La Guerre nouvelle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 82-119).
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LA GUERRE NOUVELLE


I

La guerre qui s’achève va créer un monde nouveau ; mais il est un domaine qu’elle touche avant tous les autres, celui de la technique militaire. Elle renouvelle, avec les conditions de la paix, l’art de la guerre lui-même. Il est trop tôt sans doute pour que les techniciens développent ses leçons : la parole n’est encore qu’aux rêveurs. Permettra-t-on à l’un d’eux d’évoquer parfois l’ombre du grand Jules Verne et de suivre jusqu’au bout, à l’aventure, quelques-unes des percées brusquement ouvertes devant nos yeux ?…

« Pourquoi, dira-t-on, s’occuper des guerres futures ? N’est-ce pas ici la dernière ! Désormais, l’arbitrage ne remplacera-t-il pas les conflits armés ! Si tant de pères de famille sont partis de bon cœur pour le champ de carnage, c’est avec l’idée bien arrêtée de clore l’ère sanglante et d’épargner à leur fils et aux fils de leurs fils, à tout jamais, les horreurs que nous avons dû souffrir. Il en sera des nations comme il en fut des particuliers, ajoute-t-on : dans les sociétés primitives, les intérêts individuels se débattaient par les armes ; puis sont venus les tribunaux. Nous avons déjà le tribunal des Nations ; il est à La Haye. Nous ne permettrons plus qu’on se fasse justice soi-même. L’œuvre de demain sera la formation des États-Unis d’Europe et la promulgation d’une loi des peuples… »

Nombreux sont ceux qui pensaient ainsi aux premiers jours de la guerre ; cette idée généreuse les a soutenus et grandis, et c’est bien ; mais ils sont probablement moins nombreux, maintenant qu’on a trop mesuré la méchanceté humaine. Si, après des millénaires d’étal juridique, il y a encore entre particuliers des crimes et des violences, si le duel est encore toléré chez nous-mêmes, encore en honneur dans la « vertueuse » Allemagne, combien faudra-t-il de siècles pour qu’une nation puisse vivre sans se couvrir de son armure et ceindre son épée !…

Combien, si l’on songe que, de l’individu au peuple, l’échelle des temps croit avec celle des masses. Un siècle n’est qu’un jour dans l’évolution des sociétés. Mais pressons la comparaison : d’où est né, entre les hommes, le régime de la légalité judiciaire ? du nombre. Peut-on croire qu’il se fût jamais établi dans une petite société de quelques douzaines d’individus ? Le frein des passions est dans l’immensité du corps social. On ne supprimera jamais les ambitions, les haines, les cupidités : or, par leur seule intensité, ces puissances de mal sèment la violence, et il parait inévitable que, parmi les hommes, l’énergie soit du côté de l’injustice. C’est donc une fatalité de la nature humaine que beaucoup soient troublés par l’ambition d’un seul : contre la poussée de son emportement, contre les prestiges de son enveloppement, ils n’ont que de tièdes et pâles et vacillans petits désirs de vertu, encore traversés par les éclats de leurs propres vices. Les velléités d’ordre seront toujours d’un autre degré que les volontés de désordre ; pour annihiler une seule de ces dernières, il leur faut se mettre à mille. Comment donc cette condition si difficile est-elle assez communément réalisée, pour devenir entre particuliers la loi absolue de droit et presque la règle constante défait ? Parce que la pensée de justice est celle qui réunit les gens désintéressés. En chaque litige, ils sont foule, tandis que chaque entreprise d’injustice ne recrute que le petit groupe de ses profiteurs directs.

La paix suppose assez d’intérêts distincts pour que tout conflit international laisse hors de son remous une large majorité de témoins, qui le jugent. Elle nécessite le fractionnement de l’humanité en un grand nombre de peuples assez libres pour exprimer une opinion, assez forts pour l’appuyer, assez unis pour grouper leur action. Il suffit de faire l’énumération des grandes Puissances capables d’intervenir efficacement sur un point donné pour voir combien nous sommes éloignés d’un tel idéal.

Nous nous en rapprochons cependant ; il n’est pas interdit d’espérer en un jour futur où les conditions de la paix légale seront réunies. Nous voyons se multiplier les petits États souverains dignes de figurer dans la société des nations. Dans les Balkans viennent d’apparaître les derniers-nés du monde européen ; déjà les voici qui pèsent dans la balance de la justice. Le morcellement politique est visiblement favorisé par l’émancipation progressive des colonies, qui deviennent des personnes morales indépendantes. Rien n’est plus significatif, à cet égard, que le fédéralisme anglais, dont l’autonomie du Transvaal et le Home rule irlandais forment les récentes manifestations. Le peuplement rapide de la terre agit dans le même sens ; il prépare le fractionnement de certains États disproportionnés ; il donne du poids à des peuples neufs, comme la République Argentine, ou rajeunis, comme le Japon. Des terres naguère désertes, aussi bien que des terres endormies se lèvent peu à peu des voix et des armes pour le droit. Nous allons assister à la renaissance de la Pologne et peut-être à une désagrégation du double bloc hétérogène bâti par la force injuste des empires germaniques. La paix y gagnera autant que la liberté.

C’est un acheminement. Mais, quand bien même il suffirait à rendre possible dès demain une législation internationale impérative, il est peu vraisemblable qu’on en voie sortir, du premier coup, un ordre stable et définitif. Par quelles convulsions ne faudra-t-il pas passer avant d’établir une loi sur les peuples, qui soit obéie par les forts comme par les faibles 1 Attendons-nous à des craquemens formidables dans l’édifice de paix. Plus les conflits seront entravés, plus ils deviendront violens : les forces de désordre s’accumuleront sous la contrainte, comme celles d’une vapeur comprimée en vase clos. Nous avons aujourd’hui le spectacle de deux immenses partis, qui englobent presque la totalité des populations européennes ; mais on verra quelque jour le monde se déchirer en deux moitiés ; toute la terre sera en feu.

Aussi bien, l’ère des tribunaux ne clôt pas le règne de la violence. Il fait seulement des armes un monopole réservé à la police. Et chacun sait que l’armée a son rôle de police : l’emploi légal de la force, le droit de tuer s’étendent donc, le cas échéant, à beaucoup d’entre nous. La guerre disparût-elle, qu’il resterait, rien que pour maintenir la paix entre les citoyens, non seulement des gendarmes, mais des soldats et des canons. Entre nations, il en sera de même : il faudra des sanctions, une « force publique, » une armée du droit ; il faudra mettre à la raison les récalcitrans ou se tenir prêt à le faire ; il faudra garder en main les puissances de destruction et conserver l’art de la guerre avec ses derniers perfectionnemens, pour que les exécuteurs de la loi restent à hauteur des progrès secrètement poursuivis par les peuples malfaiteurs.

Laissons donc là de dangereuses illusions : on reverra la guerre ; il faut la préparer. Et l’on a, par suite, les plus graves raisons de chercher à prévoir vers quelles formes nouvelles elle évolue.

Un premier trait frappe les yeux : la généralisation de l’état de guerre. Les coalitions des temps passés comprenaient un petit nombre de belligérans. Cette fois-ci, deux empires germaniques, bientôt recrutant la Turquie, se sont adjoint déjà la Bulgarie, et nourrissent l’espoir d’entraîner la Grèce, la Roumanie, peut-être la Chine. De notre côté, aux trois grandes Puissances levées à l’appui des Serbes et des Belges, sont venus s’ajouter d’abord le Japon, puis l’Italie. Le Portugal s’est un instant trouvé dans le conflit ; la Perse, foulée par l’invasion turque, y prend une part détournée. Et ces peuples demi-libres, l’Egypte, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et l’Inde même, les Arabes d’Algérie et nos admirables Sénégalais combattent pour une cause qui semblerait ne les toucher que de bien loin.

Ce caractère d’extension politique ne paraît pas occasionnel. Il résulte de ce que la guerre actuelle est née, et probablement toutes les grandes guerres futures naîtront d’une lutte entre deux principes d’intérêt général. Ainsi le veut, plus encore que le progrès de l’idée d’arbitrage, qui élimine les moindres causes, l’enchevêtrement des intérêts matériels par-dessus les frontières : car la guerre fait trop de ruines, même chez le vainqueur, même chez les spectateurs, maîtres de l’opinion universelle, pour être déchaînée par caprice.

L’extension politique s’aggrave d’une extension géographique. On peut dire qu’aujourd’hui l’Europe entière est à feu et à sang. Mais la mobilisation d’une Puissance d’Extrême-Orient comme le Japon, l’entrée en jeu des Etats-Unis d’Amérique, à laquelle on a pu s’attendre, le concours volontaire des colonies anglaises font de notre guerre une affaire intercontinentale.

On s’est battu dans toutes les parties du Monde. La lutte navale s’est étendue à la plupart des Océans. Des opérations accessoires ont eu lieu à terre en Asie, en Afrique et en Océanie.

Il n’est pas interdit de penser que les peuples jeunes, qui se développent par tout le globe, qu’ils soient indépendans ou liés par le lien colonial à des nations aînées, se trouveront d’autant plus nécessairement poussés dans les conflits futurs que leurs formes d’activité plus diverses et leurs intérêts plus étendus au dehors leur permettront de moins en moins de se tenir à l’écart des questions communes à l’humanité civilisée.

Il n’y a plus de place pour les indifférens. C’est ce qui résulte avec évidence des faits. Voyez la situation de la Hollande. Il lui serait difficile de regarder avec détachement un combat où son existence, en dépit de sa neutralité, est doublement engagée. Le triomphe des empires de proie signifierait la fin prochaine de son indépendance, et on ne le lui laisse pas ignorer. On parle déjà des beautés d’une union douanière, qui serait le commencement de l’absorption. Comment le conquérant prussien, maître de la Belgique et se donnant pour but la défaite de la marine anglaise, respecterait-il cette enclave dans ses côtes ? Le plus curieux est que, dès maintenant, par le seul fait des hostilités, les sources de vie du pays ont été si profondément troublées que les populations ne subsistent que par le bon vouloir des belligérans. Ce bon vouloir n’est pas toujours sans restrictions. L’Angleterre a dû prendre des mesures spéciales pour laisser passer sur mer les vivres indispensables à la nourriture du peuple hollandais et les matières premières que réclame son industrie. Les sous-marins allemands, moins soucieux des intérêts neutres, coulent des bateaux hollandais. L’existence de certains neutres n’est donc plus qu’une existence précaire. Ils n’évitent qu’à demi les maux de la guerre. C’est une raison qui les déterminera plus aisément à en courir tous les risques pour en avoir du moins les profits.

La position des Pays-Bas est exceptionnelle. On pourrait en dire autant de la Suisse, qui subit des inconvéniens analogues. Mais le Danemark, la Suède et la Norvège ne sont pas sans en éprouver de leur côté. L’exemple le plus frappant est donné par les États-Unis. Ce n’est pas seulement la liberté de leur commerce qui a été mise en jeu par la piraterie allemande, c’est aussi la vie de leurs nationaux. Comme ils sont une grande Puissance assez forte pour traiter d’égale à égale avec l’Allemagne, assez fière pour défendre ses prérogatives, les questions se sont posées pleinement. La difficulté de rester neutre est apparue aussitôt.

Elle ne résulte pas, comme on pourrait le croire, d’un pur accident, mais de la nature des choses. Il est fatal que le commerce maritime prenne sans cesse plus d’importance et que le blocus maritime devienne un des principaux moyens d’abattre l’adversaire. Et il n’est pas moins fatal que les bateaux sous-marins servent à atteindre un commerce dont la continuation est si nécessaire. Ils offrent pour cette tâche des facilités sans égales, dont les marines mal pourvues de cuirassés ne voudront pas se priver. Aucune convention internationale ne parviendra à arrêter sur ce point un peuple bien décidé à tout faire pour triompher ; on ne lui arrachera jamais des mains, sinon par la force, une arme qui peut être mortelle pour ses ennemis, et dont il n’a rien à craindre lui-même. Compter sur l’effet des protocoles est se payer d’illusions. Le jour où l’on fait appel aux armes, c’est qu’on s’en remet à la force comme unique loi. Les principes moraux n’admettent point de partage : celui d’entre eux qui l’emporte se subordonne tous les autres et ne se laissera pas mettre en échec sur son terrain essentiel. La guerre nouvelle est trop réfléchie pour qu’il faille s’attendre à des demi-mesures.

Si le blocus par sous-marins doit être considéré comme inévitable, nous devons aussi envisager ses conséquences. Il comporte l’impossibilité de conduire les prises en lieu sûr et peut-être celle de les visiter. Il faut s’attendre à des accidens de tous les jours vis-à-vis des neutres. Le sous-marin rend possible un blocus à la fois très étendu et parfaitement incontrôlable. Il conduit par-là presque fatalement à la prétention de fermer au commerce des mers entières. Ainsi, l’on ruine les pays qui se laissent intimider ; et, pour les autres, si le courant maritime ne s’interrompt pas, on multiplie les forceurs de blocus qui s’exposent à être coulés. Déjà les navires belligérans eux-mêmes portent presque toujours des marchandises ou des passagers neutres, qui sont menacés. La qualification de contrebande de guerre s’étend sans cesse à de nouveaux objets. L’Angleterre a dû y englober tout le commerce allemand, porté par navire neutre, même à destination neutre apparente, par exemple les marchandises acheminées vers le Danemark ou la Suisse. L’enchevêtrement des intérêts privés par-dessus les frontières est tel qu’on ne peut empêcher un mélange perpétuel des nationalités les plus diverses sur tout ce qui sert d’instrument aux transports outre-mer. Encore la mer est-elle aisée à garder parce que la circulation commerciale s’y fait en surface ; le bateau sous-marin, lui non plus, ne s’écarte pas sensiblement de la surface. Les mêmes problèmes se poseront bientôt sous une autre forme, et avec de nouvelles complications, par l’achèvement de la conquête de l’air. Quand l’aéroplane mènera passagers et marchandises, nous aurons le blocus aérien. Comment y départager les droits des neutres et des belligérans dans la rapidité d’une action qui n’admet point de stationnement ?…

Dans les conditions que lui font la technique des armes nouvelles et la vie moderne, une guerre n’est donc plus un accident local, un mal restreint ; elle devient une crise générale de l’humanité.


II

De là, l’importance prise par les forces morales. De tout temps, elles ont beaucoup compté, mais leur rôle avait autrefois de plus étroites limites. Les facultés morales mises en jeu étaient moins nombreuses et plus proches des réactions instinctives, presque animales. L’évidence des intérêts les plus immédiats, la chaîne d’une stricte obligation poussaient citoyens et soldats contre des obstacles non déguisés. A des situations autrement complexes, il faut maintenant de plus subtils instincts, des principes plus abstraits et tout un travail interne de la conscience publique. La victoire se gagne d’abord sur un théâtre immatériel, dans l’opinion. C’est la cause des efforts faits par les belligérans pour convaincre l’univers de leur bon droit. Rappelons-nous la propagande acharnée des Allemands jusque chez nous. Ils ont dépensé des trésors d’ingénieuse activité pour prouver qu’ils étaient les victimes d’un guet-apens, et que c’était la Belgique qu’il fallait tenir pour responsable de ses propres malheurs. Pendant longtemps, notre négligence à répondre à leurs factums nous a nui dans l’esprit des neutres. Ces derniers peuvent trop aisément favoriser l’un des combattans, rien que par leur aide financière ou par le commerce et la contrebande des particuliers, pour qu’on ne coure pas de gros risques en se privant de leurs sympathies ; or la considération du droit y prend d’autant plus de part que, moins directement intéressés dans le conflit, ils sont des juges plus impartiaux. Ces sympathies préalables seront parfois suivies de conséquences décisives le jour où les intérêts finiront par être atteints, soit qu’elles entraînent la nation neutre dans les hostilités, soit qu’elles la retiennent au contraire. On n’a pas oublié les interventions successives du roi de Roumanie et du roi de Grèce, appuyées l’une et l’autre sur une fraction de l’opinion. La propagande germanique leur avait préparé cet appui.

Il existe, à vrai dire, deux ordres d’argumens, et celui qu’invoquaient, avec le roi de Grèce, certains officiers de son armée ou certains personnages de son entourage politique visait sans doute moins le bon droit de l’Allemagne que sa puissance militaire. Donner la conviction qu’on ne mérite aucun reproche est une victoire morale ; donner l’impression qu’on sera le plus fort en est une autre. On gagne autant de cœurs par la crainte que par l’admiration ; la réprobation en fait perdre autant que le mépris. Nos adversaires n’ont négligé aucun des moyens d’agir sur les âmes. A les entendre, ils défendent leur existence nationale menacée par une abominable coalition, et ils la défendent non seulement avec un succès ininterrompu, mais par les procédés les plus humains, contre des ennemis sans foi ni humanité.

Cet incessant plaidoyer a fait l’objet d’un véritable système offensif, déployé à grands frais sur toute la surface du monde civilisé, par l’intermédiaire d’agences officielles ou clandestines. A côté des commerçans, les diplomates allemands le plus haut placés y ont tenu leur rôle, de concert avec les hommes de paille recrutés à tous les niveaux de la société cosmopolite. On a acheté un très grand nombre de journaux, on a créé des organes nouveaux en Suisse, en Italie, en Hollande, en Roumanie, dans les deux Amériques, au Danemark, en Pologne, en Belgique, et même sur le territoire français envahi.

Il ne s’agit pas uniquement de persuader les neutres, il s’agit aussi et avant tout d’ébranler ou de soutenir, d’enflammer ou de troubler le moral des combattans. C’est chez soi d’abord qu’il importe de faire croire à son innocence, à la pureté de ses intentions, à la continuité et à la portée de ses victoires, à la certitude de son triomphe. Par ces temps où l’opinion règne, même dans les pays où le gouvernement est le moins démocratique, on ne peut susciter un effort public sans l’assentiment général. Il faut demander, outre les sacrifices sanglans du champ de bataille, tant de choses touchant à la vie de tous et de chaque jour ! De l’argent d’abord ; puis une gêne de tous les actes, une restriction de toutes les libertés quotidiennes. C’est la réquisition des denrées et des métaux, la destruction du bétail, l’obligation du pain de guerre, etc. La nécessité de convaincre est plus évidente encore s’il s’agit des soldats : on ne se bat de bon cœur ni pour une cause injuste, ni pour une cause perdue.

Le poids des forces morales étant si lourd dans la balance, naturellement on vise à en alléger le plateau adverse autant qu’à en charger le sien propre. Il s’agit de jeter dans la masse du peuple ennemi le découragement, pour qu’il se propage jusque dans son armée et pour que la voix publique réclame la paix à tout prix. On mesure à cet effet la formule des communiqués officiels ; on fait passer des nouvelles insidieuses par le circuit des pays neutres. On tente d’utiliser les vieilles amitiés privées, qui servent de prétexte à des correspondances tendancieuses, avec prière de faire lire autour de soi. On organise en sous-main des pétitions de mères contre la prolongation du carnage. On joue de toutes les cordes. C’est que jamais la guerre n’a tant été l’œuvre de la nation entière ; c’est qu’elle ne s’est jamais tant faite avec l’âme.

Et sans doute, n’a-t-elle jamais demandé tant à l’âme. Qui donc annonçait que dans la douceur de la civilisation les courages s’amolliraient ? Parole de pessimiste, bien contredite par l’événement. Il est douteux qu’en aucun temps on ait vu lever pareille moisson d’héroïsme. La preuve en est faite par des milliers de lettres, de récits, de rapports officiels, par les citations à l’ordre du jour, par le spectacle quotidien de ces centaines de mille héros répandus parmi nos deux ou trois millions de soldats en armes. Les d’Assas sont légion. Ces traits qu’on n’inventerait pas et dont un seul fait l’honneur d’une époque, foisonnent autour de nous. Heure et race sublimes ! Mais nos alliés et nos adversaires donnent, eux aussi, de nombreux exemples d’un courage égal à celui des plus beaux soldats de tous les temps. Non ! la guerre nouvelle n’est pas celle de cœurs efféminés par le bien-être. Rien n’autorise à croire que l’avenir sera moins fertile en héroïsme que le présent. Il est vraisemblable, au contraire, que l’humanité se surpassera toujours.

Nous ne voyons point, aux colonies notamment, que la barbarie soit la condition du vrai courage. Elle accompagne souvent la violence ; mais le primitif, le sauvage sont, en un sens, des êtres faibles. Quand il s’agit de résister à la peur, d’accepter le sacrifice, de braver la faim, la soif, la fièvre, l’inconnu, de repousser toute idée de recul en dépit des plus écrasantes disproportions, quand il faut de l’entrain, de la fermeté d’âme et de la volonté, un Européen des villes vaut plus qu’un nègre, fils de la brousse. L’éducation des salons, des livres ou des laboratoires lui a fait une âme plus riche et plus vigoureuse que n’auraient pu faire les forêts vierges. L’empire du cerveau sur le corps est un fruit de la civilisation : sans doute il croît avec le développement de la vie cérébrale.

Quand nous avons appelé sur notre frontière des contingens coloniaux, Marocains belliqueux, Gourkas de l’Inde, élevés en guerriers dès l’enfance, et qu’il a fallu les jeter sous l’effroyable déluge de fer et de feu qui ravage nos tranchées, on ne les a pas sentis capables d’affronter de prime abord les terreurs du champ de bataille, comme nos ouvriers raffinés des faubourgs. On a dû les acclimater lentement au bruit du canon et aux surprises de la guerre nouvelle. Des civilisés sont seuls trempés pour la lutte contre des civilisés.

Il y faut des nerfs d’acier. Mais leur résistance ne saurait résulter d’une insensibilité passive. Fût-on sourd et aveugle, qu’on percevrait, par tout son être, l’ébranlement des obus qui éclatent. L’impassibilité de nos soldats est une vertu active ; un instant de leur calme immobile représente une victoire intérieure remportée par une ardente volonté. « Ce que nous avons fait de plus difficile, écrit l’un d’eux, ce n’est ni une marche, ni un assaut, ni une prise de village, ni la défense d’un bois ; et cependant notre bataillon en compte dans son journal de route !…) C’est d’être restés vingt-trois jours et vingt-quatre nuits de suite à recevoir des balles et des marmites sans bouger, au Nord d’Ypres. La musique n’arrêtait pas un instant : une gamme variée de dzinn ! qui tapent sur les nerfs et hérissent la peau ;… les grosses bombardes vous secouant si fort que la mâchoire et tous les muscles en sursautent pendant quelques minutes. On a vu des hommes, arrivant au front pour la première fois, pris de panique à chacun de ces éclatemens formidables ; bientôt pourtant ils dominent leurs impressions. Au milieu de ce tonnerre et parmi les cadavres et les mourans, ils sont mieux qu’impassibles, ils sont gais. C’est la plaisanterie aux lèvres, qu’ils se lancent dans l’ouragan de fer et de bruit ; ils rient à la mort ; leur élan, comme leur esprit de sacrifice, comme leur maîtrise d’eux-mêmes viennent des sources les plus hautes, d’un idéal très épuré, d’un profond sentiment du droit, d’une représentation précise et complexe des problèmes internationaux. C’est leur conscience de citoyens qui fait leur héroïsme.

Elle donne à cette guerre un caractère particulier de désintéressement individuel. Dans des temps anciens, les armées ont été composées le plus souvent d’esclaves enrôlés de force, qui n’avançaient que par obéissance. Notre histoire a connu les bandes mercenaires, puis le soldat de métier, récompensés par le carnage et le pillage, ou par l’avancement et la paye. Enfin, vint l’ère de la nation armée. Mais là encore, combien d’actions d’éclat inspirées par un désir de gloire ! Au cours des dernières guerres européennes ou coloniales, on ne manquait pas de publier avec mille détails circonstanciés les noms des généraux vainqueurs, ceux des officiers, des corps de troupe qui s’étaient distingués. La lutte actuelle fut d’abord presque entièrement anonyme : personne ne songeait à s’en plaindre. Nous devons ignorer sur quel front sont nos parens mobilisés, et quels chefs les commandent. Les hauts faits portés à l’ordre du jour n’ont été qu’une faible part de ceux qu’on y pourrait inscrire, et ils précisent le moins possible. Plus d’un parmi nos héros, décrivant ce qu’il a vu d’admirable autour de lui, afin qu’on le sache en France, ne veut ni désigner les acteurs, ni se nommer lui-même. Les intérêts pour lesquels on meurt sont trop supérieurs aux petites ambitions personnelles pour qu’on n’ajoute pas ce sacrifice aux autres. Si grand qu’il se sente, l’individu disparait dans la Patrie.

Les combats n’ont plus la forme des journées retentissantes d’autrefois, qui prêtaient au décor de la gloire. Un chef, tout empanaché, entouré de son brillant état-major, arrivait à cheval, le matin, sur le champ de bataille, et, dès avant le soir, la face du monde était changée. Le généralissime était un homme qui se bat. Il joignait l’auréole du courage physique à celle des conceptions soudainement inspirées. Toute son armée évoluait, s’engageait, triomphait sous son regard. Il suivait lui-même, à la longue-vue, chaque épisode de l’action et le coup d’œil du génie saisissait la victoire au passage, en plein soleil. Notre généralissime, à nous, est le chef d’une grande entreprise, comme un patron d’industrie ou un directeur d’administration. C’est un homme de bureau, qui au besoin travaillerait de Paris, en une chambre bien close, les pantoufles aux pieds. Il compulse des états, il reçoit des rapports et signe des papiers. Son instrument est le téléphone. Sa bataille dure des jours quand ce n’est pas des semaines. Il ne la voit que sur la carte, son héroïsme est celui d’un politique, fait de froide confiance, de volonté réfléchie et du courage des responsabilités. Les vertus du général comme celles du soldat se rapprochent de la simple activité du citoyen ; leur gloire ressemble à une gloire civique. En réalité, la renommée, qui ne s’attache plus aux guerriers comme au temps de l’Iliade, aux chevaliers comme au Moyen Age, ou aux capitaines comme dans les guerres d’ancien régime, ne marque même plus les noms des grands organisateurs émules des Carnot et des Moltke. Aucun rôle individuel n’attire la lumière. L’héroïsme est celui d’une collectivité ; l’honneur de la préparation revient à des assemblées inspirées par des groupes politiques et par un corps électoral.

Il y a des sacrifices plus difficiles à réaliser que celui de la vie, le sacrifice par exemple de nos préférences et de nos passions. Si nos combattans ont su renoncer à la récompense suprême de la gloire, pour s’effacer dans l’égalité d’une discipline anonyme, nos partis politiques ont de même compris le devoir patriotique : ils ont accepté spontanément « l’Union sacrée. » Ils ont fait trêve à toute division, à toute discussion, à toute controverse irritante. De l’antimilitarisme d’avant la guerre il ne reste plus trace. Tout a été subordonné au salut public. C’est d’ailleurs un trait commun aux divers belligérans. En Angleterre, la révolte de l’Irlande, qui paraissait inévitable, s’est effacée comme par enchantement ; libéraux et unionistes collaborent sans une divergence apparente. En Allemagne, les socialistes ont donné au pouvoir militaire leur appui sans restriction. L’union des cœurs a permis, en Russie comme chez nous, de porter le fer dans la plaie de l’alcoolisme. Le phénomène est trop général pour ne pas résulter de causes indépendantes de notre situation propre.

Il y a un siècle, remarquons-le, dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, ni l’ivresse des conquêtes, ni l’horreur des invasions n’avaient réussi à produire en France la même unanimité. Il s’était toujours trouvé des partis pour appeler, et qui plus est pour favoriser le succès de nos ennemis. A quoi tient la différence ? Certainement, à l’évolution de la vie sociale sous l’influence des progrès matériels. On peut mettre en évidence des rapports de deux ordres au moins. Si chaque peuple se serre autour de son drapeau, aujourd’hui plus qu’autrefois, c’est qu’il se sent plus profondément menacé par la guerre. La conquête a pris un sens nouveau, depuis que la culture savante et l’intense exploitation du sous-sol ont donné aux territoires convoités une valeur jadis inconnue. Être conquise, alors, c’était, pour une province, changer nominalement de maître, mais non de vie profonde. C’était une conquête politique, non économique ni sociale. La population restait sur place, telle quelle. Elle continuait à peu de chose près son existence antérieure. De nos jours, avec la mobilité des gens et des capitaux, avec le surpeuplement des pays européens, les habitans des régions annexées doivent s’attendre à être évincés ou exploités. Ils seront atteints dans leur condition privée, dans leur propriété, dans leur race. Leur commerce sera, de force, tourné vers un autre horizon, leur langue sera proscrite, parce que tous les élémens de la production rentrent dans des ensembles nationalisés. Le développement des communications a produit la liaison fatale des intérêts par grandes masses. Le vainqueur ne se contente pas de s’adjoindre le vaincu, il le dévore. Et justement l’appât d’une proie si profitable excite l’esprit de conquête. A ne se point défendre, on sait qu’on risque bien autre chose qu’une humiliation : un démembrement.

Depuis le siècle de la Révolution, il y a eu un grand fait : la politique des nationalités. Elle résultait du sentiment très puissant des liens de race. La race a pris, dans le monde nouveau, une personnalité, une réalité qu’on n’avait jamais connues. N’est-ce pas là l’effet de la solidarité nouvelle créée ou rendue sensible par mille rapports qui manquaient à la vie ancienne ? La facilité des transports et celle des correspondances ont entraîné, par contre-coup, une nécessité de relations multiples et d’incessans échanges de pensée. Le paysan de jadis vivait isolé sur sa terre. Le monde se bornait pour lui à l’horizon de ses champs. Il produisait sa subsistance. Mais notre cultivateur lui-même est devenu un commerçant, obligé d’acheter et de vendre, de s’enquérir et de participer à des groupemens ; il voyage, il lit ; il est autrement enraciné dans le milieu social. Le reflux de tous les sentimens publics traverse son âme chaque jour au simple dépouillement du journal. La conscience de sa vie dans la nation est entrée en lui pour jamais.

Quoi qu’il en soit, la cohésion, la concentration morale des nations belligérantes semble un des caractères des guerres nouvelles. Elle les pousse vers une concentration politique traduite par la constitution de grands ministères groupant les partis opposés. Les gouvernemens ainsi formés reçoivent du consentement commun des pouvoirs étendus. Le terme logique d’une telle évolution est un recommencement de la dictature antique. On sait que cette magistrature, instituée pour les heures de péril national, était à la fois absolue et éphémère. Ainsi équilibrée, l’institution put être efficace sans produire la tyrannie. Quelle forme nos mœurs politiques donneraient-elles, le cas échéant, à une dictature ? Nous avons vu celle de Gambetta en 1870. Elle reposait sur son éloquence de tribun. Elle a galvanisé la France. C’est par la maîtrise d’une volonté individuelle unique que les puissances internes d’une nation peuvent le mieux être rassemblées en leur entier et mises en œuvre, sans déperdition, jusqu’au bout.


III

Il faut ici donner aux termes leur rigueur absolue. Ce sont bien toutes les forces vives du pays qui sont absorbées par la guerre. Le chemin parcouru depuis un demi-siècle est significatif. En 1870, la France avait mobilisé 800 000 hommes, l’Allemagne 1 500 000 : aujourd’hui, les chiffres sont probablement de 4 millions chez nous, de 9 millions chez nos ennemis, soit plus du quart de la population mâle. Le petit peuple serbe, qui compte à peine 3 millions d’habitans, a pu entretenir en ligne des armées de 500 000 hommes. Les enfans sont levés dès dix-huit ans, les hommes jusqu’à quarante-sept ou quarante-huit ans ; ils le sont jusqu’à cinquante ans en Autriche. Au total, dans ces quelques mois, environ 27 millions d’Européens ont déjà été appelés sous les armes. À ce seul chiffre, on s’aperçoit que l’expression de « nation armée » a cessé d’être une figure outrée pour se rapprocher de la réalité stricte.

Mais ce n’est là qu’une partie des forces dont la guerre fait emploi, la partie seulement la plus apparente. Autrefois, l’armée suffisait à presque tous ses besoins avec son personnel militaire : maintenant, d’énormes services publics sont militarisés et travaillent pour elle. D’abord, les chemins de fer : la mobilisation et la concentration initiale de nos troupes ont, à elles seules, nécessité des milliers de trains. Chaque mouvement : avance, recul ou déplacement latéral, met à contribution les voies ferrées. Les transports de l’arrière : vivres, munitions, renforts, blessés, les occupent en permanence, non seulement dans la zone du front, mais jusqu’au cœur du pays. Il y a donc tout un personnel adjoint à l’armée pour ses transports par voie ferrée. Une autre catégorie analogue est constituée par le service sanitaire. Dirigé de haut par les médecins de l’armée, il emploie avec un personnel proprement militaire, un personnel demi-civil, atteignant des effectifs considérables, en particulier dans les hôpitaux auxiliaires. C’est ainsi qu’on y trouve des chirurgiens locaux, non mobilisés, des infirmiers ou aides bénévoles et les dames de la Croix-Rouge. Nous rencontrons un troisième exemple dans la fabrication du matériel de guerre. Celle qui s’exécute dans les arsenaux publics est dévolue à des ouvriers parfois militarisés, dont le nombre s’accroît fortement pendant les hostilités. Mais les arsenaux sont fort insuffisans. On a fait, dans tous les pays belligérans, le plus large appel à l’industrie privée. D’après un article de la Thurgauer Zeitung le nombre des ouvriers de Krupp, à Essen, serait passé, depuis l’ouverture des hostilités, de 42 000 à 60 000. Tout ce qui est atelier mécanique ou usine chimique, tout ce qui peut être transformé en l’un ou l’autre, a été ou réquisitionné, ou sollicité de travailler pour l’armement national. On fabrique partout des fusils, des projectiles, des outils pour creuser les tranchées, du fil de fer barbelé, des automobiles, des aéroplanes, des vêtemens militaires, des conserves pour l’armée, etc.

Il y a, par conséquent, à côté des mobilisés, un immense peuple de travailleurs non seulement payés, mais souvent dirigés par la guerre, indispensables à son succès, consacrés à une tâche nationale. Ceux qui n’étaient pas soumis à des obligations militaires, soit comme hors d’âge, soit en vertu de leur état de santé, sont appelés à collaborer à la défense volontairement, au même titre, par exemple, que les étrangers. Toutefois, les pouvoirs publics, officieusement, et les organisations corporatives, de leur autorité privée, exercent au besoin une pression sur ceux qui feraient preuve de trop peu de bonne volonté.

En Angleterre, M. Lloyd George a dû organiser, avec l’aide des Trade-Unions, un recrutement intensif de l’ « armée industrielle. » A Londres, des centaines de bureaux sont ouverts dans l’hôtel de ville et les Bourses du travail. Les ouvriers qui s’enrôlent s’engagent à travailler sous la direction du gouvernement, pendant une période de six mois, là où il les enverra, et à reconnaître, pour toute infraction aux termes de leur engagement, la juridiction d’un tribunal spécial, qui vient d’être créé par la loi d’enrôlement. En outre, une autre loi prescrit l’inscription sur un registre national de tous les hommes aptes à servir, de façon qu’on puisse requérir leurs services, soit pour porter les armes, soit pour concourir à la production du matériel de guerre.

La société, menacée, peut, en effet, en arriver à réquisitionner le travail, car une production immense devient une nécessité publique. La question est bien simple et parfaitement claire pour les ouvriers déjà mobilisés, renvoyés du front dans leurs usines. Ceux-là, en reprenant leur outil professionnel, restent en service commandé : ils ne cessent pas d’être militaires : des militaires à l’état latent, comme dirait un physicien.

Faute de prévoir à quels chiffres énormes monterait, en particulier, la dépense en projectiles, nous avions négligé « d’organiser dès le temps de paix la fabrication auxiliaire qui les concerne. Même les arsenaux de l’Etat avaient calculé beaucoup trop étroitement la partie à conserver dans leur propre personnel. Il a donc fallu faire revenir du front un grand nombre de leurs ouvriers ; mais c’est bien autre chose encore lorsqu’on veut équiper à nouveau les usines privées. Or, les techniciens expérimentés dans tous les divers ordres indispensables à la guerre : ingénieurs, directeurs d’usines, contre-maîtres, ouvriers spécialistes, chirurgiens civils, radio-graphes, etc., sont désormais plus utiles dans l’exercice de leur spécialité que le fusil en main. Ce qui a été fait pour les employés des chemins de fer doit être imité pour dix autres métiers, où les hommes devraient, dès la déclaration de guerre, quel que soit leur âge, être mobilisés dans leur profession et affectés sans délai à un emploi tirant le meilleur parti de leurs capacités. Cela suppose l’établissement préalable d’un rôle de mobilisation concernant l’ensemble des industries auxiliaires de la défense nationale. Ayant omis cette précaution, on a été contraint de rechercher et de renvoyer à l’arrière, après beaucoup de temps perdu, les gens le plus évidemment nécessaires. On s’est efforcé de remplacer les autres. L’opération s’exécuta très imparfaitement, et les conséquences en pèsent encore sur nous. Il est par-là bien prouvé qu’en face des consommations de matériel qu’imposeront de plus en plus les guerres futures, on ne peut échapper à une extension du service obligatoire, englobant l’armement industriel des usines.

On ne s’en tiendra pas là. Quelque désir qu’on en ait, on se trouve obligé de lier à la guerre, d’une façon de plus en plus étroite, une foule d’actes de commerce. C’est par un intense courant d’importation que l’État entretient ses stocks de vivres et de matières premières. Il s’adresse, pour la plupart de ses commandes, à des entreprises privées, avec lesquelles il conclut, le plus souvent, des contrats à longue échéance. Il est de son intérêt de laisser à leur disposition les hommes dont elles ont besoin pour le servir. Les inscrits maritimes engagés pour la navigation commerciale n’ont pas été rappelés sous les drapeaux. L’Etat ne se contente pas de faciliter le recrutement du personnel, et, en cas de nécessité, de le fournir lui-même ; il assure par ses flottes de guerre, même hors des eaux nationales, la protection des bateaux de commerce. Après leur avoir fixé, avec ses commandes, le programme de leurs voyages et de leurs chargemens, il dicte aux armateurs les règles de sécurité à suivre pour échapper aux dangers. Il groupe les navires en convois, leur donne même, comme en Angleterre, des canons contre les sous-marins, etc. Il exerce sur les armateurs une tutelle d’autant plus minutieuse que leur matériel est un instrument plus précieux de son approvisionnement direct. D’ailleurs, beaucoup d’entre leurs navires sont réquisitionnés. L’industrie des transports maritimes est presque entièrement absorbée par le service public. On sera amené à imposer un régime analogue à d’autres industries, comme celle des mines. L’Etat, prenant la haute main sur leur effort de production, qui conditionne les opérations de ses armées, en fait en quelque sorte un prolongement de ses services militaires. Aussi voyons-nous déjà les coups des sous-marins allemands ne plus distinguer entre bateaux de guerre et bateaux de commerce. Et la destruction des mines et des usines fait visiblement partie intégrante de la stratégie nouvelle, pour laquelle elle devient un but. On vise partout à détruire les récoltes ou à razzier les provisions des contrées envahies. Ainsi les paisibles occupations du commerce et de l’industrie sont volontairement arrachées à la sphère des intérêts privés que respectait autrefois la guerre, pour être jetées avec les biens et les personnes dans la tourmente dévastatrice.

Tout entretient la confusion. Il n’y a plus rien de strictement privé. Comme il faut nourrir les armées et la population civile, les vêtir, les chauffer, les soigner, les abriter, toutes les sources de production, les unes après les autres, entrent dans le domaine national. Pour pouvoir soutenir plus longtemps que l’adversaire le poids de la lutte, il importe de conserver un certain nombre de marins pêcheurs, d’éleveurs de bétail, de cultivateurs, etc. Il faudrait donc que les rôles fussent d’avance exactement distribués, chacun ayant sa tâche et sa consigne dans tous les métiers essentiels comme dans l’armée mobilisée[1]. Le jour où l’un des pays en conflit aura fait l’effort d’organiser ainsi complètement l’aménagement de ses ressources humaines, il en tirera une telle capacité de résistance que ses rivaux devront l’imiter, sous peine d’infériorité mortelle.

La même nécessité a pour conséquence un régime nouveau du matériel, tant matériel d’outillage que matières premières. La réquisition, avec mobilisation, des voitures, des chevaux, des automobiles, des aéroplanes sera doublée d’une réquisition sur place des machines aptes aux fabrications utiles, ainsi que des stocks de blé ou de farine, des dépôts de sucre, de charbon, de métal. Tout cela est plus ou moins inauguré en Allemagne. Pour commencer, une ordonnance du 24 août 1914, complétée par une autre du 15 octobre, oblige tous les commerçans ou producteurs à déclarer en tout temps les quantités en leur possession ou sous leur garde, celles qu’ils doivent livrer ou qui doivent leur être livrées ; et cela s’applique à tous les articles utilisables pour la guerre, ainsi qu’aux matières et objets qui servent à leur fabrication’' : en particulier aux produits de première nécessité employés pour l’alimentation des hommes ou des animaux, ainsi qu’aux produits bruts du sol, combustibles, matières éclairantes, etc. Le 2 février, en reproduisant, cette obligation avec les menaces de perquisitions et les pénalités qui en sont la suite, une autre ordonnance décrète la saisie et l’expropriation générales de tous les stocks et approvisionnemens en cuivre, nickel, étain, aluminium, antimoine, plomb et alliage. En vertu de cette saisie, la propriété des matières en question passe entre les mains de l’Etat ou d’une société intermédiaire créée par lui, la Société des métaux de guerre. Le détenteur précédent en conserve la garde provisoire jusqu’à réquisition effective.

Pour les fourrages, les mélasses et tous les produits d’agriculture ou d’industrie servant à l’alimentation du bétail, intervient une série de prescriptions analogues. On établit la saisie de l’avoine et de l’orge et l’interdiction d’aucun mouvement commercial concernant ces fourrages, sinon par l’intermédiaire de la Société pour l’alimentation de l’armée[2]. Les autres matières alimentaires utilisées pour le bétail ne pourront être vendues qu’à la Société d’approvisionnement des cultivateurs allemands, et chacun sera astreint à faire connaître à celle-ci, pour chaque catégorie, les quantités disponibles et celles qui sont indispensables au producteur pour sa consommation. La Société, de son côté, ne pourra livrer de produits qu’aux associations communales et aux offices désignés par le chancelier de l’Empire, qui seront chargés de faire la répartition locale suivant les besoins. Enfin, toutes les céréales qui peuvent concourir à la nourriture de l’homme en entrant dans le pain sont interdites pour l’alimentation du bétail… D’ailleurs, par ordonnance du conseil fédéral, en date du 19 juin 1915, tous les contrats faits par des particuliers pour acheter des produits de la prochaine récolte en blé, seigle, orge, sucre, etc., sont déclarés nuls. Tout le riz doit être réservé à la Société centrale d’achat, etc.

Un article important, les pommes de terre, donne lieu à des règlemens spéciaux, débutant dès le 5 août 1914 par la centralisation obligatoire, entre les mains d’une société privilégiée, de tous les produits de pommes de terre séchées[3]. Ces règlemens sont nombreux ; ils touchent à la fois à la question du bétail et à celle du pain. Cette dernière est celle qui a provoqué les mesures les plus retentissantes. On rend d’abord obligatoire le mélange d’au moins 30 p. 100 de seigle dans tous les pains de froment, puis de 10 pour 100 et de 20 pour 100 de farine de pommes de terre dans les pains de seigle. En outre, on impose aux boulangers des heures de travail et des restrictions de vente. Les communes ont reçu mission de surveiller et de rationner la consommation individuelle. Elles ont pour cela distribué les fameuses cartes de pain, et il n’a pas été permis de consommer plus de 225 grammes, puis 200 grammes de farine par tête, ce qui correspond, avec l’addition de fécule de pommes de terre, à environ 3 livres et demie de pain par semaine. Une ordonnance du 28 juin « saisit » toutes les céréales panifiables, au profit des communes.

On a encore limité la production du sucre et celle de la bière ; on a centralisé le commerce du malt ; on a fait le recensement et la déclaration du bétail et spécialement des porcs, et après en avoir réquisitionné une partie pour nourrir l’armée et la population, on a décidé de sacrifier une certaine proportion du reste, soit 30 pour 100 des porcs au commencement de juin, afin d’éviter la perte des matières consommables qu’il aurait fallu consacrer à leur nourriture.

Au total, tous les commerçans et producteurs et un grand nombre de particuliers ont été soumis à l’inspection et à la réquisition des agens du pouvoir public, en ce qui concerne la plupart des matières de première nécessité. On est passé chez eux, allant de ferme en ferme et de boutique en boutique, on leur a pris ce qu’on a voulu, en leur laissant, sur leurs provisions, les quantités variables et arbitraires estimées nécessaires à leur consommation personnelle ou à celle de leurs animaux. Là où l’on n’a pas cru devoir ordonner des saisies, pour le cuivre des ustensiles de cuisine, pour l’or, pour le caoutchouc, etc., on a provoqué l’apport bénévole de tous les approvisionnemens disponibles. L’Etat ou les organes intermédiaires créés par lui se sont donc vus chargés d’une concentration formidable de matières, et d’une répartition universelle.

Si ces conditions, nouvelles dans leur rigueur, ont été poussées plus loin en Allemagne qu’ailleurs, cela tient au blocus commercial presque complet qu’a subi ce pays et à l’énergie particulière avec laquelle on y a voulu mener la lutte d’usure. Mais cela n’en fait pas, autant qu’on pourrait le croire, une exception. Les Alliés, tout en continuant à jouir de la liberté des mers, ont cependant éprouvé une gêne sensible pour se réapprovisionner de certaines denrées et de certaines matières premières. A côté du risque de disette complète, qui menaçait nos ennemis, il existe pour tout belligérant un risque de disette relative et une élévation fatale des prix qui retentissent et sur son activité intérieure et sur ses capacités financières. Or, les guerres sont longues. Les progrès scientifiques, quoi qu’on en ait dit, ne les raccourcissent pas. Il semblerait plutôt qu’ils dussent les prolonger. Le succès sera le résultat de toutes les activités nationales portées à leur plus haut point d’intensité et de durée. Toute négligence, tout défaut d’organisation, qui ralentira la production d’une industrie importante ou qui diminuera, avec les réserves financières du pays, son aptitude à soutenir longtemps la guerre, l’atteindra dans ses meilleures chances de triompher. Ceux qui sauront éviter ces défauts l’emporteront, tôt ou tard ; il faudra donc, bon gré, mal gré, que leurs émules les imitent. La guerre est une forme de concurrence ; elle obéit à la loi générale, et le premier qui emploie un procédé plus efficace oblige tout le monde à suivre. C’est pourquoi l’on ne peut douter qu’en poursuivant son évolution naturelle jusqu’au bout, la guerre devrait conduire quelque jour à la complète absorption des activités pacifiques individuelles dans l’action publique de salut national.


IV

Nous allons aboutir au même terme par d’autres voies et constater que la conclusion s’étend des actes et des biens aux personnes. Ce n’est pas seulement la production et le commerce, c’est-à-dire le côté public de la vie privée, qui rentrent dans le faisceau public, c’est aussi le domaine strictement privé, les libertés du consommateur, l’état des personnes, enfin leur disposition d’elles-mêmes. Le rationnement, la composition réglementée du pain, l’interdiction de nourrir le bétail avec certains produits, concernent déjà le premier de ces trois points. On a fortement engagé les ménagères allemandes à changer de fond en comble leurs menus et leurs procédés de cuisson. La contrainte a même fait son apparition : il a été, par exemple, défendu, en Allemagne, de manger des saucisses au déjeuner. Nous avons connu pour notre part quelques effets du rationnement : nos détaillans ont été astreints à ne pas vendre à la fois plus d’une quantité donnée de telle ou telle denrée à la même personne. Il fallait limiter trois fléaux dangereux : le gaspillage, l’accaparement, l’immobilisation. Quand on voudra serrer de plus près l’emploi raisonné des diverses ressources consommables, on sera amené à des mesures plus strictes. De plus en plus souvent, l’intendance ou les pouvoirs locaux auront à assurer la subsistance, au moins partielle, des populations. Cela ne se fera qu’au moyen d’un rôle administratif de distribution.

La réglementation des personnes n’a guère été généralisée chez nous que dans la question des passeports. Mais ceux-ci dérivent d’un fait qui a et doit avoir de bien autres conséquences : l’espionnage. On sait l’importance prise par cette espèce d’empoisonnement du corps national. On englobe dans l’espionnage des actes qui ne consistent pas seulement à renseigner l’ennemi, mais encore à lui prêter main-forte en travaillant secrètement soit à détruire les ponts, voies ferrées, ouvrages d’art, usines, bateaux et autres pièces d’outillage matériel du pays infesté, soit à en ruiner les forces humaines par la diffusion d’un poison moral, intellectuel ou même physiologique. L’espionnage a préparé en temps de paix devant nos citadelles des plates-formes bétonnées pour les gros canons allemands, et, dans nos carrières, des réduits pour les régimens du Kaiser. Cette guerre aura révélé la puissance d’une savante organisation d’avant-guerre.

Au moment de la mobilisation, les tentatives faites contre nos chemins de fer n’ont pas réussi ; mais elles pouvaient entraîner de graves retards. Toutes nos mesures semblent avoir été connues, en Allemagne, dès leur préparation, et souvent aussitôt qu’elles étaient décidées. On a vu dans les récits des combattans les innombrables procédés employés par les espions allemands sur le front pour indiquer aux observateurs ennemis l’importance et les mouvemens de nos troupes ou rectifier le tir des leurs. Lumières aux lucarnes, signaux conventionnels dessinés par les vêtemens étendus ou par les fenêtres fermées, inscriptions à l’intérieur des volets, subitement tournées vers le dehors, silhouettes formées par des attelages d’un laboureur de contrebande, etc., etc., toutes les ruses traîtresses ont servi. On a trouvé des installations de télégraphie sans fil dissimulées parfois de la façon la plus ingénieuse chez nombre de suspects. Les Italiens n’en ont-ils pas découvert une dans l’autel d’une petite église du Trentin, où le desservant lui-même l’avait cachée !

Les affiches de sociétés allemandes vantant leur pacifique produit portaient des marques destinées à guider les troupes d’invasion ou à préciser certains détails topographiques. Dans chaque localité où arrivaient les envahisseurs, ils étaient guidés par quelque ancien employé des principales maisons de commerce de l’endroit, par quelque contremaître ou quelque ingénieur des usines locales, reçu en ami, parfois des années durant, jusqu’au jour de la mobilisation. Ces gens allaient droit aux notables, connaissaient leurs ressources, leur situation, désignaient les chevaux dans leurs écuries, le vin dans leur cave. L’espionnage s’était infiltré dans toutes les cellules du pays. Il nécessite donc dès le temps de paix, mais surtout en temps de guerre, une surveillance extrêmement étroite. Toute surveillance est une discipline : elle suppose et une connaissance des individus, représentée par des formalités et des papiers plus ou moins compliqués, et une direction au moins négative qui leur est imposée. Et, quand la surveillance se précise encore, la direction, de négative, devient positive : à des obligations de ne pas faire se substituent ou plutôt s’ajoutent des obligations de faire. Chacun, pour reconnaître les siens, leur demande des preuves : aux simples mots d’ordre et de ralliement de la précaution militaire se joignent les marques extérieures de l’embrigadement, les servitudes de cohésion.

Les Français mobilisables ou paraissant tels ont été priés de ne pas sortir dans les rues sans pièces d’identité. Un régime analogue serait facilement appliqué à tout le monde, hommes et femmes, adolescens et vieillards[4]. On conçoit encore assez bien la constitution d’un nombreux personnel de vérificateurs, en grande partie bénévoles ; il pourrait rendre vraiment efficace une surveillance restée chez nous, jusqu’ici, à l’état embryonnaire. Mais la « reconnaissance » et l’identification des suspects ne suffisent pas : il faut centraliser les renseignemens, les rapprocher, en faire usage ; il faut les interpréter localement et leur donner une sanction locale. C’est toute une organisation qui mène, suivant une pente naturelle, au groupement de la population dans les mailles d’un réseau hiérarchisé. Le même besoin de distinguer, au sein de la masse nationale, les élémens étrangers non assimilés des élémens autochtones ou réellement acquis, a fait réviser le statut des naturalisés. On tend à dissiper toutes les confusions de noms qui prêtent à de vieux Français une apparence tudesque ; on tend à lier à l’initiative de naturalisation une francisation du nom patronymique : on va au renforcement de la caractéristique nationale par tous les moyens, et en particulier par une sorte de nationalisme des désinences vocatives qui équivaut, sur un autre plan, à l’uniforme des divers corps de troupes.

La vie privée est encore atteinte dans le secret des correspondances postales. En temps de guerre, les prétentions du cabinet noir sont unanimement acceptées : on sent qu’elles répondent à une nécessité publique. On a même retardé systématiquement et parfois supprimé les lettres ; on a empêché, avec grande raison, les combattans de faire savoir à leur famille où ils se trouvaient. À ces obstacles mis à l’échange des idées, on a joint des entraves à la circulation des personnes, surtout dans la zone des armées, mais aussi en quelques points importans de l’intérieur.

Ainsi la protection des intérêts publics rend nécessaires des emprises de plus en plus étendues sur les libertés particulières. La protection des intérêts particuliers concourt au même résultat. Une partie de la France est envahie ; voici des réfugiés qui s’enfuient de leurs villages. Les pouvoirs locaux, qui leur ont fait évacuer les localités menacées, dirigent leur émigration vers des régions où il faut les répartir. On doit leur donner un abri provisoire, trouver des refuges, subvenir aux besoins de ceux qui n’ont pas les moyens de se suffire. Il importe d’en savoir le nombre et de connaître exactement leurs capacités de travail, afin de les utiliser avec les moindres pertes possibles. Il y a là un service qui, pour faire face à des nécessités inopinées, aura avantage à établir des cadres préalables. Il faudrait, par profession et par commune, savoir l’effectif des travailleurs non mobilisés, et posséder des renseignemens précis sur les places à leur donner dans les régions de l’intérieur.

Nos législateurs viennent d’admettre un droit nouveau, celui de tout civil, victime de la guerre, à une compensation. C’est du fait de la nation qu’il a été exposé à souffrir dans sa personne ou dans ses biens. C’est elle qui a été frappée en lui. Il a payé parfois sa fidélité au drapeau. La dévastation des armées est une sorte de réquisition qui ne doit pas être gratuite. Les habitans des zones de combat y sont seuls soumis, ou à peu près. C’est un fléau qui les atteint alors qu’ils couvrent les autres de leur corps. La solidarité nationale veut qu’ils soient indemnisés de leurs pertes et que tout citoyen supporte sa quote-part des ruines entraînées par une guerre dont il partage le bénéfice. De là une action publique d’expertise et de contrôle, de secours et de juste réparation, mais aussi un droit et un devoir de direction. Car si l’Etat prend la responsabilité des dégâts, il lui faut tenir la main à certaines précautions. L’attitude des populations l’engage désormais en quelque mesure : elle l’engage matériellement, puisqu’il paiera, et elle l’engage moralement par voie de conséquence.

En réalité, dans toute contrée occupée par le front, la population est prise en étroite tutelle par les troupes. Elle peut de moins en moins conserver une vie indépendante. Les vivres et ressources, quels qu’ils soient, sont entièrement réquisitionnés. Le bois sert à étayer les tranchées ; les portes mêmes sont démontées pour les couvrir, les chaises emportées pour les meubler. Les civils doivent être nourris par l’armée. Ils ne sont pas maîtres chez eux. Leurs maisons deviennent des ouvrages de défense, exposés non pas à une simple fusillade, mais à la destruction complète par l’effet des projectiles de grosse artillerie. Bon gré, mal gré, ils se trouvent enveloppés dans l’action militaire. Ils en souffrent comme les soldats ; ils y collaborent derrière eux. Car, à la réquisition, s’ajoute la corvée. Pour creuser des tranchées de repos, aménager des routes ou des voies de chemin de fer, enlever et incinérer des cadavres, battre le blé, le transporter, on fait appel à la collaboration bénévole ou forcée de la main-d’œuvre locale. Inversement, l’autorité militaire donne aux ouvriers incorporés des congés pour les travaux urgens et parfois prête des équipes aux cultivateurs. Le peuple désarmé prend naturellement sa place dans le prolongement des cadres propres au peuple en armes.

Songez maintenant à l’étendue des fronts ; comptez les provinces qui sont traversées simultanément par cette immense zone de dévastation large d’une trentaine de kilomètres, puis celles que recouvrent successivement son avance ou son recul : la loi d’airain pèse sur des peuples entiers.

Elle opprime encore de façon permanente de vastes espaces parfois éloignés du front et qui sont les régions envahies. Là aussi, le civil est jeté par force dans la guerre, mobilisé et incorporé, en dépit des théoriciens du droit, dans une sorte de régime semi-militaire. Nous voyons les Allemands traiter tout le monde plus ou moins en franc-tireur. La soumission la plus pacifique n’empêche pas les pauvres villageois belges d’être internés, mutilés, fusillés, expatriés. La population civile à l’arrière des lignes allemandes, écrit le « témoin oculaire » qui suit l’état-major britannique, est littéralement réduite en esclavage ; et, en échange de son travail, elle reçoit des rations militaires, sans lesquelles elle mourrait de faim. On oblige les hommes à prendre du service dans l’armée allemande. Les maisons sont brûlées. Les femmes et les enfans, tantôt poussés devant les troupes sous le feu de l’ennemi, tantôt contraints à des travaux forcés à l’usage du vainqueur, tantôt envoyés en captivité à des centaines de lieues, ne sont pas frappés moins durement que s’ils avaient vraiment porté les armes. On les accuse de tout ce qu’on veut : le trouble du moment ne permet pas la preuve individuelle. Une discipline, en hiérarchisant les responsabilités, y maintiendrait la clarté nécessaire ; pour protéger les populations, il serait plus efficace de les enrégimenter. Les corps réguliers, pourvus d’un statut militaire, sont les mieux garantis de l’arbitraire ennemi.

L’inscription des non-combattans sur des rôles, leur assujettissement à une discipline plus précise que la simple autorité de police qui les régit actuellement, leur affectation à des travaux à leur portée, mais obligatoires, leur utilisation pour toutes les besognes accessoires dont les combattans pourraient être déchargés, ne présentent pas d’impossibilité. Une mobilisation de ce genre comporterait évidemment une grande majorité de gens mobilisés dans leur maison et dans leur métier. Mais elle mettrait en œuvre énormément de forces aujourd’hui perdues et mal employées. Elle épargnerait au pays un gaspillage de ses puissances d’action qui en annihile la plus grande part. Aujourd’hui que les questions de matériel prennent une influence prépondérante, un système capable de développer dans une proportion considérable la production d’approvisionnemens, de vivres, de munitions, de canons, d’automobiles, d’avions, etc., pourrait suffire à assurer la victoire.

Il semble d’ailleurs que l’effectif même des combattans en devrait être augmenté. Dans cet effort de tout son être accompli par la nation qui ne veut pas périr, les dévouemens passent les bornes anciennes. Bien des postes jadis réservés aux combattans sont sollicités et seraient occupés avec avantage par des faibles, vieillards ou enfans, ou même par les femmes. Alors que celles-ci se sont, en un certain sens, virilisées, les tâches militaires ont, au contraire, souvent évolué vers des formes moins brutales. Tout n’y consiste pas à tuer. Nos soldats emploient beaucoup de temps à creuser et à bâtir. Il y en a qui gardent les voies ; d’autres conduisent des automobiles, accompagnent des convois, recensent et administrent des magasins, tiennent des écritures, préparent des repas. On trouverait des femmes aptes à remplir ces offices et désireuses de s’y consacrer. On en a trouvé. A Londres, des femmes se sont exercées, dans un certain nombre d’établissemens fermés, comme le Crystal palace, sous la direction d’officiers, à diverses besognes militaires. Celaient, dit-on, principalement des suffragettes. Elles ont été embarquées pour le Havre, réparties entre plusieurs compagnies, de 590 femmes chacune. Elles remplacent les signaleurs, téléphonistes, télégraphistes, estafettes, vaguemestres, automobilistes, brancardiers, etc., jusque sur le front. Le patriotisme des femmes n’a, nulle part, été inférieur à celui des hommes, et si quelques-uns de leurs emplois nouveaux les exposaient au danger, nul doute qu’elles ne sachent mourir elles aussi.

Ce qu’elles savent ou peuvent le moins, c’est tuer. Mais là encore, il y a des cas individuels, et, à côté des femmes il reste nombre d’hommes âgés ou d’adolescens que la guerre appellera quelque jour, parce qu’elle réclame de moins en moins de dépenses musculaires, et qu’il ne lui faut plus, bien souvent, que des mains adroites, des sens aiguisés, un cerveau alerte, toutes choses compatibles avec le jeune âge. Les plus formidables engins de mort finiront par être d’élégantes machines, mues par des manettes légères ou d’innocens robinets ; le doigt d’un enfant pourra les conduire. Sur nos monstrueux cuirassés, un effort de femme suffit à pointer les canons des plus gros calibres ; en appuyant sur un bouton, on met en mouvement toute la tourelle ; et un tour d’une petite roue infléchit la marche du navire entier.

Il n’est donc pas possible de rêver à l’avenir lointain de la guerre sans entrevoir nos arrière-descendans, tous debout dans un sacrifice plus complet que le nôtre, animés par un héroïsme prodigieux et soutenus par une stricte et universelle discipline, chacun à son rang et à sa fonction réglée d’avance. Saisi par la réglementation et par l’autorité publique dans ses biens, dans sa personne, dans celle de tous les siens, assujetti à tous les instans de la vie, lui, sa femme, ses enfans et tous ses proches comme autant de soldats sous les drapeaux, le civilisé aura momentanément aliéné sa liberté d’homme et de citoyen. Il portera volontairement le poids de l’absolutisme dictatorial superposé à une sorte de socialisme patriotique. Comme une masse brusquement solidifiée, le peuple entier ne fera plus alors qu’un bloc devant le bloc ennemi.


V

Laissons ce travail interne, encore fort incomplet, qui caractérise désormais l’état de guerre et passons aux manifestations extérieures de ce dernier, les opérations. On a cru impossible qu’elles durent longtemps. On a prédit que les peuples, épuisés par l’effort gigantesque de la mobilisation, ne résisteraient pas plus de quelques semaines à l’arrêt de la vie industrielle et commerciale. L’événement n’a pas confirmé ces pronostics.

Pourquoi la guerre serait-elle courte ? Aux temps très lointains où l’agriculture était à peu près le seul travail, les guerres pouvaient se prolonger indéfiniment. Elles ne trouvaient leur terme nécessaire que dans l’extinction d’un des partis, lorsque tous ses combattans avaient été tués ou emmenés en esclavage. Le matériel militaire, réduit à quelques espèces d’armes blanches, ne s’usait pour ainsi dire pas. Et quant aux substances ou ustensiles indispensables à une vie extrêmement simple, ce n’était guère l’affaire des hommes. Il suffisait d’une brève interruption dans les combats pour prendre soin des récoltes : les femmes et les enfans pourvoyaient au surplus.

La vie civilisée nous met moins à l’aise pour supporter l’état de guerre. Une grande partie des complications qui la constituent exigent beaucoup de conditions qui sont alors difficiles à réaliser. Chacune des mille jouissances ou commodités quotidiennes devenues nécessaires aux hommes résulte d’un concours de nombreuses activités pacifiques. Elle nous échappe si un seul de ses élémens vient à manquer, parce que des ouvriers sont partis, ou que des usines sont occupées militairement, endommagées, détournées de leur travail ordinaire, etc.

On se passe de bien des choses : il y en a dont on ne saurait se passer. On peut, en quelque sorte, rétrograder vers un état antérieur de civilisation, là où il ne s’agit, après tout, que de se priver de quelques agrémens personnels. Mais la victoire repose sur les mêmes moyens que le bien-être ; et ses exigences, à elle, sont irréductibles. On sacrifierait sans peine, par exemple les trains de villégiature ; mais il faudra toujours des trains de troupes, et, dès lors, tout ce que suppose l’exploitation des chemins de fer.

Pour ce qui concerne les hommes, on n’en est plus aux massacres du temps jadis. En dépit des apparences, les combats deviennent moins meurtriers, à mesure que les armes sont plus terribles. Nos obus font surtout des blessés, dont la plupart reviennent au feu au bout de quelques semaines. La tendance sera toujours de pousser la dépense en moyens matériels jusqu’aux limites extrêmes, afin d’obtenir les résultats nécessaires en épargnant les vies humaines. On cherche naturellement à préserver le personnel au prix du matériel. Ce dernier sera donc souvent le premier à bout.

La durée des guerres modernes semble ainsi devoir être limitée, dans un certain nombre de cas, par l’épuisement des ressources accumulées d’avance dans l’un des pays belligérans, sous forme ou de produits tout élaborés, ou de matières premières, ou de moyens de production, ou enfin d’argent et de créances qui permettent d’acheter ce qu’on n’a pas. Mais une erreur générale a été commise dans l’appréciation des trois grands facteurs influant par là sur la prolongation des hostilités : on n’a estimé assez haut ni la consommation prodigieuse de matériel et de valeurs résultant de la guerre, ni l’élasticité de nos besoins, ni surtout l’immensité des ressources d’une grande nation. Ces ressources, sous les trois formes que nous avons vues, s’accroissent très vite avec la civilisation. Le capital amassé, sur chaque point de nos vieux pays, en provisions, en objets d’usage, en matériel producteur, en réserves financières, dépasse l’idée qu’on s’en faisait, quand on cherchait à calculer la résistance des peuples. D’une part, donc, la vie commune est moins troublée, après une année de guerre, que ne s’y fussent attendus les optimistes eux-mêmes. D’autre part, on s’accommoderait de privations faisant des différences bien plus grandes que jadis et nous ramenant presque au même degré de dénuement ; car l’homme, sous ses habitudes nouvelles, n’a pas tellement changé.

Si les facteurs économiques surajoutés sont impuissans à terminer la lutte, il faut en revenir au facteur essentiel, à l’homme lui-même. Il faut attendre l’épuisement physique d’un belligérant. Les combats, nous l’avons dit, sont moins meurtriers qu’aux temps anciens. On s’égorgeait, on exterminait le vaincu. Une journée anéantissait une armée. Nous avons moins de victimes à proportion de l’effectif engagé et de la durée du combat ; mais l’un et l’autre se sont accrus extrêmement. Des millions d’hommes se tiennent face à face, et l’on se bat tous les jours quelque part. Une bataille dure cinq ou six semaines. On a calculé que les Austro-Allemands, sur leurs deux fronts, perdent près de dix mille hommes par jour. Si beaucoup ne sont que blessés, leur mise hors de combat est bien souvent définitive, ou aussi durable que la guerre.

On arrivera par suite, forcément, à une disproportion des forces, qui ne laissera plus à l’un des deux adversaires aucun espoir de résister. Mais on voit que cela peut être long. Des trois élémens de lutte : le nombre, le matériel, le terrain, ce dernier paraît être aujourd’hui celui qu’il est le plus aisé de conserver, aussi longtemps que les deux autres n’ont pas trop baissé. La puissance actuelle de la défensive est la vraie raison de la longue durée de la guerre. Elle permet de garder jusqu’au bout, avec le sol national, tous les moyens d’action qui s’y reproduisent. Les guerres courtes sont celles où le front, comme une balance délicate, est sensible à la moindre inégalité des forces, et où celle-ci se traduit par un grand recul du plus faible. Dans la lutte éternelle entre la protection et le projectile, après des alternatives opposées, l’équivalence s’est toujours rétablie entre eux. Rien ne laisse prévoir si l’un des deux l’emportera définitivement. Dans ce cas seulement, l’une des deux formes de la guerre s’imposerait à jamais : le triomphe complet de la défensive signifierait guerres interminables, celui de l’offensive guerres foudroyantes. L’un correspond à un équilibre stable, l’autre à un équilibre instable, que chaque inclinaison précipite avec plus de violence à sa chute.

Rien n’autorise donc à supposer que les guerres futures seront nécessairement plus brèves que celle d’aujourd’hui. Grâce à l’arbitrage et à un judicieux pacifisme, les conflits superficiels se résoudront probablement sans effusion de sang. Il ne restera que les différends profonds, que n’écarterait aucun artifice. Ce seront d’âpres compétitions. La grandeur des intérêts en jeu, l’ardeur des passions, la puissance matérielle des alliances opposées en feront des luttes de géans, poussées à fond et menées jusqu’au bout.

Un caractère nouveau, qui contraste avec l’efficacité médiocre de l’offensive et avec la prolongation des hostilités, est l’extrême mobilité des opérations. Malgré l’énormité des masses mises en œuvre, les mouvemens sont rapides et les changemens incessans. Les campagnes semblent en perpétuel recommencement. Ces reprises jadis étaient plus lentes et plus difficiles : maintenant, les transports mécaniques permettent de mobiliser et de concentrer en quelques jours, quelques semaines au plus, des moyens considérables sur un théâtre tout nouveau. On ramène de l’intérieur des renforts se chiffrant à millions ; on dégage par une offensive divergente une affaire mal engagée ; on tâte l’adversaire successivement partout, et l’on revient à la charge quand on a détourné son attention : c’est une escrime avec ses feintes, ses parades, son agilité.

Les forces se reproduisent, elles sortent du sol presque aussi vite qu’elles se déplacent. Le plus prodigieux n’est pas leur mouvement, mais leur renaissance et leur entretien. Car le chiffre brut des effectifs ne donne qu’une idée incomplète des choses ; il faut le multiplier par celui des besoins auxquels on doit pourvoir. Chaque homme emploie à tour de rôle tant d’armes et d’outils, consomme tant d’espèces de projectiles, nécessite des approvisionnemens si variés qu’il donne du travail à tous les corps de métier. L’armée elle-même fait de tout. Image de la nation dont elle rassemble la fleur et qu’elle tend à absorber en entier, elle vit de toutes les vies à la fois. La plupart des activités pacifiques y trouvent leurs correspondantes, non seulement les professions proches de la matière ou du monde animal, comme celles des boulangers, bouchers, conducteurs de troupeaux, éleveurs de chiens, cuisiniers, cordonniers, tailleurs, charrons, forgerons, mécaniciens, menuisiers, terrassiers, maçons, électriciens, chimistes, télégraphistes, photographes, etc., mais plusieurs de celles qui touchent intimement à l’homme et s’élèvent de son corps jusqu’à son âme, depuis l’art dentaire et l’humble métier de pédicure jusqu’au ministère religieux des aumôniers, en passant par le service des postes et la médecine, par le journalisme, le professorat et la judicature. L’existence militaire englobe un trop grand nombre d’hommes venus de partout, elle les retient trop longtemps et les met à trop de besognes pour n’être pas un résumé de moins en moins incomplet de l’existence totale du pays.

Aussi, l’armée se décompose-t-elle en un nombre croissant de corps et spécialités. C’est la loi commune des industries de se subdiviser ; mais ici la diversité reste dans l’unité. Ce provignement tient à plusieurs causes durables qui n’ont certainement pas produit tous leurs effets. Le nombre seul permettrait déjà et appellerait la division du travail. Pour l’approvisionnement, en particulier, les raisons sont les mêmes que dans les autres industries productrices : économie, rapidité. Le progrès matériel qui habitue au confortable et le porte jusque dans les tranchées, est aussi cause de certaines complications. La plupart sont cependant imputables aux armes nouvelles.

Chaque fois qu’apparaît un nouveau moyen de tuer, les bonnes âmes s’attendent à voir la guerre se rendre impossible elle-même par son excès de destruction ; et souvent les techniciens annoncent pour un jour prochain l’élimination des armes anciennes. Mais les fusils s’ajoutent aux sabres et aux lances, les bombes aux boulets, les mitrailleuses aux baïonnettes, les avions aux trains blindés, les sous-marins aux cuirassés, sans que l’homme renonce à aucun des instrumens de mort que la science met successivement en ses mains. C’est miracle que les arcs et les flèches aient passé d’usage. Frondes, catapultes et feux grégeois viennent de renaître sous des formes seulement plus redoutables. Nous n’avons pas moins de cinq succédanés de la cavalerie, si l’on compte à ce titre, avec les troupes cyclistes, celles qui équipent les autos de guerre, les ballons captifs, les dirigeables et les aéroplanes de reconnaissance. L’artillerie de terre s’échelonne depuis la mitrailleuse et le lance-bombes, en passant par le 75 mm., jusqu’au mortier de 420 mm., en douze ou quinze calibres pour chaque armée. Nos types de bateaux vont du chalutier à vapeur, porteur de cinq ou six hommes, au super-dreadnought, qui en renferme plus de mille. A la télégraphie et à la téléphonie traditionnelles s’ajoutent les deux sans fil, etc. On a distingué les différentes spécialités par des insignes de diverses sortes et dernièrement par des brassards : la liste en comprend chez nous une soixantaine de variétés principales : c’est un vrai petit dictionnaire.

Une armée représente donc, outre les hommes, un nombre immense d’objets de mille sortes. Chaque unité complète forme un microcosme. Quelques individus : des mitrailleurs avec leurs pièces, l’armement d’un canon, suffisent à constituer un centre où convergent de grands courans de munitions, d’ordres, d’efforts. L’effectif humain n’est qu’un minime résumé. Entre cent mille soldats du premier Empire et le même chiffre des nôtres, il y a la distance de la diligence au train rapide : les deux forces n’offrent point de proportion.

Et cependant les effectifs se sont accrus au-delà de toute attente. La dernière des grandes guerres, celle de Mandchourie, avait opposé des armées d’environ 150 000 hommes au début, 350 000 à la fin. En 1870, notre armée du Rhin devait réunir 250 000 hommes contre 390 000 Allemands. Quatre ans auparavant, la victoire de Sadowa avait été remportée par 300 000 Allemands sur 250 000 Autrichiens. La Révolution et l’Ancien Régime livraient combat avec des armées d’une cinquantaine à une centaine de mille hommes.

Déjà, pourtant, Napoléon, devançant son époque, avait cherché à pousser le nombre à ses extrêmes limites. Il avait conçu la Grande Armée. Il avait fait mieux. Si, d’ordinaire, il n’agit pas avec plus de 100 000 à 200 000 hommes, on a dit qu’en 1812 il en avait rassemblé plus d’un million. En réalité, il n’opéra pas avec plus de 650 000. Et c’était déjà plus que n’en peut commander directement un seul chef. Il aboutissait donc à la conception moderne des groupes d’armées. Malgré son génie, il ne put jamais coordonner de pareils ensembles : la machine était trop lourde pour le levier dont il disposait alors. Il avait dépassé les conditions matérielles de son temps.

Depuis un siècle, le progrès a marché. Les groupes d’armées s’articulent sans peine, se tiennent, jouent simultanément, grâce au télégraphe, au téléphone, aux chemins de fer, aux autos, aux ballons. C’est le commandement, au contraire, qui reste au-dessous des possibilités actuelles. Si bien qu’on n’avait pas prévu la mise en campagne de masses de plus de deux millions d’hommes. Nous comptions n’avoir à supporter que le choc de 20 ou 21 corps d’armée allemands de l’active, augmentés de 3 ou 4 corps de réserve, alors que 33 corps et 9 divisions de cavalerie ont opéré contre nous dès le milieu d’août 1914. Plus tard, on nous en a opposé plus de 50. D’après des relevés russes de juin 1915, les armées germaniques du front oriental comptaient à ce moment 45 corps allemands et 26 autrichiens. Au total, on a pu estimer à 2 millions et demi l’effectif de chacun des deux peuples de soldats qui se sont affrontés sur le théâtre occidental, à près de 3 millions chacun de ceux qui ont lutté sur le front russe. Ces énormes ensembles se décomposent en armées d’environ 200 000 ou 250 000 hommes. Chaque parti en présente une dizaine au moins, sur un même front, et elles s’y articulent elles-mêmes en groupes d’armées, par deux, trois ou quatre. La fameuse phalange Mackensen, qui a reconquis la Galicie sur les Russes, se composait de 10 corps d’armée, disposés symétriquement : deux corps en première ligne, puis l’artillerie massée en trois lignes : artillerie légère, obusiers de campagne, artillerie lourde ; puis G corps d’armée en trois lignes, deux par deux, couverts par des flancs-gardes ; enfin une réserve de deux corps. Au total, près de 400 000 hommes pour un front d’une vingtaine de kilomètres : 20 hommes par mètre courant.

Avant tout autre progrès matériel, on pourrait déjà réaliser des coordinations plus vastes encore. On entrevoit le synchronisme des opérations alliées par-dessus un pays comme l’Allemagne. Resté un peu vague dans la guerre actuelle, il pourrait devenir tout à fait précis. Il se trouvera sans doute des hommes capables de tirer parti des moyens scientifiques déjà acquis pour obtenir des effets autrement puissans que ceux où s’essayent nos stratèges. On n’est qu’à l’aube des mouvemens de masses. Ces effets ne se mesurent pas seulement au nombre des hommes concourant à la fois à la même combinaison stratégique, mais aussi à l’ampleur d’autres concentrations : celle du matériel d’abord. Notre offensive de mai autour de Notre-Dame-de-Lorette était préparée, dit-on, par 1 100 pièces de canon ; celle de la phalange Mackensen sur la Dunajec par 1 500. Les Allemands en auraient amené 4 000, sur un front de 50 kilomètres, en face des Russes.

A côté du matériel canon, il faut aligner les autres mécanismes de guerre, mitrailleuses, avions, autos, wagons, etc. ; le matériel de protection : masques contre l’asphyxie, cuirasses ou têtières, outils à tranchées, fil de fer barbelé, ciment ; le matériel consommable : munitions, explosifs, vivres. On est surtout limité pour celui-ci, par l’approvisionnement en cartouches, qui se développera certainement dans d’énormes proportions. La consommation d’obus est restée fort inférieure aux besoins de l’artillerie. On avait tablé, en France, sur une dépense moyenne de 13 000 coups par jour. Nos adversaires, plus prévoyans, s’attendaient à 35 000. Or, certains jours de bataille en ont coûté plus de 100 000. L’Allemagne, dit-on, en fabrique 250 000 par jour. Et cependant, nos artilleurs s’astreignent à la plus extrême économie. Un canon de 75 peut tirer 25 coups par minute. En admettant une allure relativement modérée et quelques minutes seulement d’activité à l’heure, on arrive tout de même à 100 ou 200 coups par heure de bataille et par pièce. Il est probable que les usines belligérantes, dans l’avenir, devront fournir et les convois transporter et distribuer sur le front, journellement, des millions de projectiles d’artillerie, peut-être des milliards de cartouches pour fusils et mitrailleuses.

L’impossibilité de rassembler sur les quelques kilomètres de l’action décisive, au même instant, tous les moyens dont on disposera pour produire l’événement, tant les hommes que le matériel et les approvisionnemens, incitera à faire de plus en plus grand usage d’une dernière forme de concentration, la condensation dans le temps. Car une seule chose paraît inextensible : le terrain. Entre des frontières ou des océans, un front est borné. La densité des forces vives de combat par unité de longueur est donc destinée à croître avec la puissance totale des armées, et à dépasser ce que peut porter utilement la surface du sol. D’ailleurs, l’avantage de condenser au plus haut degré l’attaque principale reste certain. A défaut de simultanéité, il faut alors la répétition des coups. Les transports modernes donneront voie à ces concentrations par succession rapide : c’est le système des vagues d’attaque. Une troupe en pleine action est immédiatement suivie, soutenue et remplacée par une autre, jusque-là hors d’atteinte. Le réglage des mouvemens au chronomètre ou par ordres doit être parfait. Notre expérience et notre outillage laissent encore à cet égard beaucoup à désirer. La concentration dans le temps amène à des accumulations de troupes et de matériel en profondeur. Employée en grand, elle sera le correctif de la disposition en cordon, qui aura caractérisé la guerre actuelle. Elle prendra toute son importance quand l’aéroplane, étant devenu le moyen de transport qu’il doit être, assurera et les déplacemens extra-rapides, et les superpositions de masses combattantes dans toute l’épaisseur de l’atmosphère.

Le cordon défensif et quasi uniforme est, en effet, caractéristique de la guerre de 1914. Déjà en 1915, on voit s’accentuer des noyaux plus épais. D’où vient la fortune nouvelle et sans doute passagère d’une méthode amplement condamnée par les experts ? Elle doit tenir pour partie aux disproportions que nous avons signalées. Le cordon est le dispositif de stratèges qui ont trop de personnel à déployer pour une organisation trop faible du commandement, des communications et des transports. On n’a pas appris jusqu’ici à faire un assez large emploi des instrumens de concentration.

Pour la première fois, on a mis sur pied une quantité d’hommes armés qui suffit à garnir efficacement toute une frontière : conjonction du nombre avec la puissance de la défensive. Assez d’outils et de bras pour creuser, et au besoin bétonner des tranchées, des tunnels, des cavernes ; du fil de fer formant barrage ; des armes à tir extra-rapide balayant le glacis de ces fortifications de campagne ; l’artillerie elle-même défilée en arrière : voilà les élémens de la nouvelle supériorité défensive. Le cordon était désormais possible. Le rideau mince, qui eût été déchiré il y a quarante ans, résistait. On céda à la tentation de s’abriter.

On y céda d’autant mieux que l’importance des services d’arrière est plus grande. Avec un pareil débit du ravitaillement, on peut moins que jamais laisser touchera ses communications. Or elles sont surtout constituées sur un réseau fixe, celui des chemins de fer. Il devient essentiel de garder le terrain ; et il est plus menacé qu’autrefois par les mouvemens débordans, grâce à la mobilité nouvelle des forces. Ainsi, mobilité et faiblesse relative de l’attaque, puissance de la défensive, énormité des effectifs, insuffisance organique, tout concourait à étirer les armées en longs fils bordant les fronts, comme leur image épinglée sur nos cartes.

Peut-être, dans les guerres futures, les frontières devront-elles aussi être garnies d’une ceinture ininterrompue de défense. Il est probable qu’elle ne formera que la surface d’un dispositif en profondeur, abondamment pourvu de centres défensifs et offensifs. Le pays moderne ressemble à un être vivant qui ne peut plus survivre à certaines blessures trop profondes : il lui faut une carapace. Mais c’est par des organes d’attaque qu’il combat. Son triomphe est une projection de vie au dehors.

N’est-ce pas la plus complète des manifestations vitales ? Il y faut, réunis dans le faisceau le plus serré, les trois ordres de forces : la préparation, la matière et l’âme. Là comme ailleurs, si l’évolution des conditions modernes nous enchaîne au Temps, elle nous dégage de la fatalité matérielle et animale. En vain, croit-on nous voir écrasés sous les monstrueuses puissances que nous savons tirer de la nature. Si elles réduisent à rien la valeur relative de notre force physique, si elles semblent annuler en nous le facteur matériel, elles grandissent d’autant les facteurs proprement humains, par cela seul qu’elles restent d’un autre ordre, et ne s’y comparent pas. Elles les portent à leur surface, plus haut quand elles montent, comme la vague qui soulève un bouchon.

Aussi, tant de changemens ramènent-ils à de frappans retours. La violence des explosifs et le débit surabondant des mitrailleuses ont supprimé les déploiemens à découvert qui donnaient aux batailles du Moyen Age leur allure de fête ; mais c’est pour reproduire la guerre de ruse et d’embuscade des sauvages. Nos hommes rampent comme des Peaux-Rouges ; ils ont appris à se dissimuler presque aussi bien qu’eux. La grande portée des armes, chose singulière, aboutit à ce nez à nez qu’est la lutte des tranchées et à ce corps à corps qu’est l’assaut à la baïonnette. Le mécanisme envahissant aboutit à un besoin et a un jaillissement de courage individuel sans égal peut-être dans l’histoire militaire. Avec la plus haute vertu, il exige et favorise encore d’incessantes activités de l’esprit. La machine rend la guerre moins machinale ; elle la spiritualise.

La valeur d’une armée reste donc ce qu’elle fut toujours, le produit de deux facteurs également indispensables. C’est, diraient les mathématiciens, une fonction à deux variables : l’homme et la matière ou, si l’on veut, l’âme et le mécanisme. La valeur du courage n’y est pas annulée, mais au contraire renforcée par la puissance des instrumens que ce courage emploie ; et l’utilité des machines de guerre se proportionne à la qualité des hommes qui les conduisent. Chacun des deux facteurs sert à l’autre de coefficient, de multiplicateur. Si l’un d’eux tombe à néant, le total s’anéantit. Sans une âme égale à la nôtre, l’armement le plus perfectionné ne réalise que la barbarie scientifique et, espérons-le, l’impuissance finale de nos ennemis ; sans des armes égales aux leurs, notre héroïsme chevaleresque ne nous donnerait jamais qu’une supériorité précaire et stérile.

Il reste à jeter un coup d’œil sur ces merveilles de l’outillage guerrier et sur les perspectives qu’elles offrent à nos rêves d’un avenir si incertain.


GEORGES BLANCHON.

  1. Le général allemand commandant la région de la Westphalie et du Rhin inférieur a invité les établissemens où l’on travaille pour l’armée à se conformer aux deux règles suivantes : Il est interdit 1° de donner du travail à tout ouvrier qui aura quitté son patron pour gagner davantage ; 2° de proposer un emploi à des ouvriers occupés dans un autre des établissemens visés.
  2. Mesures analogues pour les graines oléagineuses, le 15 juillet 1915.
  3. Le 12 avril 1915 est créé un office impérial pour le ravitaillement en pommes de terre, et il a droit de préemption sur tous les marchés en cours.
  4. On a proposé le livret civique individuel, avec photographie et empreinte digitale.