La Guerre moderne, d’après un écrivain militaire allemand

La Guerre moderne, d’après un écrivain militaire allemand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 199-210).
LA
GUERRE MODERNE
D'APRES UN ECRIVAIN MILITAIRE ALLEMAND

L’auteur de Gambetta et ses Armées, M. le baron von der Goltz, lieutenant-colonel dans le grand état-major allemand, vient de publier sur la guerre moderne un livre plein de vues et d’intérêt[1]. Nous sommes heureux d’apprendre qu’on en prépare une traduction française, qui ne peut manquer d’être bien reçue de nos officiers. M. von der Goltz n’est pas seulement un écrivain fort instructif ; il joint à la solidité du fond l’agrément et la chaleur du style. Il aime passionnément la guerre et ne s’en cache pas. Il la regarde non comme un mal nécessaire, mais comme le premier, le plus séduisant des métiers, comme celui qui fournit au génie ses plus nobles exercices et à l’humaine vertu l’occasion de montrer au monde tout ce qu’elle vaut. Mais son enthousiasme n’a rien de dur ni de féroce. Si épris qu’il soit des spectacles terribles qu’offrent les champs de bataille, il n’en parle point en soudard. C’est un soldat très civilisé qui cite volontiers les poètes.

Il faut lui rendre encore ce témoignage que son patriotisme n’est point accompagné de jactance. Quoiqu’il ait un sentiment très vif de la grandeur de son pays et qu’il soit justement fier des exploits accomplis par les armes allemandes, il lui en coûte peu de reconnaître que la guerre moderne a été inaugurée par la révolution française et Napoléon Ier, que le vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna en a le premier appliqué les principes avec un incomparable génie, qu’il a été le grand maître dans l’art de vaincre, qu’il faut encore s’inspirer de ses leçons, pourvu qu’on tienne compte des changemens considérables introduits dans les pratiques militaires par le nouveau système de recrutement et par l’invention des armes à longue portée. M. von der Goltz n’a pas l’habitude de mépriser ses ennemis ; il a pour nos malheurs le respect qui leur est dû. Il avoue que les savantes combinaisons des généraux allemands n’ont pas tout fait, qu’une part de leurs succès revient au Dieu des gros bataillons, qu’ils ont eu autant de bonheur que de génie, qu’au début de la campagne de 1870, ils ont dû leurs victoires à la supériorité du nombre et que, plus tard, ils ont eu la bonne chance de pouvoir opposer des troupes aguerries à des conscrits levés à la hâte, qui allaient au feu pour la première fois. M. von der Goltz est un homme raisonnable, et il y a toujours de la générosité dans la raison.

Nous laissons aux hommes compétens le soin de démêler et d’apprécier tout ce qu’il peut y avoir de neuf dans les considérations qu’il présente sur la meilleure manière de composer et de diviser les armées, sur les opérations, sur le combat, sur les règles à observer dans l’ordre de marche, sur les cantonnemens, sur les subsistances. Ce qui nous intéresse encore plus, ce sont ses judicieuses réflexions touchant les avantages, les inconvéniens, les inévitables conséquences du nouveau système de recrutement inventé par la Prusse et qui, à l’exception de la Grande-Bretagne, est en train de s’acclimater dans toute l’Europe. M. von der Goltz en prend occasion pour esquisser à grands traits comme une philosophie de la guerre moderne, et, tout en faisant quelques réserves, il nous semble difficile de ne pas se rendre à la rigueur de sa logique et de ses conclusions.

Jadis la guerre se faisait avec de petits corps de troupes, composées de soldats qui étaient des hommes du métier et pour la plupart des vétérans. A l’enrôlement par les sergens recruteurs a succédé la conscription, à la conscription le service universel et obligatoire, qui a tout changé. Le temps du service actif est devenu beaucoup plus court, et nous avons des armées de jeunes soldats ; mais l’effectif en est énorme, ce sont des masses d’hommes qu’on n’eût jamais songé à rassembler autrefois, et peut-être en verrons-nous de plus considérables encore : l’avenir nous réserve des surprises. En supposant que l’armée allemande s’avisât de traverser l’Allemagne sur une seule chaussée, la tête de la colonne déboucherait à Mayence lorsque l’arrière-garde serait encore sur la frontière russe, et de cette frontière au Rhin, toute la route serait encombrée de soldats, de pièces d’artillerie, de chevaux, de voitures. Si l’on supposait de plus que cette même armée défilât par la porte d’une ville, sans un instant d’arrêt ni le jour ni la nuit, il s’écoulerait un demi-mois avant que le dernier homme eût passé. « Quand deux puissances de premier ordre, nous dit M. von der Goltz, mettent leurs armées en mouvement, on croit assister à une émigration de peuples. Chacune d’elles fait entrer en campagne un million d’hommes, trois cent mille chevaux, et on pourrait croire qu’un petit royaume tout entier se dispose à déverser sa population sur le territoire de son voisin. La mise en marche et l’entretien de telles masses d’hommes seraient absolument impossibles sans les nouveaux moyens de transport dont nous disposons… A Solférino,160,000 Autrichiens se sont battus contre 150,000 Français et Italiens. A Gravelotte-Saint-Privat, 200,000 Allemands faisaient face à 130,000 Français. A Kœniggraetz, on a vu 221,000 Prussiens en présence de 219,000 Autrichiens et Saxons. Mais rien n’empêche qu’à l’avenir on ne voie rassemblées sur un champ de bataille des armées de 300 ou 400,000 hommes, soit dix ou quinze corps d’armée réunis sous un seul commandement en présence d’un ennemi de force égale. »

La première conséquence à en tirer, c’est que le commandement deviendra de jour en jour une chose plus difficile, plus ardue, plus compliquée, plus hasardeuse. Où trouver une main assez puissante pour gouverner et faire manœuvrer ces masses, un cerveau capable d’en régler et d’en suivre les mouvemens, de prévoir toutes les chances, tous les incidens qui peuvent résulter de leurs chocs ? Ce qu’on appelle « un bon général ordinaire » succombera sûrement à la tâche, le génie lui-même se sentira plier sous le fardeau. M. von der Goltz estime que les qualités les plus indispensables à l’homme de guerre sont l’ardeur de l’imagination et la ténacité de la mémoire, jointes à la puissance des combinaisons. Mais quand les problèmes se compliquent à l’excès, l’effort devient trop grand pour l’intelligence la mieux douée ; la mémoire la plus heureuse ne peut tout retenir, l’imagination la plus vive ne peut tout concevoir, et l’esprit de combinaison se brouille dans ses calculs.

Ce qui ajoute à la difficulté, c’est l’effet des armes à longue portée, qui permettent de donner aux champs de bataille des dimensions qu’ils n’avaient jamais eues. Il en est de fort célèbres, où s’est décidé le sort du monde, et qui de notre temps suffiraient à peine aux exercices d’une brigade. Jadis, avant que la bataille s’engageât, les deux adversaires en présence étaient aussi rapprochés l’un de l’autre qu’ils le sont aujourd’hui dans le fort du combat, et avant d’arrêter ses dispositions, il ne tenait qu’au général de se rendre un compte exact de l’état des lieux et des choses. Le grand Frédéric prétendait qu’il avait été battu à Kollin pour avoir négligé de reconnaître par ses propres yeux tout le terrain. A l’heure présente, le général qui veut en faire autant est fort empêché. Il trouve difficilement un endroit d’où son regard puisse tout embrasser, et une fois l’action engagée, il doit renoncer à savoir par lui-même ce qui se passe sur ses ailes. Il ne le sait que par ouï-dire, par des rapports souvent vagues, décousus ou trompeurs.

Comme le remarque M. von der Goltz, les statues de généraux qui ont été de grands stratégistes nous les font voir d’ordinaire tenant dans leur main un rouleau de papier. Ce rouleau est censé représenter leur plan, leurs combinaisons, leur sagesse. Ce n’est qu’une idée de sculpteur, car Napoléon lui-même prétendait n’avoir jamais eu de plan d’opérations. Les choses se passent toujours à la guerre autrement qu’on ne pensait, et les chefs d’armées sont des improvisateurs. Eussent-ils du génie, ils sont incapables de prévoir la marche des événemens, de dire d’avance l’endroit où ils rencontreront l’ennemi, les moyens qu’ils emploieront pour le battre. Mais c’est aujourd’hui surtout qu’un général doit être modeste, se garder de toute vaine présomption et sentir que les événemens sont ses maîtres. Nous lisons dans la relation officielle de la guerre de 1870 par le grand état-major allemand : « Il n’y a que les profanes qui s’imaginent reconnaître dans le cours d’une campagne l’exécution réglée d’avance d’un plan arrêté dans tous ses détails et poursuivi jusqu’à la fin. Sans contredit, le général ne perdra jamais de vue un certain objectif ; mais les moyens de l’atteindre, il ne peut jamais les prévoir avec sûreté. » M. von der Goltz remarque à ce propos que l’objectif de l’état-major allemand, en 1870, était de déborder l’armée française et de la couper de ses communications avec Paris, mais qu’il n’avait prévu ni Vionville, ni Metz, ni Sedan.

Si, dans tous les temps, les généraux ont dû compter avec l’imprévu, la guerre moderne, la force numérique des armées, l’étendue qu’elles occupent, l’immense développement de leurs lignes, multiplient les hasards qui peuvent contrarier leurs desseins les mieux concertés. Ils sont à la merci des incidens, leurs lieutenans doivent agir sans attendre leurs ordres, et ils se voient souvent contraints de livrer bataille dans un endroit qu’ils n’avaient pas choisi, dans des circonstances qu’ils ne pouvaient deviner. Ce qui se passa au jour de Gravelotte fit à un témoin, qui n’était pas un homme d’une médiocre intelligence une si vive impression qu’il disait quelques mois plus tard à M. Moritz Busch : « Ce n’est pas le commandement qui, chez nous, ordonne et dirige les batailles, ce sont les troupes elles-mêmes. On se croirait revenu au temps des Grecs et des Troyens. Deux sentinelles se prennent de bec, se disent des sottises, elles en viennent aux coups, elles dégainent, d’autres accourent, dégainent aussi, et il en résulte une bataille. D’abord les avant-postes se fusillent sans nécessité ; si cela va bien, d’autres s’avancent, un sous-officier amène son peloton, après quoi arrive un lieutenant avec un peu plus de monde, puis le régiment, puis enfin le général avec tout ce qu’il a sous la main. Ce fut ainsi que s’engagea la bataille, de Gravelotte, qui, à proprement parler, ne devait avoir lieu que le 19. » Dans le temps où M. de Bismarck s’exprimait de la sorte et profanait les saints mystères avec tant d’irrévérence, de candides journalistes déclaraient à l’envi que M. de Moltke avait renouvelé l’art de la guerre, en lui donnant désormais la sûreté et la précision d’un calcul mathématique. Le silencieux maréchal ne tient qu’à l’estime des connaisseurs, il se soucie peu de l’admiration des badauds, et les éloges qu’ils décernaient à son omniscience n’étaient pas de nature à le toucher beaucoup. Il le sait mieux que personne, loin que la guerre soit en train de devenir une science de précision, jamais les combinaisons des tacticiens n’ont été plus subordonnées aux fantaisies de sa sacrée Majesté le Hasard.

Rien ne fait tant d’honneur au génie de Napoléon que cette immortelle campagne d’Italie où il avait sous ses ordres de quarante à cinquante mille hommes, dociles instrumens de ses volontés et de ses pensées. Voyant clair sur son échiquier, il gouvernait ses pièces à son gré ; dans la suite, il eut plus d’obligations à la fortune. A mesure que les armées s’accroissent, l’art de la guerre est moins un art, et désormais la victoire dépend du nombre et de la valeur des soldats plus encore que du talent des généraux. On pouvait dire autrefois : Tant vaut le général, tant vaut son armée. Cela n’est plus aussi vrai, et s’il est certain que le commandement aura toujours une grande part dans le succès, celle qui revient au soldat est plus considérable que jadis. La stratégie et la tactique ne perdront jamais leur importance, mais le sort des campagnes sera toujours plus décidé par les vertus militaires. La première de ces vertus est assurément la discipline, qui peut seule donner de la consistance et de la solidité à une armée. Mais il importe de plus en plus d’y joindre l’esprit d’initiative et le courage des responsabilités. Quand les armées deviennent si nombreuses que les chefs se sentent incapables de tout voir et de songer à tout, les subalternes sont tenus de suppléer à leurs impuissances. Ils doivent s’accoutumer à prendre conseil d’eux-mêmes, à commenter les ordres qu’on leur donne, à interpréter leur consigne, quelquefois même à l’oublier. Il est d’heureuses désobéissances qui peuvent déterminer le gain d’une bataille et sauver des milliers de vies.

Malheureusement la discipline et l’esprit, d’initiative sont des vertus difficiles à concilier. C’est une chose rare que l’obéissance qui raisonne et qui ne laisse pas d’obéir, et quand on s’accoutume, à interpréter sa consigne, on finit peu à peu par suivre ses fantaisies, par n’en faire qu’à sa tête. M. von der Goltz semble croire qu’il en va autrement dans l’armée allemande, que tout le monde y apprend également à obéir et à raisonner. Mais nous nous souvenons que M. de Moltke disait naguère : « Nous ne savons pas encore ce que nous valons, car nous n’avons jamais été malheureux. » S’il est vrai que, comme le dit Darwin, la discipline soit le résultat de la confiance qu’a le soldat dans ses camarades et dans ses chefs, la défaite et ses effaremens la mettent à de dangereuses épreuves. Le malheur se défie de tout le monde, et il ne faut pas lui demander non plus de prendre de courageuses initiatives ; il est hors d’état de répondre de soi et des autres, il sent la terre lui manquer sous les pieds, il ne croit plus à rien qu’aux trahisons de la fortune et des hommes. Au surplus, M. von der Goltz ne se dissimule pas que, si les vertus militaires nous sont plus indispensables que jamais, l’esprit de notre siècle, nos habitudes sociales, le laisser-aller de nos mœurs, le désordre de nos idées, sont peu propres à les développer. Aussi ne craint-il pas de prédire qu’un jour viendra où notre système militaire et nos millions de soldats seront bons à mettre au rebut, que tôt ou tard on verra surgir un nouvel Alexandre, qui, avec une petite troupe d’hommes bien armés et bien exercés, chassera devant lui comme de vils troupeaux nos énormes armées, recrutées désormais parmi des bourgeois ne demandant que paix et aise et qui ne seront plus que des Chinois d’Europe.

En attendant cette révolution et aussi longtemps que l’Europe conservera le service universel et obligatoire, il sera toujours plus difficile de faire la guerre avec art ; le nombre et la discipline des soldats seront un plus sûr garant du succès que le génie des chefs d’armée, et un bon général ordinaire se fera fort de battre le plus habile homme du monde s’il a sur lui l’avantage de commander à des troupes plus solides et mieux exercées. Il en résulte qu’en matière militaire, la politique acquerra plus d’importance que la stratégie. C’est le peuple le mieux administré qui aura le plus de chances de se tirer heureusement de ses démêlés avec ses voisins, et désormais les généraux eux-mêmes auront moins de part à la victoire que les gouvernemens. C’est aux gouvernemens, en effet, que revient le soin de préparer la guerre en maintenant l’esprit militaire dans la nation, en lui donnant le goût de l’ordre et de la règle, en protégeant la discipline contre les propagandes anarchistes. Il leur appartient aussi d’assurer à leurs soldats l’avantage de la supériorité du nombre par des traités d’alliance. La victoire étant promise à celui des deux adversaires qui mobilise le plus rapidement ses forces et se met en état de frapper, dès l’ouverture des hostilités, un grand coup décisif, il importe qu’un gouvernement ait assez de liberté d’esprit et d’autorité pour déclarer la guerre en temps opportun et pour la faire agréer au pays. N’oublions pas en outre que jamais il ne fallut tant d’argent pour suffire aux frais de la moindre expédition militaire, que sans des finances prospères on est bientôt à bout de ressources, que l’armée d’une grande puissance sur le pied de guerre coûte chaque jour de six à sept millions, que c’est par son crédit seulement qu’un état peut pourvoir à de telles nécessités. — Dis-moi quel est ton gouvernement, pourrait-on dire à un peuple qui se dispose à en découdre avec son voisin, et je te dirai quelle armée tu as et si elle reviendra victorieuse ou battue.

Mais c’est surtout dans la façon d’engager la partie que la politique joue un rôle essentiel et que les hommes d’état sont tenus d’exercer tous leurs talens. M. von der Goltz estime que, par le temps qui court, les entreprises n’ont de chances de réussir qu’à la condition d’être précédées d’une habile campagne diplomatique ; coûte que coûte, il importe de leur donner bon air et de belles couleurs. Ce n’est pas tout d’être fort, il faut paraître avoir raison. Autrefois, on se faisait moins de scrupules à ce sujet. Un philosophe du siècle dernier disait que, pour qu’un prince se crût autorisé à entrer en campagne, il suffisait de lui prouver qu’il descendait en droite ligne d’un comte dont les parens avaient fait, trois ou quatre siècles auparavant, un pacte de famille avec une maison disparue depuis lors, laquelle avait eu des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur était mort d’apoplexie. « Le prince et son conseil voient son droit évident. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu, à cent-dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire. Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre et qu’il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie ; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer. Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres non-seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit. » Voltaire en concluait que tant que le caprice d’un souverain fera égorger des milliers d’hommes, la guerre devra être considérée comme une forme du brigandage et comme le plus horrible des fléaux.

Un philosophe allemand a répondu à cela que ce fléau a ses côtés utiles et bienfaisans, que les peuples qui ne connaissent et ne recherchent que les douceurs de la vie ne tardent pas à dégénérer, qu’il est bon de contraindre quelquefois les hommes à sacrifier leur bien-être à une volonté supérieure ou à l’intérêt général, que les prédicateurs qui enseignent le détachement des biens de la terre sont souvent admirés pour leur éloquence, mais que chacun se dit en les écoutant : Puisse mon voisin faire son profit du sermon ! Quant à moi, je m’arrangerai pour conserver ma maison et ma vigne. — « Le seul prédicateur, disait Hegel, qui démontre aux hommes, par des moyens efficaces, la vanité des choses de ce monde est un hussard, le sabre au poing, qui pille et qui massacre. On se répand en malédictions contre lui, après quoi la paix se rétablit, les champs reverdissent et le bavardage se tait devant les sérieuses répétitions de l’histoire. »

Tout cela peut être vrai ; mais il est difficile de recommander aux peuples un fléau en le leur présentant comme une épreuve salutaire où ils se nettoieront de leurs souillures comme l’or se purifie dans le creuset. Les peuples ne se rendent guère à ces raisons, et ceux qui les dérangent dans leur repos et mettent en péril leurs plus chers intérêts assument une redoutable responsabilité. Pour qu’une guerre soif agréée par eux, il faut leur prouver qu’elle est nécessaire et qu’elle est juste. Aussi les conquérans se sont-ils toujours appliqués à chercher d’adroits déguisemens pour autoriser leurs injustices. Le grand Frédéric lui-même tenait à démontrer à l’Europe qu’en prenant la Silésie, il ne faisait que rentrer dans son bien. Il chargeait le comte de Podewils, son ministre, du soin de cette démonstration. Le bon Podewils, qui avait des candeurs, jugeait à part lui que les droits de la Prusse étaient périmés, que l’Autriche pouvait invoquer des traités solennels par lesquels la maison de Brandebourg avait renoncé à ses prétentions. Frédéric ne lui laissait ni cesse ni repos ; il lui écrivait : « L’article de droit est l’affaire des ministres, c’est la vôtre ; il est temps d’y travailler en secret, car les ordres aux troupes sont donnés. » Mais si les conquérans d’autrefois cherchaient déjà à sauver les apparences, c’est bien autre chose dans ce temps de service obligatoire, quand les armées englobent toute la jeunesse d’une nation, que tout le monde est soldat, qu’une mobilisation ne peut être ordonnée sans porter le trouble dans toutes les familles comme dans tous les ateliers.

Les peuples n’entendent plus se battre pour le caprice d’un homme, pour un intérêt dynastique, pour l’ambition d’un ministre. Il importe de leur persuader qu’ils ont un intérêt au procès ; ils veulent savoir de quoi il s’agit, ils demandent des explications, il faut les leur donner ; c’est à cela que servent les journaux officiels ou officieux. Une armée qui est la nation en armes a besoin pour se bien battre que l’enthousiasme ou la colère allume son courage ; elle a besoin d’être convaincue que le voisin dont elle envahit le territoire méditait de noirs attentats, qu’elle accomplit une œuvre de justice, qu’elle se défend quand elle attaque. Frédéric écrivait à Podewils : « Prenez du meilleur orviétan et de bon or pour dorer vos pilules. » C’est aujourd’hui surtout que les pilules demandent à être dorées, et c’est là que se déploie tout le génie des hommes d’état. Nous en avons vu d’étranges exemples dans ces vingt dernières années.

S’il est aisé de persuader à un peuple qu’en envahissant le bien d’autrui, il défend le sien contre d’injustes appétits, la galerie, les témoins désintéressés, les écrivains militaires sérieux ne s’y laissent pas tromper. M. von der Goltz convient avec une entière bonne foi que, dans certaines circonstances, un peuple est fatalement voué à la politique d’action, que la politique d’action mène nécessairement aux guerres offensives, que les ministres entreprenans qui les ont voulues communiquent quelque chose de leur tempérament et de leurs façons d’agir aux généraux qui les exécutent, que les opérations militaires se ressentent de la première impulsion donnée, et que c’est l’homme d’état qui la donne. M. de Bismarck n’a jamais commandé d’armées, mais ceux qui les ont commandées pour lui semblent lui avoir emprunté sa dévorante activité et l’audace de ses méthodes. Notre auteur ajoute que, tant que l’empire germanique aura à sa tête l’homme supérieur qui dirige ses affaires étrangères, il n’entrera jamais dans l’esprit d’aucun officier allemand qu’il puisse être appelé un jour à tirer son épée pour défendre son pays. « Aujourd’hui, nous dit-il, notre méthode allemande consiste à frapper coup sur coup pour amener un combat décisif, qui nous paraît la suite nécessaire d’une offensive énergique jusqu’à la brutalité, von rucksichtsloser Offensive. Une pensée offensive préside en secret aux spéculations de nos théoriciens comme à la plupart de nos exercices pratiques. L’attente, la temporisation, le repos de l’homme qui se défendront pour nous peu d’attrait. Nous dressons nos officiers à agir par eux-mêmes, à prendre l’initiative, à poursuivre des résultats positifs, et tout cela pousse à l’action. Notre force réside dans les grandes décisions sur le champ de bataille. »

D’autre part, M. von de Goltz constate que, s’il en faut juger sur les apparences, la France n’est plus occupée que du soin de se défendre, témoin les grands travaux de fortification dont nous avons hérissé notre frontière de l’est et qui sont destinés à arrêter ou à ralentir la marche d’un envahisseur. Il estime que ces travaux sont fort sérieux et ne peuvent manquer de modifier les conditions où s’ouvrirait une nouvelle campagne : « C’est un point, dit-il, auquel il est bon de réfléchir pour ne pas commencer avec des idées fausses la guerre qui pourrait survenir. Le désenchantement remplacerait bientôt les illusions, et la confiance des soldats dans leurs chefs en serait ébranlée. Disons-nous bien qu’en tout état de cause, le travail sera plus dur, que nos premiers gains seront beaucoup plus maigres. » Ailleurs, il donne à entendre que, si désireux que soient les généraux allemands d’abréger le temps des périls et des énormes dépenses en obtenant de prompts résultats par de grands coups, la guerre que pourrait faire Allemagne à l’un de ses voisins, soit à l’est, soit à l’ouest, traînerait probablement en longueur, qu’ayant affaire à des puissances qui auraient préparé leur résistance de longue main et dont les armées seraient presque égales aux siennes, l’envahisseur ferait des progrès insignifians, qu’il perdrait la liberté de ses mouvemens et de ses allures, qu’on ne reverrait plus ces rapidités de succès et de fortune dont il a donné au monde l’étonnant spectacle, que la partie se terminerait par l’épuisement de l’un des deux adversaires, que la victoire resterait à celui qui serait le moins vite au bout de ses ressources et de ses forces.

M. von der Goltz ne laisse pas d’avoir une préférence marquée pour la guerre offensive. Il est d’avis que, dans la grande loterie des batailles, celui qui attaque a plus de chances que celui qui se défend. Il remarque que, pour être vainqueur, ce dernier doit l’être sur toute la ligne, qu’il suffit au premier de remporter l’avantage sur un seul point. Il affirme aussi que l’offensive est plus propre à échauffer le courage du soldat, à exalter ses espérances, et l’espérance est le secret des grands efforts : « Celui qui cherche son salut derrière des murs et des fossés témoigne ainsi qu’il n’a pas le sentiment de sa force. De plus en plus il se renfermera dans une résistance passive, dont le terme assuré est la défaite, si longtemps qu’on la retarde, » Cependant, quoi qu’il en dise, l’histoire nous montre par de mémorables exemples que la défense a souvent eu raison de l’attaque. Quand Wellington, se repliant pas à pas devant Masséna, se fut retiré dans ce vaste camp fortifié qui embrassait tout le promontoire de Lisbonne, de l’embouchure de l’Arruda dans le Tage à l’embouchure du Zizandro dans l’océan, Masséna désespéra de l’atteindre dans ses retranchemens. En vain le lion rugissant tournait jour et nuit autour du repaire où s’était enfermé le léopard, il dut renoncer à l’y chercher, et ce fut contre les lignes de Torres-Vedras que vint échouer la fortune du prodigieux conquérant qui attaquait toujours et méprisait ceux qui se défendent.

Au surplus, quand un peuple qui a beaucoup fait parler de lui dans le monde parait se replier sur lui-même et n’avoir d’autre pensée que de protéger sa frontière contre toute agression, il faut croire qu’il y a de bonnes raisons pour cela. Ce n’est pas seulement la fatalité des circonstances ou la défiance qu’il a de lui-même ou de fâcheux souvenirs ou le caractère de ses gouvernans qui déterminent sa ligne de conduite. La nature des institutions qu’il s’est données agit par degrés sur ses penchans héréditaires, et les modifie profondément ; c’est une influence dont M. von der Goltz n’a pas tenu assez de compte. Une nation qui, après avoir éprouvé de grands malheurs, adopte le régime de la démocratie parlementaire, renonce par cela seul aux vastes ambitions, aux rêves de prépotence, et on ne peut la soupçonner d’avoir encore la fièvre des entreprises. Sauf dans les temps d’enthousiasme révolutionnaire, qui sont bien loin de nous, il en coûte peu aux démocraties d’être modestes. Elles n’ont pas horreur du terre-à-terre, elles sacrifient sans peine la gloire et ses fumées à leurs intérêts, leurs rancunes mêmes à l’amour de leur repos, et lorsqu’elles ont des difficultés avec leurs voisins, elles considèrent la guerre comme un remède extrême, le plus souvent funeste, dont il ne faut user que dans les cas de force majeure et d’urgente nécessité. Si la France a paru chercher des aventures dans l’extrême Orient ou en Afrique, il ne s’agissait pour elle, selon l’heureuse et juste expression de M. Jules Ferry, que de pourvoir aux intérêts de sa conservation coloniale. Elle ne serait allée ni à Tunis ni au Tonkin si elle n’avait craint, en n’y allant pas, de perdre l’Algérie et de compromettre la sûreté de la Cochinchine.

Clausewitz disait qu’à la guerre la défensive est encore le parti le plus commode et le plus sûr. L’offensive a ses avantages, elle a aussi ses inconvéniens, qui souvent les balancent, et on peut en dire autant de la politique d’action. La vérité est que, dans ce monde, chacun fait ce qu’il peut. L’essentiel est de se connaître, de se sentir, de ne pas trop présumer de soi ; on se trouve toujours bien d’avoir du bon sens. Nous ne sommes pas de ceux qui, en toute rencontre, attribuent à M. de Bismarck de sinistres et ténébreux desseins. Victoire oblige, et, après ses triomphes, l’Allemagne se doit à elle-même d’affirmer sans cesse sa prééminence, de la rappeler à ses voisins, de ne pas souffrir que personne en doute. Au temps de sa grandeur, Napoléon III se plaisait à inquiéter l’Europe par ses mots à effet, par le mystère de ses démarches. Longtemps M. de Bismarck s’est tenu sur la réserve ; il affectait de n’intervenir dans les affaires des autres qu’avec une extrême discrétion ; il se contentait du rôle d’honnête courtier. Depuis, il a changé d’attitude et de conduite. Il semble avoir adopté la méthode napoléonienne, la politique démonstrative, la politique à sensation. Toujours agité et toujours agitant, il fournit l’Europe de spectacles et de surprises. L’émotion qu’il excite partout lui fait sentir sa grandeur ; mais, à force d’émouvoir les peuples, on finit quelquefois par les lasser, sans compter que les démonstrations n’atteignent pas toujours leur but.

Dernièrement il a envoyé le futur empereur d’Allemagne se promener en grande pompe à Madrid et à Rome, et son choix était heureux ; le prince impérial a plus que personne le don rare d’attirer et de s’attacher les hommes. Mais est-il prouvé qu’après ce voyage qui a fait tant de bruit et un si grand éclat, le roi Alphonse se sente mieux assis, plus ferme sur la selle ? Est-on certain qu’en partageant à dose inégale ses attentions entre le Quirinal et le Vatican, on ait procuré aux Italiens un plaisir sans mélange ? Croirons-nous que cette ligue des couronnes, cette société d’assurance mutuelle qu’on prétend fonder entre les monarchies, soit la plus efficace des inventions ? Si nous avions l’honneur d’être roi d’Espagne ou d’Italie, il nous déplairait d’être si visiblement protégés contre l’ingratitude ou l’inconstance de nos sujets. Dans le siècle où nous vivons, les peuples sont ombrageux, et, quelque puissantes qu’elles soient, les protections étrangères nuisent plus aux souverains qu’elles ne les servent.

Sans contredit, la politique défensive n’a rien de flatteur pour un amour-propre exigeant et chatouilleux, mais il n’est pas sûr qu’elle conduise aux humiliations. On peut, sans blesser aucune vraisemblance, se représenter une république démocratique, tout occupée de ses propres affaires, très discrète dans ses relations avec ses voisins et qui n’aurait pas à se repentir de sa réserve. Elle serait assez sagement gouvernée pour n’être jamais un sujet de scandale, et il se commettrait chez elle moins de désordres que dans maint royaume. Ne menaçant personne, elle travaillerait sans cesse à fortifier son armée pour se mettre hors d’atteinte et à l’abri de toute insulte. Fidèle à ses engagemens, mesurée dans sa conduite, soucieuse de sa dignité, mais laissant aux rois les aigreurs et les vanités du point d’honneur, elle n’aurait garde de s’émouvoir des démonstrations qui pourraient se faire autour d’elle, et, en toute chose, elle ne regarderait qu’aux résultats, comme un bon négociant passe tout au compte des profits et pertes. A la longue, elle croîtrait en autorité, en crédit ; sa discrétion lui gagnerait les sympathies, qui vont d’ordinaire aux pacifiques et aux modestes. Malgré la défaveur attachée à la forme de son gouvernement, plus d’une monarchie s’intéresserait à sa conservation, il y aurait peu d’apparence que l’Europe se coalisât pour tramer sa ruine, et si jamais quelqu’un lui cherchait une injuste chicane, toutes les machines qu’on pourrait dresser et remuer viendraient se briser contre l’intrépide et calme énergie de ses résistances, comme se fût brisé Masséna contre les lignes de Torres-Vedras s’il eût conçu le fol espoir de les forcer.

Nous croyons fermement que tant que la France sera sage, elle n’aura rien à craindre, et qu’elle a le droit de beaucoup espérer. Puisse-t-elle avoir cette correction dans la conduite et ces longues patiences qui sont toujours récompensées ! C’est le vœu que nous osons former dans ces jours où tous les souhaits sont permis, et ce n’est pas un miracle que nous demandons.


G. VALBERT.

  1. Das Volk in Waffen, ein Bach über Heerwesen and Kriegführung unserer Zeit, von Colmar Freiherr von der Goltz. Berlin, 1883.