La Guerre et la conférence de Paris

LA GUERRE
ET
LA CONFÉRENCE


Après deux années d’une guerre cruelle, la paix semble devoir être bientôt rendue au monde, et l’immense majorité des hommes salue son retour des plus douces espérances. C’est en vain que quelques esprits moroses et défians nous rappellent qu’il y a encore bien du chemin entre la coupe et les lèvres : l’opinion se précipite avec confiance pour saisir cette coupe enchantée. Elle n’hésite nulle part, même parmi ceux qui avaient espéré de la guerre un résultat tout autre que celui qu’elle a produit. On a beau invoquer les souvenirs de l’année dernière, nous remettre sous les yeux le texte des dépêches et des protocoles qui montrent qu’avant d’entrer à la conférence de Vienne, la Russie avait, comme aujourd’hui, accepté sans réserve les principes énoncés dans les notes du 8 août, qu’on lui demandait de convertir en traité ; on a beau faire ressortir que cette acceptation n’était venue qu’après de longues négociations qui ne permettaient de supposer aucun doute dans l’esprit de la Russie sur le sens des quatre points de garantie ; on a beau enfin nous rappeler que, malgré tout cela, elle ne s’est fait aucun scrupule de manquer à l’engagement moral qu’elle avait contracté : il n’importe, on ne tient pas compte de ces considérations, et l’on persiste à croire au prochain retour de la paix. Nous espérons pour notre part que l’opinion publique ne se trompe pas, et nous croyons que l’examen de la situation politique et morale faite par les événemens à toutes les puissances engagées ou intéressées dans ce grand débat prouvera que, si la paix ne sort pas des conférences de Paris, la sagesse et le bon sens disent du moins qu’elle aurait dû en sortir.


I.

Parlons d’abord de la France : aussi bien c’est elle qui a joué le principal rôle dans la guerre. L’Angleterre a peut-être dépensé autant d’argent, mais elle n’a fourni qu’un moindre nombre de combattans; l’état général de situation dressé pour régulariser le partage des dépouilles de Sébastopol entre les alliés accusait pour le 8 septembre, jour de la prise de Malakof, cent vingt-six mille Français présens sous les armes contre soixante-trois mille Anglais et Piémontais réunis. Dans l’opinion universelle de l’Europe, c’est donc à notre armée que revient la plus grande part de l’honneur acquis dans la dure et laborieuse campagne de Crimée, nous pouvons le dire avec une légitime fierté; mais, pour être juste avec tous ceux qui ont si bien servi leur pays, il faut savoir associer dans notre reconnaissance et dans nos sympathies la marine à l’armée. Condamnée à un rôle ingrat, exclue dans la plupart des occasions où il y avait quelque gloire à gagner, la marine n’en a pas moins été la providence de nos soldats. Rien n’aurait pu se faire ou du moins rien n’aurait pu tourner à bien sans la merveilleuse activité qu’elle a déployée, sans l’inépuisable dévouement dont elle a fait preuve, soit qu’il fallût soigner les blessés et les ramener en France, soit qu’il fallût abandonner son matériel, ses armes, ses vivres et jusqu’à ses équipages à l’armée de terre. Quel sacrifice lorsqu’il a fallu dépouiller de leur appareil militaire tant de beaux vaisseaux, tant de belles frégates, hier l’orgueil de l’océan, convertis aujourd’hui en vulgaires transports pour les munitions, en écuries pour les animaux nécessaires à l’existence de l’armée, en hôpitaux flottans pour ses malades! Quel esprit d’ordre et de prévoyance, quelle industrie, quelle fertilité de ressources, lorsque la marine a transformé, avec une rapidité qui tient du prodige, la plage déserte de Kamiesh en place de guerre, en ville de commerce, en port militaire, en entrepôt qui a fourni à tous les besoins de l’armée, car Kamiesh a été tout cela, grâce à la discipline, à l’invention, à l’énergique et infatigable travail de nos marins ! Et dans les rares circonstances où ils ont pu prendre part aux opérations actives, quelle rapidité dans les mouvemens, quelle intelligence et quelle sûreté dans l’exécution, quel ensemble dans la masse et quelle vie dans les détails ! Comme chacun connaît sa place, sait ce qu’on attend de lui, et l’exécute sans bruit, sans zèle turbulent, sans gêner, les autres, en rattachant toujours et de lui-même sa petite part d’action à l’action générale! Aussi, dans tous les mouvemens des escadres combinées, le rôle de la marine française a-t-il été très brillant. Au passage des Dardanelles, elle accomplit son opération sans tâtonnement, sans hésitation, en ne laissant qu’un seul vaisseau à la traîne, tandis que la flotte anglaise, qui avait commencé sa manœuvre à la même heure et au même instant que nous, reste neuf jours avant de pouvoir nous rejoindre. De même, au débarquement de l’armée à Old-Fort le 14 septembre 1854, la marine mettait trois divisions à terre avec leur artillerie entre huit heures un quart du matin et midi et demi, et le même jour elle avait terminé le débarquement du matériel avant le coucher du soleil, tandis qu’il fallait trois jours à l’armée anglaise, plus nombreuse, il est vrai, et embarrassée d’un plus grand nombre de chevaux, pour avoir à terre tout son monde et tout son matériel. De notre côté, les mesures avaient été si bien prises et si bien exécutées, que vingt-deux minutes après le coup de canon qui donnait le signal d’amener les embarcations pour conduire les troupes à la plage, nous comptions déjà plus de six mille hommes formés en bon ordre sur le territoire ennemi. De même encore, le jour de l’ouverture du feu devant Sébastopol, le 18 octobre 1854, lorsque les généraux demandent à la marine de faire une diversion et d’essayer les murailles de bois de ses navires contre les forts de granit à triple étage de canons qui battent l’entrée de la rade, c’est la flotte française qui supporte le plus gros du feu, et dans ce combat inégal, où elle compte trois cent cinquante tués et blessés, l’ennemi en accuse plus de mille par son rapport. On sait ce qu’ont fait aussi ses batteries flottantes à Kinburn. A terre même, elle porte des coups sensibles à l’ennemi : à Svéaborg, elle imagine de construire sur l’îlot d’Abraham une batterie de mortiers qui contribue de la manière la plus efficace aux résultats obtenus, et dans les tranchées devant Sébastopol, les canonniers marins, commandés par M. Rigault de Genouilly, se font remarquer entre tous par la justesse de leur tir, par leur bonne conduite, par leur dévouement. Dans cette campagne, où il n’y a pour elle ni repos, ni trêve, ni espérance de gloire proportionnée à ses rudes travaux, la marine française déploie tous les genres de mérite que le pays pouvait attendre d’elle; elle n’a qu’un défaut, c’est l’exiguïté numérique de son personnel. La France n’a pas et n’aura jamais assez de ces braves et excellentes gens à son service.

C’est avec intention que je me suis étendu quelque peu sur les mérites d’une arme au milieu de laquelle j’ai passé, observateur étranger, plusieurs années qui m’ont appris à savoir ce que valent nos marins, et qui me font regretter non pas la gloire de leurs émules de l’armée de terre, mais l’obscurité relative du rôle où des circonstances qu’il ne dépendait pas d’elle de changer ont réduit la marine. Il n’est que juste de vouloir que l’opinion publique n’oublie pas ses services, et cependant, quoi qu’on fasse, elle les oubliera. L’éclat incomparable qu’ont jeté les victoires de l’Aima, d’Inkerman et de Traktir, l’assaut de Malakof et la prise de Sébastopol rejetteront fatalement la marine au second plan. Aussi n’est-il pas nécessaire d’insister sur ce qu’a fait l’armée de terre : ses exploits et ses triomphes remplissent toutes les mémoires, ils ont frappé trop vivement toutes les imaginations, ils ont porté au loin de trop douces consolations à tous ceux des Français que les hasards de la vie ou les vicissitudes de la politique ont répandus par tous les pays de la terre, ils ont excité une admiration trop sincère, même chez nos ennemis secrets ou déclarés, pour qu’il vaille la peine de les remettre en lumière. On ne peut plus que rire aujourd’hui des fausses terreurs que de prétendus amis affichaient d’un air de tendre inquiétude au début de la guerre. Que vont-ils faire à Sébastopol ? disait l’un. — Mais ils n’ont jamais fait la grande guerre ! disait l’autre. — Il y avait surtout une phrase singulière que certains journaux militaires étrangers nous jetaient à la tête avec un air d’énigmatique profondeur : « Mais vos soldats d’Afrique n’ont jamais entendu le canon ! » Ces bonnes gens sont aujourd’hui plus que rassurés sans doute sur le compte de notre armée, car leur inquiétude n’a pas dû être de longue durée. En effet, la première fois que l’infanterie française s’est trouvée en présence de l’ennemi, ç’a été sur le champ de bataille de l’Alma, où elle a emporté, de concert avec les Anglais, de formidables positions défendues par quatre-vingt-quatre pièces de canon. La première fois aussi que la cavalerie française a eu l’occasion de se mesurer avec les Russes, à l’affaire de Balaclava, on a vu deux escadrons de chasseurs d’Afrique débuter par aller sabrer les canonniers russes jusque sur leurs pièces. Et si ces exploits n’ont pas suffi pour dissiper tous les doutes, il faut croire que le siège de Sébastopol, où treize cents pièces d’artillerie en batterie n’ont pas laissé de jouer un certain rôle, aura dû convaincre les plus incrédules de l’aptitude du soldat français à entendre le bruit du canon sans trop se troubler. Quant à la grande guerre, il faudrait peut-être expliquer ce qu’on voulait désigner par cette expression un peu vague ; mais, en attendant la définition, il semble qu’une guerre qu’on poursuit à cinq cents lieues, à mille lieues de chez soi, et jusqu’au Kamtschatka, avec des armées de deux cent mille hommes, avec une flotte de trois cents bâtimens armés et montés par plus de cent vingt mille marins, peut bien passer pour une grande guerre ; il semble que les amiraux, les généraux et les administrateurs qui mettaient en mouvement de pareilles forces, à de pareilles distances, étaient bien autorisés à croire qu’ils faisaient la grande guerre. Ou bien la grande guerre, est-ce celle qui fait beaucoup de victimes et qui coûte beaucoup d’argent? Hélas! la guerre que nous venons de faire n’offre malheureusement que trop de raisons pour être qualifiée de grande. C’est presque quatre milliards qu’il en coûte pour deux ans à la France et à l’Angleterre seulement; c’est six ou sept cent mille hommes tués, blessés, mutilés, mis hors de combat par le fer, par le feu ou par les maladies, qu’il en coûte à la Russie, à la Turquie, à la France, à l’Angleterre, au Piémont : n’est-ce donc pas assez pour deux années de guerre? Ou bien encore la grande guerre, est-ce celle seulement qui produit de grands résultats? N’est-ce pas un assez grand résultat que la Russie réduite, après la prise de Sébastopol, à accepter les conditions des vainqueurs, et espère-t-on nous prendre pour dupes lorsqu’on nous dit qu’elle se rend seulement à la voix plaintive de l’humanité? Quant au reste, le point où nous en sommes répond sans doute à la question qu’on nous adressait en nous demandant ce que nos soldats allaient faire à Sébastopol; ils allaient y poursuivre le but de la guerre et conquérir la paix.

Mais passons à des considérations plus sérieuses et plus délicates. En soumettant notre nouvel établissement militaire à une épreuve faite sur une grande échelle, la campagne de Crimée n’a pas seulement rapporté de la gloire à nos armes, elle a été aussi une mine féconde d’enseignemens. Elle a prouvé, pur des faits qu’il est impossible de contester aujourd’hui, que notre armée, telle qu’elle a été organisée par le gouvernement parlementaire et instruite par la guerre d’Afrique, est devenue, si l’on tient compte de toutes les nécessités auxquelles une armée doit suffire, la première de l’Europe. Il est peut-être certains détails que l’on peut trouver ailleurs égaux ou même préférables à ce qu’ils sont chez nous, mais dans l’ensemble il parait difficile de mettre en doute notre supériorité. Considérant ce que doit être une armée et les innombrables services qu’elle doit représenter dans son unité multiple, l’armée française est la mieux liée dans toutes ses parties que l’on puisse citer, la plus mobile, la plus facile à fractionner et à réunir, celle qui se prête le plus aisément à toutes les combinaisons, celle qui a reçu de ses lois et de ses règlemens organiques la plus grande puissance pour se suffire à elle-même dans toutes les éventualités et au moyen des rouages les plus simples, les mieux appropriés au caractère national. Dans toutes les hypothèses, ce sont là des conditions excellentes; mais dans l’hypothèse d’une guerre offensive, lorsqu’il faut subvenir par son industrie à une foule inévitable de lacunes, ce sont des qualités incomparables. On a dit, et avec raison, que si la civilisation disparaissait du reste du globe, on la retrouverait presque tout entière dans une division française, comme elle est aujourd’hui constituée. Sans doute, si l’on doit entendre par division un certain nombre de régimens ou de détachemens d’armes différentes réunis sous un seul commandement, il existe des divisions dans toutes les années du monde, et j’admettrai facilement qu’une fois conduites sur le champ de bataille, elles se comporteront au jour du combat aussi bravement qu’aucune division française; mais ce n’est pas là, et à beaucoup près, tout ce qui représente le mérite des corps armés, surtout quand il s’agit de faire campagne sur le sol étranger. Ce qui n’est pas moins utile au but final de la guerre que la bravoure des troupes, c’est cette heureuse combinaison qui fait que dans un corps français infiniment plus que dans aucun autre on rencontre une association de tous les métiers, de toutes les professions de la société civile. C’est le résultat de notre excellente loi de 1832 sur le recrutement de l’armée, et l’on a pu en voir les bons effets soit en Algérie, où nos régimens ont accompli mille travaux aussi nécessaires à la conquête que la victoire sur les champs de bataille, soit en Crimée, lorsqu’il a fallu s’établir sur le plateau désert de la Chersonèse et pousser les travaux de siège devant Sébastopol. C’est un avantage que les armées étrangères ne possèdent pas au même degré que la nôtre, et, pour mieux nous faire comprendre, nous citerons comme exemple les armées russe et anglaise. En Russie, où d’ailleurs l’industrie est peu avancée, où le recrutement se fait sous l’influence des seigneurs, qui se gardent sans doute de livrer les plus utiles de leurs serfs, l’armée est composée presque exclusivement d’hommes des campagnes, qui font au besoin des terrassemens merveilleux, comme ils nous l’ont prouvé à Sébastopol, mais qui dépendent de l’extérieur pour tout ce qui est de l’entretien, de la réparation ou de la création de leur matériel. De même que, chez les Russes, les malades et les blessés sont trop souvent perdus par suite de l’imperfection du système médical et hospitalier, de même, par suite de l’ignorance du soldat, l’arme ou la machine détériorée, avariée par une cause quelconque, peut être considérée comme perdue. Aussi les armées russes sont-elles très lentes dans leurs mouvemens et traînent-elles toujours après elles une masse considérable de bagages, bien que la ration du soldat soit des plus chétives.

Dans l’armée anglaise, c’est le contraire qui arrive ; elle se recrute par engagemens volontaires seulement, mais elle ne trouve guère de gens à enrôler que dans le peuple des villes, et en général parmi les ouvriers qui n’ont pas réussi dans leur métier, qui n’ont pu s’attacher à rien, ni à personne. Toutes les professions de l’industrie manufacturière comptent des représentans plus ou moins habiles dans les régimens anglais, mais les hommes de la terre y manquent. Aussi le soldat anglais, si admirablement brave sur le champ de bataille, est d’ordinaire assez peu adroit en campagne. Il manie difficilement la pelle et la pioche, qui sont non moins utiles à la guerre que le fusil et le canon; il ne sait pas remuer de lourds fardeaux, il a plus que de la répugnance pour les corvées, il accuse à tout instant le manque de cette éducation qui rend l’homme des champs très peu sensible à la pluie, à la bise, au soleil, qui lui permet d’estimer une distance et de juger un terrain, de deviner à première vue où il trouvera l’eau et le bois, de reconnaître des indices précieux dans les bruits de l’air, de s’orienter à l’ombre du soleil et au cours des astres, d’abriter son bivouac, de se procurer du feu, de combattre enfin, par mille petits moyens que l’expérience seule peut apprendre, les mille privations que l’administration la plus intelligente et la plus libérale ne peut pas épargner au soldat en campagne. Un des détails de nos habitudes militaires qui semble avoir le plus frappé les Anglais, c’est l’industrie que déployaient nos soldats pour avoir toujours du feu et toujours quelque chose à cuire sur ce feu, l’éternel pot-au-feu, la sempiternelle pot-bouille, comme je l’ai vu vingt fois écrit en français dans les innombrables lettres du théâtre de la guerre que publiaient les journaux de Londres. Je m’en rappelle une entre autres qui était signée par un capitaine de je ne sais plus quel régiment de l’armée de la reine. Il racontait qu’ayant un jour été mandé par son colonel, il avait reçu la mission assez épineuse, on le croyait du moins, d’aller faire pendant la nuit suivante une reconnaissance dans le grand ravin qui séparait les attaques anglaises des nôtres. Comme c’était la première fois qu’on songeait à s’éclairer de ce côté, notre capitaine prend avec lui deux ou trois hommes choisis, et la nuit venue, le voilà qui se glisse avec précaution dans le ravin : il avance, il avance, lorsque tout à coup il est hélé par une sentinelle française, qui, après l’avoir reconnu, le conduit avec ses hommes dans une espèce de grotte où il trouve un poste des nôtres parfaitement installés, dormant, fumant, causant à voix basse, qui lui font voir tout ce qu’il désirait connaître de la situation des choses dans le ravin, et le renvoient après lui avoir fait prendre, ainsi qu’à ses hommes, du bouillon et du café. Rien de plus poli et de meilleur goût que les termes dans lesquels le capitaine se loue de l’hospitalité des Français ; rien de plus amusant que le dépit avec lequel il raconte que cette expédition, pour laquelle il était parti avec l’espérance de se signaler par quelque service exceptionnel, l’a conduit tout simplement à découvrir un poste français comfortablement établi, causant tranquillement autour de ses inévitables marmites qui migeotaient bien doucement sur un feu habilement entretenu sans éclat ni fumée pour ne pas se trahir, et cela sous la portée de l’ennemi; « car les Français font la cuisine à la barbe des Russes, car ils la feraient partout. » Nos alliés n’avaient malheureusement pour eux ni ce goût ni ce savoir-faire, et M. Soyer a dû venir de Londres en Crimée tout exprès pour apprendre aux soldats anglais à faire la soupe.

Il serait trop long sans doute de vouloir faire ressortir tous les avantages que notre jeune armée doit à la sagesse des lois et des règlemens qui lui ont été donnés par le gouvernement représentatif. Il est cependant quelques points sur lesquels nous croyons devoir insister, car il nous semble que l’expérience vient de les mettre en lumière de la façon la plus éclatante. C’est un grand avantage, croyons-nous, pour un corps qui doit posséder une unité aussi parfaite qu’une armée, d’être composé, comme la nôtre, d’hommes entre lesquels il y a peu de différence d’âge. La similitude des goûts, des manières-de voir, est une garantie pour la vitalité de l’esprit de corps, pour l’harmonie intérieure des régimens, pour la facilité des rapports des hommes entre eux, pour la liberté morale de chacun, autant du moins que cette liberté peut se concilier avec les rigoureuses exigences de la vie militaire. J’en parle pour avoir pu constater par expérience personnelle les mauvais effets qui se produisent dans les conditions contraires, et comment il arrive que, dans une troupe composée d’hommes très différens par l’âge, les plus avancés dans la vie et par conséquent les plus habiles exercent souvent sur les plus jeunes une tyrannie qui devient la cause de querelles sans fin, d’un malaise général, et par suite d’une mollesse fâcheuse dans le service. Je suis peu sensible, je l’avoue, à cette considération qui fait croire qu’il faut dans les corps de vieux soldats pour former les plus jeunes et pour conserver les traditions : ce sont les corps eux-mêmes, non pas quelques individus, qui doivent être chargés de ce soin, et si je puis dire toute ma pensée, j’ajouterai que la plupart du temps il y a plus à regretter qu’à encourager dans cet enseignement mutuel des cadets par leurs aînés, surtout quand ceux-ci ont trop de droits au respect des autres.

Une autre question que soulève l’expérience que nous venons de faire, c’est celle de savoir si l’âge moyen dans l’armée française, vingt-quatre ou vingt-cinq ans, n’est pas celui où l’homme est le plus propre à supporter les fatigues de la guerre offensive. Pour défendre une place, il est possible que des hommes plus âgés vaillent tout autant, et il est certain que pour faire la police dans une ville ou dans un pays, sans sortir de ses foyers, ils valent beaucoup mieux : l’exemple de la gendarmerie est là pour le prouver; mais quand il s’agit d’aller attaquer l’ennemi chez lui et de tenir la campagne, les conditions du problème sont peut-être très changées. Je n’entreprendrai pas de le résoudre en faveur de la jeunesse, cela semblerait trop aventureux de ma part, mais il est des raisons qu’on peut faire valoir à l’appui de cette opinion, et qui n’ont certainement rien de paradoxal. D’abord les campagnes de l’Algérie et ce qui vient de se passer en Crimée nous montrent d’une manière frappante l’avantage qu’il y a, pour faire la guerre, à mettre en ligne des soldats qui savent quelque chose de plus que l’école du bataillon ou le maniement des armes, qui n’ont pas encore oublié dans la routine de la vie militaire ce qu’ils avaient appris des professions civiles où ils gagnaient leur vie avant de passer sous les drapeaux, et où ils rentreront lorsqu’ils auront payé leur dette à l’état. Rien de plus capable de se laisser mourir de faim au milieu de l’abondance, rien de plus emprunté quand il faut se tirer d’affaire en pays ennemi que le soldat rompu par une trop longue habitude de la vie des casernes à n’avoir plus de spontanéité, à se désintéresser de toute responsabilité personnelle, à compter sur l’infaillible et inépuisable providence qui, pendant de longues années, a présidé aux distributions. A la bataille de l’Alma, des régimens anglais, qui se trouvaient en retard et voulaient regagner le temps perdu, jetaient leurs gamelles et leurs bidons pour aller plus vite à l’ennemi. C’étaient, sous le rapport du courage et de l’instruction spéciale, d’admirables soldats, qui se sont battus ce jour-là de la façon la plus brillante, mais qui ont commis aussi une faute énorme, une faute qui leur a coûté d’autant plus cher qu’ils n’ont pas su la réparer, — qu’ils n’ont pas eu assez d’industrie pour suppléer à la perte qu’ils venaient de faire si étourdiment par quelque invention qui serait peut-être sortie des cervelles d’hommes moins spéciaux, et, si cela pouvait se dire, moins spécialisés. Il faut savoir ensuite si dans la fleur de la jeunesse l’homme n’est pas plus capable de supporter les fatigues d’une campagne. Sans doute il n’a pas encore toute sa force musculaire, mais sa santé se plie infiniment mieux qu’à aucune époque de la vie aux privations, aux insomnies, aux excès de fatigue, de froid et de chaud que le soldat doit subir; il est plus capable, en un mot, de recevoir cette sorte d’entraînement auquel l’homme doit se soumettre pour faire la guerre. Son tempérament, sa santé, son estomac comme son esprit, n’ont pas encore pris d’habitudes, et il est moins sensible à toutes les influences morbides qui attaquent le soldat, qui frappent bien plus durement sur l’âge mûr que sur le jeune homme. Il se fait bien plus vite à toutes les circonstances nouvelles au milieu desquelles il doit vivre : il est vif à la marche, il dort à toute heure, il veille presque aussi longtemps qu’on veut, et il se répare avec une facilité qui n’existe plus à une autre époque de la vie. Son insouciance le protège, elle adoucit pour lui toutes les transitions. Il passe sans peine de l’existence monotone et routinière de la caserne aux émotions de la guerre. Si intenses, si multipliées et si diverses qu’elles soient, elles le trouvent léger de cœur et d’esprit, léger comme l’alouette, dont César avait, à titre d’emblème du caractère national, fait reproduire l’image sur les casques de sa fameuse dixième légion, composée exclusivement de Gaulois, nos aïeux. Tandis que ces magnifiques régimens des gardes anglais, qui avaient déployé un courage si héroïque sur les hauteurs d’Inkerman, succombaient dans leur camp aux fatigues, à la faim, nous avions à côté d’eux, sur le plateau de la Chersonèse, des régimens composés d’hommes beaucoup plus jeunes, beaucoup plus faibles d’apparence, qui venaient de quitter les garnisons de France comme eux celles de l’Angleterre, qui n’avaient même jamais mis le pied en Afrique, comme le 39e de ligne par exemple, et qui cependant supportaient infiniment mieux que leurs alliés les privations et les misères de la Crimée.

Un fait à signaler encore, c’est la facilité avec laquelle la discipline semble s’être conservée dans toutes les circonstances au milieu de cette armée, qui a eu cependant de mauvais jours et de rudes épreuves à traverser. Nous avons bien quelquefois entendu parler, dans les journaux allemands, d’actes d’insubordination très graves, de révoltes même qui auraient éclaté dans nos régimens, mais jamais nous n’avons vu se confirmer en aucune façon ces rumeurs, inspirées par des sentimens peu bienveillans sans doute. Nous avons lu bien souvent, dans les correspondances anglaises, des doléances sur l’habileté des zouaves à la maraude; mais en réalité, dans aucun cas que nous nous rappelions, nous n’avons vu que nos soldats aient outrepassé les droits de la guerre, et nous n’avons pu attribuer le blâme qu’on cherchait à déverser sur eux à autre chose qu’au dépit de n’avoir pas su arriver à temps pour prendre sa part du bois, du vin ou des poules qu’ils étaient toujours les premiers à découvrir. D’ailleurs il ne nous souvient que d’une seule circonstance de cette guerre où il ait été commis des actes de pillage réels : c’était à Kertch, et ce dont nous nous souvenons très nettement aussi, c’est qu’à Kertch le pillage fut arrêté et l’ordre rétabli par quelques détachemens isolés de nos soldats ou de nos marins, notamment par les matelots du Phlégéton, agissant presque d’eux-mêmes et sans avoir besoin d’ordres supérieurs. Nous en appelons aux correspondances anglaises elles-mêmes. Loin qu’il soit faible, l’esprit de discipline a au contraire poussé de si profondes racines dans nos régimens, qu’il survivait, même dans la captivité, chez les prisonniers faits par l’ennemi. Les autorités russes, qui passent avec quelque raison sans doute pour être assez exigeantes sur ce chapitre, ont rendu à cet égard les témoignages les plus flatteurs pour nos soldats. Et cependant la discipline de l’armée française est dans la pratique la plus douce et la plus facile qui gouverne aucune armée du monde. C’est chez nous assurément qu’il y a le moins d’hommes punis. On peut, jusqu’à un certain point, faire honneur de cet heureux état de choses au caractère national; mais, pour être juste, il faut l’attribuer surtout aux conséquences que doivent naturellement produire d’excellens règlemens sur le service, et des lois meilleures encore sur l’avancement dans l’armée et sur l’état des officiers. Ces lois et ces règlemens semblent avoir mis chacun à sa place, défini pour tous, dans toutes les positions, la sphère et la limite de leurs devoirs, ouvert convenablement la carrière à toutes les ambitions légitimes, créé enfin une situation où chacun se meut à l’aise et trouve des garanties pour ses droits. Il faut bien que ces lois soient bonnes pour qu’elles aient survécu à ceux qui les ont faites, pour que la France ait pu passer de la monarchie à la république, et de la république à l’empire, sans que personne ait songé à les modifier. Et une preuve plus frappante encore de leur mérite, c’est peut-être ce fait, qu’à travers nos révolutions, aux époques les plus critiques, dans les temps les plus funestes de 1848, alors qu’il semblait que tout principe d’autorité était perdu, la discipline de l’armée n’a jamais souffert essentiellement, la vie de la grande famille militaire s’est conservée intacte dans le milieu le plus corrupteur. Sans doute les institutions, même les meilleures, valent en raison du mérite des hommes qui sont chargés de les appliquer; mais ce qui n’est pas moins vrai, c’est que les hommes, même les plus méritans, ne peuvent pas faire vivre des institutions mauvaises, ne peuvent pas surtout leur faire produire de bons fruits.

La légitime fierté que tant de glorieux succès ont inspirée à la France, l’entière satisfaction qu’elle en ressent et qu’elle témoigne si ouvertement, ne doivent laisser aucun doute sur la sincérité des sentimens qu’elle apportera dans la négociation de la paix. Pour elle, le but de la guerre est atteint, le programme qu’elle s’était tracé dans les instrumens diplomatiques ou dans les traités qu’elle a signés en dénonçant les hostilités, ce programme est complètement rempli. La Russie est arrêtée pour longtemps dans sa marche sur Constantinople, l’intégrité du territoire ottoman et l’émancipation des chrétiens du Levant sont assurées : que reste-t-il à faire encore, lorsqu’en tirant l’épée du fourreau on a pris l’engagement solennel de ne demander à la victoire ni augmentation de territoire, ni avantage politique particulier, ni traité de commerce, ni rien de ce qui aurait pu donner à la guerre l’apparence d’une entreprise poursuivie en vue d’un intérêt personnel? D’ailleurs il serait injuste de méconnaître que, dans les conditions où elle se fait, la paix apporte à la France des bénéfices certains. C’est quelque chose, quoi qu’on dise, d’avoir anéanti la marine russe de la Mer-Noire, d’avoir détruit les germes d’où aurait pu sortir à une époque plus ou moins rapprochée l’établissement d’une grande puissance maritime dans la Méditerranée; c’est quelque chose de faire entrer cette situation dans le droit public de l’Europe. Il est vrai que dans de certaines prévisions cela est précisément regardé comme un mal, presque comme une faute; mais je ne saurais reconnaître ni la justesse, ni la moralité de ces prévisions-là. Quoi qu’on fasse, il n’y a qu’un peuple en Europe qui soit notre allié sincère et loyal : c’est le peuple anglais, et je ne saurais comprendre ce qu’il peut y avoir de moral ou d’habile à diriger notre politique dans le sens des éventualités de coalition que nous pourrions former un jour contre lui. Sans doute nous pourrons avoir querelle avec l’Angleterre pour quelque projet de conquête, mais nous ne nous brouillerons jamais avec elle pour tout ce qui est le progrès de nos mœurs, de nos institutions, de nos libertés, pour tout ce qui est la conséquence morale de notre grande révolution, pour ce qui fait notre honneur et notre danger dans le monde. Le peuple anglais est le seul qui, par le développement de sa civilisation, par ses arts, par ses lumières, par le libéralisme de son état social, ne craigne rien de l’instabilité de notre situation intérieure, et envisage toutes les vicissitudes de notre politique sans peur et sans haine pour nous. Partout ailleurs nous n’avons que des amis sans force ou des ennemis puissans qui pourront peut-être s’allier à nous pour des intérêts d’un jour, mais qui ne voient dans la France qu’un foyer de peste et d’incendies. Renonçons à nous persuader que nous sommes aimés, chéris, adorés partout; c’est une niaiserie et rien de plus. Il ne faut même pas croire à l’attachement de ceux que nous avons comblés de nos bienfaits : l’exemple de la Grèce, le rôle qu’elle a joué dans cette dernière guerre est là pour nous faire sentir le gré qu’on peut nous savoir du sang que nous avons versé, des millions que nous avons dépensés dans les intentions les plus généreuses, avec le désintéressement personnel le plus absolu. A plus forte raison ne faut-il pas nous laisser prendre aux démonstrations de sympathie extérieure qui pourront nous venir de ceux qu’on appelle quelquefois avec affectation les Français du Nord. Il n’y a pas qu’un peuple qui s’appelle ainsi, et j’en pourrais citer qui ont certainement plus de goût pour nous que les Russes. Ce n’est pas que je veuille mettre en question l’excellence des traitemens dont nos prisonniers ont été l’objet de leur part, ou la sincérité de la politesse qu’ils ont en toute occasion témoignée à nos soldats sous les murs de Sébastopol : les officiers russes sont, je le reconnais avec plaisir, des hommes bien élevés, à qui l’on ne saurait contester ni la bonté du cœur ni les sentimens du chrétien; mais ce sont aussi des gens dont l’opinion ne compte pas dans leur pays, et que leur gouvernement mènera toujours à la bataille contre nous quand il lui plaira et sans avoir besoin de s’enquérir si la guerre qu’il leur fera faire blesse les sympathies qu’on leur suppose, et qui en tout cas sont comme si elles n’existaient pas. Ah ! si le monde était encore constitué comme au siècle dernier, si l’Europe était encore régie dans ses divers empires par une forme sociale, par des principes d’organisation politique à peu près identiques pour tous et universellement acceptés, notre position vis-à-vis de la Russie serait fort différente de ce qu’elle est : dans une pareille situation, il ne se fait de guerre que pour des questions d’influence ou d’intérêt territorial, et rien ne serait plus sensé que de prévoir l’éventualité d’une alliance durable et fructueuse avec la Russie; mais depuis la guerre de sept ans la révolution française est survenue, qui a bien changé les choses. Ce sont les races, les nationalités, les religions, les principes, qui sont en présence; or sur ces questions tout nous sépare de la Russie, qui est et sera longtemps encore la clé de voûte de toutes les coalitions qu’on essaiera de diriger contre nous, l’espérance et la planche de salut de tous ceux que leurs intérêts ou leurs passions rendent les ennemis de la civilisation moderne de la France. Aussi longtemps que nous n’aurons pas renoncé à l’héritage de 1789, nous aurons pour principal adversaire dans le monde le principal représentant de l’autocratie et du servage, de la compression des individus et de l’absorption des nationalités. Le jour où l’on verra la France alliée de la Russie dans une grande entreprise, on pourra dire qu’elle a répudié les traditions de ses pères, qu’elle est définitivement morte à toute espérance de liberté. Voilà pourquoi je regrette si peu la flotte russe de la Mer-Noire et pourquoi j’aurais regretté si peu celle de la Baltique; voilà pourquoi je regarde tout ce qui peut arrêter l’ambition de la Russie, tout ce qui contribue à ne pas agrandir son prestige et son influence comme matériellement et moralement avantageux à mon pays : je n’ai pas oublié la hauteur blessante de tous les procédés du gouvernement russe envers la France libérale, ni les proclamations hautaines qu’il adressait à l’Europe, à mon pays en particulier après 1848, lorsqu’il nous disait : Audite, populi, et vincimini quia nobiscum Deus ! écoutez, peuples, et vous êtes vaincus parce que Dieu est avec nous! — La Russie en a appelé aux armes, et Dieu n’a pas été avec elle.

Quelque chose qui doit surtout réjouir le cœur de la France, qui sera pour elle la compensation de bien des sacrifices, c’est que le nouveau traité de Paris devra être regardé comme un pas de plus fait dans la voie où elle cherche depuis quarante ans la réparation des traités de 1815. Il y restera sans doute beaucoup à faire encore, et le congrès de Paris ne nous rendra pas ce que le congrès de Vienne nous a ôté : il est certain cependant qu’il rajeunira le lustre de nos armes, qu’il consacrera l’accroissement légitime d’influence politique et de considération que nous ont acquis les exploits de nos soldats et la justice de la cause pour laquelle ils avaient tiré l’épée; il calmera le cuisant souvenir qui a pesé d’un si grand poids sur notre politique intérieure et extérieure, qui tient si fort et si douloureusement au cœur de la nation. Ne nions pas cette blessure que chacun de nous porte toujours saignante dans son sein, mais restons bien convaincus que, pour la guérir efficacement, il nous faut du temps, de la prudence et surtout de la modération. Toute entreprise aventureuse nous exposerait à perdre le terrain que nous avons déjà regagné, et l’Europe, qui nous redoute, serait bientôt réunie contre nous. Comprenons bien l’enseignement qui doit ressortir de la situation où la paix vient nous surprendre. Après deux ans d’une guerre où nous avons combattu pour les intérêts généraux de l’Europe au moins autant que pour les nôtres, où il n’est presque pas un gouvernement qui n’ait affirmé que le bon droit était tout entier de notre côté, nous n’avons encore pour alliés actifs que l’Angleterre et le Piémont. De l’Autriche, plus intéressée que nous dans la question, nous n’avons guère obtenu que des paroles; partout ailleurs nous n’avons rencontré que froideur ou malveillance presque déclarée, comme à Naples, ou même des hostilités ouvertes, comme en Grèce. Il n’y a que la Suède qui fasse exception, exception honorable et dont nous devons tenir grand compte, si nous avons égard à la position particulière du roi Oscar. Il faut profiter de la leçon, en sachant attendre le jour et l’heure, en sachant ne vouloir chaque fois que ce qui est possible. L’état critique de l’Europe suffira bien à nous fournir des occasions. Nous n’avons d’ailleurs sous ce rapport qu’à nous montrer conséquens avec nous-mêmes, car c’est seulement justice de reconnaître que si dans sa politique intérieure la France a depuis 1815 commis de déplorables erreurs, elle a au moins, dans ses rapports généraux avec l’Europe, montré de l’habileté, de la fermeté, de l’esprit de suite. Soyons équitables envers les gouvernemens qui ne sont plus, et confessons qu’ils ont tous montré du courage, du patriotisme et de la sagesse dans cette œuvre de réparation qu’il est du devoir de la France de poursuivre. Chacun l’a fait à sa manière, selon ses moyens, selon les ressources du jour et dans le sens des principes qu’il préférait; mais tous ont gagné quelque chose. La restauration a débuté par l’expédition d’Espagne et fini par la conquête d’Alger, qui valait mieux que la campagne de 1823. La monarchie de 1830 a la première porté une atteinte directe aux traités de 1815 par le démembrement du royaume des Pays-Bas, par la fondation du royaume de Belgique; elle a offert bravement la bataille aux puissances du Nord sous les murs d’Anvers. La première aussi, par le traité de la quadruple alliance, elle est parvenue à nous constituer en ligue politique opposée à celle des puissances absolutistes, elle nous a retirés de ces congrès où nous figurions comme suspects, comme des vaincus traînés au char des triomphateurs. Aujourd’hui les rôles sont bien changés ; s’il y a un vaincu, ce n’est pas la France, et dans la décision qui a fait transporter de Vienne à Paris le lieu de réunion du congrès, nous pouvons voir sans trop de vanité un hommage volontaire ou forcé qu’on rend à la puissance qui a joué le plus grand rôle dans la guerre. C’est un résultat dont nous pouvons être fiers à bon droit, mais aussi à la condition de ne pas oublier que, dans tout ce que nous avons fait pour nous relever de la triste position où les traités de 1815 nous avaient réduits, nous n’avons trouvé, quand nous n’agissions pas seuls, d’utile et de loyal concours que dans l’alliance anglaise, et qu’elle nous a considérablement aidés à atteindre le point où déjà nous sommes arrivés.


II.

Je crois qu’on a calomnié l’Angleterre en cherchant à insinuer, comme on l’a fait, qu’elle apportait dans les négociations pacifiques le désir de les faire échouer. La guerre est le goût et quelquefois la nécessité du despotisme ou de la démocratie, qui est essentiellement, comme disait M. Royer-Collard, guerrière et banqueroutière ; l’Angleterre est libre et n’est pas une démocratie. Elle déteste la guerre, et les hommes éclairés qui président à son gouvernement sont trop élevés au-dessus des passions des masses pour n’avoir pas horreur de ce fléau et de tous ceux qu’il entraîne après lui : la dépopulation, la misère, le fardeau des dettes publiques, le culte de la force matérielle, le dommage causé aux progrès de tous les arts qui honorent l’humanité, ou qui contribuent à élever la moralité et la condition de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse. Ce n’est qu’avec la plus profonde répugnance que l’Angleterre se laisse aller à faire la guerre ; il faut qu’elle y soit poussée par le sentiment irrésistible de ses intérêts ou par un de ces soulèvemens d’opinion qui sont d’autant plus puissans chez elle que son organisation politique est admirablement combinée pour que l’opinion publique soit toujours spontanée et sincère et ne soit jamais surprise, pour qu’elle ait toujours le temps de s’éclairer, pour qu’elle n’éclate jamais sur la société comme un ouragan imprévu, mais pour qu’elle se produise au contraire comme l’inondation qui monte insensiblement dans la plaine et finit par tout emporter, les chaumières et les palais, les grands et les petits, les forts et les faibles. Ce qui vient de se passer sous nos yeux nous en a fourni un remarquable exemple. Si l’on prenait aujourd’hui la peine de relire les pièces officielles, les articles de journaux, les pamphlets qui ont paru, les discours qui ont été prononcés dans le parlement lorsque la question des lieux-saints a commencé à prendre de la gravité, on serait frappé d’étonnement en voyant le soin que chacun prenait pour éviter d’avoir à intervenir dans le différend, en quels termes lord John Russell, alors ministre des affaires étrangères, écrivait à tous ses agens de ne pas compromettre l’Angleterre protestante dans une contestation qui semblait ne concerner que les grecs et les latins; mais aussi, lorsque la Russie eut démasqué ses batteries, lorsqu’il devint évident qu’une énorme iniquité allait se commettre si on ne l’arrêtait par la force, alors l’Angleterre prit son parti. Le parlement, représentant fidèle de l’opinion publique, poussa les ministres presque malgré eux, et le gouvernement tomba du côté où il ne penchait pas d’abord; il entra dans l’alliance française, et déclara la guerre à la Russie.

L’Angleterre n’était pas prête matériellement et militairement à faire cette guerre; depuis 1815, elle avait désarmé. L’avantage de sa position insulaire, qui ne fait pas reposer sa sécurité sur le nombre et l’excellence de ses troupes de terre, l’heureuse condition de son état intérieur, qui la dispense d’avoir besoin des baïonnettes pour maintenir l’ordre et faire la police chez elle, lui avaient permis de réduire son effectif au chiffre le plus bas. Elle n’avait pas alors plus de cent cinquante mille hommes dans son armée régulière, employée, pour la beaucoup plus grande partie, à la garde de ses innombrables colonies. Or une seule d’entre elles, l’empire des Indes, absorbe vingt-cinq mille hommes, le Canada sept ou huit mille, le cap de Bonne-Espérance quatre ou cinq mille; Gibraltar, Malte, l’Australie, la Jamaïque, les Antilles et quelques autres encore, à peu près autant; les garnisons de l’île Maurice, de Ceylan, de Singapore, de Hong-kong, de Sainte-Hélène, des Iles-Ioniennes, quelques milliers encore, si bien qu’en février 185Zi, au moment de la déclaration de guerre, l’armée anglaise comptait bien près de cent mille hommes répandus par petits groupes sur tous les points du globe. A vrai dire, il n’y avait alors en Angleterre, sous la main du gouvernement, que cinq ou six mille hommes de la garde, les quelques régimens auxquels il faut bien accorder de temps en temps le bénéfice d’un séjour plus ou moins court dans la mère-patrie, et enfin les compagnies de dépôt des corps employés dans les colonies. Quant aux régimens de milice, qui venaient à peine d’être formés, il ne fallait pas songer à les mener devant l’ennemi; les services qu’ils pouvaient rendre et qu’ils ont rendus, c’était de relever dans leurs garnisons les troupes régulières et de permettre de les mobiliser, c’était de fournir une base de recrutement à l’armée. En effet, c’est grâce à la milice que le gouvernement anglais a pu expédier successivement pour la Crimée plus de cent mille hommes, dont cinquante mille environ sont encore sous les murs de Sébastopol, les autres ayant disparu par le fer, par le feu, par les maladies, ou ayant été renvoyés dans leurs foyers pour se remettre de leurs blessures, pour rétablir leur santé.

Assurément il est difficile de garder un empire qui compte cent cinquante millions de sujets à aussi peu de frais, et en enlevant aussi peu de bras aux forces productives du pays; mais quand il s’agit de prendre l’offensive sans retard, une pareille situation n’offre pas les élémens nécessaires pour former une grande armée d’opération contre un ennemi tel que la Russie. Il y a plus, un pareil point de départ doit produire des inconvéniens considérables. Tous ces détachemens dispersés sur tous les points du globe ne savent pas ce que c’est que vivre en grand rassemblement; leurs chefs immédiats ne sauront où demander des ordres que des officiers d’état-major improvisés ne sauront leur faire parvenir. Des généraux qui n’ont peut-être jamais vu dix mille hommes réunis manqueront de coup d’œil sur le terrain, ne pourront pas calculer ce qu’il faut de temps à tel ou tel nombre de troupes composé d’armes différentes pour se former, pour franchir une distance, pour recevoir une distribution; ils ignoreront les conditions toutes spéciales qu’il faut prévoir pour une grande réunion d’hommes. Les chances de désordre et de confusion seront infinies. C’est bien pis encore pour tous les services administratifs qu’une armée doit traîner après elle sous peine de ne pas pouvoir vivre, de ne pas faire manger ses chevaux, de ne pas soigner ses malades et ses blessés. Or ces bataillons, ces compagnies éparses dans cent pays divers ne pouvaient pas aspirer au luxe d’avoir chacune un état-major administratif chargé de pourvoir à ses besoins, et pour y satisfaire l’on s’en remettait au marché, à l’hôpital et aux pharmacies des villes où on tenait garnison. En temps de paix, c’était très bien et très facile; mais en campagne, avec une grande armée, sur un territoire qui n’offrait aucune ressource, il en fut tout autrement. Il fallut alors improviser un corps d’intendance qui, n’ayant aucune expérience pratique, ne savait comment faire parvenir aux troupes ce que celles-ci à leur tour ne savaient pas lui demander. Ni la générosité du gouvernement, qui fut poussée à l’extrême, ni le dévouement des hommes honorables qui furent employés, ne pouvaient et n’ont pu suppléer d’abord au défaut d’expérience. Service des vivres, service des transports, service hospitalier, tout a failli, ainsi que l’ont constaté le comité d’enquête de la chambre des communes et les rapports des commissaires envoyés sur les lieux par le gouvernement pour rechercher les causes des souffrances de l’armée. Aujourd’hui le retour de scènes pareilles à celles qui ont affligé l’Angleterre pendant les premiers mois de la campagne de Crimée n’est plus possible, et l’armé3 que commande le général Codrington est peut-être la plus richement pourvue qui soit au monde. On peut même dire que le gouvernement a failli se laisser aller jusqu’à une prodigalité dangereuse pour les troupes et pour la discipline; mais pour en arriver là, combien en a-t-il coûté d’existences précieuses! D’ailleurs les habitudes que les soldats anglais avaient nécessairement prises dans le service auquel ils étaient employés devaient aggraver encore les difficultés de la situation au début d’une guerre dirigée contre une puissance européenne. C’est pendant dix ou douze ans, pendant quinze ans même, que leurs régimens, recrutés exclusivement par enrôlement volontaire, vont tenir garnison dans les colonies, sans remettre le pied dans la métropole. Or, pour rendre un si long exil supportable, pour ne pas faire de ses soldats les parias de la société, pour ne pas compromettre la chance d’en trouver, le gouvernement a dû leur concéder la faculté de se marier et par suite d’emmener partout avec eux et à ses frais leurs femmes et leurs enfans. En conséquence tous les sous-officiers, qui sont nombreux dans l’organisation militaire des Anglais, et dix hommes par compagnie, ont reçu l’autorisation de se marier. Il en résulte inévitablement que cette multitude de femmes fait la cuisine, la lessive, et raccommode les effets des hommes, qui restent complètement étrangers à ces soins domestiques. Rien n’est élégant et pimpant comme le soldat anglais dans sa garnison; il étale un luxe de propreté, de blancheur, de fraîcheur de linge et de tenue qui fait plaisir à voir; mais c’est un régime peu militaire, dans le sens français du mot. A Gallipoli, où les alliés se rencontrèrent pour la première fois, les Anglais avaient peine à tenir leur sérieux en voyant nos soldats manier l’aiguille, recoudre un bouton, mettre une pièce à une culotte; ils n’étaient pas encore à Varna, que déjà ils enviaient leur savoir-faire de tailleurs, comme ils ont envié plus tard leurs talens culinaires. Il y a plus, c’est que, le plus grand nombre des garnisons anglaises étant situées dans les pays intertropicaux, dans des régions où la santé des Européens ne se conserve qu’au prix des plus grands soins, surtout en évitant toute espèce de fatigue, le soldat anglais est déshabitué de tout travail, de toute corvée qu’on peut lui épargner. Il a des domestiques, et il ne faut pas en rire. On n’a pas le choix sous ces climats dévorans, et si l’on veut y avoir au jour du combat des troupes vaillantes, il faut tous les autres jours les couvrir d’un réseau de précautions infinies, les dérober même aux rayons du soleil. Sous les murs de Canton en 1841, à la prise de Chin-kiang-fou en 1842, dans les plaines de Chilianwallah en 1850, le nombre des soldats anglais morts de coups de soleil entrait dans le chiffre des pertes pour une proportion considérable. Ne fût-ce qu’à cause du soleil seulement, il est indispensable que le soldat d’origine européenne soit servi dans ces contrées, si l’on veut pouvoir compter sur lui à l’heure du danger. Les Anglais se sont résignés à cette nécessité, et je puis citer un exemple qui montre jusqu’où est allée leur résignation. Un état de situation de l’armée de l’Indus, arrêté le li juin 1839 à Candahar et rapporté par le capitaine Havelock dans son Histoire de la guerre de l’Afghanistan, montre que pour un effectif de 13,216 combattans, dont la moitié au plus étaient des Européens, l’armée anglaise emmenait à sa suite 30,046 domestiques. Le chiffre vous semblera énorme, et cependant l’auteur vous apprend qu’il ne représente que le nombre des domestiques payés par l’état et alloués réglementairement aux corps, mais que dans la réalité la multitude de gens que l’armée anglaise traînait après elle était de 80,000 âmes. Ce n’est même pas tout encore : si vous parcourez les divers récits qui nous ont été laissés de cette campagne, les deux volumes du docteur Kennedy par exemple, vous verrez qu’on s’y plaint très souvent de l’insuffisance du nombre des domestiques. Il est vrai que comme on savait que l’on aurait à passer les déserts du Beloutchistan, à franchir les passes de Bolan et de Quettah, où tout manque jusqu’à l’eau, on avait réduit les généraux et les officiers au plus strict nécessaire! C’est à ces conditions cependant que l’Angleterre a pu conquérir et conserver son empire des Indes.

Toutefois de pareilles habitudes préparaient mal les soldats anglais à la rude et laborieuse campagne qui les attendait sous les murs de Sébastopol. Ce qui était inévitable s’est produit, et aussitôt un concert de plaintes et de railleries s’est fait entendre par toute l’Europe. L’Angleterre se plaignait amèrement; ses ennemis, et ils sont nombreux, affichaient une sympathie ironique pour les souffrances de son armée. Quelle satisfaction de voir cette fière puissance frappée si cruellement dans son orgueil! Comme on se plaisait à nous vanter pour avoir l’occasion de rabaisser les Anglais, et combien nous serions fous de croire à l’entière sincérité de tous les complimens qui nous ont été adressés! Ceux qui reprochent à l’Angleterre d’avoir toujours et partout patroné la cause libérale, que le ministre influent s’appelât Canning ou lord Grey, Palmerston ou Robert Peel, — les conservateurs pusillanimes qui, si on les laissait faire, pousseraient le fanatisme de la conservation jusqu’à la plus inepte tyrannie, — les gens qui se croient menacés dans leurs intérêts matériels par la réforme économique dont l’Angleterre a donné le signal, — les libéraux désenchantés qui n’ont pas su vivre avec la liberté, les envieux qu’a faits à l’Angleterre sa prodigieuse fortune, ceux qui ne lui pardonnent pas le calme avec lequel elle a traversé les temps d’épreuves où il semblait que la société européenne allait s’abîmer, — tous ils ont reçu, colporté, commenté et répandu avec la satisfaction la plus empressée tout ce qu’ils croyaient pouvoir porter atteinte à l’honneur des armes de la libre Angleterre. Et pour leur venir en aide, la presse anglaise racontait avec une franchise pleine de colère et d’émotion les misères des soldats ; un ministre disait au sein du parlement que tous les récits qui arrivaient de Crimée étaient navrans ; la chambre des communes ordonnait une enquête sur l’état de l’armée devant Sébastopol et constatait la légitimité des plaintes qui s’exhalaient de toutes les bouches ; il n’y avait moyen de rien nier, de rien atténuer : l’Angleterre elle-même confessait toutes ses douleurs. Pour cette fois du moins on n’accusait pas la perfide Albion de trahir la vérité.

J’avoue ne rien comprendre à ces jubilations de la haine et de l’envie. Je ne sais pas de quoi, ni à propos de quoi l’on triomphe. L’Angleterre n’a pas joué le premier rôle dans une guerre où la marine, en rendant des services qui ont contribué aussi efficacement aux résultats que la bravoure des armées de terre, n’a figuré qu’en seconde ligne ; qu’en résulte-t-il qui puisse tourner à l’humiliation de l’Angleterre ? La flotte ennemie lui a partout refusé le combat, cent vingt-sept bâtimens armés ont mieux aimé se réfugier dans la rade de Sébastopol et y périr presque tous par les mains de leurs propres équipages que de courir la chance d’une rencontre honorable avec nos vaisseaux ; la flotte de la Baltique se cache derrière des fortifications gigantesques, au milieu de bas-fonds impraticables où il est impossible de l’aller chercher. S’il y a honte pour quelqu’un dans une pareille situation, je ne saurais admettre que ce soit pour l’Angleterre : elle n’a pas fourni autant d’hommes que nous au siège de Sébastopol ; mais qui peut s’en étonner, et quel échec peut avoir subi de ce chef la considération de l’Angleterre auprès des gens sérieux ?

L’armée anglaise, relevée de ses devoirs à l’intérieur par des policemen, représente surtout dans l’esprit des populations, et elle est dans la réalité, l’agent du pouvoir exécutif chargé de maintenir l’ordre au sein d’un empire colonial immense. À l’inverse de ce qui se passe chez nous, elle n’occupera jamais que la seconde place dans l’imagination des Anglais, dans le sentiment des devoirs qu’ils croient avoir à remplir envers leur patrie. Aussi n’est-il pas très facile de la recruter, cela est certain ; mais je ne sais pas ce qu’on en pourrait justement induire, sinon que l’Angleterre n’est pas la puissance provocante, agressive, accapareuse, que ses ennemis nous dépeignent, car, si cet esprit d’agression vivait chez elle, elle aurait bien su s’arranger pour avoir une grande armée ; et s’il existait quelque instinct de libéralisme réel chez ceux qui ont tant raillé l’Angleterre des difficultés que les mœurs publiques opposent au recrutement de son armée, ils auraient respecté plutôt que tourné en dérision le sentiment national qui se défie des grandes armées permanentes, qui regarde leur existence comme peu compatible avec la liberté, c’est-à-dire avec ce qui est la vie même de l’Angleterre, ce qui fait sa grandeur et sa force morale, bien autrement puissante que toutes les baïonnettes et tous les canons. Égarée par une vaine idée de gloire, si jamais l’Angleterre introduisait chez elle la conscription, ou copiait les institutions qui servent de base aux établissemens militaires des peuples du continent, elle aurait lâché la proie pour l’ombre, elle aurait renoncé à son principe vital. Samson aurait livré sa chevelure aux ciseaux de Dalila.

Ce qui est vrai, c’est que jamais, après deux années de guerre, elle n’a possédé une armée aussi nombreuse, aussi instruite, aussi bien administrée et équipée que celle que commande aujourd’hui sir William Codrington; c’est que jamais à aucune époque la marine de l’Angleterre, son arme véritable, la garantie de son indépendance et de sa sécurité, n’a donné des preuves de puissance comparables à celles qu’elle a fournies depuis deux ans. Les arsenaux de l’état et les chantiers de l’industrie privée ont fait, les uns aidant les autres, des prodiges que l’industrie et les marines coalisées du reste du monde n’auraient pu égaler. Qu’on se rappelle la rapidité merveilleuse avec laquelle l’Angleterre a lancé sur les flots, au printemps de 1854, l’armée navale que commandait sir Charles Napier. C’est, je le confesse, avec un étonnement jaloux que je vois chaque semaine dans les correspondances des ports que publient les journaux de Londres apparaître les noms d’un ou même de plusieurs navires qui étaient à peine commencés il y a quelques mois, il y a quelques jours, et que l’on nous annonce comme complètement armés, ready for sea. De cette activité extraordinaire il résultera que si malheureusement la guerre devait continuer, les flottes anglaises de la Baltique et de la Mer-Noire commenceraient cette année les opérations militaires avec quatre cent cinquante navires à vapeur battant flamme et déroulant fièrement à la brise le pavillon de guerre de leur pays, et cela sans compter encore une centaine de bâtimens répandus sur les autres mers du globe, non plus que cent cinquante ou deux cents transports choisis parmi les plus beaux navires de la flotte commerciale et consacrés exclusivement au service de l’armée. Tels sont les chiffres cités par sir Charles Wood, premier lord de l’amirauté, lorsqu’il exposait le 11 janvier dernier à la chambre des communes le budget de son département. C’est sans comparaison le plus formidable armement qui ait jamais paru sur les mers, et pour le mettre en action, il portera soixante-seize mille hommes, presque autant que l’Angleterre en a entretenu sur ses flottes, même lorsqu’elle faisait la guerre à des ennemis qui ne se dérobaient pas et qui combattaient par mer. Ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que ce nombreux personnel est uniquement composé de volontaires, et qu’on n’a dû avoir recours pour le recruter ni à la presse, ni à aucun procédé coercitif, ni à la conscription, ni à l’inscription maritime, c’est que même il n’a pas été besoin de tenter les matelots par l’appât d’une prime d’engagement. Ils sont venus d’eux-mêmes; il en viendrait encore par milliers, si l’honneur du pavillon, si la sûreté du pays les réclamaient, car ils savent que sur eux spécialement reposent les destinées, la gloire, la considération et l’indépendance de l’Angleterre. Il ne faudrait pas d’ailleurs s’exagérer les difficultés que rencontre le gouvernement anglais à trouver des soldats. Nous avons dit qu’en 1854 l’armée se composait de 150,000 hommes seulement; or le budget du ministre de la guerre pour l’année financière 1856-57 prévoit 275,000 hommes des troupes de la garde ou de la ligne, 127,000 hommes de la milice, 14 500 hommes des corps étrangers, légion allemande, légion italienne, etc., 3,470 des troupes de l’administration : total, 429,970 hommes, qui pourraient fournir, avec le contingent anglo-turc, deux armées de 100,000 hommes chacune pour agir contre la Russie, Ce chiffre formidable, surtout si l’on tient compte du point de départ, justifie ce que dit la presse anglaise, à savoir que si l’Angleterre commence ordinairement la guerre avec des ressources inférieures à celles de l’ennemi, elle la finit ordinairement aussi avec des forces supérieures; tandis que les moyens de ses adversaires diminuent, les siens au contraire se développent dans des proportions qui semblent presque indéfinies.

L’Angleterre a trop la conscience de sa force pour que les piqûres faites à son amour-propre par des commérages haineux ou inintelligens puissent la faire dévier de la voie droite, et la provoquent à vouloir continuer la guerre. Elle a subi au début les inconvéniens attachés à un régime qui en définitive l’a conduite aux plus glorieuses destinées, mais elle n’a rien à venger; elle a souffert dans son for intérieur de la perte de tant de braves gens, mais devant l’ennemi elle n’a éprouvé aucun échec qui exige une réparation. Bien loin de là, ses soldats lui rapporteront le souvenir de glorieux faits d’armes et les preuves éclatantes de leur supériorité sur les troupes qu’ils ont combattues à l’Aima, à Inkerman, à Balaclava. L’Angleterre peut donc dédaigner les vains propos, et lorsque l’ennemi, qui ne pense pas sans doute comme ses détracteurs, se résigne à traiter sur les conditions qu’elle a fixées, on peut croire qu’elle ne créera pas d’inutiles obstacles dans les voies de la négociation, si de son côté l’ennemi reste, dans la discussion des détails, sincèrement fidèle à l’esprit des propositions qu’il a acceptées sans réserve.

III.

Ce n’est pas l’Autriche certainement qui mettra des entraves à l’œuvre de paix; nous pouvons au contraire compter sur toute sa bonne volonté. La paix, c’est son titre devant la grande famille européenne : le concours qu’elle a toujours prêté aux négociations, c’est l’honneur qu’elle s’est fait dans la crise que nous venons de traverser; moralement et matériellement, il lui importe autant qu’à personne que ces négociations aboutissent. D’ailleurs la paix lui apporte des profits certains qu’elle aura acquis sans tirer l’épée, et de plus la paix l’aidera à sortir de la fausse position où les événemens l’ont placée. Il y a des esprits raffinés qui font profession d’admirer l’habileté que l’Autriche a montrée dans cette grande guerre qu’elle n’a pas faite, mais nous ne savons si dans le secret de sa conscience l’Autriche se croit aussi digne d’être admirée que ces beaux esprits nous la représentent. La neutralisation de la Mer-Noire et le nouveau régime auquel sera soumise la navigation du Danube ne compensent probablement pas à ses yeux le préjudice moral que lui a causé l’ambiguïté du rôle auquel elle s’était condamnée, et sans doute elle regrette profondément les révélations fâcheuses que certaines circonstances l’ont forcée de faire sur plusieurs des questions d’où dépend sa considération dans le monde. Ainsi il est certainement d’une bonne politique à l’Autriche et il est honorable pour elle de ne pas séparer sa cause de celle de l’Allemagne; quel échec cependant de voir toutes ses propositions à la diète qu’elle préside inévitablement rejetées, dénaturées, ou adoptées quand elles n’avaient plus de sens, comme cela s’est toujours vu depuis deux ans! Quelle cause d’affaiblissement que cette lutte perpétuelle avec la Prusse pour ce qu’on appelle au-delà du Rhin l’hégémonie, c’est-à-dire la prépondérance en Allemagne, surtout lorsque cette lutte aboutit, grâce au merveilleux travail des hommes d’état de Bamberg, à évincer les deux parties, à annuler toute la confédération ! Quelle dure nécessité d’en être réduit à invoquer sa détresse financière pour chercher à se justifier de n’avoir pas tenu les engagemens contractés au traité du 2 décembre! Peu de temps après l’emprunt de 1,200 millions, avouer qu’on n’est pas plus avancé et trouver créance pour une si triste allégation; se mettre dans une position si fausse que, lors de la dernière réduction de son armée, ce que les amis de l’Autriche avaient inventé de mieux à dire, c’était qu’elle désarmait pour être plus redoutable! — tout cela a été pénible pour l’Autriche, et a fait ressortir d’une manière trop évidente les vices d’une position, hélas! très embarrassée. C’est surtout en ce qui concerne ses rapports avec l’Italie que la politique autrichienne aura à regretter son attitude en 1854 et en 1855. De ce côté, le seul fait de l’accession de la Sardaigne à l’alliance occidentale est un échec, et lorsqu’il faut réparer cet échec, le remède est presque pire que le mal. L’acte qui donne entrée au Piémont dans les conseils des grandes puissances, la considération que lui vaut en Italie cette énergique et intelligente résolution, l’honneur que se font ses soldats à la bataille du 16 août 1855, tout cela met l’Autriche en émoi : elle sent bien que la situation est changée contre elle à l’avantage du drapeau qui représente l’indépendance nationale, et, pour essayer de regagner le terrain qu’elle a perdu, elle signe avec la cour de Rome le dangereux concordat qui commence à produire ses déplorables fruits, non-seulement en Italie, mais dans tous les états de la monarchie autrichienne. De plus, il n’y aurait pas lieu d’être très étonné qu’il ne fallût jusqu’à un certain point savoir gré à l’alliance piémontaise de la vivacité des efforts que l’Autriche a faits dans l’intérêt de la paix, et des engagemens importans qu’elle aurait pris pour le cas où la Russie aurait rejeté les propositions communiquées à Saint-Pétersbourg par le comte Esterhazy. En effet, si la guerre devait continuer, si en s’étendant elle se compliquait, comme cela était presque inévitable, de questions de nationalité, alors quelles perspectives n’ouvrait pas au Piémont la force de ses alliances, et quelle position était faite à l’Autriche! D’un autre côté, si le cabinet de Vienne ne trouvait pas un moyen de s’attribuer un rôle dans l’œuvre de la pacification après n’en avoir joué aucun dans la guerre, il s’exposait à se voir, comme la Prusse, exclu de la négociation, tandis que la Sardaigne aurait figuré à côté des grandes puissances de l’Europe. Quelle humiliation pour l’un, quel triomphe pour l’autre !

Voilà bien des motifs pour croire que l’Autriche, acculée à une situation désormais impossible, sera de toutes les puissances représentées dans les conférences celle qui s’interposera toujours le plus volontiers pour aplanir les difficultés qui pourraient se produire. Après ce qui s’est passé, le plus beau rôle auquel elle puisse aspirer, celui qui peut encore le mieux sauver les apparences, c’est le rôle de pacificateur, et, pour le remplir, elle oubliera les blessures faites à son amour-propre, elle ne gardera aucun ressentiment des reproches mérités qui lui ont été solennellement adressés au mois de juillet dernier à propos du retard qu’elle mettait à remplir ses engagemens, elle ne laissera rien voir du déplaisir qu’a dû lui causer la translation du siège des conférences de Vienne à Paris.

Il n’est pas nécessaire sans doute de démontrer que la Prusse et l’Allemagne proprement dite font des vœux aussi vifs que l’Autriche pour le rétablissement de la paix, et cela pour des raisons analogues. D’ailleurs elles ne sont même pas représentées dans les conférences, et il est impossible de les y admettre malgré le regret que l’on en peut éprouver. Les princes allemands, partagés entre leur attachement pour la Russie et le respect qu’ils devaient à l’opinion de leurs peuples ou à celle de l’Europe, ont retenu l’Allemagne dans une attitude, dite de neutralité, où elle est menacée de perdre le rang qui devrait appartenir parmi les nations à un aussi grand pays. Les innombrables notes dont ils ont enrichi leurs chancelleries n’y feront rien; ne sont-elles pas comme si elles n’existaient point? La question ne va-t-elle pas se régler sans eux, et sans qu’il reste à leur amour-propre aucune autre échappatoire que de se réfugier dans ce qu’ils appellent le sentiment de leur dignité? Autrefois ils berçaient leurs peuples de l’espérance qu’un jour arriverait où ils mettraient leurs épées dans la balance, et interviendraient, comme le Deus ex machinâ, pour la plus grande gloire de l’Allemagne. Ce jour n’est jamais venu, et on sait bien pourquoi : c’est parce que la Russie, qui possède toutes leurs sympathies, ayant été vaincue sur le champ de bataille aussi bien que sur le terrain du droit, ils n’ont pas osé prendre le parti du plus faible, comme ils n’avaient pas voulu prendre celui de la justice. Et cependant quel service ils auraient pu rendre au monde, si leur attachement pour la Russie eût été aussi éclairé qu’il l’a été peu, s’ils avaient conservé vis-à-vis d’elle une indépendance assez grande pour lui faire entendre un langage à la fois énergique et sage, lorsqu’en 1853 les affaires ont commencé à prendre une tournure menaçante! Alors l’empereur Nicolas, parvenu à l’apogée de sa grandeur, aurait pu dire qu’il se rendait aux vœux de l’Europe, et il aurait trouvé quelque créance dans sa magnanimité. On ne saurait en douter, les princes allemands ont à cette époque fait entendre quelques observations, mais leurs remontrances n’ont malheureusement pas eu assez de crédit pour empêcher l’empereur Nicolas de passer outre à l’exécution de ses ambitieux projets, et nous avons été plongés dans la guerre cruelle qu’avec un peu plus d’énergie et d’indépendance on nous aurait peut-être épargnée. Plus tard est venue la phase des intérêts allemands et de la neutralité prétendue, où l’on gênait le moins qu’il était possible le commerce de notre ennemi, où les pains de salpêtre, habillés du papier jaune ou bleu et de la ficelle consacrés par l’usage, s’expédiaient malignement en douane sous la désignation de pains de sucre à l’adresse de la Russie. Aujourd’hui les princes allemands nous disent qu’ils attendent qu’on vienne les chercher pour nous aider au règlement d’une question qui a fait éclater leur impuissance de la manière la plus manifeste, et où ils nous ont dit pendant si longtemps que les intérêts allemands n’avaient rien à voir. Pourquoi nous rendrions-nous à leurs désirs, nous contre qui ils faisaient certainement des vœux, lorsque la puissance qui possédait toutes leurs sympathies a montré si peu d’égards pour leurs remontrances? Si leur participation aux travaux de la conférence était de quelque utilité pour le bien général, est-ce qu’ils n’y seraient pas entrés par la force des choses? Sans doute il est regrettable et fâcheux au plus haut point de voir un peuple honnête, laborieux, intelligent, cultivé, comme le sont les Allemands, arriver à ne pas tenir une place plus considérable dans le monde; mais à qui la faute? Est-ce à la France qu’il faut s’en prendre si les traités de 1815 ont donné à la confédération germanique une organisation telle qu’elle semble fatalement condamnée à l’inertie, et qu’en définitive ses quarante millions d’hommes ne peuvent être représentés à la conférence, tandis que les quatre millions d’habitans du royaume de Piémont y tiennent leur place, et cela en vertu de leur droit, sans avoir eu besoin de solliciter l’agrément de personne?

Toutefois, si les puissances occidentales n’ont aucune raison pour tenir compte des principautés allemandes autrement que dans la limite de leurs intérêts propres, il est un royaume qui se recommande tout particulièrement aux sympathies et à la considération de la France et de l’Angleterre. Ce royaume, c’est la Suède, qui, placée dans une situation infiniment plus délicate qu’aucun des états de la confédération germanique, a cependant fait preuve d’énergie et de bonne volonté, quoiqu’elle ne soit pas allée jusqu’à prendre place parmi les belligérans. Son adhésion à l’alliance occidentale n’en a pas moins été l’une des causes qui ont amené la Russie à composition, et s’il est certain que l’on en gardera à Saint-Pétersbourg un ressentiment que les conditions du voisinage pourront rendre pénible pour la puissance la moins forte, il faut par compensation qu’à Paris et à Londres on n’oublie pas le service rendu, et qu’on ne néglige rien de ce qui peut préserver la Suède des conséquences de son accession à l’alliance occidentale. C’est une question d’honneur qu’il doit être presque superflu de rappeler.

Nous n’essaierons point de prouver que ce n’est pas de la Turquie plus que de l’Angleterre, ou de la France, ou de la Sardaigne, ou de l’Autriche, que viendront les obstacles à la paix. Le sentiment des réparations qu’elle se croit en droit de demander à la Russie après tant et de si longues injures lui fera peut-être introduire quelques questions délicates, et c’est à elle surtout qu’il faudra pardonner la passion dans les épineux débats où son sort va se décider; mais on ne peut douter aussi que les avantages importans qui lui seront assurés par la paix, comme les conseils d’alliés qui viennent de dépenser pour elle tant d’or et tant de sang, ne la disposent à écouter la voix de la modération. Elle n’y a pas manqué l’année dernière aux conférences de Vienne, elle n’y manquera certainement pas cette année. D’ailleurs la Turquie n’a pas malheureusement pour elle le droit de se montrer exigeante. Ce n’est pas seulement l’état critique de ses affaires intérieures qui lui fait une loi d’être modérée, c’est aussi la faiblesse du rôle qu’elle a joué dans la guerre. Le prestige acquis à ses armes dans la première campagne, lorsque seule encore elle résistait à la Russie, a aujourd’hui singulièrement pâli. L’honneur qu’elle s’était fait à Oltenitza, à Citate, à Silistrie, elle ne l’a pas soutenu en Crimée, et, sauf la stérile victoire de l’Ingour, elle n’a continué à éprouver en Asie que des revers, toujours produits par les mêmes causes : l’incapacité de ses généraux et la rapacité de la plupart de ses administrateurs. En Crimée, Omer-Pacha n’a plus été ce qu’il était sur le Danube, il semble n’avoir pu s’entendre avec les généraux alliés. A Constantinople, il n’a pas cessé d’être en querelle réglée avec le divan, et la fâcheuse situation qu’il s’est ainsi faite a eu pour résultat d’enlever à ses soldats l’avantage de figurer dans aucune des grandes affaires qui ont été livrées sous les murs de Sébastopol. C’est à Eupatoria seulement que les troupes ottomanes, représentées surtout par le contingent égyptien, ont pris part aux escarmouches, aux combats d’avant-garde, aux reconnaissances qui ont été tout le travail de la campagne. Dans ces engagemens secondaires, les soldats musulmans semblent s’être bien conduits, et le témoignage des généraux français leur est pleinement favorable; mais cela n’était pas suffisant pour donner à l’armée du sultan l’égalité parmi les puissances belligérantes. En Asie, le rôle des Ottomans a été moins brillant encore. Lorsqu’après s’être retiré de Crimée trop tôt pour prendre part à l’assaut de Malakof et trop tard pour sauver Kars, Omer-Pacha entre enfin dans la Mingrélie, il est très difficile de découvrir le but qu’il se proposait en partant de Soukoum-Kalé, et en tout cas il ne fait qu’une vaine démonstration; Kars n’est pas moins obligé de capituler. Le siège de cette ville, située à huit ou dix lieues de la frontière russe, sur le plateau de l’Arménie, à quelque mille pieds au-dessus du niveau de la mer, est le fait principal de la campagne de 1855 en Asie. Tous ceux qui y ont figuré, soit dans l’attaque, soit dans la défense, ont acquis une gloire réelle; mais les causes qui ont réduit son héroïque garnison peuvent être imputées à juste tire au gouvernement ottoman, à sa faiblesse, à sa mauvaise administration, à l’immoralité de la plupart des hommes qu’il a employés. C’est la troisième fois depuis le commencement de la guerre qu’une armée turque périt ou se disperse par la faute de ceux qui étaient chargés de la conduire ou de lui donner du pain, tantôt les uns, tantôt les autres. Ici les officiers qui défendaient la place ont fait tout ce qu’on pouvait attendre d’hommes braves et intelligens, mais c’étaient des officiers anglais, et l’on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, ou de la généreuse abnégation qui porta le général Williams à s’enfermer dans une ville qu’il savait être dépourvue de vivres et de matériel de guerre, même de poudre, ou de la fermeté et du talent qu’il a déployés pour maintenir pendant si longtemps dans le devoir une population affamée à tel point, qu’à la fin du siège un chat se vendait plus de 20 francs, somme énorme à Kars, et que les habitans déterraient les chevaux morts pour en manger les restes putréfiés. Quant à la garnison, quant aux malheureux soldats, leur dévouement semble n’avoir connu de limites que celles des forces humaines. Décimés par le typhus, le scorbut et le choléra, ils étaient réduits par la faim à un état d’émaciation et d’affaiblissement tel qu’on avait fini par ne plus changer les postes pour leur épargner les fatigues d’une marche de quelques centaines de pas, qu’ils en avaient perdu la voix, que les sentinelles pouvaient à peine s’entendre entre elles. « Les joues creuses, les jambes tremblantes, dit à la date du 10 novembre le journal du docteur Sandwith, qui a été l’un des acteurs de ce drame lugubre et glorieux, ils sont encore fermes dans le devoir. Je les ai vus maintes et maintes fois veillant au milieu de la nuit sur leurs batteries, les uns debout appuyés sur leurs armes, les autres accroupis sur le talus du rempart, supportant sans se plaindre un froid aussi rigoureux que celui des régions polaires, à peine capables de répondre à l’appel de l’officier de ronde, et cependant accueillant toujours avec le même refrain de loyale et d’inébranlable fidélité les paroles d’encouragement ou de consolation qu’on pouvait leur adresser : Padishah sag ossoon, — longue vie au sultan! On eût dit que l’excès de la souffrance faisait éclater chez eux des accens de sacrifice et d’abnégation qu’on n’aurait peut-être pas entendus dans les jours de la prospérité. » Le sentiment du devoir était poussé si loin chez ces braves gens, qu’on en a vu tomber d’inanition auprès des dépôts de vivres confiés à leur garde; le jour de la reddition de la ville, il en mourut de faim plus de quatre-vingts. C’est la famine ou plutôt ce sont les auteurs de cette famine qui les ont trahis, et plusieurs de ces grands coupables jouissent impunément à Constantinople du fruit de leurs exactions.

J’emprunte ces détails au livre que le docteur Sandwith vient de publier sur le siège de Kars, et je les cite avec quelque empressement, car ils prouvent la vérité de ce que je disais ici même l’année dernière, à savoir que si dans les hautes sphères administratives du gouvernement ottoman règne la corruption la plus affligeante, le peuple turc lui-même a des vertus réelles, et qu’il est bien loin de mériter toutes les calomnies qu’on cherche à répandre sur lui. Le docteur Sandwith nous fournit à ce sujet de précieuses indications. Chargé en chef du service médical, il a eu sous ses ordres un certain nombre de médecins formés à l’école de Galata-Seraï à Constantinople, et voici le témoignage qu’il rend sur leur compte : « Et qu’il me soit ici permis de rendre justice à l’infatigable dévouement de la petite, mais notre troupe des chirurgiens turcs, si mal payés et si mal traités. Je ne veux pas dire que leur instruction fût égale à celle de leurs confrères de l’Occident ; mais leur attachement à la profession, leur zèle industrieux pour les blessés turcs ou russes qui encombraient nos hôpitaux, et en face des difficultés les plus terribles (difficultés que peuvent seuls connaître ceux qui ont soutenu un siège dans une ville d’Asie), n’ont jamais été surpassés. C’est un fait incontestable que les médecins turcs, peu nombreux et imparfaitement instruits comme ils sont, tiennent la tête de la civilisation dans leur pays. Parmi eux, nous trouverez des hommes dont l’ouverture d’esprit et l’absence; de tout fanatisme feraient honneur à tout nation sur la terre. » Ce qu’il dit des médecins, l’auteur le dit aussi des élèves qui ont été formés dans les écoles de Constantinople, des militaires qui ont été instruits par des officiers européens. Il a retrouvé chez tous un sentiment d’ l’honneur et du devoir, une indépendance des préjugés populaires, qu’ils avaient puisés dans le commerce des hommes de l’Occident, et qui n’étaient pas moins profonds dans leur esprit que chez les élèves de Galata-Seraï, quoiqu’ils fussent comme eux mal traités, mal payés, sacrifiés en toute occasion aux créatures des grands, aux favoris des pachas en crédit. En citant ce jugement du docteur Sandwith sur les heureux fruits qu’a produits l’éducation donnée aux Turcs par des Européens, je n’ajoute pas sans satisfaction que le plus grand nombre de ces officiers et de ces professeurs sont des Français. Il en est deux surtout dont les noms devraient être au moins pour quelque temps sauvés de l’oubli, car ils ont fait le sacrifice de leur vie à la cause qu’ils étaient venus servir en Orient : le chef de bataillon d’Anglars, qui avait formé l’infanterie turque, et qui est mort commandant de place à Kamesh, et le colonel Magnan, professeur à l’école d’état-major de Constantinople, qui est tombé couvert de blessures à la tête des colonnes d’assaut de la division Dulac, dans la glorieuse journée du 8 septembre 1855.


IV.

Reste enfin la Russie. La Russie entre-t-elle dans les conférences avec le désir de se prêter à l’œuvre de la pacification? Cela est probable, et l’on peut attribuer cette résolution de sa part à plusieurs motifs, pris chacun dans un ordre de faits différens, mais qui ont chacun aussi une valeur réelle.

Le premier, c’est l’espérance d’arriver à dissoudre un jour l’alliance anglo-française, dont la puissance l’écrase. On peut compter qu’elle n’y (épargnera aucun moyen, et dès le premier jour elle a montré qu’elle les emploierait tous, jusqu’aux plus petits. C’est ainsi que dans les trêves sous les murs de Sébastopol nos officiers et nos soldats ont toujours trouvé près des Russes l’accueil le plus empressé, ont toujours reçu d’eux les éloges les plus flatteurs, tandis qu’on affectait vis-à-vis des Anglais la plus grande froideur et presque du dédain pour leurs qualités militaires. C’est ainsi encore que les Russes ont mis une très grande différences dans leur attitude et leurs procédés avec les prisonniers des deux nations, non pas qu’ils aient maltraité les Anglais, mais ils ne faisaient pour eux que ce qu’exigeaient les lois de la guerre et de l’humanité, pendant que les nôtres étaient fêtés, choyés avec une attention qui mériterait de notre part une très vive reconnaissance, si la politique ne devait pas être comptée autant que la générosité naturelle dans ce déploiement d’humanité.

Une autre raison qui nous fait croire à la sincérité de la Russie et qui vaut encore mieux que la première, c’est que la Russie n’est plus en mesure de continuer la guerre avec quelques chances de succès, et qu’elle en est elle-même convaincue. Peut-être ne pourra-t-on jamais dresser un état tant soit peu exact des pertes immenses que ces deux années de guerre ont causées à la Russie, peut-être l’administration impériale elle-même ne connaît-elle pas le chiffre des soldats que l’armée russe a perdus soit sur le Danube, soit en Crimée, soit en Asie; mais qui voudrait contester qu’il ne s’élève à plusieurs centaines de mille hommes ? Combien la Crimée elle seule en a-t-elle dévoré? Les pièces officielles publiées par les Russes eux-mêmes fournissent à cet égard des indications significatives. Ainsi, dans le rapport où il rend compte de l’assaut de Malakof, le prince Gortchakof accuse une perle de 28,652 hommes pour les vingt-trois derniers jours du siège; encore ce chiffre de 28,652 hommes ne représente-t-il que les pertes essuyées par les troupes d’infanterie. Le général russe dit à deux reprises que l’artillerie ne lui a pas encore envoyé ses rapports particuliers, et il avoue dans un passage spécial que le feu infernal de l’ennemi a si cruellement maltraité ses canonniers, qu’il ne peut plus fournir aux batteries le nombre d’hommes nécessaire pour les servir. Or les Russes comptaient environ 700 pièces en batterie sur les remparts de Sébastopol; quel peut donc être le chiffre qu’il faut ajouter pour les pertes de l’artillerie à celui de 28,652 hommes des troupes d’infanterie que le rapport du prince accuse pour vingt-trois jours seulement? De plus, le siège de Sébastopol a demandé pour être mené à bonne fin trois cent trente-six jours de tranchée ouverte. Essayez maintenant de supputer ce que ces trois cent trente-six jours ont coûté d’hommes mis hors de combat par le feu de l’ennemi ! Ajoutez-y les pertes de l’Alma, d’Inkerman, de Traktir; ajoutez-y encore et surtout les malades qui dans toutes les armées sont toujours infiniment plus nombreux que les hommes frappés sur le champ de bataille, et qui ont dû représenter un chiffre énorme pendant l’hiver de 1854 à 1855. Essayez de faire le calcul des pertes qui pour toutes ces causes ont dû peser sur l’armée russe, et, si modérées que soient les bases de votre estimation, vous arriverez à un total qui épouvante.

Prenons, si vous le voulez, un autre mode de raisonnement. L’armée russe, dans l’organisation qu’elle a reçue de l’empereur Nicolas, se compose de trois parties distinctes : l’armée dite d’opération, la réserve, les corps locaux. L’infanterie de l’armée d’opération, car c’est sur cette arme seulement que nous avons quelques renseignemens précis depuis le commencement de la guerre, est répartie en vingt-quatre divisions, dont trois pour la garde, trois pour le corps des grenadiers et dix-huit pour l’infanterie de ligne, représentant ensemble trois cent soixante-huit bataillons et 383,600 soldats. Or de ces vingt-quatre divisions il en est seize (trois des grenadiers et treize de la ligne, 250,000 hommes au moins) qui ont été dirigées sur la Crimée, où elles ont reçu l’adjonction de 25,000 hommes des équipages de la flotte, de plusieurs détachemens distraits de l’armée du Caucase, de troupes empruntées à la réserve et à l’armée de l’intérieur, de contingens fournis par les Cosaques et par les corps locaux, quelquefois même par des milices, car toutes ces diverses espèces de troupes sont désignées dans les rapports des généraux russes. De l’ensemble de ces données il ressort qu’au plus bas on ne peut pas estimer à moins de 400 ou 450,000 hommes le nombre des soldats de toutes armes qui ont figuré dans l’armée russe de Crimée. Eh bien! aujourd’hui on ne porte pas l’effectif réel de cette armée à plus de 125,000 hommes, tout compris, infanterie, artillerie, cavalerie, génie, etc. Que sont devenus les autres, et que faut-il ajouter à ce chiffre pour les pertes de l’armée du Danube, pour les pertes de l’armée d’Asie? On comprend maintenant la nécessité de ces conscriptions qui sont venues frapper coup sur coup les populations de l’empire, et l’on ne croit pas sans doute que ces levées, armées à la hâte et à peine disciplinées, inspirent à la Russie l’espoir de retrouver dans une nouvelle campagne les chances qui ont déjà trompé le courage et l’opiniâtreté de ses meilleures troupes.

S’il est très difficile de fixer avec quelque espérance d’exactitude le chiffre des pertes d’hommes que la Russie a faites, il est absolument impossible d’estimer le dommage que la guerre a causé à ses ressources matérielles. Comment essayer de traduire en chiffres ce qu’il faut compter pour la destruction d’une ville de 35,000 âmes comme était Sébastopol, pour la ruine d’Anapa, de Kertch, de Romarsund, de Kinburn, des forts de la côte de Circassie, de la flotte de la Mer-Noire, de l’arsenal de Svéaborg, pour tout ce qui a été détruit ou incendié dans la mer d’Azof, dans les golfes de Bothnie ou de Finlande? Tout cela irait à une somme énorme, à laquelle cependant il faudrait ajouter la valeur du matériel consommé par les troupes, le produit des impôts de guerre et des emprunts volontaires ou forcés faits à l’intérieur, le tort fait aux recettes publiques par le blocus et par la cessation du travail industriel, les dépenses que tant de levées extraordinaires ont imposées aux seigneurs, qui sont obligés d’équiper à leurs frais les hommes pris par la conscription, etc. Qui pourra calculer même approximativement la valeur dont la Russie s’est appauvrie par toutes ces saignées faites au capital national? Qui calculera ce que représentent les réquisitions extraordinaires de chevaux, de bœufs, de charrettes et d’hommes, à l’aide desquelles seules on a pu pourvoir à l’approvisionnement de l’armée de Crimée? Ces réquisitions ont frappé si lourdement, dans le sud de l’empire, sur la population des campagnes, qu’elle s’est refusée, sur plusieurs points, à travailler la terre des seigneurs, en alléguant que les conscriptions et les corvées avaient enlevé tant de bras, que ce qu’il en restait suffisait à peine à cultiver l’étendue de terre indispensable à la subsistance des veuves, des enfans, des vieillards, laissés dans leurs foyers en proie à l’abandon, à la douleur, à la misère.

C’est en milliards qu’il faudrait évaluer les pertes infligées à la Russie par toutes ces causes de désolation. Or la Russie, malgré les mines de l’Altaï et de l’Oural, est un pays pauvre, qui ne saurait résister aux conséquences d’un pareil état de choses, s’il devait se prolonger. D’ailleurs les effets s’en sont montrés déjà dans les émissions successives de papier-monnaie, dans les suspensions de paiemens des banques, dans la ruine du crédit de l’empire, qui vient d’échouer pour la seconde fois à faire un emprunt au dehors. Et s’il est vrai, pour les gouvernemens despotiques aussi bien que pour les autres, que l’argent est le nerf de la guerre, quels succès la Russie peut-elle se promettre, elle dont les recettes ne s’élèvent, dans les années les plus prospères, qu’à 850 millions au plus, contre quatre puissances dont les budgets réunis dépassent trois milliards et demi, qui ont trouvé à emprunter 3 milliards, et qui en trouveraient bien d’autres encore, tandis qu’elle-même ne peut réussir à emprunter 200 minions?

A défaut de crédit financier, si la Russie avait des amis de qui elle pût espérer un concours ou une aide quelconque, il ne serait peut-être pas absolument impossible qu’elle se laissât séduire par l’idée d’améliorer sa position en prolongeant la guerre; mais il y a longtemps sans doute que la Russie n’a plus d’illusions à cet égard. Elle a des alliés, des parens parmi les princes, elle possède les sympathies de quelques minorités dans les sociétés européennes : alliances timides, sympathies impuissantes! Après deux ans de guerre, elle n’a pas encore trouvé un gouvernement qui ait osé lui accorder un témoignage public d’attachement, qui ait osé dire qu’elle n’avait pas tort, qui ait osé ne pas donner dans son langage officiel raison à ses ennemis contre elle. Il n’y a pas jusqu’à la Prusse qui n’ait proclamé l’injustice de sa cause par le traité de Berlin, jusqu’aux petits princes de l’Allemagne qui ne l’aient condamnée en s’appropriant les provisions de ce traité. Après cela, que signifient les complimens de condoléance que l’on fait parvenir secrètement à Saint-Pétersbourg, les assurances d’un vain dévouement formulées dans des lettres qui se terminent peut-être en exprimant la crainte où l’on est de se voir entraîné malgré soi dans une coalition universelle contre la Russie? Les archives de Saint-Pétersbourg doivent contenir dans ce genre des choses bien intéressantes, et qui promettent de bien curieuses découvertes aux historiens de l’avenir. Il n’y a certainement pas qu’une puissance dans le monde que la Russie accuse de la plus noire ingratitude.

Non, la Russie n’a rien à espérer du dehors, elle voit au contraire le vide grandir sans cesse autour d’elle, le nombre de ses ennemis grossir, leurs forces et leurs ressources s’augmenter, leurs projets, irrités par une résistance aussi malheureuse qu’opiniâtre, prendre des proportions de plus en plus menaçantes pour elle. Il ne s’agit plus aujourd’hui seulement de sa prépondérance dans le Levant, c’est l’empire lui-même qui serait attaqué. Tenter encore, avec son armée toujours battue et son trésor aux abois, la fortune des batailles, ce serait courir des chances dont pas une n’est favorable, et qui toutes pourraient entraîner des conséquences incalculables. La destruction de Cronstadt et de la flotte de la Baltique ne serait que le moindre des maux qu’il faudrait prévoir; il faudrait s’attendre peut-être à la perte des provinces situées au sud du Caucase, et qui ne seraient probablement jamais rendues, si elles étaient une fois conquises. Il faudrait prévoir l’occupation de la Finlande ou des provinces baltiques; il faudrait craindre une tentative de résurrection de la Pologne, tirée de son long abaissement pour servir de boulevard à l’Europe contre l’empire russe, isolé désormais de tout contact direct avec cette civilisation occidentale dont il a si grand besoin. Il paraît en effet que le projet en a été agité, et qu’il a rencontré dans l’esprit de plusieurs gouvernemens une défaveur moindre ou même une faveur plus grande que peut-être on ne s’y attendait. Nous ne voulons pas garantir le fait, mais on assure que c’est la révélation faite par la Prusse de circonstances qui montraient combien ce projet avait gagné de terrain, qui a déterminé la résolution du 16 janvier et l’acceptation des propositions autrichiennes.

Voilà donc bien des raisons pour croire que la Russie est entrée dans les négociations avec le sincère désir d’arriver à la paix; mais il en est une autre encore que nous regardons comme une garantie sérieuse de la sincérité de la Russie, et qui nous persuade que nos adversaires traitent aujourd’hui avec nous sans arrière-pensée. Cette raison, c’est que l’honneur de l’armée russe est sorti intact de cette guerre, où elle n’a cependant d’autre succès à enregistrer que la capitulation de la ville de Kars. L’histoire fera certes une belle part à cette brillante noblesse russe qui s’est sacrifiée avec un dévouement si patriotique pour la défense de Sébastopol, à cette armée qui pendant onze mois nous a disputé le terrain pied à pied avec une opiniâtreté et un talent qui mettent au défi les annales des sièges les plus célèbres, ceux de Numance, de Rhodes, de Malte, de Saragosse, et c’est à cause de cela même que la gloire des vainqueurs de Sébastopol doit jeter un si grand éclat dans le monde. Les étrangers, les Allemands surtout, qui ont écrit sur ce sujet ne tiennent peut-être pas un compte assez juste des difficultés qui ont pesé sur les alliés par suite de la distance à laquelle ils agissaient, et de l’indépendance des commandemens exercés par les généraux de chaque nation. Quoi qu’il en soit, un des officiers qui se sont acquis le plus de distinction dans cette guerre, c’est sans contredit le général Todleben, Il est vrai que les circonstances lui ont été singulièrement favorables dans les premiers jours du siège. En présence d’une armée qui n’avait pas encore débarqué une seule pièce de gros calibre, il disposait, pour organiser la défense, de troupes plus nombreuses et d’un matériel plus considérable qu’il ne s’en est encore trouvé dans aucune place de guerre. Ce qu’il faut reconnaître aussi cependant, c’est qu’il a donné des preuves merveilleuses d’initiative, de savoir et d’activité. Peut-être, lorsque des juges compétens écriront l’histoire de cette lutte héroïque, trouvera-t-on à critiquer quelques-uns des ouvrages du général Todleben et le luxe de travail qu’il y a quelquefois déployé. A coup sûr, on ne pourra s’empêcher d’admirer la rapidité avec laquelle il conçut le plan de défense d’une ville à peu près ouverte, la rapidité avec laquelle il l’a exécuté, et l’abondance des moyens par lesquels il l’a augmenté et maintenu. Dans la guerre souterraine, il a médiocrement réussi; mais les embuscades qu’il avait disposées en avant des points d’attaque, les logemens qu’il avait organisés dans ses principaux ouvrages, passent pour des chefs-d’œuvre aux yeux des gens de l’art. Malgré l’opinion que nous avions de notre supériorité dans les armes savantes, il nous a prouvé que les officiers du génie militaire en Russie n’ont à redouter la comparaison avec aucun de leurs rivaux en Europe.

L’artillerie russe s’est également acquis une réputation que l’on était bien loin de prévoir au début de la guerre. Ce n’est pas seulement la justesse de son tir qui s’est fait remarquer, c’est aussi l’activité et la bonne exécution de ses travaux, l’excellence presque recherchée de son matériel, la rapidité de ses mouvemens, la facilité avec laquelle elle a amené sur les champs de bataille d’Alma et d’Inkerman et en a retiré des pièces d’un calibre qu’on n’avait encore employé jusque-là que sur les remparts ou dans les batteries des vaisseaux ; mais chose singulière, tandis que le matériel de l’artillerie est si perfectionné, les armes de l’infanterie russe sont au contraire fort inférieures à celles des soldats des puissances alliées. Le fer des sabres et des baïonnettes est de qualité médiocre, le fusil de munition est lourd et peu soigné dans ses détails, les armes de précision surtout ne sauraient se comparer à nos carabines Minié, à nos fusils à tige, à la carabine Enfield des Anglais. Aussi paraît-il que si chez nous tout ce qui se montrait au-dessus de la tranchée était fort compromis, tout ce qui se laissait apercevoir chez les Russes au-dessus du rempart ou à travers les embrasures était infailliblement criblé de balles. Nous avons à cet égard le témoignage impartial des médecins allemands et américains que le gouvernement russe avait recrutés hors de l’empire. Par eux aussi, nous avons appris combien l’insuffisance du service hospitalier avait contribué à augmenter le chiffre des pertes qu’a subies l’armée de Sébastopol. À en juger par leurs récits, c’est là un des côtés les plus défectueux de l’établissement militaire de la Russie, et, malgré tout ce qu’on a tenté à l’heure du péril, il semble qu’on ait bien peu réussi à combler cette lacune.

Quels que soient pourtant les défauts que l’on puisse reprocher à l’organisation militaire de la Russie, rien n’a sans doute fait plus souffrir l’armée russe, après les coups portés par l’ennemi, que l’état de la Russie elle-même. L’année dernière, lorsque retentissaient tant d’accusations contre l’incapacité administrative de l’intendance anglaise, sir Sidney Herbert, alors secrétaire de la guerre, s’écriait douloureusement dans la chambre des communes : « Ç’a été un jeu pour nous de franchir avec nos bateaux à vapeur les trois mille milles qui séparent Portsmouth de Balaclava, mais nous avons échoué sur les six derniers milles qui séparent Balaclava des tranchées anglaises devant Sébastopol. » Or cette parole du ministre anglais, qui n’a pas trouvé de contradicteur, doit nous donner une idée de ce qu’ont eu à supporter les Russes pour s’entretenir et s’approvisionner, lorsque leurs convois et leurs troupes avaient à franchir, non pas six milles seulement, mais des centaines et des centaines de milles sous la pluie, dans la neige, à travers des pays à peine habités, ou, pis encore, à travers la steppe inculte et déserte, avec la perspective d’être assaillis par un ouragan, par un de ces chasse-neige qui ont englouti plus d’une colonne. Quelle cause d’infériorité vis-à-vis de l’ennemi, quelle blessure pour l’amour-propre national, lorsqu’on se disait qu’un bataillon qui était encore en garnison à Paris ou à Londres était, au point de vue du temps, plus près de Kamiesh ou de Balaclava qu’un bataillon qui montait la garde à Odessa n’était près de Sébastopol ! Grâce à nos chemins de fer et à nos bateaux à vapeur, plus d’un régiment est passé de France en Crimée en moins de douze jours, tandis que pas un corps russe n’a pu se rendre d’Odessa à Sébastopol en moins d’un mois. Nous le savons par le témoignage de nos prisonniers, qui, pour franchir cette distance, avaient à fournir trente-trois étapes, c’est-à-dire trente-trois journées de marche des plus pénibles, malgré la bonne volonté que mettaient les Russes à leur épargner toute souffrance inutile.

Un des enseignemens les plus précieux qui ressortent de cette guerre, c’est l’avantage qu’a donné la supériorité de leur industrie aux puissances occidentales. Sous ce rapport aussi bien que sous les autres, on peut dire que leur triomphe a été celui de la civilisation, et il montre combien l’empereur Nicolas s’était trompé en sacrifiant toutes les ressources de son empire au développement de son état militaire. Combien de ses soldats n’eût-il pas sauvés, s’il avait pu mettre un chemin de fer à leur disposition ! Quelle facilité n’aurait-il pas eue pour nous écraser sous le nombre, si, dans les premiers jours après notre débarquement, il avait possédé des moyens de transport puissans et rapides! On dit qu’aujourd’hui le gouvernement de l’empereur Alexandre est très pénétré de ces vérités, et qu’il se propose de consacrer, pendant la paix, tous ses efforts à développer les ressources productives, l’industrie et le commerce de la Russie. Nous aimons à croire que ce ne sont pas de vains projets, inspirés seulement par la circonstance, et qui doivent s’évanouir avec elle. S’ils sont sérieux, ils impliquent nécessairement aussi un désir sérieux de la paix, qui seule permettra de faire appel aux capitaux étrangers, et ce sera de toutes façons une chose excellente. La richesse générale du monde y gagnera, et la Russie plus que personne, son peuple surtout. En effet, sans s’occuper des autres raisons qui le conseillent aussi, l’affranchissement des paysans devra sortir de ce mouvement salutaire, car, pour ne parler qu’au point de vue économique, le servage est un mode d’exploitation barbare auquel il faudra renoncer, si l’on veut réellement entrer dans ce nouvel ordre d’idées. Occupée de pareils soins, la Russie ne songera plus alors à troubler la paix de l’Europe; elle deviendra un membre utile et respecté de la grande famille.

Avons-nous donc tort de croire que la Russie doit désirer et désire en effet sincèrement qu’après une guerre où elle n’a rencontré que des revers, mais où la fermeté de ses soldats a cependant sauvé l’honneur de ses armes, la paix soit rétablie dans le monde? Sans doute, pour une puissance habituée depuis si longtemps à traiter de si haut avec les autres, et qui s’était enivrée de rêves si ambitieux, il est dur d’avoir à signer le traité que l’on demande aujourd’hui à la Russie; mais à qui peut-elle s’en prendre si ce n’est à elle-même? Qui l’a poussée dans cette voie funeste où elle n’a trouvé que des revers, et qu’elle a jonchée d’épouvantables hécatombes ? Elle ne dira pas que les mauvais conseils, que des promesses perfides l’ont égarée; les avis ne lui ont pas manqué, et s’il est quelque chose qui ressorte de toutes les transactions qui ont précédé l’état de guerre, c’est la longanimité de l’Europe, c’est sa patience pendant toute l’année 1853, c’est la répugnance qu’elle éprouvait à prendre un parti violent. La Russie a cru voir de la faiblesse dans cette disposition de l’Europe, et, comptant sur des divisions qui heureusement ne se sont pas produites, elle a persévéré dans sa téméraire et coupable entreprise. Aujourd’hui elle subit la conséquence de ses erreurs. Si cependant elle est juste, elle devra reconnaître que les conditions qu’on lui fait ne sont pas excessives. On veut ôter à la Russie des armes dont elle a fait un mauvais usage; mais en définitive il n’y a rien dans le traité qu’on lui propose qui porte atteinte aux élémens légitimes de sa grandeur, de sa richesse, de sa puissance. Ce sera même le caractère glorieux de cette paix que les vainqueurs auront pris en considération positive ce qu’il pouvait y avoir d’honorable dans les prétentions de leur adversaire. C’est au nom du droit des chrétiens d’Orient que la Russie avait tiré l’épée : le résultat le plus certain de la guerre sera d’avoir fait consacrer ces droits et de les avoir placés sous le patronage de l’Europe tout entière. Si, comme nous n’en doutons pas, la Russie éprouve sérieusement pour ses coreligionnaires du Levant toutes les sympathies qu’elle proclame, elle ne pourra pas dire qu’elle n’a rien gagné à la guerre, que l’Angleterre protestante, que la France et le Piémont catholiques n’ont pas tenu compte de ce qui était réellement respectable dans ses sentimens. Ces puissances lui ont donné sous ce rapport une satisfaction complète, sans avoir à espérer aucune compensation. Je crois avoir quelque expérience des populations du Levant, et j’ose affirmer qu’elles ne sauront aucun gré aux nations occidentales de ce qu’elles auront fait. Ces chrétiens qui se parent aux yeux des Occidentaux du nom brillant de Grecs, parce qu’ils savent la reconnaissance que l’Europe conserve pour les beaux génies de la Grèce antique, ne sont grecs que de religion; ils sont pour la plupart Slaves de race, et les langues que parle la majorité d’entre eux seraient incomprises des descendans de Léonidas, s’il en reste : elles n’ont d’affinité qu’avec la langue de la Russie. Aussi est-ce la Russie qui possède toutes leurs affections; pour les autres communions chrétiennes, ils ne ressentent qu’une haine obstinée et plus vive encore peut-être que celle qu’ils portent aux mahométans, leurs anciens maîtres. Lorsque l’année dernière l’Angleterre obtint du sultan l’autorisation de lever des troupes dans ses états, le divan voulait faire passer en principe que ces troupes seraient exclusivement recrutées parmi les rayas, auxquels on était déjà résolu à concéder le droit de porter les armes. Les ministres ottomans croyaient montrer ainsi la loyauté des concessions qu’ils étaient décidés à faire, et c’était quelque chose en effet que la création en Turquie d’une armée composée de chrétiens et commandée par des officiers anglais; mais le projet n’eut pas plus tôt transpiré dans le public, que les patriarches et les primats firent entendre des réclamations très vives, demandant que leurs coreligionnaires, dans le cas où on les appellerait à porter les armes, fussent placés sous les ordres d’officiers turcs plutôt que sous le commandement d’officiers européens protestans et catholiques. Et de fait le contingent anglo-turc, comme on l’appelle, est aujourd’hui composé exclusivement de soldats musulmans pris dans l’armée régulière du sultan.

Que la Russie soit bien conseillée, et elle n’affrontera pas les chances menaçantes d’une nouvelle campagne; qu’elle soit équitable, et elle reconnaîtra que tout n’est pas sacrifice pour elle dans la paix qu’on lui demande de signer; qu’elle se laisse guider par le sentiment de ses devoirs envers l’Europe, envers elle-même, et elle ne bravera pas le torrent de colères et de malédictions qui ne manquerait pas de se déchaîner contre la puissance qui pourrait être accusée d’avoir empêché la paix de sortir des conférences de Paris.


V.

Ainsi, de quelque côté que nous promenions nos regards, nous ne voyons que des chances pour la paix. Nous croyons fermement que la paix est dans l’intérêt de tout le monde, comme nous croyons aussi que les bases sur lesquelles on traite sont justes et modérées, qu’elles n’imposent à personne des sacrifices exagérés, qu’elles ne font à aucune puissance, au détriment des autres, la part si belle qu’il doive en résulter des sentimens de jalousie ou de revanche à prendre. Et cette opinion n’est pas seulement la nôtre, elle est universellement partagée; car comment imaginer que toute l’Europe se serait mise à croire avec tant d’assurance à la paix, si le sentiment public, qu’il est impossible de violenter ou d’égarer dans une pareille question, n’avait pas déjà reconnu que les conditions qui sont mises en avant sont également acceptables pour tous dans la position que les événemens ont faite à chacun?

Plaise donc au ciel et à la sagesse des gouvernemens que la paix nous soit rendue ! Qu’elle reparaisse avec son cortège de bienfaits, avec ses travaux féconds, avec son influence civilisatrice. Si glorieuse qu’ait été la guerre, la paix sera la bienvenue pour nous, car nous ne craignons pas qu’elle nous corrompe : elle nous laisse assez de grandes et de nobles œuvres à poursuivre, autrement importantes à la prospérité et à la civilisation du genre humain que l’éclat des plus brillantes victoires.

L’Europe aura en effet à faire vivre la Turquie, entreprise délicate et laborieuse qui exigera de la part de tous de la tolérance, de la modération, des égards mutuels, de la déférence réciproque pour les intérêts, les traditions et les sentimens de chacun. À ce point de vue, on peut dire que la question d’Orient commence à se développer avec ses difficultés positives, mais aussi avec ses perspectives de grandeur, si les peuples européens savent comprendre l’importance du rôle qui leur est aujourd’hui dévolu. Nous avons vu le prologue militaire du drame, nous allons entrer maintenant dans la réalité du sujet. Par la guerre, on a obtenu des garanties contre l’ambition des ennemis extérieurs de l’empire ottoman ; mais qui le protégera désormais contre lui-même, contre la corruption et la vénalité qui le dévorent, contre l’anarchie et contre les haines qui divisent tant de races, de nationalités, de religions ? Nous n’avons rien fait encore, si nous ne savons pas conjurer ces fléaux. Et cela est d’autant plus urgent, que l’appui même que nous venons de prêter à la Turquie a ravivé toutes ces causes intérieures de ruine et de dissolution. La vue de ces soldats que nous venons de verser dans son sein, innombrables comme les sables de la mer, l’aspect de ces flottes majestueuses, chefs-d’œuvre du génie de l’homme, dépôts mobiles de force, de puissance et de richesses, qui traversaient incessamment les eaux du Bosphore, plus nombreuses que ces troupes d’oiseaux voyageurs dont le musulman aime à suivre du regard le vol dans les airs, ces grands spectacles ont produit des impressions profondes sur l’imagination contemplative des peuples du Levant. En coudoyant nos soldats dans les bazars de Constantinople, le Turc s’est senti instinctivement troublé dans l’idée qu’il avait de sa suprématie. En examinant d’un œil curieux toutes les merveilles de nos arts, en voyant la facilité avec laquelle nos trésors, notre esprit d’ordre et de prévoyance ont fondé des établissemens immenses à Constantinople, à Kamiesh, à Maslak, à Scutari, à Smyrne, le raya s’est rappelé qu’il était chrétien comme nous, et ce souvenir, plein d’orgueil et d’amertume à la fois, s’est traduit par des imprécations contre le Turc, que le raya rend seul responsable de son abaissement, à qui seul il impute son ignorance, sa faiblesse, ses misères et ses maux. Il ne faut pas se tromper sur les conséquences très probables que produiront d’abord au sein de cet empire affaibli les principes que l’Europe vient d’y proclamer, et qu’elle va faire consacrer comme partie du droit public des nations. Toutes les chances sont pour que, d’un côté, ces principes soient mal ou infidèlement appliqués par les représentans inférieurs de l’autorité ottomane, tandis que de l’autre ils seront regardés par les populations comme une arme de guerre contre les Turcs plutôt que comme la garantie d’un avenir de paix et de travail. Sans qu’il soit besoin de supposer qu’aucune puissance emploie son crédit à attiser les feux de la discorde, on doit donc s’attendre, si l’on n’y pourvoit, à des conflits, ù des luttes qui seraient d’autant plus terribles, que nous avons mis des armes dans les mains de tout le monde. La plus vulgaire prudence ordonne de prévoir ces éventualités menaçantes et d’y parer. C’est un devoir que l’Europe a contracté vis-à-vis du gouvernement du sultan en l’entraînant dans ces voies libérales, mais hasardeuses; c’est un devoir encore à l’égard de ces populations impatientes autant que souffrantes, ignorantes et aveugles autant que spirituelles, et douées du plus dangereux esprit d’intrigue. Or, pour conjurer ce péril, il n’y a qu’un seul moyen : c’est l’occupation de quelques points du pays par des troupes européennes pendant un temps au moins, jusqu’au jour où le développement des intérêts et l’apaisement des haines, sous l’influence libérale d’institutions sincèrement pratiquées par les gouvernés aussi bien que par les gouvernans, garantiront suffisamment à tous la paix publique. Cela semble si simple, si impérieusement exigé par les nécessités du jour, qu’on ne peut pas croire que les gouvernemens n’aient pas déjà songé à y pourvoir, et qu’il paraît inutile d’y insister.

Je m’écarterais du plan de cette étude si je recherchais aujourd’hui les moyens par lesquels on peut rendre la vie à l’empire ottoman, à ces magnifiques contrées où la tradition a placé le paradis terrestre. Le peu que je viens de dire, les problèmes que j’ai essayé de poser doivent suffire à montrer que la période de paix qui s’ouvre devant nous ne réserve pas à l’Europe des travaux moins glorieux et moins dignes de son génie que ceux de la guerre. Puisse-t-elle les comprendre et se dévouer à ces nouvelles œuvres avec le sentiment généreux du bien qu’elle y peut faire! Puisse cet épisode de l’histoire, né d’une querelle entre peuples chrétiens qui se disputaient les lieux sanctifiés par la présence du Sauveur pendant son passage ici-bas, devenir le commencement d’une ère nouvelle qui verra tous les hommes rachetés par le sang du Christ travailler avec une émulation pieuse à rendre à cette terre d’Orient tous les bienfaits que nous en avons reçus!


XAVIER RAYMOND.