La Guerre et la Paix (Proudhon)/Préface

Lacroix, Verboeckhoven (tome 1p. 1-19).


PRÉFACE
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Je demande pardon au public français d’oser me représenter devant lui, et, ce qui est pis, avec un livre daté de l’étranger. Je supplie mes compatriotes, avant de condamner l’auteur et son œuvre, de vouloir bien entendre, sur l’un et sur l’autre, quelques mots d’explication. Il ne s’agit pas de moi seulement, mais de tous ceux qui, depuis treize ans, maltraités par les événements, demeurent invinciblement attachés à certaines idées et à certaines choses.

Et d’abord, en ce qui touche la personnalité de l’écrivain.

La France, depuis une dizaine d’années, a commencé une vie nouvelle ; je n’avais pas besoin de venir en Belgique pour l’apprendre. Les idées auxquelles, jusque vers la fin de la seconde république, elle semblait attachée, aujourd’hui elle paraît ne les comprendre plus qu’à moitié, et s’en soucier de même. Les hommes qui lui servaient de guidons, qui, par leur génie et par la diversité même de leurs opinions, personnifiaient en elle le mouvement, elle les repousse ; leur parole l’importune. Ceux-là surtout qui, après la révolution de février, parurent un moment s’être imposés à la nation, les derniers en date, lui sont devenus antipathiques. Elle leur a dit « Arrière ! »

Je conçois ce revirement, et, pour ma part, je m’y résigne. De semblables évolutions ne sont point rarrs dans la vie des peuples. Le vaincu peut s’inscrire en faux contre les arrêts de la Providence ; malgré lui, il est forcé de s’incliner devant la souveraineté des masses. Le temps a marché, le monde a tourné, la France a fait ce qui lui a plu : que pouvons-nous, républicains et socialistes de 1848, avoir à lui dire encore qui l’intéresse ? Suivons-nous seulement sa voie ? Nos cœurs sont restés inflexibles ; nos aspirations sont à rebours de l’époque ; nés de pères qui avaient vu 89 et 93, nous ne sentons pas de la même manière que la génération de 1830 ; malgré les plus illustres exemples, malgré les amnisties dont nous avons recueilli le bienfait, nous n’avons changé ni d’esprit ni de maximes. Nous sommes aujourd’hui, comme disait Sieyès, ce que nous étions hier. Cette constance est justement ce qui nous condamne. Après tant et de si terribles défaites, il y a contre nous chose jugée.

On nous l’a dit avec une franchise cruelle, et les plus impitoyables, comme d’habitude, ont été ceux que nous avions regardés jusque-là comme des amis, des coreligionnaires politiques — « Les hommes de 1848 sont finis, enterrés, oubliés. Il faut que les émigrés le sachent (certains républicains du dedans ont donné à ceux du dehors, à la suite du coup d’État, le nom d’émigrés) toute faveur leur est ôtée même au sein du parti. Ils ne sont pas au niveau ; ils ne savent pas le courant ; ils sont hors du mouvement. Ils ont perdu jusqu’au sentiment français. De grandes choses ont été faites, que leur seule ressource est de calomnier. Ils ont pris dans l’exil le langage et les idées de l’étranger, peuvent plus exprimer une pensée qui ne soit une injure à la nation. Qu’ils se taisent, s’il leur reste, à défaut de bon sens, une étincelle de patriotisme. L’abstention est leur droit, à eux, et c’est plus que jamais leur devoir. « 

Quant à moi, en dépit des murmures de mon cœur, je n’appelle pas de cette condamnation. Je consens à faire le mort, tant je me sens véritablement mortifié. A Dieu ne plaise que j’imite le vieux Buonarotti revenant après trente-six ans, en pleine bourgeoisie de juillet, livrer aux flétrissures de la postérité les corruptions du Directoire ! La société nous évince ; eh bien, je prends acte de l’éviction.

Mais voici ce qui m’a engagé, après tant de mésaventures, à reprendre la parole, et ce que je prie mes concitoyens de recevoir en bonne part. C’est chose qui les intéresse, où il ne s’agit ni de république ni de socialisme, et qui ne saurait causer le moindre déplaisir à l’Église, à l’Empereur, pas même à la propriété. Au contraire.

En 1859, la guerre éclate entre le Piémont et l’Autriche : la France prend parti pour les Piémontais. On sait quel fut le résultat de cette campagne foudroyante : les faits étaient accomplis, que l’opinion n’avait pas même eu le temps de se former sur l’entreprise. Encore aujourd’hui, après deux ans, la multitude des esprits est restée, quant à la valeur morale, politique et historique de l’événement, dans la plus complète incertitude. Bien des gens trouvent que la guerre n’est plus de notre siècle ; la gloire des armes et la conquête touchent peu une société livrée au mercantilisme, qui sait ce que coûtent les batailles, et ne croit pas au profit. Quant aux questions de nationalité, d’unité, de frontières, et autres ; ce n’est faire la critique de personne, de dire que la contradiction est partout. La nationalité paraîtrait respectable peut-être, si elle ne rencontrait autant d’intérêts adverses que de préjugés favorables ; l’unité, acclamée par les uns, est réprouvée par les autres : bref, dans ce dédale de la politique internationale, dont tout le monde raisonne avec une si haute compétence, la seule chose positive que l’homme de bon sens découvre, c’est qu’on n’y voit goutte.

Comme tout le monde, en voyant le canon remplacer la discussion, je voulus me rendre compte de cette manière extra-dialectique de résoudre les difficultés internationales, savoir ce qui fait agir peuples et gouvernements, lorsque au lieu de se convaincre ils travaillent à se détruire ; et, puisque la parole était aux événements, chercher ce que les événements signifiaient.

Je raisonnais, comme tant d’autres, à perte de vue sur l’Italie, l’Autriche, leurs relations et leur histoire ; sur la France et sa légitime influence ; sur les traités de 1815, sur le principe des nationalités et celui des frontières naturelles, lorsque je m’aperçus, non sans quelque honte, que mes conclusions étaient purement conjecturales, arbitraires, produit de mes sympathies et antipathies secrètes, et ne reposaient sur aucun principe.

Je regarde autour de moi, je lis, j’écoute, je m’informe. Nous faisons de la matière historique, disais-je ; quels principes régissent cette fabrication ? Mes souvenirs se reportant vers 1849, à l’époque de l’expédition romaine et de la guerre de Hongrie, je voulus revoir ce que nous disions alors de ces événements. J’en demande bien pardon à mes anciens collaborateurs et confrères : mais ils parlaient dès lors, comme ils ont fait depuis, au gré de leur inclination démocratique, mais sans alléguer jamais le moindre lambeau de philosophie, sans raison sérieuse, en un mot, sans principes. Et ce que je constatais dans la presse républicaine, je le retrouvais dans la presse réactionnaire : des motifs intéressés, toujours ; des raisons de droit, jamais.

La révolution, me dis-je, a dû nous laisser quelques éléments… Mais ici encore mes recherches furent vaines. Nos pères de 92, de même que ceux qui leur succédèrent pendant la période impériale, agissaient, mais ne philosophaient pas. Quelques mots cà et là : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ; ou bien : Les peuples sont pour nous des frères, etc. De science, de jurisprudence, pas vestige.

Je m’adresse aux écrivains spéciaux, qui depuis Grotius et Hobbes ont traité doctrinalement de la paix et de la guerre, de la conquête, des révolutions des états, du droit des gens, et qui par métier ont dû ramener tout à des considérations de métaphysique et de droit. Déception ! Il est certain que les auteurs ont cherché les principes ; mais il est tout aussi évident, pour qui sait lire, qu’ils ne les ont pas trouvés. Leur prétendue science du droit des gens, que dis-je ? le corps entier du droit, tel qu’ils l’ont conçu et exposé, est un échafaudage de fictions auxquelles ils n’ajoutent pas eux-mêmes créance.

Les principes existent cependant, pensais-je en moi-même. Les principes sont l’âme de l’histoire. C’est un axiome de la philosophie moderne que toute chose a son idée, partant son principe et sa loi ; que tout fait est adéquat à une idée ; que rien ne se produit dans l’univers qui ne soit l’expression d’une idée. Le caillou qui roule a la sienne, comme la fleur et le papillon. Ce senties idées qui agitent le chaos et qui le fécondent ; les idées mènent l’humanité à travers les révolutions et les catastrophes. Comment la guerre n’aurait-elle pas sa raison supérieure, son idée, son principe, de même que le travail et la liberté ? Il y a une loi de la tempête, il y en a une aussi du combat. Les principes seuls font la vie des peuples et la moralité des constitutions, président au mouvement des états, à la mort et à la résurrection des sociétés. Ces principes, je les cherche, et ne les trouve point. Personne ne me répond, ni de la France, ni de l’étranger.

Chose effrayante ! Nous nous vantons de nos découvertes, de nos progrès. Certainement que nous avons raison de nous en vanter. Mais il n’est pas moins vrai que sur la physiologie des sociétés et la marche des états nous ne savons encore rien, nous n’en sommes pas même am rudiments. Nous roulons sur des hypothèses : au siècle le plus civilisé qui fut jamais, les nations vivent entre elles sans garanties, sans principes, sans foi, sans droits. Et parce que nous n’avons de certitude sur rien, de foi en rien, il en résulte que, en politique comme en affaires, la confiance, pour laquelle on a tant combattu depuis 1848, est devenue une utopie.

Certes, de telles considérations sont de notre époque ; et l’on ne peut leur reprocher d’être plus révolutionnaires que conservatrices, plus républicaines que dynastiques. Elles embrassent toutes les opinions, tous les intérêts.

La campagne de Lombardie était terminée ; au traité de Villafranca avait succédé celui de Zurich, que je n’étais pas plus avancé que le premier jour, et que dans le doute je m’abstenais, en dépit de toutes les provocations, de porter un jugement. Comme Français, comme démocrate, je pouvais jusqu’à certain point me réjouir ; comme ami de la vérité et du droit, je n’étais satisfait qu’à moitié.

Enfin, décidé à avoir le mot de l’énigme, je crus saisir, à travers les broussailles des juristes, dans le fatras des histoires, au plus obscur de la conscience populaire, un fugitif rayon. Ce rayon, je l’ai fixé, multiplié, puis concentré ; bref, j’en ai composé cet écrit, que je présente à la bienveillance du lecteur, et dans lequel j’espère que mes concitoyens ne retrouveront pas plus la saveur socialiste que le goût du terroir belge.

Passons au livre.

C’est ici que j’ai pu juger combien est triste la position d’un homme qui, engagé au service d’une cause vaincue, s’est attiré pour elle. quelque démêlé avec le pouvoir. On ne croit plus a sa parole ; on n’a pas foi a ses jugements ; on se méfie de ses intentions ; on voit des conspirations jusque dans ses plus légitimes réserves. Admettant qu’il ait fait un ouvrage inoffensif, on prétend que cet ouvrage, sortant du caractère et des aspirations de l’écrivain, ne saurait avoir pour le public le moindre intérêt.

Je rougirais d’entretenir le public de mes tribulations d’écrivain à idées suspectes, aux prises avec la terreur des libraires, s’il ne fallait y voir un trait de notre époque, curieuse encore, mais singulièrement affaissée, et de cœur et d’intelligence. D’abord on me fit entendre, du reste avec tous les ménagements imaginables, qu’on ne se chargerait de la publication de mon manuscrit que sur l’avis d’un conseil, choisi parmi les avocats les plus distingués du barreau de Paris. Quelque pénible que fût à mon amour-propre cette condition d’une censure préalable, je m’y soumis néanmoins, m’engageant même a rectifier, corriger, amender, refaire, ajouter, supprimer, tout ce qui me serait indiqué par mon censeur.

Mais ce n’était pas à des corrections que je devais m’attendre, chose que l’inquisition ne refusa jamais a un hérétique : c’était à une condamnation absolue, sans appel. L’honorable avocat, par des motifs dont je n’ai pu qu’entrevoir la substance, conclut nettement pour le rejet.

Il faut croire, et le. lecteur en jugera, que sur certains esprits l’apparition d’une idée nouvelle produit l’effet d’un spectre. Je ne sais quels monstres l’éditeur et son conseil découvrirent en mon manuscrit, toujours est-il que, d’un commun accord et d’un avis unanime, mon livre fut refusé, et comme dangereux, et comme insipide. « Cet homme creuse, creuse, disait mon Aristarque ; il soulève des questions plus grosses les unes que les autres : cela vous donne le vertige, cela vous coupe la respiration, cela vous assomme. Après avoir vingt ans durant fait la guerre à la propriété, au gouvernement, à l’Église, à la Bourse, aux économistes, le voici qui, à propos de la guerre et de la paix, s’en prend à la jurisprudence et qui tombe sur les gens de loi. C’est une charge à fond contre la politique de l’Empereur !… » Passe pour les gens de loi ; quant à la politique de l’Empereur, c’est juste le contraire qui est la vérité. J’ai expliqué plus haut que j’avais entrepris, en partie, mon ouvrage, afin de me démontrer a moi-même, au point de vue des principes, la parfaite régularité de la dernière guerre. Mais la peur, et aussi l’esprit de corps, font voir les choses a l’envers.

Je suppose que le prudent conseiller ajouta, en prenant le libraire par les sentiments : « Il ne saurait convenir à une maison qui se respecte de prêter son ministère a de pareilles diatribes. Nous ne sommes plus en 1848 : grâce au ciel, ces temps sont loin de nous. Laissons ces génies excentriques, voués à un juste oubli, et dont les noms, épouvantails usés, n’excitent plus que le dédain et l’impatience. »

Après ce rapport d’expert, il eût été peu digne à moi d’insister. Je me retirais fort perplexe, lorsque je rencontrai M. Hetzel, justement un homme de l’exil, à qui la qualité de suspect ne pouvait être une fin de non-recevoir contre un écrivain, et qui, me sachant condamné en première instance, a bien voulu se charger, vis-à-vis du public, de mon appel.

J’ai voulu citer ce fait, me dénoncer moi-même, afin d’avertir le gouvernement impérial que, s’il est des moments dans l’histoire des nations où la pensée publique rompt, comme une toile fragile, la loi qui l’enserre, il en est d’autres où c’est la loi qui étrangle la pensée publique, et que nous sommes à l’un de ces moments-là. Les uns par peur, les autres par zèle, tous par imbécillité, trahissent la liberté, même quand elle leur est offerte. Le gouvernement impérial peut se vanter d’avoir porté haut dans les esprits le culte de l’ordre ; jamais, s’il n’y prend garde, on ne le félicitera d’avoir donné l’essor aux intelligences.

Mais j’oublie qu’il ne m’appartient pas d’accuser les autres, puisque c’est moi-même, ce sont mes pareils que l’on accuse d’avoir corrompu en France la raison publique et perdu la liberté. Tout ce qui m’est permis, c’est de protester de la loyauté de ma pensée et de la modération de ma parole.

Qu’y a-t-il donc en ce livre de si exorbitant, de si antipathique a l’esprit mitoyen de notre époque, qu’un avocat homme d’esprit, sceptique, libéral, ait cru devoir se faire ainsi, par avance, l’exécuteur des jugements de l’opinion ? Lecteur, je m’en vais vous le dire.

J’ai entrepris de réhabiliter un droit honteusement méconnu par tous les juristes, sans lequel ni le droit des gens, ni le droit politique, ni le droit civil, n’ont de vraie et solide base : ce droit est le droit de la force. J’ai soutenu, prouvé, que ce droit de la force, ou du plus fort, dont le nom est pris chaque jour comme une ironie de la justice, est un droit réel, aussi respectable, aussi sacré que tout autre droit, et que c’est sur ce droit de la force, auquel la conscience humaine, en dépit des divagations de l’école, a cru dans tous les temps, que repose en définitive l’édifice social. Mais je n’ai pas dit pour cela que la force fît le droit, qu’elle fût tout le droit, ni qu’elle fût préférable en tout à l’intelligence. J’ai protesté, au contraire, contre de pareilles erreurs.

J’ai rendu hommage à l’esprit guerrier, calomnié par l’esprit industriel : mais je n’en ai pas moins reconnu que l’héroïsme devait désormais céder la place à l’industrie.

J’ai rétabli la guerre dans son antique prestige ; j’ai fait voir, contre l’opinion des gens de loi, qu’elle est essentiellement justicière ; mais sans prétendre qu’il fallût transformer nos tribunaux en conseils de guerre : loin de là, j’ai montré que, selon toutes probabilités, nous marchons vers une époque de pacification définitive.

Voilà ce que j’ai dit, et que je croyais avoir rendu suffisamment intelligible pour un homme du métier. Il paraît que je me suis trompé.

Au reste, cher lecteur, lisez cette petite narration, extraite de l’Appendix de Diis et Heroibus poeticis qu’on fait expliquer dans les collèges aux enfants de sixième, et vous saurez le fonds et le tréfonds de ce terrible traité. Vous pourrez même vous dispenser d’en prendre plus amplement connaissance. Quand les docteurs de la loi sont devenus incapables de comprendre la loi par raisonnements, c’est le cas de leur parler, comme faisait Jésus-Christ, par paraboles.


HERCULE.


Hercule, jeune homme, illustre déjà par maint exploit, mais dont l’éducation avait été, par le malheur des temps, fort négligée, reçut de son père Amphitryon l’ordre de suivre l’école de Thèbes. Outre la musique, comme on disait alors, la religion et les lois, on enseignait l’écriture, qu’un étranger, venu d’Orient, avait apportée dans la Grèce. À cette époque, Orphée remplissait les montagnes de ses chants ; un autre inventait la lyre ; d’autres avaient trouvé l’art de forger le fer et d’en fabriquer toutes sortes d’instruments. C’était un siècle de renaissance, où princes et peuples rivalisaient d’émulation pour la sagesse et le progrès.

Le jeune héros obéit avec joie, ne doutant pas qu’il ne vînt à bout de toute science, divine et humaine, comme il faisait des brigands et des monstres. Il prit un style, des tablettes, se mit en devoir d’apprendre les lettres, les nombres, la gamme des sons, les figures de la géométrie, et d’écrire sous la dictée du maître, afin de les mieux loger en sa mémoire, les hymnes des poètes et les apophthegmes des sages.

Mais ce fut en vain que le fils d’Amphitryon s’appliqua de toute la puissance de sa volonté et de son entendement à ces subtiles études. Il ne fit aucun progrès, et fut constamment noté le dernier de l’école. La moindre contention d’esprit l’étourdissait. Lorsque assis dans la salle d’étude, la tête penchée sur son banc, il s’efforçait de tracer sur le sable, en répétant leur nom, les caractères d’écriture ou les signes de numération, le feu lui montait à la face ; il sentait aux tempes battre ses artères ; ses yeux sortaient de leurs orbites ; des gouttes sanglantes coulaient le long de son visage. Son intelligence, toute d’intuition, ne parvenait à rien saisir analytiquement. L’art d’assembler les lettres, d’en former des mots, cet art avec lequel on amuse aujourd’hui les petits enfants, était pour lui un casse-tête. Il fallait, au milieu de chaque leçon, l’envoyer respirer et se rafraîchir dans le verger. Il parvint à signer son nom, ERAKLES ; encore se servait-il pour cela d’un morceau de cuir, où les sept lettres qui formaient son nom étaient gravées à l’emporte-pièce, et dans les vides duquel il passait son calame. Mais ce fut tout : jamais il ne connut les seize lettres de l’alphabet cadméen. Quant aux signes de numération, aux figures de géométrie, il ne réussit pas davantage à en saisir le sens. Bien que son langage, d’une extrême naïveté, n’eût rien d’incorrect, les règles de la grammaire glissaient sur son cerveau, sans laisser dans sa mémoire la moindre trace. La série si simple des nombres, des genres et des cas dans les substantifs, celle des temps et des personnes dans les verbes, lui semblait un labyrinthe où sa raison ne se retrouvait plus. La nature a fait à chacun de nous un don spécial : à l’un la promptitude de l’esprit et l’art de bien dire, à l’autre le courage et la force du corps. Que le savant ne méprise pas le fort, ni le fort le savant : ils auront également besoin l’un de l’autre.

Hercule ne réussit pas davantage à monter une gamme : sa voix, un baryton de cuivre d’un éclat prodigieux, couvrait et brisait les chœurs. Aux fêtes de Bacchus, il soufflait dans un cornet immense, à étourdir toute la ville. La flûte et la lyre l’agaçaient. Jamais, enfin, il ne sut marcher en rang ni danser les danses sacrées. Son incapacité d’apprendre faisait rire ses condisciples, qui l’appelaient tête de taureau. Le premier il riait de la dureté de sa cervelle ; au demeurant, le meilleur compagnon du monde.

Au bout d’un an, Hercule ne savait absolument rien. En revanche, sa taille, qui déjà dépassait celle des plus grands et des plus forts athlètes, s’était accrue d’une demi-tête ; sa force était surhumaine ; son courage, son adresse à tous les exercices, égalaient sa force. C’était un jeu pour lui d’arrêter un char traîné par deux chevaux et lancé au galop ; de saisir un taureau par les cornes et de le renverser en lui tordant le cou. Ses mains étaient des tenailles ; ses cuisses, longues et fortes, infatigables. Il pouvait faire quarante-cinq lieues en dix-huit heures, et fournir sept jours de suite la même carrière. C’est ainsi qu’il avait forcé sur le Ménale une biche, qui passait pour avoir des pieds d’airain. Hercule l’ayant prise, l’avait apprivoisée. Les animaux qu’il avait une fois domptés s’attachaient à lui, et seraient morts plutôt que de le quitter. Il n’y a pas d’amour, comme l’amour qu’inspirent les hommes forts.

Il s’était construit un arc, bardé de lames d’acier, qu’un homme de force ordinaire avait peine à soulever, et dont les flèches étaient comme des piques. C’est avec cet arc qu’il tua les Stymphalides, espèce de vautours antédiluviens, capables d’enlever dans leur aire un porc de deux ans ou une génisse. Il y avait, dans la forêt de Némée, un lion, la terreur du pays, qui, chaque année, levait sur les bouveries un tribut d’au moins cent bœufs, sans parler des vaches, veaux, poulains et autre menu gibier. Bien des fois on avait tenu conseil ; et l’on ne savait comment s’en défaire. Hercule dit qu’il le combattrait corps à corps, armé seulement de sa masse. C’était le tronc d’une yeuse, durci au feu, garni d’une large et épaisse virole et de fortes pointes de fer. Hercule entre dans le fourré où était le lion, le provoque, l’insulte à coups de pierres, et au moment où le carnassier, d’un bond gigantesque, s’élance sur Hercule, celui-ci je frappe au vol, et l’abat d’un seul coup. La tête de l’animal, large d’une coudée, avait été broyée par la terrible massue, comme si elle eût été écrasée sous un rocher tombé du haut de la montagne.

De tous les combats d’Hercule, le plus glorieux fut celui qu’il soutint, dans le marais de Lerne, contre un énorme serpent. Mainte fois on avait vu l’affreux reptile saisir un taureau, un fort cheval, l’étouffer dans ses nœuds, puis l’entraîner dans son antre où il le dévorait. Nulle force vivante ne semblait pouvoir délivrer la terre de ce monstre. Hercule avait pensé d’abord à le surprendre dans sa digestion ; mais, outre qu’un bœuf ne pesait pas plus à l’effroyable boa qu’une grenouille à une couleuvre, les mauvais propos d’un certain Lachis, envieux d’Hercule, — Hercule avait des envieux, — le firent renoncer à ce projet. Comme il se défiait, pour une semblable expédition, de sa massue, trop légère à son gré, trop courte, et pas assez dure, il fit choix d’une verge de fer, longue, grosse, flexible, du poids de deux hommes, qu’il prit soin de forger lui-même, et qu’il manœuvrait à deux mains, comme le batteur de blé manœuvre son fléau. Ainsi armé, sans autre vêtement que sa ceinture, Hercule fut attaquer dans son repaire le serpent. Au moment où celui-ci, partant comme un trait, avec un sifflement épouvantable, fond sur son ennemi, Hercule, qui avait joué avec le lion de Némée, n’éprouva pas un frisson. Se jetant de côté, il frappa, par le travers, le boa avec tant d’adresse et de force, qu’il lui brisa l’épine, et que ceux qui de loin regardaient le combat virent tomber le serpent comme s’il eût été coupé en deux. Lachis s’approchant aussitôt : » Tu n’aurais pas essayé, dit-il à Hercule, de l’étouffer entre tes bras, comme tu étouffas ce pauvre Aulée, fils de la Terre. » Hercule, d’un revers de ses doigts, envoya Lachis contre le rocher ; la cervelle jaillit, et le dénigreur fut enfoui, avec l’hydre, dans les boues de Lerne.

Comme tous les héros, dès qu’il se trouvait en face de l’ennemi, une sorte d’inspiration s’emparait d’Hercule. Sur-le-champ il voyait ce qu’il y avait à faire ; son intelligence alors dépassait celle des plus habiles. Le chat sauvage saisit sa proie à la gorge ; le taureau donne son coup de corne sous le ventre de Bon adversaire ; le cheval tourne la croupe, et lance en fuyant son double coup de sabot ; le serpent se glisse autour de sa victime et l’étouffe. Ainsi l’homme de combat, en qui se réunissent le courage, l’adresse et la force, sait en toute circonstance, d’une science immédiate et certaine, quelle tactique il lui convient d’employer. La réflexion ne lui sert qu’à expliquer aux autres ses intentions ; mais le génie de la guerre, ce que les militaires nomment simplement le coup d’œil, ne s’enseigne point aux écoles, et l’on naît héros et capitaine absolument comme on naît poëte.

On conçoit que les brigands, les géants, les pirates, si forts, si bien retranchés et si nombreux qu’ils fussent, n’avaient pas beau jeu avec Hercule. Certain chef barbare, de la race des anciens Pélasges, d’une stature démesurée, s’était établi dans un passage où il détroussait et scalpait les voyageurs. Hercule, berné par lui, le défia à la lutte, lui broya le cœur en le serrant dans ses bras, et de sa chevelure fit un chasse-mouches pour ses palefreniers. Un tyran nourrissait ses chevaux de chair humaine : Hercule le leur fit dévorer tout vivant.

Il eut ainsi bientôt fait la police par toute la Grèce. Tant qu’il vécut, les routes furent sûres. De toutes parts on l’appelait : il partait seul, avec sa massue, son arc et ses flèches. Son expédition terminée, il saluait ses hôtes, se contentant pour toute récompense du butin fait sur l’ennemi. Sa réputation s’étendait au loin, et n’était égalée que par sa bonhomie.

Malgré ses éminents services, et bien que, parmi les princesses de la Grèce, aucune ne lui eût certainement tenu rigueur, Hercule vécut en aventurier ; il ne sut pas se conquérir un trône. Pas une des villes qu’il avait sauvées ne lui offrit de le prendre pour prince. Invincible à la guerre, il n’entendait rien à la politique. Si je savais lire ! disait-il avec une touchante modestie. Si je savais monter à cheval ! disait l’ambitieux avocat, Robespierre.

A la fin de l’année scolaire, le maître de l’école annonça à ses élèves une distribution de prix. Le programme était magnifique : après un sacrifice aux dieux, il devait y avoir des danses, des chants et de la déclamation. Une tragédie, de la composition du professeur, serait jouée par les élèves. Le tout se terminerait par le couronnement des lauréats.

Au jour indiqué, toute la ville se rendit à la cérémonie. Sur une estrade entourée de guirlandes de verdure et surmontée d’un arc de triomphe, étaient placés les magistrats ; l’orchestre à gauche, les élèves à droite. Des écussons présentaient à tous les yeux les noms des vainqueurs ; une pile de couronnes reposait sur un trépied de marbre ; au devant de l’estrade, on avait placé un autel, où brûlaient des parfums. Le maître avait dirigé les études avec tant d’habileté, variant les exercices et faisant valoir les différentes aptitudes des sujets, que ces aimables jeunes gens avaient pu tous, sans exception, obtenir chacun au moins une récompense. Les parents, les enfants, tout le monde était heureux.

Hercule seul n’avait point de prix. Pour toutes ses prouesses, pour tant de services gratuits, le maître ne lui avait pas même accordé une mention honorable. Il arrive avec son arc, semblable à une baliste, sa massue posée sur sa main, la peau de Némée couvrant ses larges épaules, sa biche aux pieds d’airain, qui le suivait comme un jeune chien. Un esclave portait la hure du sanglier d’Arcadie, qu’il avait tué et dont les défenses étaient longues de deux palmes. Un autre agitait la chevelure du géant qu’il avait scalpé ; quatre traînaient la peau du boa, sept fois grande comme Hercule.

Dès qu’il parut, le peuple se mit à crier : Bravo ! » Hercule. Salut au fils de Jupiter !… « Personne ne voulait croire que le noble Amphitryon, l’un des plus braves et des plus robustes chevaliers de la Grèce, eût été capable d’engendrer un pareil fils. Les jeunes filles lui jetaient des bouquets, dans lesquels se trouvait plus d’une galante devise, que le dompteur de monstres ne pouvait lire.

Il était là, avec sa taille héroïque, sa puissante membrure, sa chevelure frisée comme celle du taureau de Marathon ; autour du front, une bandelette en signe de fête.

« Pourquoi, demanda-t-il au maître, ne m’as-tu pas décerné de couronne, et m’humilies-tu devant la ville ?

— Tu ne sais rien, lui répondit le pédagogue ; tu refuses de t’instruire ; tu ne suis pas même les classes. Le plus jeune de ces enfants, en trois jours, en apprend plus que tu n’en sauras de toute ta vie. Ta place est à la charrue de ton père, où tu feras bien de retourner avec tes esclaves. Apollon et les Muses te repoussent. »

Et l’assistance de rire.

Hercule, furieux, d’un coup de pied enfonce l’estrade, renverse l’arc de triomphe, culbute les bancs, les sièges, l’autel des parfums, brise le trépied, disperse les couronnes, fait de tout un monceau, et demande du feu. Ensuite il saisit le maître d’école, le fait entrer de force dans la peau du boa, la tête de l’homme sortant par la gueule du serpent, le coiffe de la hure du sanglier, et ainsi accommodé, le suspend à l’un des peupliers sous lesquels devait se faire la distribution. Les femmes fuient épouvantées ; les écoliers s’éclipsent ; le peuple se tient à l’écart : personne n’ose affronter la colère d’Hercule.

Le tumulte arrive jusqu’au palais, où était la mère d’Hercule, la digne Alcmène. Elle avait été d’une beauté splendide ; parvenue à l’âge mûr, on l’eût prise pour la déesse de la force. Elle vient, dit un mot à son fils, dont la rage, en présence de sa mère, tombe, mais pour éclater en sanglots. Alors elle demande au maître, demi-mort, ce que signifie cet esclandre. Celui-ci s’excuse de son mieux, proteste de son respect pour la princesse, mais ne peut lui dissimuler que son fils, ce puissant, ce superbe, ce magnanime Hercule, n’est après tout qu’un fruit sec. Alcmène, contenant à peine un éclat de rire, tant la figure du maître lui semblait drôle, lui dit : « Sot que tu es, que n’établissais-tu aussi dans ton école un prix de gymnastique ? Crois-tu que la ville n’ait besoin que de musiciens et d’avocats ? Allons, mon fils, descends-moi ce pédant ; tes études achevées. Et c’est toi, ajouta-t-elle en parcourant les devises qui ornaient les bouquets jetés au héros, qui as remporté le premier prix…, au jugement des jeunes filles de Thèbes. »

Ce fut à la suite de cette aventure qu’Hercule institua les jeux olympiques, imités plus tard dans les Néméens, les Pythiques, les Isthmiques, et qui furent célébrés, pendant une longue suite de siècles, dans toute la Grèce. A ces jeux les historiens et les poètes venaient faire montre de leur talent, aussi bien que les athlètes de leur vigueur. Hérodote y lut son histoire ; Pindare s’y rendit fameux par ses odes.

Deux hommes, ex æquo, créèrent l’idéal grec, Hercule et Homère. Le premier, bafoué dans sa force, prouva que la force peut, à l’occasion, avoir plus d’esprit que l’esprit même, et que, si elle a sa raison, elle a par conséquent aussi son droit. L’autre consacra son génie à célébrer les héros, les hommes forts, et depuis plus de vingt-cinq siècles la postérité applaudit à ses chants.

L’ouvrage qu’on va lire, et qui a fait trembler une des célébrités du barreau de Paris, n’est autre chose qu’un commentaire sur ce vieux mythe. L’État, individualité collective ; le peuple, multitude ignorante, bonasse, mais indomptable, c’est Hercule. D’État à État, le seul droit reconnu est le droit de la force ; dans les masses, toute liberté et tout droit proviennent également de cette source. Y a-t-il là de quoi faire crier au scandale ? Et parce que c’est un révolutionnaire qui le dit, faut-il lui interdire la publicité ? Ah ! certes, il est beau à nous de vouloir, comme de purs esprits, nous régir par les seules lois de l’idée. Mais puisque la nature, en nous faisant de chair et d’os, nous a soumis en même temps à la force, sachons, sans honte, la reconnaître, et, s’il se peut, nous en emparer. Nous n’en vaudrons pas moins, parce qu’au lieu de ramper comme des Pygmées, nous saurons nous comporter généreusement, à l’occasion, comme des Hercules.

Cependant, qu’on ne s’y trompe pas. L’héroïsme fut une belle chose ; mais l’héroïsme est fini. Hercule et ses pareils sont de la mythologie. J’estime la force ; elle a glorieusement inauguré sur la terre le règne du droit : mais je n’en veux pas pour souveraine. Je ne veux pas plus de l’Hercule plébéien que de l’Hercule gouvernemental, pas plus des assises de la guerre que de celles de la Sainte-Vehme.

Voilà mon livre. Qu’on le réfute, si l’on peut ; mais qu’on n’essaye pas de l’étouffer sous des fins de non-recevoir tirées du nom de l’auteur ou des convenances gouvernementales. Le premier est ridicule, le second odieux.


Ixelles lez-Bruxelles, 1er mars 1861.