La Guerre et la Paix perpétuelle

LA
GUERRE ET LA PAIX PERPETUELLE

L’idée que l’homme se fait de la guerre dépend de l’idée qu’il se fait de lui-même, de la façon dont il entend ses droits et de la valeur qu’il attache à sa propre vie. Dans les monarchies antiques de l’Orient, cette valeur était presque nulle ; les Assyriens, les Égyptiens, qu’une volonté souveraine et sacrée, qui ne daignait pas s’expliquer, envoyait mourir par milliers sur les champs de carnage, pouvaient bien chercher à se dérober à leur triste sort, ils ne songeaient pas à reprocher son injustice à leur maître : discute-t-on les volonté du Ciel ? Les Romains et les Grecs n’avaient d’autre souverain que la loi ; mais on leur avait appris dès leur enfance que l’individu est tenu de se sacrifier en tout et partout aux intérêts de la cité, et Moine, seul juge de ses intérêts, avait décidé que dans l’espace de sept siècles le temple de Janus ne serait fermé qu’une fois. Les sociétés chrétiennes ont souvent maudit les horreurs de la guerre, elles ne l’ont jamais considérée comme une iniquité. Le christianisme est une religion de paix, mais il enseigne que la vie d’ici-bas n’est qu’une préparation à la vie éternelle, et qu’elle n’a par elle-même que le prix qu’on peut attacher à un bien vif et périssable. C’est sous l’influence de la philosophie du XVIIIe siècle que la personne humaine acquit une valeur qu’on ne lui avait jamais reconnue, et que le législateur commença d’attribuer aux derniers des mortels des droits imprescriptibles, sur lesquels l’État ne saurait entreprendre. Dès lors on dit leur fait aux conquérans, on instruisit leur procès, on leur demanda compte du sang versé. Cela n’empêcha pas la France révolutionnaire et l’Europe monarchique de se battre avec fureur durant plus de vingt ans. On s’était tant battu qu’on n’en pouvait plus ; le repos semblait désormais le premier des biens, et les philanthropes eurent leur revanche. Ils profitèrent de la lassitude universelle pour créer les Sociétés de la paix, et si ces Sociétés n’ont pas réussi jusqu’aujourd’hui à supprimer la guerre, elles n’ont pas laissé d’exercer à la longue quelque action sur les esprits. Un ministre de la justice l’avait définie « une manière d’être de l’humanité ». On ne la regarde plus que comme un accident terrible, dont le retour trop fréquent serait pour la civilisation moderne un désastre et une honte.

Les souverains sont obligés de compter avec l’opinion, et il est des points sur lesquels aujourd’hui tout le monde s’entend. Tout le monde s’accorde à réprouver les guerres entreprises trop facilement, et pour de minces intérêts. Un prince qui tirerait l’épée sans motif sérieux assumerait une redoutable responsabilité, et les gouvernemens qui recourent aux bons offices et à la médiation d’un tiers pour régler sans effusion de sang leurs querelles avec leur voisin, s’attirent l’estime publique. L’arbitrage tend à passer dans les mœurs politiques de l’Europe. C’est un tribunal de conciliation qui a résolu pacifiquement la question de l’Alabama, celle de la baie de Delagoa et le différend de l’Empire allemand et de l’Espagne touchant les îles Carolines. On peut dire qu’il ne fut jamais si dangereux d’être trop conquérant. A la vérité, la haute cour arbitrale, à laquelle les philanthropes voudraient confier le jugement de tous les procès internationaux, n’a pas été encore instituée ; mais si une puissance trop remuante prenait les armes par point d’honneur ou pour des raisons frivoles, elle risquerait d’avoir affaire à une coalition des neutres, qui défendraient contre elle le repos de l’Europe.

Non seulement on n’a jamais senti si vivement qu’aujourd’hui le prix et la douceur des longues paix, tout le monde s’accorde aussi à désirer que les grands et les petits États s’occupent de plus en plus d’adoucir la guerre. Quand les chroniqueurs du moyen âge nous racontent que Richard Cœur de Lion fit un jour crever les yeux à quinze de ses prisonniers, nous nous demandons si ce miroir de chevalerie appartenait à la même espèce humaine que nous, et quand nous découvrons, en lisant Grotius, que ce jurisconsulte, si humain qu’il fût, ne laissait pas de reconnaître à tout État belligérant le droit de traiter en ennemis les enfans, les vieillards, les femmes, les malades, et de réduire ses prisonniers en servitude, nous nous prenons à douter que Grotius eût le cerveau fait comme le nôtre. On disait jadis : « Fais à ton ennemi autant de mal qu’il te sera possible. » La civilisation moderne dit au contraire : « Je fais à ton ennemi que le mal qu’il faut lui faire pour le contraindre à demander la paix. » Telle est notre maxime, et nous tenons pour un barbare tout chef d’armée qui on pratique une autre.

Voilà les points sur lesquels tout le monde s’entend ; il en est d’autres sur lesquels on ne s’entend plus. Les philanthropes prétendent que l’arbitrage est un moyen assuré de prévenir tous les conflits sanglans, qu’il s’agit seulement de le rendre obligatoire. Les politiques se demandent comment on s’y prendra pour imposer les décisions d’un tribunal de paix à un plaideur rebelle et armé jusqu’aux dents. Que des arbitres interposent leurs bons offices pour terminer un petit procès, pour résoudre une question litigieuse de médiocre importance, cela s’est vu, cela se verra souvent. Mais dans tous les cas graves, où il y va de son honneur ou de sa sûreté, une nation fière et puissante acceptera-t-elle un autre juge qu’elle-même ?

Les Sociétés de la paix affirment qu’il est possible d’abolir la guerre ; n’a-t-on pas aboli l’esclavage ? Les sceptiques leur répondent qu’il est des fatalités impossibles à conjurer, et ils allèguent que de l’an 1500 avant Jésus-Christ jusqu’à l’an 1860 de l’ère chrétienne, il a été conclu plus de 8 000 traités de paix qui devaient subsister éternellement, que leur durée moyenne a été de deux ans. Comme Leibniz, les sceptiques estiment que les cimetières sont le seul endroit du monde où règne la paix perpétuelle, « que les morts ne se battent point, que les vivans sont d’une autre humeur, et que les plus puissans ne respectent guère les tribunaux. » Comme le grand Frédéric, ils sont disposés à croire que l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre est une vaine utopie, que certains projets ne se réaliseront « que dans un monde idéal où il n’y aura plus ni tien ni mien et où personne n’aura des passions. » Comme David Strauss, ces sceptiques diraient volontiers aux Sociétés de la paix : « Vous vous agitez beaucoup pour abolir la guerre ; que ne vous agitez-vous pour abolir les vents et les orages ? Vous prétendez que le jour viendra où les hommes videront toutes leurs querelles par des conférences pacifiques. Eh ! oui, ce sera le jour où ils auront trouvé le moyen de propager leur espèce par des entretiens raisonnables. » L’auteur de la Vie de Jésus, qui était un grand polémiste, entendait dire par là que comme l’amour, la haine est une passion nécessaire à notre existence, que le jour où l’humanité n’aimera et ne haïra plus, elle sera bien près de mourir.

Parmi les sceptiques dont je parle, les uns regrettent que la paix perpétuelle ne soit qu’une chimère, ils la regardent comme un beau rêve. D’autres, au contraire, sont fermement persuadés que, si les philanthropes réussissaient à supprimer la guerre, ils rendraient avec les meilleures intentions du monde un fâcheux service au genre humain et qu’ils ne travaillent point à l’ennoblissement de notre espèce, qu’une paix qui ne finirait pas plongerait les peuples dans une dangereuse léthargie, que les grands orages, qui dévastent les champs, ont leur utilité, qu’ils assainissent l’atmosphère et qu’après avoir détruit, ils fécondent.

Personne n’a soutenu cette thèse avec plus de chaleur et de conviction qu’un Allemand, M. Max Jähns, qui vient de publier un livre intitulé : La guerre, la paix et la civilisation[1]. « Froid est le tombeau, disent les Bambaras, pour les pères qui ont des fils lâches ; le courage du fils fait pénétrer une douce chaleur dans la fosse où reposent les ancêtres, et réjouit leurs ossemens. » Selon M. Jähns, la guerre ne sert pas seulement à réchauffer les tombeaux ; elle régénère les peuples corrompus, elle réveille les nations endormies, elle tire de leur mortelle langueur les races qui s’oublient et s’abandonnent. Il établit, il démontre que la guerre a été dans tous les temps l’un des facteurs essentiels de la civilisation, qu’elle a exercé une heureuse influence sur les mœurs comme sur les arts et les sciences. Il termine son livre en conjurant ses compatriotes de conserver à jamais leurs vertus guerrières, de ne point écouter les humanitaires qui leur prêchent l’arbitrage et l’esprit de conciliation. Il les exhorte « à tenir leur poudre sèche, à ne pas la laisser mouiller par les larmes infécondes des utopistes sentimentaux. »

Cependant M. Jähns fait aux pacifiques une concession ; il reconnaît que toutes les guerres ne sont pas également respectables. Il réprouve les guerres de brigandage, Ranbkriege. Ce sont là de tristes exploits qu’il faut laisser à ces peuples barbares dont la seule passion est l’amour désordonné du pillage et du butin, ou qui par orgueil ou par paresse répugnent à cultiver leurs champs et se procurent la main-d’œuvre en réduisant en esclavage leurs ennemis et quelquefois leurs amis. Sévère pour les brigands, M. Jähns ne trouve rien à redire à ce qu’il appelle « les guerres de croissance ou d’expansion, les guerres d’honneur, les guerres de jalousie, les guerres de cabinet ; » mais celles qu’il préfère à toutes les autres sont les guerres vraiment défensives ; ce sont les plus nobles, les plus glorieuses.

Malheureusement sa définition des guerres vraiment défensives laisse beaucoup à désirer. Il est arrivé plus d’une fois qu’un peuple qui désirait s’arrondir se déclarât lésé par ses voisins, inventât de spécieux prétextes pour leur chercher chicane, ou les contraignît par ses artifices à lui déclarer la guerre. C’est à cela que sert la savante politique des hommes d’État : quand ils ont du génie, ils excellent dans cet art particulier qu’on a appelé « la préparation diplomatique de la guerre ». Nous en avons vu récemment de très illustres exemples. En pareil cas, quel est le véritable agresseur ? C’est une question que M. Jähns n’a pas de peine à résoudre. Il faut lire son livre entre les lignes, et on découvre facilement le fond de sa pensée. Lorsqu’il parle de l’Assyrie, de Rome, de la Grèce ou des croisades, il raisonne en philosophe ; s’agit-il de l’Allemagne, le philosophe fait place à un chauvin, dont rien n’embarrasse l’audacieuse candeur. Selon lui, toute guerre entreprise par l’Allemagne est une guerre vraiment défensive : quiconque attaque l’Allemagne viole le droit des gens, et Louis XIV, la Convention, Napoléon Ier se sont déshonorés par des guerres de brigandage.

Il confesse toutefois que les Allemands furent dans tous les temps une race fort belliqueuse, que les principaux dieux des Germains, Odin, Thor et Tyr, étaient des divinités guerroyantes et terribles, et qu’en ce qui concerne le métier des armes, leur vocabulaire était si riche, si expressif, que les autres peuples lui ont fait plus d’un emprunt. Le mot werra, d’où vient notre mot guerre, et qui signifiait « trouble, confusion », a passé dans toutes les langues romanes. Les Allemands l’ont remplacé plus tard par le mot krieg, dérivé d’un verbe qui signifiait proprement : prendre de force, acquérir par la violence. La guerre était pour eux un moyen de s’enrichir, mais ils la tenaient aussi pour un jugement de Dieu, ainsi que l’indique le mot urlag. Il s’ensuit, la langue en fait foi, qu’ils la considéraient comme une bonne affaire, comme une opération commerciale qu’on ne saurait mener à bonne fin qu’à la condition d’être en de bons termes avec les dieux.

M. Jähns nous l’assure, ce peuple commerçant avait lame trop religieuse pour avoir le goût des guerres injustes et illégitimes, et ses souverains, soit qu’ils conquissent la Silésie ou qu’ils partageassent la Pologne, n’ont fait « qu’exercer un droit et accomplir un devoir ». A la vérité, ils ont eu quelquefois l’air d’attaquer : ne vous laissez pas prendre aux apparences, ils ne faisaient que se défendre ; car il faut ranger parmi les guerres défensives, c’est M. Jähns qui nous l’apprend, « les guerres de précaution », qui consistent à prévenir un ennemi dont on n’a pas à se plaindre, mais auquel on prête l’intention de vous nuire. M. Jähns déclare expressément que, si en 1875 les sages conseils de M. de Moltke avaient été suivis, et si l’Allemagne, sans aucun prétexte avouable, avait profité de notre impuissance pour en finir avec nous, l’Allemagne n’eût fait une fois encore que pourvoir à sa défense. Comme on le voit, il est pour certaines races privilégiées des principes de conduite qui ne sont pas faits pour les autres peuples. Etes-vous Allemand, vous pouvez tout vous permettre en sûreté de conscience ; êtes-vous Russe ou Français, vous ne sauriez avoir trop de scrupules, ou M. Jähns vous traitera de brigand. Avais-je raison d’admirer son audacieuse candeur ?

Laissons là les vaines distinctions ; renonçons à déterminer les signes auxquels on reconnaît les guerres justes et les guerres injustes. N’interrogeons à ce sujet ni les soldats, ni les diplomates, ni les chauvins ; leur jugement peut sembler suspect. La vérité est qu’il y a des guerres heureuses et des guerres malheureuses, et que c’est l’événement qui décide de la justice d’une cause. Comme les absens, les vaincus ont toujours tort ; on découvre après coup d’excellentes raisons pour démontrer qu’ils ont mérité leur malheur. Si la France avait été victorieuse en 1870, personne n’eût songé à nous considérer comme les agresseurs, et M. de Bismarck n’aurait eu garde de révéler au monde les manœuvres subreptices par lesquelles il avait, comme il s’en vante, rendu la guerre inévitable. Un philosophe du XVIIIe siècle déclarait que dans toutes les entreprises à main armée, il ne s’agit que de mentir et de voler, et les humanitaires en disent autant. Mais ils sont obligés d’avouer que le conquérant, qui prend une province à son voisin, fait une autre figure dans le monde que les larrons de grands chemins ou qu’un pick-pocket, qui dérobe la montre d’un passant. Quant à savoir si la paix perpétuelle est un beau rêve ou si l’abolition de la guerre serait plus nuisible qu’utile au genre humain, c’est une question que chacun résout selon son caractère ou l’idée qu’il se fait de la société et du vrai bonheur : dis-moi ce que tu penses de la guerre, et je te dirai qui tu es.

L’économiste la considère surtout comme une cause d’appauvrissement, il déplore les monstrueuses saignées qu’elle fait dans la richesse des nations. Il s’indigne à la pensée que la guerre de Crimée a coûté à l’Europe plus de six milliards ; que la guerre de 1870 en a coûté quinze à la France ; que la Russie a dépensé près d’un milliard de roubles dans sa dernière campagne contre la Turquie ; quel gaspillage ! Et quelle disproportion entre la dépense et le gain ! Aux pertes d’argent ajoutez les pertes d’hommes, et pour l’économiste l’homme est avant tout un instrument de travail, un outil intelligent, un producteur. On avait calculé en 1856 que depuis la paix de Weslphalie la guerre avait dévoré huit millions de ces producteurs, et M. Passy affirme que, dans les seules guerres de la révolution et du premier empire, plus de trois millions de Français sont restés sur les champs de bataille. Quels holocaustes ! quelle destruction de forces vives inutilement employées ! Ajoutez encore que la préparation de la guerre est devenue, ou peu s’en faut, aussi coûteuse que la guerre elle-même. Supposez, a-t-on dit, que les trois millions et demi de soldats répandus aujourd’hui dans toutes les casernes de l’Europe fussent rendus à la vie civile, et que chacun d’eux gagnât par son travail deux francs chaque jour, et voyez un peu ce que coûtent à l’Europe les armées permanentes. Quel sujet de douloureuses réflexions pour quiconque a la sainte horreur des dépenses improductives ! Tenez compte aussi de quatre cent mille chevaux qui ne labourent plus la terre, et vous pourrez dire que dès maintenant la guerre future, qui éclatera Dieu sait quand, cause chaque année à l’Europe une perte sèche d’au moins trois milliards. Voilà des chiffres consternans, et pour les vrais économistes, la civilisation et le bonheur sont des choses qui se chiffrent. On ne saurait vraiment leur en vouloir de regarder la guerre comme un fléau légué par les Ages barbares à la civilisation moderne. Quand donc se décidera-t-elle à renoncer à ce fatal héritage ?

Le moraliste est prêt à accorder tout cela, et cependant, quel que soit son respect pour les chiffres, il réserve son jugement. La question lui parait complexe ; est-il prouvé que certains fléaux n’aient pas des effets bienfaisans ? S’il ne tenait qu’à lui de supprimer la guerre, il hésiterait peut-être. Il y a en elle un mystère qui l’étonné, et il ne peut oublier que la lance d’Achille guérissait les blessures qu’elle avait faites. Il pense qu’un peuple très riche, très industrieux, serait un peuple déchu s’il n’était plus capable de produire de grands caractères, si une paix perpétuelle engourdissait son courage, si, délivré de toute inquiétude, sa vie croupissait comme une eau dormante ou s’il ne cherchait plus son bonheur que dans les enivremens et les corruptions d’un matérialisme raffiné.

Le moraliste reconnaît que la guerre a sur les âmes faibles une pernicieuse influence, qu’elle développe leurs mauvais instincts, qu’elle met leurs passions à l’aise, qu’elle les accoutume à la vie d’aventure et à trouver leur bonheur dans le malheur d’autrui, qu’elle brouille les notions du tien et du mien. On a dit qu’elle fait plus de coquins qu’elle n’en tue, on a dit aussi qu’elle fait les voleurs, que c’est la paix qui les pend. Mais il est de grandes vertus qu’elle seule peut inspirer, qui nous élèvent au-dessus de nous-mêmes, et qui sans (die ne trouveraient plus l’occasion de s’exercer. Dans la paix, l’homme s’appartient, il ne connaît plus d’autre règle que son intérêt personnel, il n’a plus d’autre occupation que de chercher son bien. La plus grande des vertus est l’abnégation, l’esprit de sacrifice, et c’est dans les armées en campagne que cette vertu se pratique. Ce ne sont pas seulement les individus que la guerre ennoblit ; elle donne aux sociétés de salutaires enseignemens. Un grand moraliste allemand l’a définie « une cure par le fer, qui fortifie l’humanité, » et par une générosité du sort, cette cure est plus bienfaisante pour les vaincus que pour les vainqueurs, qui, infatués de leur gloire, s’imaginent facilement que tout leur est permis et que tout leur est possible. Le malheur fait au contraire rentrer les vaincus en eux-mêmes, il les oblige à se juger, à se voir tels qu’ils sont, à se reprocher leurs erreurs, leurs espérances présomptueuses ; il leur arrache « cet aveu d’avoir failli qui coûte tant à notre orgueil. » Tel est le fruit amer des entreprises malencontreuses, vexatio dal intellectum. Supprimez la guerre et ses douleurs, vous supprimerez ces grands examens de conscience, qui préparent les pénitences utiles et les grands relèvemens.

La guerre inspire aux peuples comme aux moralistes des sentimens contradictoires. Quand elle se prolonge, elle leur inflige des souffrances qui leur font prendre la vie en dégoût, et ils maudissent ses dévastations et ses carnages. Et cependant ils la désirent quelquefois, ils la préfèrent aux embarras et aux inquiétudes qui accompagnent les mauvaises paix. Un instinct secret les avertit qu’aux grands maux il faut de grands remèdes, et aux grandes crises des solutions violentes, que la parole ne fait pas toujours des miracles, que la force a son rôle à jouer dans les affaires humaines, qu’à la longue certains malaises deviennent intolérables, qu’il faut en finir à tout prix, et on n’en finit qu’en se battant. Ceux qui s’imaginent que la guerre n’est jamais désirée que par les rois, que les peuples sont des troupeaux qu’ils conduisent à la boucherie, ont mal lu l’histoire, et lorsque Barnave essaya de persuader à l’Assemblée nationale que pour abolir la guerre il suffisait d’ôter au pouvoir exécutif le droit de la déclarer, Mirabeau lui répondit avec raison que dans certains cas les peuples n’étaient pas moins belliqueux que les rois. Quelquefois même ils le sont davantage, et ils contraignent leurs souverains à tirer l’épée.

Quand ils n’ont pas de raisons de la désirer, la guerre leur fait peur ; mais le plus souvent ils l’acceptent sans se plaindre, comme une dure nécessité, comme une loi terrible et inexorable de la nature. Se fâche-t-on contre la grêle ? Ils ont pour les conquérans plus d’indulgence que les économistes. Les princes qui ont fait parler la poudre sont les seuls dont ils sachent le nom. Ils les regardent comme des êtres miraculeux qui n’avaient pas de comptes à leur rendre. Les peuples ont une étonnante facilité à admirer l’homme qui les a fait souffrir ; ils oublient bien vite leurs épreuves et leurs griefs, et ils lui savent gré d’avoir donné au monde de grands spectacles, de grandes émotions et communiqué un peu de sa gloire aux plus humbles destinées.

« Le paysan, a dit George Sand, est tout imagination sous son matérialisme apparent. Sa maison, son champ, son arbre, son mur, deviennent pour lui des êtres, des dieux, qui sait ?… Il gratte le sol avec une vieille pioche ébréchée. Peut-être que ce vieil outil est un dieu aussi. Il rêve, et il croit travailler. » Mais si les hasards de sa vie ont voulu que jadis il risquât sa peau sur un champ de bataille, c’est à son aventure qu’il rêve. Il l’a cent fois, mille fois contée, il la contera jusqu’à son dernier jour. Il se souvient qu’autrefois, là-bas, dans un pays qu’il aurait peine à retrouver sur la carte, il a ressenti des émotions qu’il n’avait jamais éprouvées, il a eu des vertus qu’il n’avait jamais pratiquées, qu’il a vu la mort face à face sans pâlir, qu’il s’est senti supérieur à lui-même et tout près d’être un héros, et qu’il y a dans son passé une page qui ressemble à une légende. Les philanthropes reprochent à la guerre ses horreurs, les économistes la traitent de ruineuse folie ; ni les uns ni les autres ne peuvent nier qu’elle ne soit la seule poésie que comprennent les peuples, et que, si elle venait à disparaître, il se ferait un grand vide dans les imaginations. N’est-ce pas la guerre qui a créé l’épopée ? N’est-ce pas l’épopée qui fut pour les hommes la première école d’idéalisme, qui, leur révélant le sentiment de la gloire, d’animaux rampans les transforma en animaux rêveurs et leur apprit à agrandir leur vie par le souvenir et l’espérance ?

Comme les moralistes et comme les peuples, la religion a, tour à tour, maudit et glorifié les champs de bataille. « Bienheureux les pacifiques ! enseignait le Christ. Qu’ils sont beaux, sur la montagne, les pieds des messagers qui annoncent la paix ! » Mais il a dit aussi : « Ce n’est pas la paix que je vous apporte, c’est la guerre. » Moïse a condamné l’homicide, mais on lit dans le Deutéronome et ailleurs : « Tu dois dévorer les peuples que ton Dieu a livrés dans tes mains ; ton œil ne les épargnera point. Dans les villes que ton Seigneur t’a données, tu feras main basse sur tout ce qui respire. Massacre les hommes et les femmes qui ont connu l’homme, ne fais grâce qu’aux vierges, c’est la part qui t’est réservée. »

M. Jähns a résumé, dans un chapitre de son livre, les jugemens divers que, dans le cours des âges, l’Église chrétienne a portés sur la guerre, envisagée par elle comme un crime ou comme une loi divine. Au second siècle. Tertullien faisait aux fidèles un devoir de ne porter jamais d’autres armes que celles qu’avait portées leur divin maître, de ne prêter serment à aucun autre drapeau que le sien, de se refuser à tout service militaire et de ne jamais oublier que celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée. Origène posait en principe que le chrétien ne devait à l’empereur d’autre assistance que celle de ses prières. Les mennonites, les quakers iront plus loin ; ils enseigneront que le métier des armes est impie, que le soldat est un meurtrier, qu’il n’est permis ni d’attaquer ni de se défendre.

Saint Ambroise, au contraire, estimait que l’homme qui prend les armes pour défendre son pays fait une œuvre méritoire, et saint Augustin déclarait que la guerre est conciliable avec la piété, qu’en exécutant les ordres de son général, le soldat chrétien obéit à une autorité instituée par Dieu, qui est seule responsable du sang versé. Au moyen âge, l’Église n’a jamais condamné la guerre, elle n’en a réprouvé que l’abus, et, dans les temps modernes, on n’a pas vu qu’elle se refusât à bénir des drapeaux et à solenniser des victoires. Il est un genre d’entreprises guerrières qui lui a toujours agréé : elle a pris sous sa protection les guerres de propagande et celles qui sont destinées à venger les injures du ciel. Elle a institué la Trêve de Dieu, elle a prêché les croisades.

Les conquérans lui apparaissent comme des mandataires inconsciens de la Providence, qui font ce qu’ils doivent faire sans savoir toujours ce qu’ils font, et elle craindrait, en condamnant la guerre, de s’insurger contre un décret divin. Joseph de Maistre la tenait pour un sacrifice expiatoire, auquel est attachée la mystérieuse vertu de laver les souillures de la terre. Ce n’est pas le sang des animaux, disait-il, ni celui des criminels exécutés par le glaive de la loi qui peut purifier le monde, c’est le sang des innocens, et il pensait que cet amour insensé de la gloire, qui pousse les peuples à s’entre-déchirer comme des bêtes, a été mis dans leur cœur par un grand juge, que ce juge souverain se sert de leurs passions pour obtenir de leur folie les oblations que réclame sa justice. « Au surplus, disait-il encore, que trouvez-vous à blâmer dans la guerre ? Est-ce la mort des hommes destinés à mourir tôt ou tard ? La déplorer serait d’un esprit faible et peu religieux. » Bien des siècles avant lui, un dieu de l’Inde, le terrible Krishna, était descendu du ciel pour combattre les scrupules d’un roi trop humain, qui hésitait à verser le sang. — « Combats et tue, lui disait-il ; l’armée de ton ennemi est ma proie, et tues l’instrument du Destin. Personne n’est jamais né et personne ne mourra jamais ; ne sois pas dupe des mois ; mourir, c’est changer le vêtement de l’âme. »

Ainsi raisonnait le dieu Krishna, et son éloquence persuada sans peine le bon roi Ardschuna, qui, désormais délivré de ses scrupules, pourfendit joyeusement ses ennemis. Je doute qu’elle produisît une aussi vive impression sur un homme de bon sens, qui n’aurait aucune propension au mysticisme. Supposons que cet homme sensé ne se piquât pas d’être un grand philosophe, qu’il s’en tint à cette sagesse pratique qu’enseignent la vie et l’expérience, et qu’il ne fût d’ailleurs ni économiste, ni poète, ni moraliste de profession.

Que pensera-t-il de la guerre ? Accordera-t-il à M. Jähns qu’elle est l’exercice d’un droit ? Il commencera par lui demander ce qu’il faut entendre par un droit ; à quoi M. Jähns répondra que le premier de tous et le plus évident est le droit de vivre, et qu’à cet égard il n’y a pas de distinction à faire entre les individus et les États, qui sont des individus collectifs, des personnes morales, et qui, partant, ont, eux aussi, le droit de vivre. Telle nation a considérablement accru ses richesses et sa puissance, et elle se sent à l’étroit dans ses vieilles frontières ; l’air lui manque, elle étouffe. Telle autre dont le territoire est mal fait aspire à l’arrondir, à lui donner une forme plus régulière, plus agréable et plus commode. Telle autre encore ne saurait développer son commerce sans s’étendre jusqu’à l’Océan et s’emparer d’un port à sa convenance. Il pourrait arriver aussi qu’elle fût en proie à des dissensions intestines, qui troublent profondément son existence et compromettent ses plus chers intérêts, et qu’une entreprise au dehors fût le seul moyen de lui rendre la paix intérieure. Chacune de ces nations est autorisée à prendre à ses voisins ce qui lui manque, pourvu toutefois qu’elle leur explique courtoisement que ses annexions sont justifiées par le droit naturel, que les guerres d’expansion ou de croissance sont aussi légitimes qu’utiles, qu’elles ont rendu de grands services à la civilisation. La plante se fait-elle scrupule de pomper partout les sucs nécessaires à sa vie ? Le lion éprouve-t-il des embarras de conscience quand il mange un mouton pour assouvir sa faim ? Le seul devoir qui incombe au conquérant est de ne prendre que ce dont il a rigoureusement besoin, et de ne pas imiter Louis XIV et ses hordes sanguinaires, Napoléon Ier et les brigands qu’il traînait à sa suite.

M. Jähns invoque l’autorité de Spinoza, qui a dit que le droit de tout être vivant commence et finit où commence et finit sa force. N’en déplaise à M. Jähns, Spinoza entendait dire par là qu’il n’y a pas de droit naturel, que le droit est un fait social, qu’il repose sur une convention. S’il y a un droit international, c’est que les peuples civilisés sont liés entre eux par des stipulations écrites ou tacites, que la guerre annule et remplace par une loi de fer, qui n’est pas une loi. Le vrai droit est une liberté octroyée à laquelle correspond une obligation consentie. Les sociétés ayant consacré le principe de la propriété individuelle, je suis autorisé à posséder mon champ parce que je reconnais à mon voisin le droit de posséder le sien. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, » telle est la formule générale du droit. La formule de la guerre est celle-ci : « Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit, fais-le à ton prochain. » Ajoutons que le vrai droit suppose un juge impartial qui le définit et qui apprécie les cas. L’État belligérant est son propre juge, il apprécie lui-même son cas, et sa justice ne reconnaît pas d’autre règle que son intérêt personnel. Au surplus, il est puéril de demander au conquérant de justifier sa conquête en ne prenant que ce qui lui est vraiment nécessaire ; il a seul qualité pour connaître ses besoins, comme il est seul à savoir où commence et où finit sa force. S’il s’est fait de présomptueuses illusions, s’il s’est attiré des ennuis, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même, mais il n’est pas question de droit dans cette affaire. Le lion qui a mangé plus de moutons qu’il ne lui en fallait pour ne pas mourir de faim expiera son imprudence par une indigestion ; mais, n’en mangeât-il qu’un seul, il n’a pas été un justicier, il vit dans un monde où le droit n’existe pas, et un peuple civilisé qui se tire de ses embarras en s’arrondissant aux dépens de ses voisins y trouvera sûrement son compte ; mais tout ce qu’il peut alléguer à la décharge de sa conscience, c’est qu’il y a des cas où l’injustice est une sorte de nécessité naturelle.

Aux yeux d’un sage qui n’a de goût ni pour les rêveries mystiques ni pour les sophismes des faux philosophes, la guerre est un scandale ; car elle ramené brusquement les peuples à l’état de nature, elle est la suspension du droit et partant un désordre. Y a-t-il lieu de croire que les hommes, devenus un jour plus raisonnables, s’en dégoûteront à jamais ? Le sage en doute. Il sait que certaines maladies ont des retours périodiques, que nous appartenons à la nature plus encore qu’elle ne nous appartient, et que dans tout civilisé il y a un sauvage enchaîné qui, aspire à sa délivrance. C’est à ce sauvage que la guerre procure les jouissances les plus vives qu’il puisse éprouver ; elle le rend à la vie d’aventures dont il avait perdu l’habitude et dont le souvenir le hante. J’ai connu un vieux bonhomme, d’un caractère très doux et fort liant, qui aimait passionnément la chasse au canard ; c’était sa folie, ses délices et sa fureur. Les jours où il se livrait à son délassement favori, il avait l’humeur très solitaire ; on lui aurait gâté son plaisir en lui offrant de l’accompagner. Quand il revenait le soir de ses marais, recru de fatigue, mais content, et qu’on lui demandait combien de canards il avait tués, il répondait : « Qu’importe ! j’ai passé huit heures consécutives à tuer en moi l’homme social. » On le tue à la chasse, on le tue plus sûrement encore sur les champs de bataille.

Mais, chose étonnante, la guerre est un désordre, et il faut le reconnaître à son honneur, c’est la guerre qui a révélé aux hommes ce que c’est que l’ordre, tout ce qu’il vaut et les miracles qu’il opère. C’est par là qu’elle rachète ses misères et ses horreurs. Une armée est en effet l’image accomplie d’une société rigoureusement ordonnée, où personne ne discute son devoir, où personne n’entreprend sur le droit d’autrui, où tous agissent de concert ; où des milliers de volontés n’en sont qu’une. Aussi le sage ne se joint-il point aux philanthropes qui demandent la suppression des armées permanentes, il a peine à admettre que les dépenses militaires soient, comme on le prétend, des dépenses improductives. Est-ce ne rien produire que de créer des hommes qui possèdent quelques-unes des vertus du soldat, et dont le moi n’est plus un moi, mais un nous ? L’armée est une école, la seule où on se forme à la vraie discipline, et il est permis de douter qu’il soit plus utile d’apprendre à lire que d’apprendre à obéir, que l’éducation de la volonté soit moins précieuse que la culture de l’intelligence.

Le sage pense aussi que les sociétés sont intéressées à réagir contre l’exagération de leurs tendances naturelles, que dans toute démocratie une liberté sans contrepoids et sans frein dégénère bientôt en tyrannie ou en licence, qu’une bonne armée est la seule garantie sérieuse que puisse avoir contre ses propres entraînemens un peuple fier d’être son maître. Supprimez-la, quelle cause aurez-vous servie ? Celle des hommes de désordre, des bêtes fauves et de ces doctrinaires de l’assassinat qui font, comme ils s’en vantent, « de la propagande par le fait ». Il y eut jadis un vieux capitaine, nommé Melchior Gasqui, ancien gentilhomme de Manosque, devenu seigneur de la terre de Bréganson, lequel avait eu le malheur de commettre un meurtre, qu’il ne pouvait se pardonner. Il résolut d’expier son péché par des débauches de bienfaisance, et un jour, s’étant emparé de la galiote de Toulon, il rompit la chaîne des forçats, que, selon l’expression du chroniqueur, « il remit d’une très franche courtoisie dans leur première et tant désirée liberté. » Les gens de Toulon, parait-il, trouvèrent sa courtoisie trop franche. Les humanitaires sont-ils bien sûrs que, lorsqu’ils travaillent à supprimer les armées permanentes, ils ne travaillent pas du même coup à rompre la chaîne des forçats ?


C. VALBERT.

  1. Übev Krieg. Frieden und Kultur, eine Umschau von Max Jahns. Berlin, 1893.