que par hasard à toucher un canon dont on connaît exactement la position. Et encore faut-il la connaître. Quand l’emploi régulier de l’aviation donna au commandement un moyen d’explorer les lignes adverses, on dut songer à dissimuler les forces. On couvrit de branchages les tranchées et les bouches à feu ; on décora les voitures et les flancs même du canon de peintures étranges qui font ressembler les batteries en marche à des fragmens de décors échappés des coulisses de nos théâtres. Au repos, l’engin de mort se confond avec les marbrures du sol ou les dessins du gazon, avec les troncs des arbres ou les feuilles mortes : c’est le « camouflage. »


II

Contre les deux principaux inconvéniens sensibles en septembre et concernant d’une part la grosse artillerie, d’autre part l’afflux des réserves, le commandement allemand essaya de se prémunir quand il prépara son offensive sur Verdun. Il réunit des masses d’artillerie, et surtout d’artillerie lourde, 21 centimètres, 28 centimètres, 30 centimètres, 38 centimètres, comme on n’en avait jamais accumulé. Il les approvisionna avec une prodigalité inouïe. Au début de l’attaque de Forges, le 6 mars, un récit déclare que la bataille de Verdun restera comme le plus grand duel d’artillerie de cette guerre : 500 batteries de canons se sont fait entendre à la fois, on aurait échangé un million d’obus en 12 heures ; de nombreux secteurs du front français ont reçu dans cet intervalle une moyenne de 100 000 coups chacun. Dans une lettre particulière, nous relevons qu’un rectangle de 450 mètres de long sur 200 mètres de large a été arrosé de plus de 80 000 projectiles de gros calibre, ce qui fait près d’un projectile par mètre carré. Et entre le 20 février et le 7 mars, on estime qu’il a pu être dépensé dix millions d’obus de part et d’autre. La préparation d’artillerie a donc été plus intense, ou du moins plus volumineuse qu’en Champagne ; elle a recommencé à plusieurs reprises ; le nombre des pièces de gros calibre a permis de la faire porter sur un champ plus étendu en profondeur. On canonne jusqu’aux cantonnemens des deux côtés.

D’autre part, un réseau de transports par voie ferrée avait été aménagé par les Allemands sur leur arrière et ils ont réussi à jeter sur le champ de bataille, dans toutes les actions de cette lutte de plusieurs semaines, des masses profondes de troupes dont les vagues se succédaient sans interruption sur les pentes où notre défense les décimait tour à tour.

On sait pourtant que les résultats furent encore moins décisifs que ceux de Champagne. Ce n’est pas que la tranchée ait résisté. On nous dépeint le sol comme entièrement ravagé : il n’y reste plus que les entonnoirs produits par les obus eux-mêmes. Mais cette dévastation n’a toujours pu couvrir de façon complète que les premiers plans de la surface attaquée. En arrière, les moyens de la défense restent, sinon intacts, du moins suffisans. On n’amène pas en face du point choisi pour une telle bataille, pendant des mois, tout le matériel et le personnel nécessaires, sans éveiller l’attention du défenseur et l’engager à rassembler les moyens de la riposte. On a donc affaire à un dispositif en profondeur, dont il ne suffit pas d’entamer la bordure. Jusque sur cette bordure même, en dépit des ravages du feu, il subsiste des élémens de résistance.

Les fortifications de campagne comportent des abris profonds pour les hommes et le matériel portatif : protection de couverture ; des réseaux de fils de fer et de chevaux de frise : protection par obstacle ; enfin des défilemens, des épaulemens et parfois des cavernes pour l’artillerie. Les plus gros projectiles ne défoncent pas toujours les abris souterrains couverts par 8 ou 10 mètres de terre ; et quand ils les défoncent, ils n’y détruisent pas toujours tout le personnel abrité. Le bombardement le plus nourri laisse souvent subsister des parties d’un réseau de fil de fer suffisamment multiple. Songeons que l’enchevêtrement s’en étale parfois sur des centaines et peut-être des milliers de mètres d’épaisseur. Les canons et leurs servans passent miraculeusement au travers des averses de feu. Et nous les voyons, par exemple, dans un récit épique, aux momens les plus terrifians du début de la bataille, dans le voisinage du bois des Caures, défendre jusqu’au bout un de ces champs brusquement entourés par la marée ennemie. L’épisode mérite d’être immortel. Nos hommes, après une tourmente effroyable de fer et de mort, coupés de toute communication avec l’arrière, reculant dans les conditions les plus difficiles, presque cernés, sans vivres et surtout sans eau depuis trois jours et souffrant de la soif, réservent jalousement les dernières gouttes de ce qui ferait leur boisson pour rafraîchir les pièces qu’échauffe un tir précipité. Ils continuent à décimer l’assaillant. Ils parviennent à sauver une partie de leur matériel. Ailleurs, on nous montre les mitrailleuses ressortant de leurs cachettes, contre toute attente, pour barrer le chemin aux vagues furieuses de l’attaque. En vain, celle-ci a-t-elle pu multiplier les assauts, accumuler et renouveler ses colonnes serrées, jeter une brigade entière, disent certains témoins, contre 275 mètres de tranchées à demi ruinées : entre la mitraille et les tirs de barrage, le flot humain s’écrase et disparaît.

Pourquoi donc l’échec allemand, malgré le progrès des armemens et des méthodes et alors que nous avions presque réussi en Champagne ? À cause d’une moindre habileté d’exécution, de moins de fini dans l’opération tactique, aussi bien que dans le tir et le projectile lui-même. Nous conservons, presque dans tous les détails, l’avantage de la qualité. À cause aussi du développement parallèle de l’outillage de mort des deux côtés du champ de bataille.

Pour vaincre, il faudrait ou la surprise entière ou les moyens d’une victoire préalable et complète dans l’un au moins des domaines techniques qui restent relativement indépendans : une supériorité écrasante de grosse artillerie, par exemple, comme à Gorlice ou en Serbie, ou les élémens d’un bombardement aérien capable de paralyser les soutiens de l’arrière-ligne.

Encore peut-on se demander jusqu’où porterait aujourd’hui un succès de ce genre et quelle forme de guerre de mouvement il permettrait. Nous en avons bien un exemple dans la retraite russe après le forcement des lignes de la Dunajec. Mais la pénurie des munitions, qui avait paralysé la défense sur place, entravait pareillement la riposte. Et cependant, jamais les Allemands ne sont parvenus à réaliser leur dessein de crever largement le front, de déchirer le rideau protecteur derrière lequel se faisaient les transports indispensables, — de prendre à revers, en un mot, les lignes adverses et de couper leurs communications avec leurs centres nourriciers. L’instrument de destruction, seul capable de briser les lignes reformées à chaque étape, étant nécessairement constitué par de l’artillerie lourde, ne pouvait avancer qu’au pas de l’artillerie lourde : c’était insuffisant pour jeter le trouble dans une armée se retirant en ordre et pour profiter de la victoire.

Dans le cas où les armes sont égales, ou à peu près, le résultat doit être moins décisif encore. On n’a plus affaire à un cordon sans épaisseur, mais à un tissu de tranchées et de batteries, étendu sur plusieurs lieues de profondeur, et qui se reconstitue par l’arrière à mesure qu’on l’entame par sa surface extérieure. Si l’on y enfonce, c’est comme dans un édredon. Il faudrait, pour le trancher net, une soudaineté d’irruption incompatible avec les efforts à déployer.

Tout au plus y fait-on hernie. Tel est le cas des Allemands à Saint-Mihiel. On constitue alors un saillant plus difficile à maintenir, plus dangereux en général qu’avantageux pour celui qui l’a poussé en avant. Il y est exposé à une pression sur les flancs, à un étranglement à la gorge qui peuvent lui coûter cher ; si bien qu’on aura peut-être avantage, en certains cas, à laisser un adversaire imprudent s’avancer dans l’épaisseur de nos lignes comme entre les branches d’un étau.

Voilà donc la lutte immobilisée, puisqu’un succès local, si caractérisé soit-il, ne produit dans les fronts qu’une déformation locale aussi. Les moyens suffisans pour forcer un parti sur toute leur longueur dépassent la capacité industrielle des belligérans. Et l’on se bat sur place, jusqu’à épuisement du moins endurant. La lutte est un compte non de profits, car on ne gagne rien de substantiel, mais de pertes. Celui qui est obligé d’attaquer est condamné d’avance, car ses dépenses sont supérieures à celles du défenseur ; il perd plus d’argent, de matériel et de sang.

De là l’influence du blocus. Elle grandit à mesure que la guerre se transforme, à mesure qu’elle consomme davantage pour de moindres avances sur le terrain. Non seulement il faut rester maître de commercer par mer, mais c’est désormais une nécessité vitale que de développer au plus près des armées, sur le territoire même des principaux belligérans, une puissance industrielle de premier ordre et par conséquent d’y pouvoir disposer des matières premières et du personnel qualifié. Le sort de la Russie après Gorlice en est l’illustration frappante. On ne saurait s’en fier à des contrats avec des industries neutres plus ou moins éloignées, qu’on n’est pas maître de hâter au gré des événemens. Qu’on le veuille ou non, de par sa durée, la guerre devient le fait du peuple entier ; elle englobe et met au travail toute la terre nationale.


III

Dans l’air, comme sur le sol, la guerre s’est transformée. Laissons de côté les raids de zeppelins sur les villes ouvertes, actes d’intimidation plutôt que de guerre. L’aéroplane reste le vrai outil de la lutte aérienne, mais il a changé en quelques mois.

Au début, l’aviation n’était qu’un auxiliaire destiné surtout à compléter l’exploration de la cavalerie. On lui demandait de voir. Les Allemands, qui l’avaient organisée d’avance plus fortement que nous, n’en faisaient pas une arme qui combat. On ne demandait à l’avion à peu près que la vitesse. C’est pourquoi le monoplan paraissait le plus indiqué. C’était l’appareil minimum.

Mais, de notre côté, nous eûmes bientôt l’ambition de faire collaborer plus étroitement nos aviateurs à l’œuvre de guerre. lis ne tardèrent pas à nous donner les plus utiles résultats. Non seulement la bataille de la Marne fut la suite d’une exploration aérienne réussie, qui révéla le vide existant entre deux armées ennemies, mais une prouesse de nos aviateurs permit de détruire, le 8 septembre, la moitié de l’artillerie du XVIe corps allemand. On commença bientôt à bombarder les points militaires, et notamment les gares et les batteries. C’est ainsi que, le 16 juin 191S, des batteries allemandes de Givenchy et du voisinage reçoivent 342 obus et 1 000 fléchettes. Les ballons d’observation, dits Drachen, sont attaqués et détruits. Enfin, l’avion s’en prend à l’avion, et nos héros de l’air donnent une chasse victorieuse à leurs adversaires, qui, pendant longtemps, ne songent qu’à fuir.

Chaque jour, on enregistre au moins une dizaine de poursuites de ce genre, qui sont le résultat fréquent des vols d’observation, plus nombreux encore. Certains communiqués nous ont parlé de plus de vingt combats sur le front, celui du 19 mars en relate trente-deux. Et pour achever, nos escadrilles sont allées porter leurs obus jusqu’à plus de 200 kilomètres derrière les lignes ennemies. L’usage de l’aéroplane se multiplie et avec lui les actes de combat proprement dits.

L’expérience a montré, comme on pouvait s’y attendre, qu’aux tâches diverses proposées à l’aviation devaient correspondre des modèles différens. Pour observer et surtout pour combattre, il fallait adjoindre au pilote un passager. Pourtant, certains virtuoses, comme Garros et Pégoud, cumulaient les fonctions de pilote et de mitrailleur : ils conduisaient avec les genoux pendant qu’ils tiraient. Garros imagina le dispositif qui permet de tirer à travers l’hélice en la cuirassant. Ainsi l’on peut maintenir l’hélice en avant, ce qui est avantageux pour la traction. Le plus souvent, le mitrailleur est cependant un passager ; maintenant il y en a parfois deux, sur des appareils triplaces.

L’aéroplane est surtout vulnérable dans son moteur. Pour éviter les pannes, on a rendu le matériel plus solide et plus lourd. De là le moteur fixe, remplaçant le moteur rotatif. Pour le mettre à l’abri de la balle, on l’a blindé. Pour assurer la marche après avarie d’un moteur, on a mis un moteur de rechange. Voilà bien des augmentations de poids : bien entendu, elles ne sont pour la plupart réalisables qu’avec le biplan. Ajoutons encore la charge croissante des provisions d’essence nécessaires pour tenir l’air plus longtemps, celle des approvisionnemens de projectiles, les différens accessoires pour signaux, photographie, etc., le projecteur pour les sorties de nuit : que de complications nouvelles ! L’appareil Caudron, par exemple, dont on peut voir un exemplaire aux Invalides, est un outil de guerre perfectionné, qui donne l’impression de la puissance robuste et assurée. Néanmoins, on envisage déjà, on construit des types supérieurs. On a beaucoup parlé des appareils Sikorsky, dont le premier modèle, destiné à douze passagers, date de 1913. Depuis la guerre, on en aurait fait un autre, plus vaste encore, à 4 moteurs et pouvant tenir l’air pendant douze heures avec une charge de vingt personnes. La marine anglaise a fait construire à Buffalo, dans les usines Curtin, un type d’hydravion, agrandissement de l’Amerika, et muni de sept moteurs, avec trois hélices et trois plans de sustentation superposés. L’appareil pèse 9 775 kilogrammes ; il a 40 mètres d’envergure. On a démontré la possibilité de lancer des torpilles avec ces grands hydravions.

L’avion de chasse allemand actuel, monoplan, s’élève à 1 000 mètres d’altitude en huit minutes. Sa vitesse est de 120 à 140 kilomètres à l’heure. Il peut parcourir en tout 750 kilomètres sans se ravitailler et rester six heures en l’air. Il est capable de soutenir une charge totale de 300 kilogrammes. Ce n’est qu’un des élémens de la guerre aérienne, mais il ne ressemble déjà plus à ses similaires du début. Les biplans bimoteurs peuvent atteindre, dit-on, 2 000 mètres en 12 minutes.

Au moment où l’Allemagne ouvrait les hostilités, elle possédait 1 500 avions. Si elle en a perdu quelques centaines, elle en a certainement construit bien davantage et les aéroplanes de guerre actuellement armés se comptent par milliers. Les combats quotidiens qui signalent la bataille de Verdun commencent à donner l’impression de cette mêlée aérienne qui se superposera bientôt au choc des fantassins. Si la guerre devait durer encore de longs mois, il est probable que l’importance croissante et les formes nouvelles de l’action aérienne suffiraient à lui imposer un caractère entièrement différent de ce qu’on pouvait imaginer en 1914.

Les points principaux sur lesquels porte la transformation paraissent être au nombre de cinq. D’abord la sécurité, avec le double moteur, le double fuselage, la double commande, donnant à l’observateur le moyen de suppléer le pilote, le blindage des parties vitales.

Ensuite la facilité de communication avec la terre ou les autres unités aériennes. Ce progrès est déjà sommairement acquis grâce à la télégraphie sans fil. Au commencement, les régleurs de tir transmettaient leurs indications au moyen de virages. Plus tard on employa les signaux par fusées. Mais ce n’est qu’avec la télégraphie sans fil qu’on commence à obtenir un langage clair, précis et complet. Il a l’inconvénient de n’être pas secret.

En troisième lieu, l’armement de duel aérien, qui a fait son apparition, qui s’est renforcé et complété, se perfectionne. Nous usons d’avions-canons, munis d’un canon-revolver de 37 millimètres, arme redoutable contre les zeppelins. Les Allemands n’en sont qu’aux essais. L’artillerie aérienne commence.

Un quatrième élément est la dimension. Si les appareils géans ne sont encore que des appareils d’expérience et comportent des inconvéniens longtemps rédhibitoires, cela peut changer du jour au lendemain. Eux seuls concilieront les nécessités contradictoires de l’équation des poids.

Enfin le nombre, qui ne joue pas encore tout son rôle, le remplira peu à peu. Ce qui manque, ce sont moins les appareils que les pilotes. En juillet 1914, les Allemands en avaient fait 775, nous 1 689. Quand ils seront assez nombreux, la garde permanente du front s’organisera sans doute. On y tend ; on y touchera bientôt. Alors des groupes de chasse, à toute heure du jour, seront en croisière à diverses altitudes au-dessus de nos lignes, prêts à barrer la route à toute force ennemie prenant l’atmosphère.


IV

Après la guerre sur terre, et la guerre aérienne, la guerre navale. C’est peut-être là que les transformations sont les plus considérables. D’abord, rien ne s’est produit de ce que presque tout le monde attendait, à savoir le choc des escadres lourdes. Elles ne se rencontrent pas, et pour cause, chacune d’elles restant au port, à l’abri des dangers sous-marins. Au moment de la déclaration de guerre, l’escadre allemande, concentrée devant le Pas de Calais, croisait au large des côtes belges. Les dispositions prises et certains détails qui nous ont été révélés prouvent qu’elle avait ordre de bombarder le Havre et Cherbourg, puis de se rendre rapidement à l’entrée de la rivière de Morlaix et à Morgat dans la baie de Douarnenez, pour y appuyer un débarquement de troupes et prendre ainsi Brest à revers des deux côtés. Mais le 1er août, l’escadre anglaise de la mer du Nord, bien qu’elle ne l’emportât pas de beaucoup à ce moment sur les forces navales allemandes, fit mine de lui couper la retraite. La décision de l’Angleterre était encore incertaine. Pourtant l’amiral allemand, inquiet, revint en toute hâte à Cuxhaven.

Depuis lors, ses cuirassés n’ont osé opérer que dans la Baltique ; d’ailleurs, là même, ils ne s’en sont pas toujours bien trouvés. Mais les premiers temps de la guerre navale ont été occupés par les opérations des croiseurs faisant la chasse au commerce et se poursuivant les uns les autres. De pareille chose il n’est plus question depuis bien des mois. Tous les croiseurs et la plupart des croiseurs auxiliaires allemands ont été pris ou coulés par les croisières alliées. La guerre au commerce n’est plus exercée par nos ennemis que sous une forme déguisée et singulièrement perfide dont le cas du Moewe est l’exemple le plus connu.

Les Allemands ont construit, parait-il, une demi-douzaine de ces bâtimens tout semblables extérieurement à des bateaux de commerce ordinaires, mais très rapides et machinés de façon à remplir leur rôle. Rien n’empêche de transformer à cette fin de vrais chargeurs rendus inutiles par le blocus anglais. On met donc en mer un navire de commerce à l’allure la plus pacifique, non pas paquebot fringant, mais modeste cargo comme il y en a tant ; seulement il porte des équipages de guerre et des canons. On en fait un pirate. Les équipages se déguisent au besoin en marins du commerce ; les canons disparaissent à volonté ; le bateau arbore un pavillon neutre et, sous ces apparences débonnaires, circule sans éveiller la défiance parmi les flottes de tous pays. Au large, quand il rencontre seul à seul un bâtiment anglais ou français, il le canonne et le coule.

Voilà la nouvelle guerre de course. Elle nécessitera des mesures de police particulières ; mais ce n’est qu’un brigandage et l’on peut penser qu’il ne saurait avoir de bien graves conséquences. Le fait souligne néanmoins la transformation, que nous avons indiquée, des méthodes et aussi de l’état de guerre ; ce dernier s’étend, de plus en plus, par la force des choses, aux activités commerciales les plus diverses ; les échanges maritimes ne peuvent pas rester à l’écart dans le monde tout entier bouleversé par la tempête militaire.

Quels sont d’ailleurs les bateaux qui sont les victimes et les acteurs les plus fréquens de la guerre ? Des bateaux de commerce. Les cuirassés ne sortant plus guère des rades, les petits croiseurs, seuls au large à représenter les armées navales, ne rencontrant pas souvent les sous-marins ennemis qui les évitent, le contact entre les marines opposées se fait, d’un côté par ces sous-marins, de l’autre par les paquebots qu’ils chassent ou les chalutiers et petits vapeurs qui les pourchassent eux-mêmes. Les chalutiers effectuent les dragages contre les mines et les sous-marins. Fréquemment ils canonnent ces derniers ou sont canonnés par eux. Quant aux paquebots, ils transportent les troupes et les provisions, ils sont la proie offerte à la torpille. Mais ils se défendent par leur étrave et souvent par leurs canons. : Puisqu’on leur fait la guerre, ils la font à leur tour.

Car il a bien fallu, devant la menace inhumaine du fameux blocus sous-marin, donner des armes pour se défendre aux malheureux bateaux de commerce, exposés à être coulés sans avertissement, ou tout au moins à voir leur équipage et leurs passagers abandonnés en pleine mer dans de frêles embarcations. L’expérience a montré que là était leur salut : rares ont été les victimes du sous-marin parmi les bâtimens armés de canons, et nombreuses parmi les autres. De gré ou de force, encore une fois, le marin civil devient un combattant.

A l’armement d’un certain nombre de cargos, les Allemands ont répondu de deux façons : par la déclaration officielle qu’ils n’hésiteraient plus désormais à les couler sans avertir et par la préparation d’un nouveau type de sous-marin à tourelles blindées, qu’ils ont essayé de mettre à l’épreuve des petits-projectiles. Les premiers canons installés sur la flotte marchande furent en effet des canons légers et d’un calibre restreint. Avec l’apparition de ces sortes de monitors sous-marins qui, en demi-émergence, n’exhibent que leurs tourelles et le kiosque de commandement, il faut aujourd’hui généraliser l’emploi de calibres un peu plus forts : 100 millimètres, 120 millimètres, 140 millimètres. Ainsi se reproduit dans la guerre sous-marine la lutte sans fin entre la protection et le projectile.

Elle se poursuit aussi sous une autre forme. Les marines militaires, menacées par la torpille automobile ou par la mine, ont cherché à réaliser des bâtimens à coque protégée sous la flottaison. Le progrès, dont nous montrions naguère la nécessité, s’amorce déjà. Sans entrer dans des détails qu’il ne convient pas de révéler encore, on peut signaler une application qui a été décrite dans la presse. Il s’agit des monitors inaugurés dans les Dardanelles. Le Daily Mail du 20 octobre 1915 les dépeint comme il suit : « L’arrivée du troisième de ces navires fit sensation non seulement chez l’ennemi, mais aussi parmi nos troupes. Un après-midi, un objet flottant, d’aspect extraordinaire, parut à l’entrée du port de Kephalos. Il semblait qu’au lieu de faire route en ligne droite, il gagnait le mouillage à coups de zigzags, en se dandinant, comme une grosse oie gavée pour la Saint-Michel. A une certaine distance, il était impossible de dire s’il montrait le travers, l’avant ou l’arrière, tant il paraissait être complètement rond. Ses murailles soutenaient, à peu de distance de l’eau, un pont au-dessus duquel rien ne paraissait qu’une très grosse tourelle, d’où sortaient les longues volées de deux énormes canons. Au centre de ce pont se dressait un mât tripode, portant a son extrémité une espèce de boîte oblongue.

« Notre premier étonnement fut suivi d’un autre, lorsque les hommes de son équipage se disposèrent à se baigner. Il semblait qu’ils avaient tous la faculté de marcher sur l’eau. Ayant descendu l’échelle de coupée, au lieu de s’enfoncer dans la mer, ils se mirent à marcher l’un derrière l’autre le long de leur bâtiment et, après s’être rangés coude à coude, ils piquèrent un plongeon général, pour reparaître ensuite à la surface.

« Nous allâmes en canot nous rendre compte de ce phénomène bizarre, et nous constatâmes que, juste au-dessous de l’eau, les murailles du navire se bombent légèrement sur une largeur d’environ trois mètres, pour se recourber ensuite vers la quille, en constituant ainsi une plate-forme extérieure à peine mouillée par l’eau de la mer.

« Là gît le secret et le mystère de ces bâtimens. Dans ce renflement, l’homme a concentré son ingéniosité pour vaincre le sous-marin. Si une torpille frappe la muraille, elle explosera au milieu d’une variété de substances que je ne dois pas faire connaître, mais qui protégeront la coque contre toute avarie grave.

« Ces gros monitors portent deux canons de 356 millimètres et quelques pièces pour tirer contre les engins aériens.

« La première fois qu’un de ces monitors parut à l’entrée des Dardanelles, son aspect surprit profondément les Turcs. Plus tard, trois autres de ces grands monitors arrivèrent, ce qui nous donnait huit canons de 356 millimètres pour bombarder les positions ennemies, sans compter un grand nombre de monitors plus petits, de toutes formes et de toutes dimensions. »

Ainsi se dessinent les premiers linéamens d’un matériel nouveau caractérisé par sa protection contre la torpille et par sa puissance offensive contre la terre : gros canons, faibles tirans d’eau.

Cependant, la guerre sous-marine a pris la première place. Elle reste seule permise à la Puissance qui a perdu la maîtrise de la mer. Grâce à la longue durée des hostilités, elle atteint un développement qui n’a plus rien de comparable avec les premiers essais du début. Deux traits sont nouveaux : la prétention, encore insolente, mais rigoureusement soutenue, de bloquer les Iles Britanniques ; l’envoi de sous-marins allemands en Méditerranée.

L’Allemagne, en juillet 1914, possédait 27 unités submersibles en service et environ 11 en construction, dont 5 pour l’Autriche. Elle en retint 5 autres, en achèvement pour des neutres. Total 43. L’Autriche, dans ses arsenaux, avait 6 sous-marins et en construisait 5 autres. De ces 54 bâtimens, petits pour la plupart, beaucoup ont été détruits. Mais 20 nouveaux, mis en chantier depuis la guerre, sont armés déjà depuis longtemps, et 40 autres, qui leur ont succédé, commencent à sortir.

Ces derniers, grâce à leur déplacement plus considérable, ont un plus grand rayon d’action que leurs prédécesseurs. Ils peuvent emporter plus de vivres et de munitions et naviguer au moins vingt-quatre heures sans reprendre de combustible. Leur présence modifie singulièrement la lutte navale. Ils sont libres d’opérer au large et d’y porter la guerre sous-marine au commerce, jusqu’ici confinée à proximité des côtes et des bases maritimes. Moins fréquemment obligés de venir paraître en Surface pour recharger leurs accumulateurs ou se ravitailler, ils échappent mieux à la surveillance de nos patrouilles. La tâche de la défense en est rendue plus difficile.

Nous savons qu’on n’a point attendu 1916 pour prendre les mesures défensives qui s’imposaient. La multiplication des chalutiers, remorqueurs, yachts armés en guerre, torpilleurs et destroyers a permis des services de recherche qui font courir au sous-marin de graves dangers. S’il paraît en surface sous le canon d’un patrouilleur, il risque de recevoir en quelques instans un coup mortel.

Mais des méthodes plus perfectionnées ont été mises en œuvre. Les unes font appel à un matériel de dragage ou à des filets fixes ; les autres reposent sur l’observation des vagues particulières soulevées par le passage d’un sous-marin immergé. En étudiant attentivement la surface de l’eau, on voit s’y propager une onde rectiligne qui accompagne l’ennemi invisible. Elle est produite par le sillage de son kiosque et par celui de ses hélices. On a donc chargé quelques bâtimens extrêmement rapides de signaler ces faibles indices, dès qu’ils se manifestent. Le déplacement du flot révélateur marque la route suivie par le sous-marin ; l’estafette l’y précède et va faire tendre, en travers de son chemin, de ces filets tenus par une couple de remorqueurs, qui les referment sur l’ennemi aussitôt qu’il a donné dedans. On le pêche comme un gros poisson.

Ailleurs, dans les passes, aux approches des rades à défendre, on pose des filets fixes, des câbles suspendus et destinés à se prendre dans les hélices d’autres engins encore pour la destruction ou la capture des sous-marins. Toute une technique nouvelle vient de naître et va se perfectionnant de jour en jour.

Un emploi du sous-marin mérite attention, celui de poseur de mines. Envisagé avant la guerre, mais non point mis en pratique, il n’a commencé à donner des résultats qu’après une première période d’hostilités, où l’on s’en tenait aux méthodes coutumières. Partout où la surface est interdite aux mouilleurs de mines ordinaires, on est amené à les suppléer par le sous-marin. Pour les Allemands cela s’étend donc à la surface entière des mers, pour leurs adversaires à des zones plus ou moins vastes le long des côtes germaniques ou dans certaines parties des mers voisines. Le sous-marin ne peut porter qu’un petit nombre de mines. On n’arrivera donc à des effets considérables qu’avec la multiplication des unités de flottille.

La marine allemande paraît posséder deux modèles différons. Dans l’un, les mines sont extérieures à la coque du sous-marin ; elles reposent en permanence dans des enfoncemens spéciaux, où elles sont suspendues à un crochet en relation avec l’intérieur du bateau par une tige qui peut le faire basculer. On peut libérer les torpilles à volonté, en manœuvrant cette tige.

Dans l’autre modèle, le submersible contient un compartiment qui peut communiquer avec la mer au moyen d’une large porte. En temps ordinaire, ce compartiment est clos, et ne renferme pas d’eau. Les mines y sont accrochées à un rail de lancement. Il s’ouvre dans l’intérieur du sous-marin par un couloir à écluse, par où s’introduit un scaphandrier. Celui-ci laisse alors entrer l’eau, fait glisser les mines au dehors, referme la porte, et l’on vide à nouveau le compartiment.

Cette technique pourra être grandement perfectionnée. Elle n’est que l’amorce d’un genre de guerre inédit, la dernière née des tactiques navales. Il n’est pas interdit de rappeler ce que nous avons suggéré ici, il y a déjà, quatre ans : la lutte du sous-marin contre le sous-marin n’est pas impossible ; on peut la concevoir réalisée aux points de passage et surtout au débouché des ports, grâce à l’intermédiaire des mines et filets de blocus mis en place par un adversaire invisible.

Il y a là une sorte de réplique à la guerre de sape, dont il est fait à terre si grand usage. Devant la menace grandissante que dresse devant les Puissances alliées, maîtresses des mers, le développement de la flotte sous-marine allemande, on doit envisager, à côté des méthodes défensives de surface, les méthodes de profondeur, les seules peut-être capables de donner une solution radicale.

Mais elles obligent à augmenter encore les tonnages en même temps que le nombre des sous-marins, déjà surchargés de tourelles cuirassées et d’approvisionnemens à la mesure des longues traversées. Qui donc voit dans les faits actuels la condamnation des flottes de haut bord ? On est en train de nous préparer le cuirassé sous-marin, le grand transport sous-marin, toute une marine analogue à celle d’hier, à cela près qu’elle pourra s’enfoncer et naviguer sous l’eau. Il n’est pas dit qu’elle évincera la marine de surface : peut-être la doublera-t-elle. La complexité est la loi du progrès.


De ces nouveautés, qui naissent de la guerre, toutes n’ont pas le temps de mûrir et de s’y mêler avant sa fin, mais cependant chaque jour en introduit quelques-unes dans l’art militaire et dans le drame sanglant que nous voyons se dérouler ; plus celui-ci se prolonge et plus il se transforme. Les élémens techniques nouveaux ne sont pas la seule cause de ses changemens d’aspect : il faut tenir compte aussi des progrès de leur application. Nous pouvons encore avoir la surprise de modifications profondes, soit qu’on imagine quelque procédé technique, soit qu’on donne à des moyens connus une importance qu’ils n’avaient pas. On n’ignorait pas l’artillerie lourde en 1914 : c’est la proportion et le nombre qui en sont aujourd’hui modifiés. Cela suffit à bouleverser la tactique.

Il faut donc être prêts, jusqu’au bout, à intensifier les recherches et les fabrications et à porter chacun des facteurs du succès à son plus haut degré possible. Il ne suffit pas d’égaler aujourd’hui un ennemi qui tend, à tout instant, à se dépasser lui-même. La force qu’on doit affronter n’est pas née au moment où notre préparation la combat, et il faut mesurer nos coups à un adversaire à venir. C’est pourquoi il est nécessaire de voir loin et de faire grand. L’étroitesse, la nonchalance, l’économie mal placée seraient funestes.

Puisque la guerre évolue avant même de s’achever, puisqu’elle est un art vivant et mouvant dans nos mains, c’est quelque chose qui doit nous prendre tout entiers ; il faut la faire non seulement avec tout ce qu’on a, mais avec tout ce qu’on est, mais avec toutes les ressources de l’esprit et de la volonté, avec toutes les richesses des forces vivantes, leur plasticité, qui enveloppe les obstacles, leur souplesse rebondissante sous les chocs, leur passion aux mille visages et leur ténacité à l’invariable étreinte. Jamais, jusqu’au dernier moment, nous n’aurons le droit de nous endormir dans la sécurité d’une formule définitive.


GEORGES BLANCHON.