La Guerre et la Paix (Proudhon)/LIVRE 2

Lacroix, Verboeckhoven (tome 1p. 89-248).


LIVRE DEUXIÈME


DE LA NATURE DE LA GUERRE ET DU DROIT DE LA FORCE.


Dulce et decorum est pro patriâ mori.
Horace


________


SOMMAIRE.


Le consentement universel affirme l’existence d’un Droit positif de la guerre, l’analogue, le corrélatif, l’équivalent du droit des gens, du droit politique, du droit civil, en un mot de toute espèce de droit. L’opinion des juristes, au contraire, est, à l’unanimité, que le droit de la guerre n’a rien de réel ; que c’est improprement qu’on appelle de ce nom les semblants de règles observés à la guerre ; que la force est incapable par elle-même de créer le droit, comme de rendre un jugement ; enfin, que cette expression, droit de la guerre, doit être regardée comme un euphémisme, une fiction. Trouble jeté dans les idées par cette déclaration des juristes. Le droit de la guerre nié, le droit des gens n’a plus ni principe ni sanction ; avec celui-ci, s’écroulent à leur tour le droit public et le droit civil ; l’esprit de révolte envahit la conscience universelle, et la société passe de l’état de guerre à l’état de brigandage. Théories de Grotius, Wolf, Vattel, Kant, Hegel, Hobbes. — Qui s’est trompé, de la spontanéité du genre hu- main, affirmant le caractère juridique de la guerre, ou de la sagesse des jurisconsultes, qui le nie ? Théorie du droit de la force. Réalité, simplicité, primordialité de ce droit ; application aux rapports internationaux. Exemples empruntés aux temps anciens et modernes. Comment du droit de la force se déduisent historiquement : 1° le droit de la guerre ; 2° le droit des gens ; 3° le droit public, ou droit constitutionnel des états ; 4° le droit civil et le droit économique. Gamme des droits. Définition de la guerre. Organe de la justice, elle est légitime dans son essence, sainte et sacrée.


CHAPITRE PREMIER


DÉSACCORD ENTRE LE TÉMOIGNAGE DU GENRE HUMAIN ET LA DOCTRINE DES JURISCONSULTES, SUR LE FAIT ET LE DROIT DE LA GUERRE.


Une des misères de l’humanité est que la plupart du temps ses instituteurs ne la comprennent pas, et, parce qu’elle ne marche pas à leur guise, la dénigrent.

Trois propositions fondamentales régissent, en matière de guerre et de droit international, la pratique des nations :

1. Il existe un droit de la guerre ;

2. La guerre elle-même est un jugement ;

3. Ce jugement est rendu au nom et en vertu de la force.

Vrai ou faux, voilà ce que croit, d’une façon plus ou moins explicite, le commun des mortels ; ce que l’école doit ou réfuter ou justifier : faute de quoi la civilisation demeure viciée, tout au moins suspecte, et la science du droit chancelle sur sa base.

Comparons d’abord entre elles la croyance générale et l’opinion de l’école sur la première de ces propositions : Il existe un droit de la guerre.

Tous les peuples affirment un droit de la guerre, c’est-à-dire un droit résultant de la supériorité de la force, droit que la victoire déclare et sanctionne, et qui, par cette sanction et déclaration, devient aussi légitime dans son exercice, aussi respectable dans ses résultats que le peut être tout autre droit, la liberté, par exemple, et la propriété. Tous les peuples affirment en conséquence la légitimité de la conquête, accomplie dans les conditions voulues et selon les formes prescrites ; ils l’affirment, dis-je, avec la même énergie que le travailleur affirme son droit au produit.

Lorsque l’universalité du genre humain dit une chose, il vaut toujours la peine que la philosophie s’en préoccupe ; c’est ce qu’on n’a jamais manqué de faire, à propos de la religion, de la famille, du gouvernement. Dans l’ordre des choses morales, le consentement universel, si ses propositions ne sont pas toujours claires, a toujours passé pour l’indice d’une haute raison, sinon pour l’expression même de la raison.

Or, une chose qui frappe tout d’abord à la lecture des écrivains qui ont traité de la guerre, Grotius et Vattel, par exemple, c’est la contradiction radicale qui existe entre l’opinion de ces savants jurisconsultes et le sentiment unanime des peuples. Grotius d’abord et son traducteur Barbeyrac, Wolf ensuite et Vattel, abréviateur de Wolf ; Pinheiro-Ferreira, annotateur de Vattel ; Burlamaqui et son continuateur de Felice ; Kant et son école ; Martens et son éditeur M. Vergé ; de même que Pufendorf, Hobbes et la multitude des juristes catholiques, protestants, philosophes, nient la réalité d’un droit de la guerre. Ce qu’ils entendent par cette expression n’est nullement ce que le sens naturel des mots indique, et que partout le bon sens populaire proclame : Droit de la guerre, comme on dit, Droit du travail. Droit de l’intelligence, Droit de l’amour. Pour eux, le droit de la guerre n’est pas autre chose qu’une sorte de fiction légale, suggérée par le malheur des temps, afin de mettre un terme a la lutte des passions et des intérêts, et de prévenir, par la modération du vainqueur et la résignation du vaincu, la destruction totale de celui-ci, quelquefois de tous deux. En elle-même, disent les doctes, la guerre est incompatible avec la notion du droit ; elle ne contient rien qui y ressemble. Bien qu’elle donne lieu à des droits de diverses espèces, qu’elle se pose comme la revendication ou l’exercice d’un droit, elle est, par nature, étrangère au droit ; elle en est la suspension violente, injurieuse.

C’est d’après cette explication qu’il faut entendre les auteurs lorsqu’ils parlent de guerre juste et de guerre injuste. Par guerre juste, il ne faut pas entendre, selon eux, une lutte à main armée, conduite d’après certaines règles, et pour un litige qui requiert ce mode de solution ; ce qui impliquerait que, dans la guerre juste, le droit étant incertain ou égal, les deux puissances belligérantes sont également fondées dans leurs prétentions et honorables, et que l’objet du litige relève de la compétence des armes. Dans l’opinion des juristes, et d’après toutes leurs définitions, la justice de la guerre est essentiellement unilatérale : pour qu’il y ait guerre juste chez A, il faut de toute nécessité qu’il y ait injustice chez B, son antagoniste ; ce qui étant posé, tous moyens sont bons pour faire respecter le droit, sauf ce qui est dû au respect de l’humanité. Quant à l’idée de faire servir la guerre à la manifestation même du droit, elle accuse, disent les légistes, la barbarie des nations en lutte ; c’est le contraire de la justice.

Ainsi, d’après ces auteurs, dans ce qu’on appelle communément lois de la guerre, il faut bien se garder de voir les formules, rédigées par chapitres et articles, d’un droit sui generis, dont la guerre serait l’expression. Droit et guerre, nous disent-ils, sont termes qui s’excluent réciproquement. On entend par lois de la guerre, certaines réserves d’humanité que l’usage commun des peuples a introduites dans le jeu sanglant des batailles, et que l’opinion impose aux belligérants, uniquement en vue de mettre un frein aux sévices, et de réduire le carnage, si l’on peut ainsi dire, au strict nécessaire. La guerre, en effet, dit Hobbes, ne saurait être considérée comme un phénomène essentiel à la vie des nations, phénomène qui, par conséquent, portant ses lois en lui-même, donnerait lieu à un droit positif. Elle est, au contraire, diamétralement opposée à la félicité des peuples et à la conservation du genre humain. C’est, comme la famine, la peste ou la folie, un fléau dont on est obligé de faire la part, si on veut parvenir à s’en rendre maître. Voilà pourquoi, ajoute Grotius, jusque dans la fureur des combats, l’homme ne doit pas oublier qu’il est homme et qu’il a affaire à des hommes. Les lois de la guerre n’ont pas d’autre sens.

On ne citerait pas, en matière de morale, un second exemple d’un pareil désaccord entre la croyance des masses et le sentiment des doctes. Jamais la raison philosophique et la foi intuitive ne parurent en opposition plus flagrante. Et ce qu’il y a de plus étrange, tandis que la raison philosophique règne dans les écoles, dans les livres, dans les cours de justice et les conseils des princes ; tandis qu’elle a, ce semble, tout ce qu’il faut pour imposer ses arrêts et faire prévaloir ses définitions, c’est la foi vulgaire qui, de haut, continue à régir le monde, et qui mène les affaires des nations.

Ici les objections se pressent sous la plume. Si le droit de la guerre est une chimère, comment une pareille croyance, si spontanée, si universelle, si persévérante, a-t-elle pu se former ? Comment la religion l’a-t-elle partout sanctifiée ? Comment cette horrible superstition n’a-t-elle pas cédé jusqu’ici devant le progrès des idées et des mœurs ? En un mot, comment la guerre, dans une société pensante, est-elle possible ?

On conçoit, sous l’excitation de passions purement animales, des batteries d’enfants, des rixes entre jeunes gens, des luttes entre bergers, compagnons, matelots. On conçoit même le brigandage, la piraterie, et, jusqu’à certain point, les associations de malfaiteurs. Dans tout cela, il n’y a pas autre chose que des effets, plus ou moins violents et scandaleux, de l’animalité, faisant explosion par le vice et le crime. Mais la guerre, un conflit entre deux troupes composées chacune de l’élite d’un pays, la guerre entourée d’honneurs, de formalités légales, de cérémonies religieuses, comme un acte saint et sacré, ne se comprend plus, si d’un côté, sinon de tous deux, elle doit être, en principe, réputée injuste.

La guerre injuste, telle que la posent nécessairement les légistes, soit pour l’une des parties, soit pour toutes deux, est le plus grand des crimes. Or, si la justice peut être mise en péril chez l’individu par le tumulte des passions, elle fléchit plus difficilement dans le groupe. Plus le groupe, la cité, l’État devient considérable, plus, par l’effet de la loi qui préside à cette formation, la justice y acquiert de prépondérance ; en sorte que l’on peut dire que la justice, dans l’universalité du genre humain, est incorruptible. Comment donc, encore une fois, si la guerre est le crime, — et elle ne peut pas, de sa nature, être autre chose d’après les légistes, — comment, dis-je, est-elle en honneur ? Comment la réprobation universelle ne refoule-t-elle pas une si monstrueuse iniquité ? Comment, au contraire, voyons-nous dans l’histoire la guerre devenir plus fréquente, plus intense, en proportion de la civilisation ? Comment une moitié du genre humain est-elle toujours scélérate ? Comment, enfin, si la guerre ne contient aucun élément juridique, s’il ne s’y trouve rien qui la relève, si elle est l’assassinat, le vol, comme le crient les avocats du Congrès de la paix, comment, chez des nations de vingt, trente, soixante millions d’âmes, rencontre-t-elle si peu d’opposition ? Comment, au contraire, l’a-t-on vue embraser le monde et devenir quelquefois générale ? Il est inouï que des individus chargés de crimes et vivant du crime forment entre eux des sociétés régulières ; le premier ennemi du brigand est son complice. Qui dit association dit justice ; or, justice et crime, la première comme moyen, le second comme fin, sont incompatibles. À plus forte raison, il répugne qu’un peuple en masse se passionne pour la guerre avec la conviction de l’iniquité de sa cause ; et ce qui est plus inexplicable encore, c’est que, en toute guerre, il ne s’élève pas, contre l’un ou contre l’autre des belligérants, un cri de réprobation qui l’arrête.

Il faut donc que la question de droit se pose dans la guerre d’une toute autre manière que ne l’entendent les auteurs, et il faut que partout, chez les belligérants et chez les neutres, les esprits en soient bien convaincus, pour que les sentiments qu’éveille la guerre soient diamétralement opposés, quant à la moralité du fait, à ceux qu’inspirerait le spectacle d’une caravane de pèlerins attaquée par une bande de voleurs.

Interrogeons les chefs d’armée. Ce qui soutient le courage du soldat, c’est avant tout sa conscience. Le soldat se dit, non-seulement sur la foi de ses chefs, qui est celle de sa nation, qui est celle du genre humain, mais sur la foi de son sens intime : que la guerre est la manifestation, la plus terrible il est vrai, mais la plus grandiose de la justice ; qu’à ce titre elle est entourée, comme une grande assise, de solennités et de règles ; que, nonobstant l’effusion du sang, l’humanité y trouve ses droits ; que les exécutions de la guerre sont déterminées par une loi supérieure, et qu’en général ces exécutions sont justes, parce qu’elles s’accomplissent au nom de la force.

Le soldat se dit encore que dans la guerre, conduite selon les règles, tout devient généreux et sublime ; que si là, comme partout, l’assassinat, le viol, la déprédation et la débauche trouvent l’occasion de se déployer, de pareils méfaits ne prouvent pas plus contre la guerre que la prévarication du juge ne prouve contre l’institution des tribunaux ; que la véritable représentation d’un pays, dans ses rapports avec l’étranger, est son armée ; que, comme cette armée est la force du peuple, elle en devient, en cas de guerre, la conscience ; que, même dans la prévision de la défaite, la guerre est pour le citoyen le plus sacré et le plus glorieux des devoirs, parce qu’il s’agit de sauver la patrie, en tout état de cause de la rendre honorable ; que ce qui fait la victoire, c’est, autant et plus que la force matérielle, l’énergie morale ; que dans le triomphe il n’y a donc pas seulement de l’orgueil, il y a aussi le juste sentiment du droit, qui, entre nations, ne s’établit point par procédures, mais par la générosité du sacrifice, le mépris de la mort, la probité, la tempérance et la mansuétude unies à la valeur.

C’est pour cela que le véritable soldat ne hait ni ne méprise son ennemi. Il l’honore au contraire, il lui tend la main hors de la bataille ; il sait que cet ennemi combat, comme lui-même, pour son prince, pour sa patrie ; que, comme lui, il représente la conscience d’une nation, et qu’il défend une grande cause. Quel plus sublime spectacle que celui de deux armées suspendant tout à coup leur action pour rendre en commun un tribut d’honneur au brave, comme il arriva, au siége de Mayence, aux funérailles du général Meunier ?

Le soldat se dit, enfin, que la guerre est bien moins à craindre que ne le supposent les timides ; qu’elle est bonne, utile, féconde ; qu’elle agit sur les nations comme une crise salutaire, en mettant fin à une situation équivoque, et sur les individus comme une sorte de réaction qui fait apparaître en eux des vertus de discipline, des trésors de sensibilité et de grandeur d’âme, qu’ils n’eussent jamais manifestés en tout autre état.

Voilà ce que le soldat se dit au fond du cœur, d’accord avec le témoignage du genre humain ; ce que de vieux juristes, étrangers à l’action et blasés sur le droit, peuvent méconnaître ; ce dont la comédie peut en temps de paix faire sourire, mais qui devient du plus grand sérieux à la première difficulté qui surgit entre les états. On a dit qu’en 93 l’honneur de la France s’était réfugié sous les drapeaux. Tremblons qu’il n’en soit de même, pour l’Europe, aujourd’hui. La valeur des militaires, en contraste avec les corruptions de tout genre qui dévorent la société civile, serait pour la civilisation d’un sinistre augure.

Il s’agit donc d’étudier à fond cette religion de la guerre, transmise d’âge en âge, et toujours aussi fervente. Tant que cet examen n’aura pas été fait, tant que l’énigme ne sera pas expliquée, l’humanité non-seulement restera à l’état de guerre, mais sera emportée par la guerre. La destinée des états reposant uniquement sur la valeur des armées, les nations flotteront, tantôt élevées, tantôt submergées par la vague, sur l’océan de l’histoire ; et comme en dernière analyse la guerre n’est ni le tout de l’humanité, bien qu’elle se mêle à tout, ni son dernier mot ; comme il n’existe pas seulement de la force dans le monde, il arrivera que, la force conservant la prépondérance, le droit, les mœurs, la civilisation, les idées, la liberté, demeureront précaires.

La guerre, tout nous l’atteste, est donc plus qu’un fait, plus qu’une situation, plus qu’une habitude. Ce n’est pas l’injure de l’un soulevant la légitime défense de l’autre ; c’est un principe, une institution, une croyance, nous dirons bientôt une doctrine. Laissons de côté les déclamations larmoyantes et les invectives sentimentales. La guerre, par la bouche des nations, affirme sa raison, son droit, sa juridiction, sa fonction ; c’est là ce que nous avons à atteindre.


CHAPITRE II


LA GUERRE SE PRODUIT COMME UN JUGEMENT, RENDU AU NOM ET EN VERTU DE LA FORCE. — CE JUGEMENT, LA CONSCIENCE UNIVERSELLE LE DÉCLARE RÉGULIER ; LA JURISPRUDENCE DES AUTEURS LE RÉCUSE.


La seconde proposition sur laquelle se manifeste la divergence entre le sentiment universel et l’opinion de l’école, est celle-ci : La guerre est un jugement.

Cicéron définit la guerre, d’après l’opinion commune, une manière de vider les différends par les voies de la force. On est bien forcé, ajoute-t-il avec tristesse, d’en venir là, quand tout autre mode de solution est devenu impraticable. La discussion est le propre de l’homme ; la violence le propre des bêtes. Nam cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem, alterum per vim ; cùmque illud proprium sit hominis, hoc belluarum, confugiendum est ad posterius, si uti non licet superiore.

On voit par cette citation que le grand orateur n’admettait que sous réserve la définition traditionnelle de la guerre, qu’elle est une manière de jugement. De son temps déjà la pure notion du droit de la guerre s’était obscurcie : le belliqueux Romain s’était permis tant d’injustices ! Avant Cicéron, Aristote avait écrit que la guerre la plus naturelle est celle qu’on fait aux bêtes féroces et aux hommes qui leur ressemblent. En traitant, à l’exemple du philosophe grec, le recours aux armes de procédé bestial, Cicéron refuse positivement à la guerre toute valeur juridique, et jette sur ce mode primitif de régler les différends internationaux une défaveur dont, aux yeux de l’École, il ne se relèvera plus. Ses paroles, cependant, eussent soulevé la protestation des vieux Quirites, adorateurs de la lance, quir, religieux observateurs du droit de la guerre, qui, pour donner plus d’authenticité à ses jugements, s’abstenaient dans leurs expéditions d’employer contre leurs ennemis la surprise et la ruse, n’estimaient que la bravoure, et regardaient toute victoire obtenue par un combat déloyal comme une impiété.

Ainsi éclate, à chaque pas, la divergence entre le témoignage universel et les idées de l’École. Selon le premier, il y a un droit de la guerre ; suivant la seconde, ce droit n’est qu’une fiction. La guerre est un jugement, dit le consentement des nations ; la guerre n’a rien de commun avec les tribunaux, réplique l’École : c’est une triste et funeste extrémité. Depuis Cicéron, la jurisprudence en est là.

Grotius se range à l’avis de Cicéron. L’idée d’une décision rendue par les armes lui rappelle le combat judiciaire, employé au moyen âge, et qu’il traite de superstition. Bien loin qu’il considère la guerre comme un jugement, il y voit au contraire l’effet de l’absence de toute justice, la négation de toute autorité judiciaire. C’est dans cette pensée qu’il a composé son livre. Que les nations, dit-il, comme les citoyens, apprennent à déterminer leurs droits mutuels ; qu’elles se constituent elles-mêmes en tribunal arbitral, et il n’y aura plus de guerre. Grotius, en un mot, ainsi que Cicéron, subit la guerre comme une extrémité douloureuse, dépourvue de toute valeur juridique, et dont la responsabilité incombe à celui qui l’entreprend ou qui la provoque injustement.

Pufendorf abonde dans le même sens : « La paix est ce qui distingue l’homme des bêtes. »

Vattel se range au même avis : « La guerre, dit-il, est cet état dans lequel on poursuit son droit par la force. » Ce n’est donc pas un jugement. Dans le droit civil, on poursuit son droit, comment ? Par devant les tribunaux ; et c’est après avoir obtenu sentence du juge, que l’on en vient, s’il est nécessaire, aux moyens de rigueur, la saisie, l’expropriation forcée, la visite domiciliaire, la vente à l’encan, le garnisaire, le mandat d’arrêt, etc. La guerre, au contraire, d’après la définition de Vattel, se réduisant aux seuls moyens de rigueur, sans jugement préalable, est tout ce qu’il y a de plus opposé à la justice. C’est, comme nous le disions tout à l’heure, un effet de l’absence de justice et d’autorité internationale. Du reste, Vattel, comme Grotius, admet le principe que, si la guerre est juste d’un côté, elle est nécessairement injuste de l’autre, et il conclut en rejetant sur l’agresseur ou le défendeur injuste la responsabilité du mal commis, de quelque côté du reste que se tourne la fortune des armes.

Le commentateur de Vattel, Pinheiro-Ferreira, acceptant, au fond, le sentiment de son chef de file, mais s’attachant davantage au caractère de la poursuite, définit la guerre : « L’art de paralyser les forces de l’ennemi. » D’autres avant lui avaient prétendu que la guerre est « l’art de détruire les forces de l’ennemi. » Or, qu’il s’agisse de détruire les forces de l’ennemi, ou simplement de les paralyser, ce qui est moins inhumain, il est clair que nous sommes toujours dans un état extra-judiciaire. Pour Pinheiro comme pour Vattel et Grotius, il n’est toujours question que de contraindre, sans jugement préalable, un débiteur de mauvaise foi, ou de se défendre contre une agression injuste. Dans les deux cas, l’idée d’un tribunal guerrier, d’un jugement par la voie des armes, d’une légalité inhérente au combat, en un mot d’un droit de la guerre, disparaît entièrement.

Inutile que je continue ces citations : les auteurs se copient tous.

Ainsi, plus nous avançons dans cet examen, plus nous voyons la séparation se creuser entre la jurisprudence de l’école et la foi universelle.

D’après la première, le droit de la guerre est un vain mot, une fiction légale tout au plus. Il n’y a pas de droit des batailles ; la victoire ne prouve rien ; la conquête, qui en est le fruit, ne devient légitime que par le consentement, formel ou tacite, mais libre, des vaincus, par la prescription du temps, la fusion des races, l’absorption des états : tous faits subséquents à la guerre, et dont le résultat est de faire disparaître les vestiges de l’ancienne discorde, d’en amortir les causes et d’en prévenir le retour. Considérer la guerre comme une forme de judicature, serait outrager la justice.

Devant la raison des masses, au contraire, la guerre prend un caractère différent. Dans l’incertitude du droit international, ou, ce qui revient au même, dans l’impossibilité d’en appliquer les formules à des justiciables tels que les états, les parties belligérantes s’en rapportent, par nécessité ou convention tacite, à la décision des armes. La guerre est une espèce d’ordalie, ou, comme on disait au moyen âge, un jugement de Dieu. Ceci explique comment deux nations en conflit, avant d’en venir aux mains, implorent, chacune de son côté, l’assistance du Ciel. C’est comme si la Justice humaine, confessant son impuissance, suppliait la Justice divine de faire connaître par la bataille de quel côté est ou sera le droit ; en langage un peu plus philosophique, comme si les deux peuples, également convaincus que la raison du plus fort est ici la meilleure, voulaient, par un acte préalable de religion, exciter en eux la force morale, si nécessaire au triomphe de la force physique. Les prières qui se font de part et d’autre pour obtenir la victoire, et qui scandalisent notre société aussi inintelligente de ses origines qu’ignoble dans son incrédulité, sont tout aussi rationnelles que les plaidoiries contradictoires débitées par les avocats pour préparer les sentences des tribunaux. Mais, tandis qu’ici le jugement est simplement énonciatif du droit, on peut dire, toujours en se plaçant au point de vue des masses, que la victoire est productrice du droit, le résultat de la guerre étant de faire précisément que le vainqueur obtienne ce qu’il demandait, non pas seulement parce que, avant le combat, il avait droit, en raison de sa force présumée, de l’obtenir, mais parce que la victoire a prouvé qu’il en était réellement digne. Otez cette idée de jugement que l’opinion attache invinciblement à la guerre, et elle se réduit, selon l’expression de Cicéron, à un combat d’animaux : ce que la moralité de notre espèce, moralité qui n’éclate nulle part autant qu’à la guerre, ne permet pas d’admettre.

En effet, les actes qui chez toutes les nations précèdent, accompagnent et suivent les hostilités, démontrent qu’il y a ici autre chose que ce qu’y ont vu les légistes. Que signifierait, d’abord, cette expression, aussi vieille que le genre humain, commune à toutes les langues, répétée par tous les auteurs dont elle fait le tourment, de droit de la guerre ? Est-ce que le peuple qui crée les langues, nomme autre chose que des réalités ? Est-ce qu’il ne parle pas de l’abondance de ses sentiments comme de ses sensations ? Est-ce que c’est lui qui invente les fictions légales ? Est ce qu’il imagine des rois constitutionnels, répondant sur le dos de leurs ministres ? Est-ce qu’il adore des divinités nominales ou métaphysiques ?

Comment expliquer ensuite cette multitude de formalités dont les nations tiennent à si grand honneur de s’entourer dans leurs entreprises guerrières : significations, déclarations, propositions d’arbitres, médiations, interventions, ultimatums, invocations aux dieux, renvoi des ambassadeurs, inviolabilité des parlementaires, échange d’otages et de prisonniers, droit des neutres, droit des réfugiés, des suppliants, des blessés ; respect des cadavres ; droit du vainqueur, droit du vaincu, droit de postliminie ; délimitation de la conquête, etc., etc. : tout un code, toute une jurisprudence ? Est-il possible d’admettre que tout cet appareil juridique couvre un pur néant ? Rien que cette idée, d’une guerre dans les formes ; rien que ce fait, admis par la police des nations, que des hommes qui se respectent ne se traitent pas à la guerre comme des brigands et des bêtes féroces, prouve que, dans la pensée générale, la guerre est un acte de juridiction solennelle, en un mot est un jugement.

Mais voici bien autre chose.

Au nom de quelle autorité, en vertu de quel principe ce jugement de la guerre est-il rendu ? La réponse semblerait un blasphème, si elle n’était le cri de l’humanité : Au nom et en vertu de la force.

C’est la troisième proposition sur laquelle nous avons à constater la contradiction la plus absolue entre la judiciaire des masses et la manière de voir de l’école.

Pour le coup nos auteurs n’y tiennent plus : ils sont éblouis.

Cicéron s’écrie, nous avons cité ses paroles :

« La force est la raison des bêtes, hoc belluarum. »

Grotius reprend :

« La force ne fait pas le droit, bien qu’elle serve à le maintenir et à l’exercer. »

Vattel ajoute :

« On revendique son droit par des titres, par des témoignages, par des preuves ; on le poursuit par la force. »

Ancillon :

« La force et le droit sont des idées qui se repoussent : l’une ne peut jamais fonder l’autre. »


Kant, l’incomparable métaphysicien, qui sut démêler les lois de la pensée, qui le premier conçut l’idée d’une phénoménologie de l’esprit, ne connaît rien à celle de la guerre. Il se met à la suite de Grotius, Wolf et Vattel :


« Les éléments du droit des gens sont : 1° Que les états, considérés dans leurs rapports mutuels externes (comme des sauvages sans lois), sont naturellement dans un état non juridique ; 2° que cet état est un état de guerre (du droit du plus fort), quoiqu’il n’y ait pas en réalité toujours guerre et toujours hostilité. Cette position respective est très injuste en elle-même, et tout l’effort du droit est d’en sortir. » — Ailleurs : « Les nations ont le droit de faire la guerre, comme un moyen licite de poursuivre leur droit par la force, quand elles peuvent avoir été lésées, et puisque cette revendication ne peut avoir lieu par un procès. »


Martens, et son éditeur français M. Vergé, raisonnent tout à fait de même. Le premier condamne la guerre d’une manière absolue :

« La guerre est un état permanent de violences indéterminées entre les hommes. »

M. Vergé fait quelques réserves, en faveur de l’état qui se trouve placé par un injuste aggresseur dans le cas de légitime défense :


« Sans doute, dit-il, on ne peut considérer la guerre, avec le comte de Maistre, comme une grande loi du monde spirituel, ou avec Spinoza, comme l’état normal de la créature. — C’est une extrémité fâcheuse, le seul moyen de contraindre une personne collective et souveraine à remplir ses engagements et à respecter les usages internationaux » (Schutzenberger). — « La guerre est toujours injuste en soi, en ce sens que la force décide du droit, ou, pour parler plus exactement, qu’il n’y a pas d’autre droit que la force » (Barni, trad. de Kant).


M. Hautefeuille, le dernier en France qui ait écrit sur cette matière scabreuse, dit à son tour en copiant Hobbes :

« Il est dans l’ordre de la nature que le règne de la force précède celui du droit. »


Et la multitude des commentateurs, traducteurs, éditeurs, annotateurs, de répéter à l’unisson : Non la force ne peut jamais faire droit. Si quelquefois elle intervient dans les œuvres de la justice, c’est comme moyen de supplice ou de contrainte, comme la menotte du gendarme et la hache du bourreau. Il serait monstrueux d’y voir la base ou l’expression d’un droit.

Nous avons entendu l’école, interrogeons maintenant le témoignage universel, et voyons comment s’établit, dans la conscience des peuples, un sentiment tout contraire.

A l’origine, dans cet état de l’humanité appelé à tort ou à raison état sauvage, l’homme, avant d’avoir appris l’usage de ses facultés intellectuelles, ne connaît, n’estime que la force corporelle. À ce moment, force, raison, droit, sont pour lui synonymes. La mesure de la force donne celle du mérite, par conséquent celle du droit, en tant qu’entre créatures si fraîchement écloses, unies par de si rares et de si faibles rapports, il y a lieu de parler de droits et de devoirs.

La société se forme, le respect de la force grandit avec elle : du même coup, se détache peu à peu de l’idée de force l’idée de droit. La force est glorifiée, consacrée, divinisée sous des noms et des images humaines, Hercule, Thor, Samson. La population se divise en deux catégories, aristoï, optimates, littéralement les plus forts, et par extension, les plus braves, les plus vertueux, les meilleurs ; et la plèbe, qui se compose des faibles, des esclaves, de tout ce qui n’a pas la force, ignavi. Les premiers constituent le pays légal, les hommes du droit, c’est-à-dire ceux qui possèdent des droits : les autres sont en dehors du droit, exleges ; ils n’ont pas de droits ; ce sont des individus à face humaine, anthrôpoï, ce ne sont pas des hommes, andres.

Cette société d’hommes forts, d’aristocrates, forme une souveraineté, un pouvoir, deux termes qui, se prenant l’un pour l’autre, rappellent encore l’identité des deux notions, le droit et la force.

Jusqu’à ce moment les litiges, provenant de la prérogative des forces, se règlent, et les injures se réparent, par le duel ou combat judiciaire, jugement de la force. Mais bientôt, à ce combat, se substitue le prince, représentant de la souveraineté ou force collective, contre lequel nul n’est assez fort pour combattre, et qui, ne voulant pas que ses hommes se battent, se charge de dire lui-même le droit, de faire justice. Mais cette substitution du jugement du prince au combat des parties, d’où vient-elle ? Tout simplement de ce principe que qui a la force a la raison, et que, devant le jugement exprimé du prince, nul n’a droit d’affirmer un sentiment contraire. Le vermisseau s’insurgera-t-il contre le lion, ou l’hysope contre le cèdre ? Ce serait tout aussi absurde.

Mais qui sera le dépositaire de cette force ou puissance publique, dont l’un des principaux attributs est de dire le droit ? — Le plus fort.

Tout cela, remarquons-le bien, ne signifie pas, comme ont l’air de le dire les juristes, que la force fait tout le droit, qu’il n’y a pas d’autre droit que la force ; cela veut dire simplement que la force constitue le premier et la plus irréfragable des droits ; que si, postérieurement, il s’en crée d’autres, ils relèveront toujours, en dernière analyse, de celui-là ; qu’ainsi, tandis qu’entre individus de la même cité le combat judiciaire est remplacé par le jugement du prince, entre cités indépendantes, le seul droit reconnu, le seul jugement valide, sera toujours celui de la force.

C’est pour cela que, dans l’opinion de tous les peuples, la conquête, prix de la force et du courage, est réputée légitime, la plus légitime des possessions, fondée qu’elle est sur un droit supérieur à toutes les conventions civiles, à l’usucapion, à la succession patrimoniale, à la vente, etc., sur le droit de la force. De là, l’admiration des peuples pour les conquérants, l’inviolabilité que ceux-ci s’arrogent, la soumission qu’ils exigent, le silence qui se fait devant eux, siluit terra in conspectu ejus.

Le respect de la force, la foi en sa puissance juridique, si j’ose ainsi dire, a suggéré l’expression de guerre juste et sainte, justa et pia bella ; ce qui n’a pas tant rapport, selon moi, à la patrie qu’il s’agit de défendre, qu’aux conditions mêmes de la guerre, laquelle, comme le pensaient les vieux Romains, répugne à toute ruse, industrie et stratagème, comme à un sacrilége, comme à une sophistication du combat, à une corruption de la justice, et n’admet que des moyens de vive force.

Et c’est encore pour cela qu’aux époques révolutionnaires, alors que les sentiments civiques, religieux et moraux se sont refroidis, la guerre, qui par un mystérieux pacte continue d’unir ensemble la force et le droit, la guerre tient lieu de principe à ceux qui n’en ont plus ; c’est pour cela qu’une nation, si corrompue qu’on voudra, ne périra point, ne décherra même pas, tant qu’elle conservera dans son cœur cette flamme justicière et régénératrice du droit de la guerre. Car la guerre, que la bancocratie et la boutique affectent de prendre pour de la piraterie, est la même chose que le droit et la force indissolublement unis. Otez à une nation qui a enterré toutes ses croyances cette synonymie, elle est perdue.

Ces faits, ou plutôt ces opinions, je ne les donne, quant à présent, que pour ce qu’elles valent, c’est-à-dire, comme des témoignages dont le sens est que, sur la nature et la moralité de la guerre, sur la virtualité juridique de la force, le sentiment du genre humain est diamétralement opposé à celui des gens de loi. Bientôt nous aurons à rechercher de quel côté est la vérité ; bornons-nous, pour le moment, à constater le résultat auquel nous sommes parvenus :


La guerre, selon le témoignage universel, est un jugement de la force. Droit de la guerre et droit de la force sont ainsi un seul et même droit. Et ce droit n’est pas une vaine fiction du législateur ; c’est, selon la multitude qui l’affirme, un droit réel, positif, primitif, historique, capable par conséquent de servir de principe, de motif et de base à une décision judiciaire : toutes choses que la jurisprudence de l’école nie formellement.

Tout ceci ne serait rien, si le malentendu ne portait que sur un mot ; si, cette première étape franchie, et dans le droit, et dans l’histoire, savants et ignorants se retrouvaient d’accord sur le reste. Mais là ne s’arrête pas la divergence ; elle embrasse toutes les catégories du droit : droit des gens, droit public, droit civil, droit économique. En sorte que, selon que le témoignage universel aura été déclaré faux ou la jurisprudence de l’école erronée, la société reposera sur un fondement ruineux ou l’enseignement du droit tout entier sera à refaire. C’est ce qu’il importe de mettre pleinement en lumière.


CHAPITRE III


CONSÉQUENCES DE LA DOCTRINE PROFESSÉE PAR LES AUTEURS, RELATIVEMENT AU DROIT DE LA FORCE


Je ne connais pas de spectacle plus intéressant que celui de la raison philosophique aux prises avec la raison populaire : la première définissant, analysant, composant, raisonnant et concluant, avec une dignité magistrale, contre ce qu’elle nomme préjugé ; la seconde, ne sachant ni plaider ni se défendre, incapable de pousser un argument, de formuler une objection, ne sachant jamais répondre, à toutes les difficultés qu’on lui oppose, que ces mots naïfs : Est, est ; Non, non ; Cela est, cela n’est pas ; puis, cela dit, se jouant de la science des doctes comme d’une toile d’araignée, et entraînant dans sa pratique la civilisation et le monde.

Une chose généralement reconnue, parce qu’elle est un fait d’expérience, c’est que la civilisation a eu pour point de départ l’antagonisme, et que la société, en autres termes le droit, droit international, droit public, droit civil, s’est développé sous l’inspiration et l’influence de la guerre, ce qui veut dire sous la juridiction de la force.

Si donc il était vrai, comme le prétend l’universalité des jurisconsultes, qu’une pareille juridiction ne fût qu’un préjugé de la barbarie, une aberration du sens moral, il s’ensuivrait que toutes nos institutions, nos traditions et nos lois, sont infectées de violence et radicalement viciées ; il s’ensuivrait, chose terrible à penser, que tout pouvoir est tyrannie, toute propriété usurpation, et que la société est à reconstruire de fond en comble. Il n’y aurait consentement tacite, prescription, conventions ultérieures, qui pussent racheter une telle anomalie. On ne prescrit pas contre la vérité ; on ne transige pas au nom de l’injustice ; en un mot, on n’édifie pas le droit sur sa propre négation. — Que si, au contraire, c’étaient les juristes eux-mêmes dont la philosophie superficielle a méconnu la réalité et la légitimité du droit de la force, le mal serait alors beaucoup moindre ; mais l’enseignement du droit devrait être intégralement réformé, à peine de livrer la législation, les tribunaux, l’État, la morale publique, l’esprit de l’armée, aux perturbations les plus regrettables.

Posons la question dans toute sa gravité.

La guerre existe, aussi ancienne que l’homme. C’est par elle que l’humanité commence son éducation, et qu’elle inaugure sa justice. Pourquoi ce sanglant début ? Peu importe, quant à présent. C’est un fait dont nous rechercherons plus tard les motifs et la cause ; mais qu’il nous faut d’abord accepter, au moins comme fait. Rien n’est absolu, dit-on, rien n’est impitoyable comme un fait.

Or, tandis que la science et l’érudition classique récusent la moralité de ce fait, et conséquemment sa valeur juridique ; tandis que Hobbes, ramenant tout aux nécessités de la matière, niant l’immanence de la justice en nous et son efficacité sociale, ne découvre dans le fait de la guerre qu’une manifestation de la force aveugle et immorale, la conscience universelle y reconnaît un de ses éléments ; elle affirme, sans hésiter, la réalité d’un droit de la guerre, par suite une juridiction de la force.

C’est qu’en effet il y a dans les batailles humaines quelque chose de plus que de la passion, et dont la théorie affligeante de Hobbes ne rend pas compte. Il y a cette prétention singulière, qui n’appartient qu’à notre espèce, savoir, que la force n’est pas seulement pour nous de la force, mais qu’elle contient aussi du droit, que dans certains cas elle fait droit. Ainsi que nous l’avons observé, les animaux se battent entre eux, ils ne se font pas la guerre ; il ne leur viendra jamais à l’esprit de réglementer leurs combats. Le lion a l’instinct de sa force, c’est ce qui fait son courage ; il n’a nul sentiment d’un droit résultant de cette force, et ceux qui ont doté ce carnassier de je ne sais quelle générosité chevaleresque, ne l’ont pas peint d’après nature : demandez à Gérard, le tueur de lions ; ils l’ont fait, sans s’en douter, à leur propre image. L’homme au contraire, meilleur ou pire que le lion, c’est ce dont la critique décidera, l’homme aspire, de toute l’énergie de son sens moral, à faire de sa supériorité physique une sorte d’obligation pour les autres ; il veut que sa victoire s’impose à eux comme une religion, comme une raison, en un mot, comme un devoir, correspondant à ce qu’il nomme son droit. Voilà en quoi consiste l’idée de guerre ; ce qui la distingue éminemment des combats des bêtes féroces ; ce qui, avec le progrès du temps, a introduit peu à peu, parmi les peuples, ces conventions singulières, appelées lois de la guerre. Voilà ce que ni Hobbes, ni les autres n’ont jamais su démêler dans le phénomène, mais sur quoi, je le répète, l’universalité du genre humain n’hésite pas.

C’est à ce sentiment profond d’un droit résultant de la victoire, à cette opinion innée en nous, que toute législation est originairement et essentiellement guerrière ; c’est, ne craignons pas de le dire, car nous n’aurons pas à en rougir, a ce culte de la force qu’il faut faire remonter la création de tous les rapports juridiques reconnus parmi les hommes : d’abord, les premiers linéaments d’un droit de la guerre et d’un droit des gens ; puis, la constitution des souverainetés collectives, la formation des états, leur développement par la conquête, l’établissement des magistratures, etc. On nie le droit de la force ; on le traite de contradiction, d’absurdité. Qu’on ait donc la bonne foi d’en nier aussi les œuvres ; qu’on demande la dissolution de ces immenses agglomérations d’hommes, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie ; qu’on attaque ces puissances, qui certes ne sont pas sorties tout armées des énergies de la nature, et qu’aucun sophisme ne saurait faire relever d’un autre principe que de la force.

On le voit : c’est de la constitution même de la société, c’est de la civilisation tout entière qu’il s’agit sous cette formule, encore si peu comprise, de droit de la guerre, droit de la force. À ces considérations d’une gravité si haute, que peut objecter l’école ?

De bouche, l’école parle comme tout le monde : elle reconnaît un droit de la guerre. Au fond du cœur, elle le nie ; et toutes ses réserves, toutes ses théories démontrent qu’elle n’y croit pas. Le droit de la force n’est pas un droit : tel est, parmi les docteurs, le sentiment unanime, invariable. Quant à l’hypothèse, sous-introduite au moyen âge, qui tendrait à faire de la guerre, à la façon de l’ordalie ou combat judiciaire, une manifestation de la volonté du ciel, il va sans dire que Grotius et ses successeurs la rejettent. En quoi ils ont raison : ce n’est pas en ce sens que le sentiment des peuples entend le droit de la guerre.

Mais, si le droit de la force n’est pas un droit, qu’est-ce que l’école appelle alors droit de la guerre ? Comment explique-t-elle, justifie-t-elle la formation des états, l’établissement des juridictions, la validité des législations, toutes choses qui, pour le commun des mortels, dérivent du droit de la force ? Il est évident qu’elle n’y va pas ici de franc jeu ; son enseignement couvre une hypocrisie. Après avoir déclaré, assez haut pour que de toutes parts on l’entende, qu’elle ne croit ni à un droit de la guerre, ni à plus forte raison à un droit de la force, elle se met à parler comme tout le monde, transigeant avec sa conscience, et essayant, à grand renfort d’équivoques et de restrictions mentales, de rajuster sa doctrine ésotérique avec la foi du vulgaire.

J’ai dit déjà ce qu’entend l’école, in petto, par ce mot, droit de la guerre. Redisons-le encore, et tâchons d’en faire un peu honte à nos savants jurisconsultes.

Une chose que sentait profondément Grotius, et qui honore sa mémoire ; que nous sentons d’autant mieux nous-mêmes que nous sommes plus avancés en civilisation, c’est qu’à quelque degré de fureur que l’intérêt, le fanatisme ou la haine poussent deux nations, l’humanité ne doit jamais perdre entièrement ses droits ; qu’en conséquence, jusqu’au milieu du carnage, il y a lieu de pratiquer la charité et la justice ; qu’à défaut de prescription positive cette mansuétude nous est commandée à tous, au fort comme au faible, dans l’intérêt de notre dignité et de notre conservation morale. C’est par l’effet de ce sentiment que, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, la guerre a perdu de siècle en siècle de son atrocité ; et c’est, entre autres motifs, afin de réduire toujours davantage les tueries et les dévastations, que se sont introduites ces lois, dont l’ensemble constitue le code de la guerre, et témoigne hautement de la perfectibilité de notre espèce.

En deux mots, le droit de la guerre est le respect de l’humanité dans la guerre : voilà ce que répondent Grotius et, après lui, tous les publicistes.

C’est quelque chose assurément d’avoir fait entendre et d’avoir développé avec éloquence cette vérité ; malheureusement elle ne touche pas à la question. Il ne s’agit point de la manière dont se feront les exécutions militaires ; il s’agit du droit qui les provoque, qui les motive, et qui en est le produit. La législation pénale a subi aussi l’influence de l’humanité : on a fait disparaître la torture, les supplices recherchés ; on parle d’abolir la peine de mort. Mais la peine, quelle qu’elle soit, la peine reste, de l’avis de tout le monde, un fait juridique : d’où l’expression, rigoureusement juste, de droit pénal. Par analogie, on demande en quoi et pourquoi la guerre est un fait juridique : d’où s’ensuivrait logiquement alors l’idée d’un droit guerrier. Or, il est évident que les explications de Grotius n’effleurent même pas la difficulté. Elles ne nous disent point en quoi la guerre peut être, de sa nature, une manifestation du droit, un acte de juridiction ; elles en contiennent, au contraire, à tous les points de vue, la réprobation formelle. Il suit seulement „dc ces explications, notons-le bien, que les actes d’humanité accomplis en temps de guerre sont des exceptions à la guerre ; que si les hommes étaient justes, il n’y aurait même pas de guerre : ce qui aboutit nettement à ceci, que la guerre est une exception a la justice, provoquée par une violation du droit.

En fait, le droit de la guerre, selon Grotius, est le respect de l’humanité ; en théorie, ce n’est pas autre chose que ce que les grammairiens appellent une antiphrase. Il serait ridicule d’induire d’une semblable location que la guerre comporte de soi, comme le mariage, le travail, l’association, la propriété, le gouvernement, comme toute manifestation de l’être humain, individuel ou collectif, une série de conditions obligatoires ; en autres termes, que la guerre est matière de déterminations juridiques et de prescriptions légales.

Mais c’est précisément ce qui devrait être d’après l’histoire. C’est cette analogie fondamentale de la guerre, du travail, de l’état, de la famille, du gouvernement, de la religion, que Grotius était condamné à suivre, a peine de bâtir en l’air et de faire œuvre de fantaisie. Car si la guerre ne peut être considérée comme une lutte légale et légitime, appelée par la justice, motivée de part et d’autre par le plus grand et le plus sacré des intérêts, s’il n’y a point de droit de la guerre dans l’acception rigoureuse du mot, l’histoire tout entière devient inexplicable, absurde. Le système des sociétés repose sur une figure de rhétorique. S’il n’y a point de droit de la guerre, si l’on ne peut affirmer, avec certitude, qu’un tel droit soit une manifestation positive, sui generis, de la justice, il n’y a plus de raison dans l’histoire : le hasard est le roi de la terre ; les états sont établis sur l’iniquité ; le droit des gens devient une chimère ; les traités internationaux sont foncièrement nuls ; la civilisation se change en une tragi-comédie ; le règne hominal, comme disait Fourier, n’est pas autre chose que le règne animal, élevé à une puissance supérieure. Car, il n’y a rien, ni dans le droit des gens, ni dans le droit public, ni dans le droit civil ; rien dans les institutions et dans les mœurs, rien dans la religion et dans l’économie, qui ne repose originellement sur la guerre. La guerre nous a faits tout ce que nous sommes, et elle aurait agi sans droit ! Y avez-vous réfléchi, maître ?

Je sais que ce n’est ni la tradition, ni l’antiquité qui fait le droit ; que l’humanité a pu d’autant mieux se tromper que sa jeunesse l’exposait a plus d’ignorance, et que notre progrès ne se compose guère d’autre chose que des réformes que nous apportons incessamment à nos premières hypothèses. Mais ce n’est pas moins une chose extraordinaire que la justice ait pris pour point de départ ce que les juristes regardent comme sa négation, à savoir, la guerre ; qu’ensuite le développement historique de l’humanité se soit effectué sur la donnée d’un droit guerrier, à telles enseignes que, ce droit supprimé, il ne reste absolument rien de l’humanité passée, présente, je dirai même future, puisqu’elle ne saurait ni s’affranchir de sa tradition, ni se régénérer en dehors de cette même tradition et se constituer d’après un autre système. Là est l’irréparable lacune de l’ouvrage de Grotius. Non-seulement ce grand homme n’a pas compris le droit de la guerre ; non-seulement il n’a pas vu qu’en méconnaissant ce droit, il se mettait en opposition avec la foi, la tradition et la pratique constante du genre humain ; il ne s’est pas même douté qu’en niant le droit de la force, il bâtissait en l’air et qu’il élevait un monument, non plus à la justice, mais à l’arbitraire.


CHAPITRE IV


CONTINUATION DU MÊME SUJET. — THÉORIE DE WOLF ET VATTEL


Les successeurs de Grotius, Wolf surtout et Vattel, semblent avoir aperçu le péril : tous leurs efforts ont tendu à le conjurer.

D’après Wolf, les nations doivent être considérées comme des personnes morales, auxquelles le droit naturel s’applique aussi bien qu’aux individus, mais avec des changements qu’explique la différence du particulier au général.

Pour les nations, le droit naturel, devenant droit des gens, se divise donc en droit des gens nécessaire, et droit des gens volontaire.

Le droit des gens nécessaire, que Grotius appelle droit interne, consiste en ce que le droit naturel oblige, au for intérieur, les nations, de la même manière qu’il oblige les individus ; il est immuable.

Le droit des gens volontaire, ou droit externe, résulte, selon Wolf, de la fiction d’une cité supérieure de laquelle dépendraient toutes les autres, et qui imposerait à chacun, l’occurrence, certaines prescriptions ou concessions, injustes de par le droit naturel, mais devenues, dans la pratique des nations, indispensables. — Selon Vattel, ce même droit résulte de ce que les nations étant indépendantes et souveraines, ne pouvant réciproquement s’arguer de faute, ni se convaincre, ni se contraindre, elles sont obligées de se passer mutuellement certaines choses plus ou moins irrégulières, de se faire certaines concessions plus ou moins fâcheuses, en vue de prévenir de plus grands malheurs.

Il importait de relever ici, comme l’a fait Vattel, la souveraineté et l’indépendance respectives des états. Du reste, sa théorie du droit des gens volontaire est la même que celle de Wolf. En effet, soit que les concessions internationales, dont l’ensemble constituerait ainsi le droit de gens, résultassent de la fiction d’une cité supérieure qui les leur impose, ou de leur résignation à les subir, toujours est-il que, selon les deux auteurs, il existerait sur les nations, en dehors des prescriptions directes et positives de la conscience, des conditions malheureuses, résultant de leur antagonisme, mais que leur intérêt bien entendu les contraint de subir et qui deviennent pour-elles le principe, l’occasion ou la matière d’une sorte de droit. Ce droit est appelé volontaire, non qu’il prenne sa source dans la volonté libre des nations, mais parce qu’il est un effet de leur subjectivité antagonique, laquelle évidemment n’est rien moins que libre, mais qui, se faisant de nécessité vertu, accepte la loi de son malaise comme une émanation de sa volonté.

Un exemple rendra cela plus clair.

Deux communes, deux cités, sont fondées simultanément, à quelques kilomètres l’une de l’autre. Dans les limites de leurs territoires respectifs, ces deux communes sont indépendantes et souveraines. Chacune forme un être collectif, une personne morale, régie, à priori, par le droit naturel. Dans les rapports qu’elles soutiennent entre elles, et en tant que ces rapports n’affectent pas leur souveraineté et leur existence, ces deux communes sont donc gouvernées par le droit des gens nécessaire, c’est-à-dire par une loi qui les oblige, au for intérieur, comme les individus. Elles ne doivent ni se nuire, ni s’offenser, ni s’envahir ; toute infraction à ces règles est une atteinte au droit des gens nécessaire.

Mais voici qu’avec le temps, la population de part et d’autre se multipliant, les deux communes s’étendent ; bientôt elles deviennent contiguës, de telle sorte que habitants et habitations ne présentent plus qu’une masse unique. Il y a donc péril pour la souveraineté de l’une ou de l’autre, tout au moins pour l’individualité (la nationalité) de toutes deux. L’antagonisme surgit alors avec des conséquences redoutables. Supposez que ces deux cités relèvent d’une cité supérieure, royaume ou empire, la question pourra être tranchée, aux dépens de l’une des deux ou de toutes les deux, par l’autorité royale ou impériale, qui impose la loi, et la fait, de gré ou de force, accepter. Dans le cas contraire, c’est-à-dire dans le cas où les deux communes seraient deux états absolument indépendants et souverains, comment se résoudra la difficulté ? Wolf part de l’hypothèse d’une cité supérieure, Vattel de la nécessité des choses, pour opérer, à l’amiable ou de vive force, dans la constitution des deux états, dans les conditions de leur existence et dans leurs rapports, une révolution, non-juridique évidemment, mais inévitable. Tel est le droit des gens volontaire.

De ce droit des gens volontaire naîtront ensuite le droit des gens coutumier et le droit des gens conventionnel ; subsidiairement, le droit public, le droit civil, etc. Ajoutez, si vous voulez, la distinction des droits parfaits et des droits imparfaits, du droit historique et du droit philoso- phique ; brochez sur le tout cette théorie qui se croit profonde et n’est que niaise, selon laquelle le droit naît du devoir, lequel à son tour devra naître du droit, s’il est vrai, comme dit Vattel, que nous n’ayons reçu des droits que pour nous acquitter de nos devoirs… ; et vous pourrez vous faire une idée de l’appareil compliqué au moyen duquel la jurisprudence essaye de rendre compte de ce qui, dans la raison des masses, coule de source, le droit de la guerre, la raison de la force.

Mais laissons la parole aux auteurs. Nous savons en quoi consiste le droit des gens volontaire, et nous avons vu, par un exemple, en quel cas il devient applicable. Maintenant, que dit ce droit ? Quelles sont, relativement à la guerre, ses maximes, ses formules ?

Vattel le résume en deux règles fondamentales :

La première, que la guerre en forme, quant à ses effets, doit être considérée comme juste de part et d’autre ;

La seconde, que tout ce qui est permis à l’un est permis à l’autre.

En vertu de la première règle, la conquête se légitime. « En principe, dit Vattel, il n’est permis au vainqueur, après une guerre juste, de s’approprier que ce qui lui revient de droit naturel, ou qui est indispensable à sa sûreté et à la compensation de ses dépenses ; quant au vainqueur dans une guerre injuste, la conquête qu’il se permet est un crime de plus. Mais, attendu que les nations n’ont pas de tribunaux, et que les deux puissances belligérantes doivent être présumées également en droit, on admet, en vertu du droit des gens volontaire, que dans une guerre en forme toute acquisition est valide, indépendamment de la justice de la cause : c’est pour cela qu’entre les nations la conquête est un titre légitime. »

De la seconde règle se déduit cette conséquence, qu’un état vaincu à la suite d’une agression injuste n’est passible que de réparations proportionnelles aux pertes causées par la guerre ; pour le surplus, c’est-à-dire pour le dommage moral, meurtres, pillages, dévastations, etc., qui dans une guerre injuste sont, d’après le droit naturel, autant de crimes, l’impunité est accordée. La guerre étant réputée juste de part et d’autre, ce qui est permis à l’un est permis à l’autre ; en conséquence, le mal commis par le guerroyant injuste est excusable.

Le lecteur sait maintenant à quoi s’en tenir sur la théorie de Wolf et de Vattel. Sur le seuil même de la science, alors qu’il est indispensable d’asseoir le droit sur des réalités, d’en saisir l’expression positive et, s’il se peut, matérielle, avant d’en opérer la déduction et d’en fixer les applications, ces deux publicistes se lancent, pour ainsi dire, à fond de train dans la fiction. La société, dit le témoignage du genre humain, est fondée sur l’antagonisme ; Wolf et Vattel le nient. Dans cet antagonisme, continue la voix des nations, le droit, arbitre souverain, a pour expression première la supériorité de force ; cela semble à nos deux écrivains tout aussi inconcevable, et ils le nient. Ces deux négations acquises, le reste va de lui-même : c’est-à-dire que le droit des gens se démolit pièce à pièce et devient une pure chimère.

Ainsi, qu’il soit vrai que deux nations entrent en lutte, toutes deux avec un droit positif et égal et sans injure de part ni d’autre : en pratique on est bien forcé de l’admettre ; en principe, on le nie. Ce n’est là, disent-ils, qu’une hypothèse, conçue pour l’intelligence d’une transaction radicalement abusive. Que la conquête, une conquête juste, sainte, inviolable, puisse être le prix naturel de la victoire, le produit légitime d’une guerre légitime, cela leur paraît, en soi, encore plus monstrueux. Mais, s’inclinant devant une fatalité invincible, qui, après avoir fait les hommes batailleurs, les nations indépendantes et souveraines, les jette tous dans un antagonisme sans issue, nos docteurs se hâteront de conclure, pour mettre un terme à l’incendie et au massacre, pour se tirer du chaos, mais en mentant à leur conscience, qu’il est bien d’adjuger au vainqueur sa demande, loyal d’imposer au vaincu la confusion de sa défaite, au risque de légitimer le vol et de glorifier l’assassinat. C’est, sans doute, à cette jurisprudence étrange qu’il faut attribuer le cri d’indignation de M. de Girardin : La guerre, c’est l’assassinat ; la guerre, c’est le vol.

M. de Girardin pouvait défier les foudres du parquet ; il avait pour lui les maîtres de la doctrine et leurs définitions.

Mais la conscience du genre humain proteste contre ces théories autant que contre ces injures. Non-seulement elle affirme la réalité du droit de la guerre, mais encore elle sait fort bien, le cas échéant, en décliner l’application et protester contre ce qu’elle nomme alors abus de la force, absolument comme, devant les tribunaux ordinaires, le plaideur sait décliner la juridiction devant laquelle il est appelé sans pour cela nier la justice ; s’inscrire en faux contre un témoignage, sans pour cela nier l’utilité de la preuve par témoins ; protester contre un abus de propriété, sans pour cela nier la propriété.

La conscience universelle, dis-je, affirme la réalité du droit de la guerre, et la compétence, pour certains litiges, d’une juridiction de la force. Sur ce droit et sur cette compétence se sont établis, comme sur un fondement solide, les rapports internationaux, et progressivement tout le système du droit civil et politique. Et c’est en vertu de la réalité du droit de la guerre, en vertu de la compétence d’une juridiction de la force, que les deux règles de Vattel, purement fictives dans son système du droit volontaire et destructives de toute morale, redeviennent d’une vérité rigoureuse :

1. La guerre en forme, doit être considérée, quant à ses effets, comme également juste des deux parts ;

2. Dans la guerre en forme ce qui est permis à l’un est permis à l’autre.


Non-seulement, dirai-je à Vattel, la guerre doit être considérée des deux parts comme également juste, elle est juste, elle ne peut pas ne pas être juste des deux parts, puisque, si elle était injuste d’un côté, ou de tous les deux, elle ne serait plus la guerre ; puisque alors la société serait établie sur l’injustice, et que la civilisation se développerait au hasard de la violence et de la trahison, puisque, sans cette justice égale, il n’y aurait pas de différence entre le brigandage et la guerre, et qu’il suffirait à toute bande de malfaiteurs de dénoncer à la société qui la poursuit l’état de guerre, pour se ménager, après la défaite, une amnistie.


CHAPITRE V


QUE LA NÉGATION DU DROIT DE LA FORCE REND LA PHILOSOPHIE DU DROIT IMPOSSIBLE


Depuis Wolf et son abréviateur Vattel, on ne peut pas dire qu’il se soit produit sur le droit de la guerre et des gens une seule théorie. Personne n’a essayé de combler cette immense lacune, qui, laissant le droit international dépourvu de sanction comme de principe, ruine tour a tour le droit public et le droit civil, compromet le pouvoir du prince, la souveraineté de l’état, la légitimité des magistratures, l’autorité des tribunaux, la sécurité des propriétaires ; assimile les armées à des bandes infernales, souffle aux populations le mépris et la révolte, et menace de ruine la civilisation tout entière.

D’après les auteurs, il n’existe ni droit de la guerre ni droit des gens : ce sont deux hypothèses commandées pour le besoin de la civilisation et l’honorabilité du genre humain, mais deux hypothèses absolument gratuites. La conséquence est que le corps du droit tout entier est un assemblage de fictions. C’est à cela que se réduit, à l’heure où j’écris ces lignes, toute la science juridique.

C’est en vain que l’immortel auteur de la Critique de la raison pure, Kant, a essayé d’appliquer au problème qui nous occupe ses puissantes catégories. Fourvoyé dès le premier pas par la négation du droit de la force, il n’a pu que se traîner à la suite de Wolf, et il a fini, chose pitoyable, par s’embourber dans l’utopie. Ce phénomène terrible, dont il n’y a pas moyen de révoquer en doute les éclats, la guerre, inquiète au plus haut degré la raison méthodique, paisible, du philosophe de Kœnigsberg : c’est la pierre d’achoppement de son système. Sans une théorie exacte de la guerre et de son droit, en effet, le système de la raison pratique croule, et l’édifice kantien ne subsiste plus que sur une aile. Aussi faut-il voir avec quel acharnement le philosophe se débat contre ce sphinx qui déroute sa logique. Il lui cherche des démentis, de l’opposition, des négations partout. D’où peut venir aux hommes cette fureur étrange ? Devant cette question, Kant reste perplexe, et il conclut, non à résoudre l’énigme, mais à la trancher, en faisant disparaître, par des moyens de police générale, cette affreuse guerre, contre laquelle vient se briser sa philosophie du droit.


« La guerre, dit Kant, n’a besoin d’aucun motif particulier. Elle semble avoir sa racine dans la nature humaine, passant pour un acte de noblesse, auquel doit porter l’amour de la gloire, sans aucun mobile d’intérêt. Ainsi, parmi les sauvages de l’Amérique, comme en Europe dans les siècles de chevalerie, la valeur militaire obtient de grands honneurs, non-seulement s’il y a guerre, comme il serait juste, mais encore pour qu’il y ait guerre, et comme moyen de se signaler. De sorte qu’on attache une espèce de dignité à la guerre, et qu’il se trouve jusqu’à des philosophes qui en font l’éloge comme d’une noble prérogative de l’humanité, oubliant ce » mot d’un Grec : La guerre est un mal, en ce qu’elle fait plus de méchants qu’elle n’en emporte[1]. »


Kant soutient donc qu’il ne doit y avoir aucune guerre, ni entre individus, ni entre peuples ; que c’est un état extra-légal, et que le véritable droit des gens est de mettre fin à ces luttes exécrables, en travaillant à créer et à consolider la paix perpétuelle.

De Grotius, Wolf et Pufendorf, docteurs graves, nous voici tombés dans la soutane de l’abbé de Saint-Pierre, philanthrope et utopiste ! Nous ne sommes pas au bout. Le projet de paix perpétuelle est-il réalisable ? Kant considère comme un indice de cette réalisation la possibilité qu’il y a, selon lui, de contenir les passions, en les opposant les unes aux autres :


« Le problème d’une constitution, dit-il, fût-ce pour un peuple de démons, n’est pas impossible à résoudre, pourvu que ce peuple soit doué d’entendement. On aurait l’avantage, par là, de ne pas attendre la paix du monde d’une réforme morale des hommes, impossible elle-même à obtenir. »


C’est justement la théorie passionnelle de Ch. Fourier, combinée avec le système à bascule, ou des contre-forces d’Ancillon. La théorie de Fourier est aujourd’hui reléguée parmi les utopies dont on ne se donne même plus la peine de faire l’essai : et pourquoi ? C’est justement parce que les hommes, passionnés, et sous ce rapport semblables à des démons, sont en outre doués d’entendement, et que cet entendement, loin de servir à mettre d’accord ou à équilibrer leurs prétentions, leur sert précisément au contraire à s’attaquer avec plus d’acharnement. Quant au système d’Ancillon, ce n’est pas autre chose que le principe de l’équilibre européen, en vertu duquel les nations, pour ne se pas faire la guerre, sont obligées de se tenir constamment en armes.

Toutefois, comme si l’instinct philosophique avertissait Kant de la puérilité de ses conceptions, après avoir posé les bases d’une pacification générale, il termine par cette réflexion que messieurs du Congrès de la paix feront bien de méditer :


« La paix perpétuelle est impraticable ; mais elle est indéfiniment approximable. »


Hégel n’éprouve pas le même embarras que Kant. Celui-ci croyait à une raison pratique de l’homme, différente par son principe de la raison pure ou spéculative, et donnant lieu à un ordre de faits, d’idées, de sentiments, que l’entendement seul ne suffit pas à expliquer. De cette raison pratique Kant faisait même une sorte de sanction de la raison pure, en montrant que certaines idées, par exemple celles de Dieu, de l’immortalité de l’âme, de la certitude des objets extérieurs et par suite de nos connaissances, idées que la raison pure laissait, selon lui, indécises, nous étaient garanties comme postulés nécessaires de la raison pratique : ce qui signifie qu’en dernière analyse l’intelligence chez l’homme n’a de certitude que celle qu’elle tire de la conscience. Hegel rejette ce dualisme : il ramène tout a un principe unique, la logique, évoluant en noumènes et phénomènes. Ce qui arrive étant donc, en vertu de cette évolution, ce qui doit arriver, Hegel le proclame juste quel qu’il soit, et sans s’inquiéter des protestations subjectives de la conscience. Pour lui le droit est un mot : comme la vérité est ce qui est, la justice est aussi ce qui est. Entre science et conscience, il n’y a pas de différence. Hegel a jeté son regard d’aigle sur la guerre, et il l’approuve, il en proclame les résultats généraux comme bons, en quoi il n’a pas tort. Mais il ne donne d’autre raison de cette bonté des résultats généraux de la guerre sinon qu’ils existent ; il ne s’inquiète pas si le principe en est moral ou immoral ; il affirme que la guerre, étant inévitable, est par cela même infaillible, qu’elle ne se trompe pas.

Aussi voyez la conséquence. Tandis que Fichte prêchait la croisade contre Napoléon, Hegel admirait flegmatiquement la marche dialectique du conquérant. Si l’Allemagne, en 1813, avait été un peu moins kantiste, un peu plus hégélienne. Napoléon ler aurait été victorieux dans sa campagne de Saxe ; l’invasion de la France en 1814 n’aurait pas eu lieu ; au contraire, le désastre de la campagne de Russie réparé, la coalition définitivement écrasée, c’est l’empire des czars qui aurait été conquis ; Napoléon serait mort sur son trône, et son fils, le duc de Reichstadt, rendu à la santé par la victoire de son père, réunirait peut-être sur sa tête les deux couronnes de France et d’Autriche. Nous pouvons, en France, par patriotisme, accepter cette conclusion hégélienne de l’épopée impériale ; mais il faut avouer qu’en vertu du même patriotisme les Allemands ne s’en accommoderaient pas de même. D’où il résulte, contrairement au système de Hegel, que la raison de la guerre n’est pas la même que la raison de la nécessité, et que si la force doit incontestablement compter pour quelque chose, elle n’est cependant pas tout.

Du droit de la guerre, ainsi conçu tellement quellement, Hegel concluait, avec Hobbes, à l’absolutisme gouvernemental, à l’omnipotence de l’état, à la subalternisation de l’individu. J’ignore si, pour cette partie de sa philosophie, Hegel a conservé en Allemagne un seul partisan ; mais je puis dire que parler ainsi de la guerre et du droit de la force, mêler le bien et le mal, le vrai et le faux, c’est déshonorer la philosophie. Hegel aurait mérité cette condamnation énergique de l’un de ses disciples, Mager :


« Une philosophie par laquelle le fatalisme et le droit du plus fort sont élevés sur le trône ; par laquelle l’individu est dépouillé de sa personnalité, de sa responsabilité, et dégradé jusqu’à n’être plus qu’une goutte dans le torrent de l’esprit universel, et qui dit expressément que la vertu et la justice, l’iniquité et la violence, les vices et les talents, les actions personnelles, les grandes et les petites passions, le crime et l’innocence, la grandeur de la vie publique ou individuelle, l’indépendance et les destinées des nations, sont des points de vue dont l’histoire universelle n’a point à s’occuper[2]… »


Achevons nous-mêmes la phrase : Une pareille philosophie est un outrage au bon sens, et une dérision de ce qu’elle a la prétention de glorifier, la fatalité, la guerre, la force.

Quelles autres citations ferais-je à présent ? Et à quoi bon ? Le droit de la guerre nié, le droit des gens, dont les badauds continuent à s’entretenir, se réduit à néant. Écoutons le dernier recenseur de la science, M. Oudot :


« Existe-t-il pour le droit international une sanction autre que celle de la conscience et du mal qui résulte tôt ou tard pour le coupable de la perpétration de l’injustice ?

» Pour soutenir l’affirmative, il faudrait accepter des croyances à moitié fatalistes, qui, en reconnaissant la liberté pour les individus, la nient pour les peuples. Il faudrait dire, avec Domat, « que les procès entre nations ont pour juges la force et Dieu, les événements que Dieu donne aux guerres ; enfin il faudrait affirmer, avec des philosophes modernes, que la guerre n’a jamais tort ; que Dieu en dirige les événements pour en tirer l’enfantement heureux de quelque progrès réclamé par la force au nom de la justice. »

A quoi notre auteur répond :

« La liberté humaine peut tout aussi mal faire entre les nations que dans les débats particuliers ; le canon, ratio ultima regum, n’est pas infaillible pour donner la victoire à la bonne cause. Alors on est bien obligé de reconnaître que le droit international sanctionnateur est informe en ce qui touche les moyens de sanction extérieure. Les moyens préventifs ou probatoires, réparatoires ou pénaux, qu’il a à sa disposition, ne sont que de la force ; sa procédure est l’habileté d’un général ; son prétoire est le champ de la bataille. Montesquieu reconnaît ces tristes vérités. Il en tire cette conséquence, que les princes, qui ne vivent point entre eux sous des lois civiles, ne sont point libres… Car la liberté consiste principalement à ne pouvoir être forcé à faire une chose que la loi n’ordonne pas ; et on n’est dans cet état que parce qu’on est gouverné par des lois civiles. D’Aguesseau ajoute, dans le même sens : Au lieu que, dans la jurisprudence ordinaire, c’est par le droit que l’on doit juger du fait ; ici, c’est presque toujours le fait qui sert à faire observer le droit.

» Cette privation d’une partie notable de la sanction constitue une mutilation profonde de l’idée du droit. Aussi Burlamaqui, Pufendorf et d’autres auteurs avouent qu’on ne peut guère donner au droit international sanctionnateur le nom de droit, dans l’exacte précision des termes : « la notion exacte du nom de droit renfermant toujours l’idée d’une puissance suprême, qui puisse contraindre les hommes à s’y soumettre[3]. »

Bref, le droit des gens, dans la foi duquel les nations ont vécu, ce droit souverain est une fable : c’est la jurisprudence classique, la science officielle, constituée, qui le déclare. Tout ce qui existe, en fait de royaumes, empires, républiques, tout ce système d’états plus ou moins indépendants les uns des autres, de souverainetés mutuellement reconnues, mais non garanties, est le produit du hasard, de la violence et de la perfidie, œuvre inintelligible de la fatalité et de l’arbitraire, que l’arbitraire et la fatalité peuvent détruire demain.

Aussi, voyez les conséquences se produire, et le chaos juridique préparer peu à peu le chaos social.

Puisque, comme le dit l’honorable professeur que je viens de citer, la notion exacte du droit renferme toujours l’idée d’une puissance suprême qui contraigne les hommes à s’y soumettre ; que, comme le dit Ancillon, l’autorité est la source unique d’où découle le droit ; et puisque l’absence d’un droit international tient à ce que l’humanité est divisée en souverainetés indépendantes, qui ne reconnaissent pas de juge suprême, il s’ensuit que la première chose à faire est de ramener tous les états à l’unité, et de vaincre ces vieux préjugés de nationalité et de patrie qui s’opposent à la réalisation du droit. C’est ce que dit le savant M. Oudot :

« Ce fractionnement des hommes en nations ou sociétés diverses laisse des regrets. On peut souhaiter de voir le jour de la réunion des peuples dans l’unité. Heureux jour, où le triste nom d’étranger s’effacerait des langues humaines, emportant avec » lui des luttes d’intérêts et de principes que le patriotisme exclusif traduit en guerres. »


C’est aussi l’opinion de M. Vergé, éditeur et commentateur de Martens. L’idée de patrie, selon lui, est négative du droit des gens. D’après ce principe, il écrit :


« Les croisades ne sont-elles pas la négation du droit des gens ? Au lieu de la patrie grecque et de la patrie romaine, on eut la patrie chrétienne. »


Ainsi la patrie n’est plus rien, la nationalité rien, l’autonomie des races, la distinction des peuples, la détermination des états, rien.

Ainsi les Alexandre, les César, les Charlemagne, les Charles-Quint, les Philippe II, les Louis XIV, les Napoléon, tous ces candidats à la monarchie universelle, ces destructeurs de patries, de libertés nationales et individuelles, étaient les bienfaiteurs du genre humain, les vrais représentants du droit. Les héros qui les combattirent, un Memnon, un Vercingétorix, un Witikind, un Guillaume le Taciturne, un Gustave-Adolphe, un Guillaume III, un Kosciuzko, un Wellington, des révoltés contre la Providence, des ennemis du droit des gens, dignes de toutes les amertumes de la défaite et des flétrissures de l’histoire. Car, de l’autorité seule découle le droit ; et puisque l’Être suprême n’a pas daigné établir son siége entre les nations, que pouvons-nous faire de mieux que de suppléer à cette absence du Dieu de l’ordre, en créant, par une centralisation des cinq parties du globe, l’omniarchie de la terre ?

Certes, nous avons vu, depuis douze ans, poursuivre des utopistes bien moins dangereux que ceux-là ; des hommes qui, s’ils s’égaraient dans leurs aspirations vers l’avenir, n’abusaient pas du moins de la confiance publique, ne travaillaient pas à ruiner dans l’esprit de leurs auditeurs l’État qui les payait. Comment la vertu patriotique ne fléchirait-elle pas, à la longue, dans une nation à qui ses docteurs enseignent de si belles choses ? Comment, surtout, l’armée conserverait-elle le moindre respect pour le droit et la morale, quand elle s’entend répéter sur tous les tons qu’elle n’est, ne saurait être jamais qu’un instrument de violence brutale ?

Horace, le poète épicurien, venu après les guerres civiles, et qui, il nous l’a raconté lui-même, ne brillait pas précisément par la vertu guerrière, Horace nie positivement qu’il y ait rien de commun entre la guerre et le droit. Que ton Achille, dit-il à son jeune poète, ne reconnaisse ni loi ni droit que les armes : Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis.

C’est d’après ce modèle de fantaisie, et sur la foi de juristes ignares, que vous entendrez plus d’un militaire, brave d’ailleurs et plein d’honneur, mais oubliant que le premier magistrat fut un chef d’armée, accorder ingénument que la justice n’est pas le fait de l’homme de guerre, que le soldat ne connaît de loi que son épée, et que si, dans la bataille et dans la victoire, il lui plaît d’user de modération, c’est pure générosité de sa part et parce que cela ajoute à sa gloire. Guerre et droit, disent volontiers les militaires, comme vertu et vice, sont choses contraires, sans rapport entre elles, inconciliables. Grotius cite à cette occasion une multitude de dits célèbres, conservés par les auteurs, et qui ne prouvent qu’une chose, à savoir : Que si la notion du droit de la guerre s’est depuis longtemps corrompue dans les armées, c’est surtout grâce aux fausses idées répandues par les légistes, c’est grâce à cette habitude pernicieuse passée chez les nations modernes en maxime d’état, de séparer l’une de l’autre, comme deux éléments incompatibles, la justice et la guerre, et de ne pas souffrir que celui qui combat, au péril de sa vie, pour le droit, connaisse du droit et en délibère.


CHAPITRE VI


QUE LE DROIT DE LA FORCE N’A PAS ÉTÉ CONNU DE HOBBES : EXAMEN CRITIQUE DU SYSTEME DE CET AUTEUR


L’écrivain qui entreprend de réhabiliter soit une idée, soit une époque, soit un homme, ne saurait s’entourer de trop de précautions, et prendre contre le retour de la calomnie trop de sûretés. Il ne manque certes pas aujourd’hui de gens qui, pour peu que je leur en fournisse le prétexte, seraient heureux de dire que la théorie du droit de la force, que j’exposerai tout à l’heure, est empruntée au célèbre anglais Hobbes, connu du vulgaire des lettrés pour s’être fait l’éditeur et le panégyriste des propositions les plus immorales et les plus atroces qui aient paru sur le droit des gens. Peu de personnes, j’imagine, parmi mes contemporains et compatriotes, s’avisent de lire les écrits de ce publiciste que j’ose appeler de génie, bien que je regarde sa doctrine comme ne contenant que la moitié de la vérité, et qui eut la gloire de chercher, l’un des premiers, les principes de l’ordre social dans la pure et droite raison, et en dehors de toute foi ou révélation religieuse.

C’est un des effets inévitables du progrès, qu’à mesure que notre raison s’éclaire et que le chaos de nos idées se débrouille, les vieux auteurs, premiers pionniers de la pensée, sont oubliés peu à peu et leurs livres envoyés au grenier. Mais il appartient à ceux qui aspirent à continuer leur œuvre de les rappeler de temps en temps au souvenir de la postérité, et de payer à leurs efforts le juste tribut de reconnaissance qu’ils ont mérité.

Voici ce que je lis sur Hobbes, dans la Biographie portative universelle, publiée par Garnier frères, Paris, 1852 :


« Hobbes (Thomas), célèbre philosophe anglais, écrivain politique, poète anglais et latin ; Malmesbury, 1588-1680. Pendant les guerres civiles, il se montra zélé partisan de la cause royale et dut se réfugier en France (1640). Rentré dans sa patrie (1653), il se fit de nombreux ennemis par ses opinions et l’intolérance de son caractère. Hobbes fut l’ami de Bacon, de Gassendi, de Galilée. Penseur audacieux, quelquefois profond ; rigoureux logicien, mais, en même temps, génie étroit et paradoxal, il usa une remarquable puissance sans grand résultat. Son système est un matérialisme franc et complet lequel exclut Dieu. En morale et en politique il part de cette hypothèse que l’homme est par nature égoïste, méchant, hostile à l’homme. Il soutient que le droit ne commence qu’avec les contrats et n’a point d’autre base, et de là il conclut que le meilleur gouvernement est celui de la force, le despotisme monarchique sous la forme la plus absolue. C’est dans le livre De Cive (1642), qu’il a développé cette doctrine restée célèbre… »


Ce petit article est le résumé de tout ce que l’on pense communément, encore aujourd’hui, de Hobbes. Matérialiste, athée, fauteur du pouvoir absolu, que voulez-vous de plus horrible, de plus noir ? Qu’il ait été, du reste, penseur hors ligne, géomètre, poète, helléniste, ami de Bacon, de Galilée, de Gassendi, trois noms qui en valent des centaines d’autres ; qu’il ait même souffert la persécution et l’exil pour ses opinions : on l’accorde, mais on n’en tient pas compte. L’homme est jugé. Les cléricaux du dix-septième siècle ont instruit le procès ; les soi-disant critiques du dix-neuvième adoptent leurs conclusions, et tout est dit. C’est ainsi que la littérature marchande exécute les auteurs. Et voilà ta justice, ô Postérité !

L’objet des écrits de Hobbes, la pensée de toute sa vie, d’une vie de quatre-vingt-douze ans, fut de rechercher, par les seules forces de la raison, de la droite raison, comme il aime à s’exprimer, les principes de la morale et du droit.

Est-ce qu’un esprit, que tourmente pendant quatre-vingt-douze ans une pareille idée, est un esprit d’immoralité ? Car enfin, les qualifications d’athéisme, de matérialisme, d’absolutisme, que prodiguent à tort et à travers des gens qui ne savent certes pas mieux que Hobbes ce que c’est que Dieu, la matière, ou l’absolu, n’impliquent rien de moins que cela.

Th. Hobbes appartient à cette génération puissante, venue à la suite de la Réforme, mais que la Réforme elle-même ne satisfaisait pas, et pour qui le droit de libre interprétation de la Bible devenant bientôt le droit de penser librement sur toutes choses, l’édifice entier de la connaissance, jusque-là basé sur la foi, devait s’établir enfin sur la raison. Dans les rangs de cette généreuse phalange de penseurs, se distinguent, à des titres divers et dans des directions différentes, Bacon, Gassendi, Galilée, amis de Hobbes, Descartes, Grotius, Spinoza. Hobbes marche de pair avec ces grands hommes, et quelque erronée que soit sa doctrine, il a droit à conserver sa place, d’autant mieux que son action sur son siècle et sur les suivants a été bien plus grande qu’on ne le suppose.

D’où vient la société ? se demande Hobbes. Qu’est-ce que l’État ? Sur quoi reposent les fondements de l’ordre politique ? Quelle est l’étendue des pouvoirs du prince ? Quel en est le principe ? Qu’entend-on par démocratie, aristocratie, monarchie ? Que vaut le serment ? Que signifient ces mots contrats, obligations, etc. ? La religion nous éclaire sur ces questions ; nous connaissons ses réponses. Elle a résolu à sa manière ces redoutables problèmes, et nous vivons sur ses préceptes, nous subsistons de sa tradition. Mais, en dehors de la foi et de l’ordre exprès de Dieu, quelle idée pouvons-nous nous faire de toutes ces choses ?

Telle est la thèse. Certes, c’était une tête puissante, que celle qui, dès la première moitié du dix-septième siècle, se posait de semblables problèmes ; et ce fut incontestablement un homme de génie que celui qui en essaya la solution.

Que si maintenant, par matérialiste et athée, l’on entend celui qui cherche la vérité et la règle des mœurs par les seules forces de la raison, assistée de l’expérience, assurément Th. Hobbes doit être réputé athée et matérialiste. Mais Descartes est athée aussi, Bacon et tous les autres sont dans le même cas. Notre société moderne tout entière, enfin, peut être appelée athée et matérialiste, car elle distingue nettement et tient de plus en plus à distinguer la philosophie de la théologie, comme le temporel du spirituel. Ceux-là mêmes qui ont conservé des croyances religieuses sont les premiers à reconnaître la nécessité de séparer la religion de la raison. De savoir, après cela, si le même Hobbes, athée spéculatif comme Descartes était pyrrhonien, l’est également dans son cœur ; s’il a dit, en son âme et conscience, comme l’incrédule du psalmiste : Non, il n’y a point de Dieu, j’avoue que je ne tiens pas le moins du monde à l’éclaircir. Ce qui m’intéresse est la doctrine de Hobbes ; je suis sans inquiétude sur son salut.

Écartant donc l’idée de Dieu et de religion, en matière de science sociale de même qu’en matière de géométrie, Hobbes se demande ce qu’il y a de socialement, de juridiquement vrai pour l’homme, dans cet état où il le suppose livré à la seule inspiration de son entendement, et qu’il appelle, par opposition à l’état religieux, état de nature. Et comme notre philosophe, malgré son désir de ne suivre que la raison et de s’affranchir des lisières de la révélation, n’en est pas venu cependant à séparer la conscience morale de la conscience religieuse, pas plus que les théologiens et les moralistes de son temps ne les séparaient, pas plus que ceux du nôtre ne les séparent ; comme ces deux idées, religion et morale, restent pour lui indissolublement unies, pour ne pas dire identiques, il sn répond, avec tous les théologiens de son temps et avec tous les croyants du nôtre, que, dans l’état de nature, c’est-à-dire en dehors de l’idée de Dieu et de l’influence religieuse, l’homme (l’Adam pécheur) est placé sous la loi de l’antagonisme, de l’égoïsme ; que par conséquent, n’obéissant qu’aux suggestions de son appétit, n’ayant de loi que sa volonté, il est naturellement pour son semblable un ennemi, une bête féroce, homo homini lupus, à moins que par un miracle du ciel il n’en devienne le bienfaiteur, le dieu, vel deus.

La conclusion de Hobbes ne pouvait être autre que celle-là. L’idée d’une justice immanente, la distinction de deux sortes de morales, morale religieuse et morale rationnelle, de deux espèces de droits, droit divin et droit humain, bien autrement profonde et délicate que celle du spirituel et du temporel, voire même que celle de la religion et de la raison, ne pouvait être clairement conçue du temps de Hobbes, et tout me porte à croire qu’il n’y arriva jamais.

Après cette première proposition de Hobbes, que l’homme est pour l’homme, à l’état de nature, un ennemi, il semble que la discussion devait s’arrêter là. Le premier paysan venu, à défaut des docteurs en théologie, pouvait dire à Hobbes : « Mon bon monsieur, s’il est vrai qu’à l’état de nature nous ne sommes que des bêtes féroces, toujours prêtes à nous entre-dévorer, il est clair qu’il n’y a de morale qu’en Dieu et dans la religion, de justice que dans la religion, d’autorité que dans la religion, de vraie et bonne politique que dans la religion ; que par conséquent votre droite raison est une sotte, qui fera bien de retourner au catéchisme ; et que vous-même, au lieu de philosopher, vous n’avez rien de mieux à faire, ainsi que nous pauvres paysans, que de méditer la sainte Écriture, travailler la semaine, et le dimanche chanter des psaumes. »

L’argumentation eût été sans réplique. Mais Hobbes ne pouvait s’y rendre : car, s’il est vrai que, l’identité du principe moral et du principe religieux une fois admise, il n’y ait plus lieu à chercher les fondements rationnels de la société, la distinction entre la religion et la raison, celle de science sacrée et de science profane n’en subsiste pas moins ; et Hobbes était toujours fondé à se demander, non plus peut-être si ce qu’on appelle justice et morale avait encore lieu hors de la religion, mais comment, hors de la religion, avec ou sans justice, avec ou sans morale, l’homme et son compagnon parviendraient à sortir, plus ou moins, de leur état antagonique et à s’entendre.

Ainsi, battu par ses propres armes, qui sont celles de la dialectique, mais fidèle au principe indestructible de la distinction de la foi et de la raison, Hobbes poursuit sa route. Autant il fait de pas, autant de chutes. Voici enfin où il aboutit.

On sait que le philosophe allemand Hegel part du néant pour arriver à l’être ; Hobbes suit un procédé analogue. Il part de l’état de guerre pour arriver à l’état de société, du non-droit pour arriver au droit ; c’est en cela que consiste l’originalité de son système.

Dans l’état de nature, dit-il, tel que seulement nous pouvons le supposer en dehors de l’institution religieuse ; dans cet état où il n’y a point de législateur, puisque Dieu ne paraît point ; pas de lois, pas d’autorité ; où chacun est en guerre contre tous ; où la distinction du bien et du mal n’existe pas : quelle peut être la règle d’action de l’homme ? En autres termes, qu’est-ce que nous pouvons imaginer comme étant le mobile souverain de sa volonté, et par conséquent la loi de son existence ? C’est évidemment qu’il doit tout faire pour éviter la mort et la souffrance. Le sens commun le dit : la conservation de son corps et de ses membres, par tous les moyens possibles, voilà, pour l’homme à l’état de nature, l’unique et véritable loi, le dictamen de la pure et droite raison.

Hobbes tire de là sa définition du droit, celle qui lui servira pour échafauder son système : Tout ce que l’homme à l’état de nature peut faire rationnellement, ou, pour mieux dire, logiquement, envers et contre tous, en vue de conserver son corps et ses membres, je dis que cela est fait justement et de droit, id juste et jure factum dicam. En sorte que le fondement du droit, selon Hobbes, est que chacun conserve, autant qu’il est en lui, son corps et ses membres, ut quisque vitam et membra sua, quatenùs potest, tueatur.

Il est manifeste qu’un semblable droit, impliquant, Hobbes le dit de la manière la plus expresse, la faculté de tuer et de voler, n’est pas du droit : c’est du non-droit. L’idée de droit implique respect mutuel, convenance réciproque : si la convenance n’existe que d’un côté, si elle est unilatérale, c’est du pur égoïsme. Voilà pourquoi j’ai dit que Hobbes partait du non-droit pour arriver au droit, de même que Hegel, dans sa métaphysique, part du néant pour arriver à l’être. On va voir comment le publiciste anglais effectue la traversée.

Après avoir donné cette définition du droit, Hobbes la développe intrépidement.

Qui veut la fin veut les moyens, dit notre auteur. Celui qui a droit, en autres termes celui à qui sa droite raison commande de protéger à tout prix son corps et ses membres, la même droite raison lui commande aussi d’employer pour cela tous les moyens possibles.

Ce mot de droite raison, employé par Hobbes pour justifier, à l’état de nature, le vol et l’assassinat, a pour nous quelque chose de révoltant. Mais il faut comprendre la pensée et envisager surtout le but de l’écrivain, qui est de nous faire sortir, le plus tôt qu’il pourra, de cet état de nature où la droite raison nous commande de voler et d’assassiner ; puis, en vertu de cette même droite raison, de nous élever à un état supérieur, dans lequel il nous sera commandé tout à l’heure d’observer la paix et la fidélité au serment. La droite raison, chez Hobbes, est l’équivalent de la ligne droite des géomètres : c’est le plus court chemin par lequel l’homme, placé sous la seule loi de conservation, peut arriver à son but.

Nous disons donc que la droite raison nous commande d’employer, pour nous sauvegarder, tous les moyens possibles. De savoir maintenant, parmi tant de moyens qui peuvent s’offrir, quels sont ceux qu’il conviendra d’employer, c’est, dit Hobbes, ce dont chacun de nous reste seul juge pour ce qui le regarde, en vertu de son droit naturel.


« Car, s’il était contraire à la droite raison que je jugeasse moi-même de ce qui regarde ma sûreté, un autre sans doute en jugerait. Si un autre juge de ce qui me regarde, je puis juger à mon tour de ce qui le regarde, lui, ce qui revient à me constituer en définitive seul juge de mon intérêt, seul juge dans ma propre cause. »


Nous sommes donc toujours dans le non-droit : c’est ce que Hobbes reconnaît lui-même implicitement, lorsque, poursuivant son argumentation, il ajoute :


« La nature a donné à chacun de nous droit sur toutes choses. Mais, dans la pratique, ce droit sur toutes choses accordé à tous équivaut pour chacun à zéro, la compétition universelle ne permettant à personne de s’approprier, en toute sécurité et garantie, quoi que ce soit. De là la guerre, dans laquelle consiste l’état de nature. »


On voit par ces paroles, que je cite textuellement, que pour Hobbes le droit absolu était synonyme de la nullité absolue du droit. Ne reconnaît-on pas ici la logique de Hegel, faisant aussi l’être absolu synonyme de néant ?

Il s’agit de savoir comment nous sortirons de ce droit absolu de tous sur toutes choses, dans lequel il est évident que l’humanité ne peut subsister. À cette fin, Hobbes fait intervenir un nouvel élément à l’aide duquel il opère, dans cet absolu juridique, dans ce non-droit, une suite de déterminations donnant lieu à des droits spéciaux, positifs, en un mot, à de véritables droits.

Tout ce que j’ai le droit de faire ne m’est pas également avantageux. Je suis en état de guerre avec tous mes semblables ; j’ai le droit d’enlever ce qui me plaît, et de tuer le premier qui se présente, le tout pour nourrir mon corps et conserver mes membres : faculté immense, et qui me laisse, ce semble, bien des ressources. Pourtant, je consentirais volontiers à relâcher quelque chose de ce droit absolu, en échange de quelque garantie et sûreté. Car, je puis être tué moi-même ; ce qui prouve, en généralisant l’hypothèse, que la guerre est mauvaise conservatrice du genre humain. Envisagé de ce nouveau point de vue, mon droit de tout faire pour la conservation de mon corps et de mes membres, va se modifier de lui-même ; il prendra pour limite et pour règle mon intérêt : In statu naturali mensuram juris esse utilitatem.

L’utilité, voilà le grand principe de Hobbes. C’est de lui que l’ont reçu Bentham et tous les utilitaires. On peut dire qu’il fait le fond de la conscience anglaise, qu’il est incarné dans le sang anglais. C’est la théorie de l’intérêt bien entendu. Ceux qui la professent sont loin de lui avoir conservé la rigueur de déduction du maître : on a laissé Hobbes sous le poids de la malédiction qui s’attache aux matérialistes et aux athées. Bentham et ses acolytes, avec leur hypocrisie, sont accueillis comme honnêtes gens et excellents chrétiens. Bien loin qu’on les rattache au véritable inventeur et théoricien de l’idée, c’est Bentham qu’on est convenu de regarder comme le CHEF de l’école dite utilitaire.

Reprenons maintenant la suite des propositions du patriarche :

L’état naturel des hommes, avant la formation des sociétés, et en dehors de l’institution religieuse, est la guerre, la guerre, dis je, de tous contre tous. Qu’est-ce, en effet, que la guerre, sinon le temps pendant lequel l’homme notifie à l’homme, par paroles ou par actes, sa volonté de combattre et d’user de violence ? Hors de ce temps, c’est la paix. Status hominum naturalis, antequam in societatem coiretur, bellum est ; neque hoc simpliciter, sed bellum omnium in omnes. Bellum enim quid est, præter tempus illud, in quo voluntas certandi per vim verbis factisve satis declaratur ? Tempus reliquum pax vocatur.

Ainsi la guerre, bien qu’elle soit l’état naturel de l’homme (nous savons ce qu’il faut entendre, d’après Hobbes, par état naturel ou état de nature), cette guerre est un mal ; et la même droite raison qui nous autorise à nous en servir, envers et contre tous, comme d’un moyen de conservation, nous pousse à lui préférer la paix.

Il suffit de la plus légère attention pour comprendre la dialectique du philosophe, et rendre justice à ses vues. Hobbes n’est nullement un partisan de la guerre et de la violence ; tout au contraire il veut la paix, et il cherche le droit. Décidé à ne rien demander à la théologie, mais a tenir tout exclusivement du sens commun, de la logique rigoureuse, du pur égoïsme, il se place volontairement dans l’hypothèse la plus défavorable, comme Descartes s’engageant dans son doute méthodique. Et c’est au nom de ce même égoïsme, en vertu de cette logique inflexible qu’il lui attribue et qu’il appelle recta ratio, qu’il conclut tout à coup, sans le moindre détour, sans surprise, sans sophisme, à la supériorité de la paix sur la guerre, et à la nécessité pour l’homme, à peine de contradiction, de la vouloir.

L’état primordial de l’homme, dit Hobbes, est l’état de guerre. Dans cet état, l’homme a le droit de tout faire, pour sa conservation, contre l’homme. Mais l’humanité ne peut vouloir sa propre destruction : donc sa loi est de sortir de son état de nature pour arriver à la paix. Voilà le raisonnement de Hobbes.

Comment donc sortirons nous de notre état de nature pour entrer dans l’état social ? Comment s’établira la paix au milieu de cette guerre ? — Par le contrat, répond Hobbes. — Qu’est-ce que le contrat ? — L’action de deux ou plusieurs personnes qui se transfèrent réciproquement leurs droits : Duorum vel plurium jura sua mutuo transferentium actio vocatur contractus. Une fois là, Hobbes construit son état : il montre comment tous les droits et devoirs positifs de l’homme en société peuvent découler de ce même principe d’égoïsme qui d’abord n’avait servi qu’à organiser la guerre ; et cela, notons-le bien, toujours en vertu de ce que Hobbes appelle droite raison, état de nature, ou droit naturel.

On voit maintenant en quoi consiste la théorie de Hobbes. Ce n’est, à vrai dire, pas autre chose, au fond, qu’une démonstration de la nécessité de la justice, par la réduction à l’absurde de l’hypothèse de la non-existence de la justice. Un professeur de droit, qui, avant d’aborder la preuve directe de l’existence d’un principe positif de justice dans la raison et dans la conscience de l’homme, voudrait, par manière de prolégomène, démontrer à ses élèves l’impossibilité du système contraire, ne s’y prendrait pas autrement qu’a fait Hobbes.

« On nie, leur dirait-il, la réalité de ce principe que nous appelons la justice ; on prétend que justice, droit, morale, sont de vains mots, de pures conventions. Eh bien, messieurs, avant de vous faire toucher du doigt que ces mots couvrent des choses, plaçons-nous pour un moment sur le terrain de nos adversaires. Il n’y a point de droit : Soit. La société humaine est le produit d’une convention arbitraire, d’une fiction légale : je le veux bien. C’est donc à dire que, en dehors de cette convention, — Hobbes disait en dehors des institutions religieuses, — l’homme est dans un état naturel d’antagonisme où tout lui est permis, où son unique loi est de pourvoir, per fas et nefas, à la satisfaction de ses appétits. Mais, après avoir plus ou moins longtemps bataillé, donné cours à ses instincts féroces, il est évident que, dans l’intérêt même de cette conservation pour laquelle il se croit tout permis, au nom et en vertu de son égoïsme, il cherchera, par un armistice d’abord, puis par un traité quelconque, à sortir de cet état qui n’aboutit à rien de moins qu’à la destruction totale de l’espèce. S’il fait un premier pas dans cette voie, il en pourra faire mille ; il renoncera à son droit de tuer et de voler, il formera une cité. Bref, il se fera peu à peu, à l’aide de cette raison qui lui faisait au commencement rechercher sa félicité par la guerre et toute espèce de crime, il se fera, disons-nous, une loi de la paix et de toutes les vertus qui en sont l’apanage. Donc la justice n’est pas un vain mot, puisqu’elle est nécessaire, et que de cette nécessité seule nous pouvons déjà rigoureusement déduire tout un système de législation et de morale… »

Voilà ce que dirait le professeur. Or, je répète que Hobbes, le matérialiste, l’athée, l’apologiste de la tyrannie, n’a pas fait autre chose. Sous ce rapport, son système peut et doit être conservé presque tout entier.

Qu’est-ce donc qui fait la faiblesse de la théorie de Hobbes ? Je l’ai dit dès les premières lignes de ce chapitre, et je viens de l’expliquer, c’est qu’elle ne contient qu’une moitié de la vérité. Oui, la justice, l’état social, sont choses nécessaires, puisque le contraire aboutit au néant ; puisque ce même homme, à qui nous reconnaissons un droit absolu sur toutes personnes et toutes choses, est conduit, par son intérêt même et son égoïsme, à renoncer à cet absolutisme et à chercher la paix, la sécurité, la richesse, le bien-être, sa conservation, en un mot, dans une volontaire limitation de son droit. Mais la science du droit ne s’arrête pas à cette conclusion de la nécessité ; elle affirme, de la manière la plus positive, au nom du sens intime et de l’expérience psychologique, l’existence d’un principe de justice, que toutes les religions ont présenté comme une révélation et un ordre de Dieu, et qu’une philosophie plus attentive regarde comme le dictamen de la raison et de la conscience. La justice, disons-nous aujourd’hui, à la fois idée et sentiment, loi de l’esprit et puissance de l’âme, est immanente à notre nature, aussi réelle, aussi facile à reconnaître que l’amour, la sympathie, la maternité et toutes les affections du cœur. Il suit de là que l’homme n’est point seulement convié à l’état social et juridique par un simple calcul d’intérêt ou de nécessité, comme le dit Hobbes ; le motif d’intérêt eût été impuissant par lui-même à maintenir l’état social. Chacun voulant bien de la paix tant qu’elle lui est utile, mais la repoussant et déchirant le pacte dès qu’il la juge défavorable à son égoïsme, la multitude humaine aurait vécu dans un état de dissolution perpétuelle. A la guerre se serait jointe la trahison ; et cette fausse paix, ce faux état de société eût été pire pour notre race que le primitif et franc état de guerre. Une force de cohésion est ici indispensable ; cette force, nous la trouvons dans le principe de justice, qui, plus puissant sur les cœurs, à la longue, que l’intérêt et la nécessité, pousse l’homme à l’association, fait et maintient les États.

Qu’est ce maintenant que ce principe ou cette puissance de justice, le plus universel et le plus constant de nos instincts, sinon toujours le plus énergique ? C’est le respect de notre propre dignité, le respect de notre âme, respect qui nous saisit à la vue non-seulement de ce qui nous souille et nous offense, mais de tout ce qui offense et souille notre semblable…

Ainsi Hobbes s’est trompé, en premier lieu, sur la religion, dans laquelle il a vu soit une institution d’en haut, soit une invention des prêtres, et que nous regardons aujourd’hui comme la symbolique ou formule primitive de la société et de la justice. Il s’est trompé sur la nature de la société, qu’il a conçue comme le résultat d’une simple nécessité et d’un calcul d’intérêt, tandis qu’elle est aussi le produit d’une faculté expresse de notre âme, qui nous y pousse en même, temps que notre appétit irascible nous pousse à la guerre. Il s’est trompé sur le caractère et l’essence de la paix, qu’il définit négativement tout le temps qui n’est pas donné à la guerre. Il s’est trompé sur la guerre elle même, qu’il considère comme un état de malheur, l’antithèse du véritable droit. Il s’est trompé, enfin, dans sa définition du droit, qu’il appelle, dans son acception absolue, la faculté qu’a l’homme de tout faire, sans distinction de bien ou de mal, pour la conservation de son corps et de ses membres, et que nous regardons comme le respect de la dignité humaine, dans notre personne et dans la personne de chacun de nos semblables ; respect qui n’est autre, au fond, que celui que la religion nous inculque pour les puissances célestes, et qui a pour effet sur notre volonté de nous soumettre à la société, et de nous forcer d’obéir à des lois.

Ces réserves, dont le lecteur peut apprécier l’importance, exprimées, on ne peut qu’admirer avec quelle force de logique Hobbes poursuit la déduction de son principe et construit de toutes pièces cet édifice social, que de sots critiques et d’effrontés plagiaires l’accusent d’avoir renversé. Hobbes a fait faire à la raison le premier pas et peut-être le plus difficile dans la science du droit ; c’est à notre siècle qu’il appartient de faire le second.

Et du droit de la force, va sans doute me demander le lecteur, qu’est-ce que dit Hobbes ? — Rien. Si, par hasard, il le nomme, ce que je n’ai point remarqué, ce ne peut être que dans un sens ironique, par antiphrase, comme font tous les juristes qui en parlent ; c’est-à-dire qu’il ne le reconnaît aucunement. En effet, la théorie de Hobbes part de l’hypothèse de deux états successifs de l’humanité, l’état de guerre, mauvais, qu’il proscrit, et l’état contractuel ou état de paix, le seul qu’il approuve. Dans le premier état règne le droit absolu, qui n’est autre, comme j’ai dit, que le non-droit, ayant pour maxime unique l’utilité. Dans le second état, ce droit absolu et uniforme se spécifie et se restreint de mille manières, au moyen des contrats, mais toujours sous la maxime de l’utilité. Dans ces deux états, la force ne figure que comme moyen d’action vis-à-vis de l’ennemi ou des violateurs du pacte : bien loin que Hobbes la reconnaisse comme un élément ou une forme du droit, c’est contre elle, contre son exercice barbare, anarchique, immoral, qu’est dirigée l’institution sociale, formée par les contrats. Faire de Hobbes le théoricien ou l’apologiste du droit de la force, du droit du plus fort, c’est tout simplement prendre le contre-pied de sa pensée, une pure calomnie.

Mais, direz-vous, Hobbes n’enseigne-t-il pas que le meilleur gouvernement est celui de la force ; n’est-il pas le partisan du pouvoir absolu ? — Il faut s’entendre. C’est ici, en effet, qu’apparaît la faiblesse du système de Hobbes ; mais c’est ici, en même temps, que ce philosophe a montré la puissance de son génie.

Rappelons-nous ce que nous disions tout à l’heure. Appuyée seulement sur les conclusions de la nécessité et de l’intérêt, la justice n’est qu’une fiction de l’entendement, la société un état instable. C’est pourquoi nous disons qu’il y a dans la justice autre chose qu’une loi de nécessité et un calcul d’intérêt ; il y a une puissance de notre âme qui nous fait affirmer ce qui est juste indépendamment même de tout intérêt ; qui nous fait vouloir, avant toute chose, l’ordre public, et nous attache à la cité plus fortement qu’à notre famille, à nos amours et à tout ce qui relève exclusivement de notre égoïsme.

Hobbes sentait, comme nous, l’importance de ce ciment social que fournissait la religion, et qui pour nous n’est autre que la justice même. Ne pouvant le demander à la conscience, qu’il écartait par suite de la confusion qu’il faisait du sentiment moral et du sentiment religieux, il était forcé de le chercher dans l’organisation même de l’État. Cet élément nouveau, ce principe sanctionnateur, qui devait, selon lui, achever l’œuvre si bien commencée par la nécessité, développée par le contrat, c’était la force, toujours, bien entendu, sous la maxime de l' utilité, du plus grand commun intérêt. Est ce donc que nos jurisconsultes philosophes, j’entends les plus spiritualistes, les plus religieux, les plus libéraux, font aujourd’hui autre chose que Hobbes ? Est-ce que ce n’est pas dans la force publique qu’ils placent tous la sanction du droit ? Est-ce qu’il en est un seul parmi eux qui ait jamais compris que, si la justice est par elle-même quelque chose, non un mot ou simplement une idée ; si c’est un principe de vie, une force de la nature et de l’humanité, une affection, si j’ose ainsi dire, en même temps qu’une loi de notre âme, elle a sa sanction en elle-même, non dans une puissance ou autorité étrangère ?

Nous qui croyons à la réalité et à l’immanence de la justice, nous pouvons dire qu’elle est rémunératrice et vengeresse, qu’elle porte sa consécration avec elle, et que s’il peut être permis, en certains cas, vis-à-vis de scélérats que le crime a ravalés au-dessous de la brute, d’employer les moyens de rigueur dont on se sert avec les brutes, ces sévices corporels sont nuls par eux-mêmes ; que la véritable réparation du délit a sa source dans la conscience du coupable, et que la véritable sanction du droit, en un mot, c’est l’allégresse qui accompagne la vertu, le remords qui suit le crime.

Hobbes n’en était pas arrivé là. Il n’avait pas plus de foi a l’efficacité de la conscience qu’il n’en avait probablement à celle de la religion, et il recourait à la force. Non qu’il reconnût à la force aucune espèce de droit ; la force était pour lui un moyen de garantie, un agent ou organe de sûreté. Nos juristes et nos hommes d’état, que font-ils donc autre chose ? Et il concluait, comme le font nos juristes et nos hommes d’état, que le meilleur gouvernement est le mieux constitué en autorité et en force ; qu’une condition de cette force et autorité, c’est que le prince, organe du pouvoir, soit déclaré inviolable, irresponsable, et même, quoi qu’il fasse, impunissable, le crime du prince lui paraissant un danger moindre que l’ébranlement de l’autorité suprême. Il disait encore que le prince ou conseil revêtu de la souveraine puissance devait avoir droit de censure et d’interdiction sur toute espèce d’écrits ; que la distinction de monarchie et tyrannie est absurde, etc., etc. En quoi je répète que tous les gouvernements qui depuis deux siècles ont eu, comme le philosophe anglais, la prétention de se conduire par les règles de la droite raison, indépendamment de la loi religieuse, n’ont fait que suivre pas à pas les maximes de Hobbes. Il est toujours, du reste, sous-entendu qu’en tout ce que fait et entreprend ce pouvoir absolu, il doit agir en vue du plus grand commun intérêt, qui n’est autre que la paix, puisque c’est au nom de cet intérêt qu’il est établi. En quoi encore je suppose que nos soi-disant démocrates, adorateurs du gouvernement fort, sont animés des sentiments les plus utilitaires.

Tel est, en résumé, le système de Hobbes : ce n’est pas autre chose que la théorie du pouvoir temporel, considéré comme distinct de tout élément religieux, spirituel et moral. Il y aurait à faire sur cette théorie, vigoureusement formulée par Hobbes, une foule d’observations curieuses ; je me contenterai d’un seul mot, tombé de la bouche de l’homme le plus fort et le plus absolu des temps modernes, Napoléon : La force ne fonde rien, disait-il. Cela signifie qu’une société en qui la conscience morale s’est affaissée, et qui n’a plus d’autre garantie d’ordre, d’autre sanction du droit que la force, est une société en péril ; il faut qu’elle se régénère ou qu’elle disparaisse.

Quant au droit de la force, pris, comme nous l’avons fait dans les chapitres précédents, au sens littéral du terme, il eût fait sourire Hobbes ainsi que Napoléon ; et l’on peut dire en toute vérité que le livre Du Citoyen en est la démolition la plus complète. La question reste donc entière : posée par le vagissement des masses, elle n’a été relevée par personne, et n’a subi la prélibation d’aucun écrivain.

Il est temps de clore la première partie de celle discussion qu’il n’a pas dépendu de moi d’abréger.

L’opinion antique et traditionnelle sur la guerre, en autres termes, la croyance à un droit réel de la force, est-elle fondée, ou bien, comme le soutient l’école, implique-t-elle contradiction ? Telle est la question que nous avons à résoudre.

Car il est évident que si la religion de la guerre, —j’appelle ici religion toute croyance non rationnellement démontrée, — n’est fondée que sur une illusion de la conscience, si ce n’est qu’un grossier fétichisme, il suffira l’avoir établi, une fois pour toutes, que la force n’a ni ne peut avoir aucun rapport avec le droit, que loin de le créer elle le détruit ; il suffira, dis-je, d’avoir établi cette proposition pour déshonorer la guerre à jamais, et le débat, à peine engagé, finit à l’instant. La guerre ne subsiste que sur sa bonne renommée ; détruisez cette renommée, et vous avez la paix perpétuelle.

La question est d’autant plus intéressante qu’on ne sait vraiment pas de quel côté il y a le plus de chances d’erreur. Se peut-il que tant et de si savants hommes se soient si lourdement, si obstinément trompés ? Se peut-il, d’autre part, que la raison des peuples ait été capable d’une aussi longue et d’une aussi profonde aberration ? Se peut-il, lorsque tant de superstitions ont disparu, englouties les unes par les autres, ou consumées par l’analyse philosophique, que nous soyons, sans nous en douter et sans pouvoir l’empêcher, victimes depuis tant de siècles de la plus stupide de toutes et de la plus exécrable ? Qui aura définitivement raison, cette fois, de la raison instinctive des masses, ou de la raison réfléchie des jurisconsultes ?


CHAPITRE VII


THÉORIE DU DROIT DE LA FORCE


D’après le témoignage universel, le droit de la guerre est un droit positif, sui generis, indispensable à la constitution du droit des gens.

Le droit des gens à son tour étant la souche de laquelle sont sortis, historiquement, d’abord le droit public, par suite le droit civil, etc., il en résulte que toute espèce de droit a son point de départ historique dans la guerre.

Or, qu’est-ce que la guerre ? Nous l’avons dit. Un jugement, vrai ou fictif, de la force.

La question se réduit donc à savoir :

1° S’il existe véritablement un droit de la force ou du plus fort ; en autres termes, s’il est des cas où la force puisse véritablement constituer un droit, et faire fonction d’arbitre ;

2° Quelles sont les limites de ce droit ; en quelles circonstances, pour quels objets, et de quelle manière doit s’opérer cet arbitrage.

Chez les nations primitives, cette question aurait été presque une impertinence, tant la chose paraissait simple et naturelle. Les idées, en petit nombre, enveloppées dans les faits, ou représentées par des symboles qui équivalaient à des faits, portaient leur justification en elles-mêmes ; personne n’éprouvait le besoin de s’en rendre autrement compte.

Il n’en est plus de même pour nous autres modernes. Notre civilisation est tout analytique. Nous vivons de raisonnement, n’admettant que ce qui nous est démontré, et rejetant tout principe, tout fait, toute tradition et toute loi qui contredit les idées acquises, ou qui ne peut prendre rang dans notre encyclopédie, en se traduisant en une suite de propositions certaines. Tant que cette lumière n’est pas faite, la raison proteste contre la loi qui l’enchaîne et la fatalité qui l’obsède ; et elle se fait autant de mal par sa négation qu’elle en reçoit du fait même ou du préjugé qu’elle nie, parce qu’elle ne se l’explique pas.

En ce qui touche la guerre, l’inconvénient serait médiocre si elle avait diminué avec la conviction du droit dont elle est censée être la poursuite ou l’exercice. Malheureusement, c’est presque le contraire qui a lieu : on ne croit presque plus au droit de la guerre, et jamais le fléau ne fut plus difficile à maîtriser et ne parut plus terrible. En sorte que, par une contradiction d’un nouveau genre, d’un côté, la jurisprudence regarde le droit de la guerre comme une fable ; la philosophie, en horreur de ce droit qu’elle ne comprend point, s’insurge contre les faits et se plonge dans l’utopie ; le commerce, la littérature et la science se forment en congrès et se coalisent pour imposer aux chefs d’état le désarmement général ; — d’autre part, les gouvernements sont toujours en brouille, les peuples rêvent de batailles et se groupent pour se mieux écraser ; les armées se multiplient ; toute l’épargne des nations est dépensée en munitions de guerre ; enfin, l’on avoue, de droite et de gauche, à qui mieux mieux, sans savoir ce que l’on dit, comme Caïphe prophétisant la rédemption, que pour résoudre les problèmes économiques, politiques, nationaux et sociaux qui surgissent de partout, il n’y a d’espoir que dans la force.

Jamais, peut-être, le monde ne fut en proie à de plus vives angoisses. Comment nous en étonner ? Le monde cherche un principe qui régisse les rapports des nations ; or, le seul qu’il rencontre est la force, et il ne croit pas plus à la force qu’à Dieu même. Comment sortir de ce labyrinthe ?

Remontons aux principes.

La justice n’est point un commandement intimé par une autorité supérieure à un être inférieur, comme l’enseignent la plupart des auteurs qui ont écrit sur le droit des gens ; la justice est immanente à l’âme humaine ; elle en est le fond, elle constitue sa puissance la plus haute et sa suprême dignité.

Elle consiste en ce que chaque membre de la famille, de la cité, de l’espèce, en même temps qu’il affirme sa liberté et sa dignité, les reconnaît chez les autres, et leur rend en honneur, considération, pouvoir et jouissance autant qu’il prétend en obtenir. Ce respect de l’humanité en notre personne et dans celle de nos semblables est la plus fondamentale et la plus constante de nos affections.

En vertu de cette disposition innée à nous traiter les uns les autres selon le droit, nous pouvons nous dire tous, et tout à la fois, justiciers et justiciables. C’est parce que le droit de justice, comme on disait dans la langue féodale, existe en chacun de nous, que les arrêts des tribunaux sont légitimes, le juge, comme le représentant du peuple, comme le prince lui-même, n’étant pas autre chose qu’un mandataire.

Or, l’homme, être organisé, est un composé de puissances. Il veut être reconnu dans toutes ses facultés ; il doit par conséquent reconnaître les autres dans les leurs : la dignité serait atteinte chez tous sans cela, et le droit imparfait.

C’est encore d’après ce principe que la justice formule ses jugements. Elle n’a pour juger qu’un moyen, qui est de comparer, selon l’objet en litige, le mérite et le démérite des sujets, la valeur de leurs œuvres, l’excellence ou la faiblesse de leurs facultés.

De là, autant de variétés d’application de la justice, en termes plus simples, autant d’espèces de droits qu’il y a dans le sujet de facultés, et dans sa sphère d’action d’objets capables de fournir à la justice des termes de comparaison. L’âme se décomposant, par l’analyse psychologique, en ses puissances, le droit se divise en autant de catégories, de chacune desquelles on peut dire qu’elle a son siége dans la puissance qui l’engendre, comme la justice, considérée dans son ensemble, a son siége dans la conscience.

Ainsi, il y a un droit du travail, en vertu duquel tout produit de l’industrie humaine appartient au producteur, quels que soient, du reste, son talent, son génie, sa vertu. Ce droit est inhérent au travail, c’est-à-dire à l’homme se manifestant sous l’hypostase du travail ; il émane du travail, il lui appartient, non à titre de concession de l’état, mais comme expression du travailleur, comme sa prérogative inviolable.

Il y a un droit de l’intelligence, qui veut que tout homme puisse penser et s’instruire, croire ce qui lui semble vrai, rejeter ce qui lui paraît faux, discuter les opinions probables, publier sa pensée, obtenir dans la société, en raison de son savoir, certaines fonctions de préférence à l’ignorant, celui-ci fût-il d’ailleurs plus laborieux, plus riche, voire même d’une conduite plus morale. Le droit de l’intelligence est inhérent à l’intelligence comme le droit du travail est inhérent au travail, comme le droit et le devoir, en général, sont inhérents à l’homme même.

Il y a un droit de l’amour, qui consiste, non pas seulement en ce que toute personne a droit d’aimer, et, si elle le peut, de se faire aimer ; mais en ce que l’amour, par sa nature, comporte chez les amants certaines obligations réciproques dont la violation implique la négation de l’amour même. Ce droit de l’amour, tous les peuples ont essayé d’en donner les formules, sous le titre de mariage.

Il y a un droit de l’ancienneté, qui veut qu’à mérite égal le plus long service obtienne la supériorité du grade. Pas plus que les précédents, ce droit n’est ni une concession du prince, ni une fiction du légiste ; il ressort, comme tous les autres, directement de la dignité humaine et du respect qui lui est dû, dans chacune de ses manifestations ou hypostases.

Ce n’est pas à dire, tout le monde le comprend, que droit et travail, droit et intelligence, droit et amour, droit et ancienneté, soient une seule et même chose. Il en résulterait que le travailleur, parce qu’il travaille, pourrait s’arroger toute espèce de privilége, comme faisait autrefois le noble parce qu’il était noble. La même chose arriverait du savant, de l’amoureux, du vétéran. Le droit, je le répète, dans sa signification la plus générale, est le respect auquel tout homme peut prétendre de la part de son semblable, tant pour sa personne que pour sa famille et sa propriété, en raison de leur communauté de nature et de la solidarité de leurs intérêts. Mais le droit se diversifie et se règle dans l’application, ici, en raison de la quantité et de la qualité du travail ; là, en raison de l’intelligence ; ailleurs, en raison des gages donnés ou promis, etc.

On comprend de même la différence qu’il y a entre le droit du travail et le droit au travail. Celui-ci découle du droit supérieur, absolu, de l’homme, dont l’existence réclame une action quotidienne et un exercice de toutes ses facultés ; celui-là, plus restreint, dérive du travail même, et se mesure au produit. Dans le droit AU travail il s’agit d’un travail à obtenir et à faire ; dans le droit ou travail, il est plutôt question d’un travail fait, et pour lequel on réclame salaire ou privilége. La même distinction existe entre le droit de l’amour et le droit à l’amour ; le droit de propriété et le droit à la propriété, etc.

Je dis maintenant qu’il y a un droit de la force, en vertu duquel le plus fort a droit, en certaines circonstances, à être préféré au plus faible, rémunéré à plus haut prix, ce dernier fût-il d’ailleurs plus industrieux, plus savant, plus aimant ou plus ancien. Et comme nous avons vu le droit du travail, de l’intelligence et de l’amour émaner directement de la faculté qui sert à le définir, dont il est la couronne et la sanction : pareillement le droit de la force a aussi son principe dans la force, c’est-à-dire toujours dans la personne humaine, manifestée sous l’hypostase de la force. Le droit de la force n’existe pas plus que les autres par convention tacite ; ce n’est ni une concession ni une fiction ; il n’est pas davantage un rapt : c’est, très-réellement et dans toute l’énergie du terme, un droit.

Et ce que j’ai dit, d’ailleurs, du travail, de l’intelligence, de l’amour, de l’ancienneté, je le répète de la force. Droit et force ne sont pas choses identiques ; de toutes nos facultés il n’y a que la conscience qui nous serve à connaître, sentir, affirmer et défendre le droit, et dont la justice puisse reconnaître l’identité avec elle-même. La force n’a rien à voir dans les affaires de l’intelligence et de l’amour ; elle n’a rien de commun avec l’âge et le temps ; dans le travail même elle n’intervient que comme instrument, par conséquent elle ne le supplée point et ne peut en usurper les prérogatives. Mais la force fait partie de l’être humain, elle contribue à sa dignité ; conséquemment elle a aussi son droit, qui n’est pas le droit, tout le droit, mais qu’on ne saurait, sans déraison, méconnaître.

Si l’on niait le droit de la force, il faudrait nier, par une raison semblable, le droit du travail, le droit de l’intelligence, tous les autres droits, même les moins contestés ; il faudrait, pour conclure, nier le droit de l’homme, la dignité de la personne humaine, en un mot la justice. Il faudrait dire, avec les matérialistes utilitaires, que la justice est une fiction de l’État ; ou bien, avec les mystiques, qu’elle est hors l’humanité, ce qui rentre dans la théorie absolutiste du droit divin, désormais convaincue d’immoralité et abandonnée.

La force n’est donc pas zéro devant le droit, comme on se plaît à le répéter. La force en elle-même est bonne, utile, féconde, nécessaire, estimable dans ses œuvres, par conséquent digne de considération. Tous les peuples l’honorent et lui décernent des récompenses ; malheur à ceux qui la négligeraient ! Ils perdraient bientôt, avec la puissance de connaître, de produire et d’aimer, jusqu’au sens moral.

Ainsi la force est, comme toutes nos autres puissances, sujet et objet, principe et matière de droit. Partie constituante de la personne humaine, elle est une des mille faces de la justice ; à ce titre, elle peut devenir à son tour, le cas donné, par une simple manifestation d’elle-même, justicière. Ce sera le plus bas degré de la justice, si l’on veut ; mais ce sera de la justice : toute la question sera de la faire intervenir à propos.

Ici encore je ne puis me dispenser de relever une contradiction des auteurs. La force, selon eux, est le contraire du droit ; mais ils l’admettent comme sa sanction nécessaire.


« La force, dit Ancillon, est la garantie nécessaire du droit ; sans elle il n’est qu’un vain mot, un véritable fantôme. Cette force n’existe que dans l’ordre social et par l’ordre social, ou plutôt elle le constitue. Ce n’est pas la moralité des hommes qui peut rassurer contre l’abus qu’ils pourraient faire de leurs moyens ; ce n’est pas elle qui fait régner le droit et la justice ; c’est l’existence de la puissance publique qui produit ce bel effet[4]. »


Le protestant Ancillon raisonne juste comme l’athée Hobbes ; il basphème l’humanité, nie la justice, et assied son autorité sur la base unique de la force. Il ne songe pas que la justice n’a d’autre sanction qu’elle-même ; que la force, par conséquent, ne peut servir a sanctionner que le droit de la force ; et que si elle joue un si grand rôle dans les affaires humaines, c’est qu’apparemment ce droit de la force, qu’on n’a pas même le bon sens de reconnaître, est lui-même le point de départ et le fondement de tous les droits. Si l’on peut dire, par une sorte d’interversion familière aux poètes, que la force publique est la sanction de l’ordre public, c'est que la force est impliquée, comme droit spécial et primordial, dans la justice publique, faute de quoi l’ordre public ne serait lui-même que la tyrannie publique. Voilà ce que Hobbes, qui a fait la théorie du pouvoir fort, autrement dit pouvoir absolu, n’a pas compris ; sans quoi il serait arrivé du respect de la force au respect de la personne humaine, il aurait affirmé la réalité de la justice, et changé de fond en comble son système.

La force est d’autant plus à prendre en considération dans la théorie de l’origine et du dégagement des droits, que la métaphysique moderne ramène tout à des forces. La matière est une force, aussi bien que l’esprit ; la science, le génie, la vertu, les passions, de même que les capitaux et les machines, sont des forces. Nous appelons puissance une nation organisée politiquement ; pouvoir la force politique, collective, de cette nation. De toutes les forces, la plus grande, tant dans l’ordre spirituel et moral que dans l’ordre matériel, est l’association, qu’on peut définir l’incarnation de la justice.

Ici nous apparaît, dans toute son évidence, ce que nous ne faisions que soupçonner tout à l’heure, savoir : que le droit de la force, tant honni, est non-seulement le premier en date, le plus anciennement reconnu, mais la souche et le fondement de toute espèce de droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que des ramifications ou transformations de celui-là. En sorte que, bien loin que la force répugne par elle-même à la justice, il serait plus exact de dire que la justice n’est elle-même que la dignité de la force.

La prépondérance du mari sur la femme, du père sur l’enfant, se résout dans le droit du plus fort. Pourquoi le nier ? Pourquoi, hommes, en rougirions-nous ? Pourquoi, femmes, en feriez-vous un texte de plaintes ? Papa est le maître, disait une petite-fille à son frère qui se permettait de discuter une prescription paternelle. Au jugement de cette enfant, ce père avait en lui la raison parce qu’il avait la puissance, et cela, vrai au fond, faux seulement alors que commence la distinction des facultés et des droits, lui paraissait sublime. Les peuples primitifs ne raisonnent pas autrement. Ils connaissent peu ce que nous appelons talent, science, génie : chez eux, le savoir est en commun, l’intelligence de même niveau ; ils ne travaillent point, dans le sens économique du mot, et ramènent tout à la force. Le plus fort est donc pour eux le plus méritant ; ils n’ont même qu’un mot, aristos, pour rendre ces deux idées. Dans nos colléges, les premiers de chaque classe ne sont-ils pas aussi les forts ? Au fort les honneurs et le commandement. Avec autant de raison que le métaphysicien, le sauvage peut dire que la justice n’est autre chose que la considération de la force.

Qu’est-ce qui fait l’agitation permanente de la société, sa division menaçante en aristocratie et démocratie, bourgeoisie et prolétariat, si ce n’est que le droit de la force n’a jamais été reconnu, comme il doit l’être, dans les masses ? Avant la révolution, noblesse, clergé, royauté, bourgeoisie, avaient fini par se constituer d’une façon à peu près régulière, par la reconnaissance mutuelle de leurs forces. La révolution changea ce système ; mais la bourgeoisie ressuscita de l’état économique où 89 et 93 avaient laissé la société ; et la force populaire, classée à part, ne fut pas reconnue. Le peuple est toujours le monstre que l’on combat, qu’on musèle et qu’on enchaîne, In camo et freno maxillas eorum constringe ; que l’on conduit par adresse, comme le rhinocéros et l’éléphant ; qu’on dompte par la famine, qu’on saigne par la colonisation et la guerre, mais qu’on refoule, le plus qu’on peut, hors le droit et la politique. Les gouvernements des nations se reconnaissent entre eux ; les classes supérieures se reconnaissent aussi entre elles : le peuple n’est, à vrai dire, jamais reconnu que pour la forme, et cela parce qu’il n’y a autre chose en lui que de la force.

Ce qui a causé l’erreur des juristes à l’égard du droit de la force, c’est que ce droit était, pour ainsi dire, masqué sous l’épaisse ramure des droits de toute sorte qui avaient poussé sur ce tronc antique ; c’est qu’ils n’ont compris de la force que la violence et l’abus ; c’est qu’enfin, comme ils n’avaient pas su reconnaître dans le progrès de la justice une sorte de développement et de différentiation du droit du plus fort, de même, aux époques de décadence et de dissolution, ils n’ont pas su voir non plus que la perte des libertés et des droits était un retour au droit simple de la force.

Dans une société parvenue à un degré élevé de civilisation, la force qui abuse se diminue elle-même et tend à se perdre. En violant les droits nés sur sa tige, elle rend le sien odieux, et compromet sa propre existence. En cela consiste l’horreur de la tyrannie, tout à la fois suicide et infanticide.

Si chaque faculté, puissance, force, porte son droit avec elle-même, les forces, dans l’homme et dans la société, doivent se balancer, non s’anéantir. Le droit de l’une ne peut pas préjudicier au droit de l’autre, puisqu’elles ne sont pas de même nature, et qu’elles ne sauraient se rencontrer dans la même action. Tout au contraire, elles ne peuvent se développer que par le secours qu’elles se prêtent réciproquement. Ce qui occasionne les rivalités et les conflits, c’est que, tantôt des forces hétérogènes sont réunies et liées d’une manière indissoluble dans une personne unique, comme on le voit dans l’homme, par la réunion des passions et des facultés, dans le gouvernement par la réunion des différents pouvoirs, dans la société par l’agglomération des classes. Tantôt, au contraire, une puissance similaire se trouve répartie entre personnes différentes, comme on le voit dans le commerce, l’industrie, la propriété, ou des multitudes d’individus remplissent exactement les mêmes fonctions, aspirent au même avantage, exercent les mêmes droits et priviléges. Alors, il peut arriver, ou bien que les forces groupées, au lieu de conserver entre elles un juste équilibre, se combattent, et qu’une seule se subordonne les autres ; ou bien que ces forces divisées se neutralisent par la concurrence et l’anarchie : résultats inévitables lorsque, sous l’influence de passions impétueuses, la dignité chez l’individu, la justice dans l’État, le sentiment de la solidarité dans la corporation, viennent à faiblir.

Dans une âme maîtresse d’elle-même, dans une société bien ordonnée, les forces ne luttent un moment que pour se reconnaître, se contrôler, se confirmer et se classer. Comme dans la famille la puissance paternelle a pour contre-poids l’amour, qui souvent fait pencher la balance en faveur du plus faible ; ainsi, dans la cité, les forces corporatives se balancent, et, par leur juste équilibre, produisent la félicité générale. L’opposition des forces a donc pour fin leur harmonie. A cet égard, la destinée des états sur le globe n’est pas autre que celle des citoyens d’une même ville, ou des provinces d’un même état. Tout antagonisme dans lequel les forces, au lieu de se mettre en équilibre, s’entre-détruisent, n’est plus de la guerre, c’est une subversion, une anomalie.

Tout cela est d’une telle simplicité, d’une vérité si évidente, que j’éprouve quelque peine à l’exposer, et que j’ai hâte d’en finir. La force, la première en date des facultés humaines, la dernière en rang, je le veux bien, a son droit comme toute autre, et comme toute autre elle peut être appelée à faire loi. Bien entendu que la loi de la force n’est applicable qu’en matière de force, comme la loi d’amour en matière d’amour, comme la loi du travail en matière de travail.

C’est à la raison de voir, en tout litige, d’après quelle loi doit être rendu son jugement, comme le magistrat détermine l’article du code en vertu duquel il rend sa décision. Rien en tout cela qui ne rentre dans les conditions ordinaires du sens commun, je devrais dire du droit commun. Comment donc se fait-il que les auteurs n’en disent mot, et que ce qui fait la base de toute législation, ce que l’histoire signale comme le premier moment de l’évolution judiciaire, le droit de la force, soit partout méconnu, sacrifié, foulé aux pieds, ou, ce qui est pis, odieusement dénaturé et travesti ?

Il est vrai que l’humanité, dans sa marche inflexible, ne se laisse pas égarer par les hallucinations de ses prétendus sages. Les résultats généraux du mouvement politique ont été, à très-peu près, tels que les voulait le principe d’antagonisme qui y préside. Mais que de sang et de larmes eût épargnés au monde une intelligence plus saine de la guerre ! Quel service aurait rendu l’Église, si, tout en célébrant le Dieu des armées, elle avait su parler aux peuples et aux rois, en termes précis, du droit de guerre ! Alors l’enseignement de l’Église s’élevant à la hauteur de sa révélation, elle eût peut-être conquis, pour ne le plus perdre, l’empire temporel, par la législation de la force.


CHAPITRE VIII


APPLICATION DU DROIT DE LA FORCE. — 1° DÉFINITION ET OBJET DU DROIT DE LA GUERRE.


Une chose est maintenant certaine, c’est que le droit fait son entrée dans le monde par la voie de la force ; c’est que le droit du plus fort, si longtemps calomnié, est le plus ancien de tous, le plus élémentaire et le plus indestructible. Nous allons le suivre dans quelques-unes de ses applications.

Le droit est un et identique ; il est le propre de notre espèce. Mais il prend différents noms selon les objets auxquels il s’applique : Droit de la force, droit du travail, droit de l’intelligence, droit de propriété, droit d’amour, droit de la famille, droit pénal, droit de cité, etc.

Ce qu’on a appelé si longtemps droit de nature doit être désormais rayé de la terminologie du droit. Si l’on entend par ce mot le droit à son premier moment et dans sa manifestation la plus concrète, ce n’est pas autre chose que le droit de la force. Si l’on en fait une antithèse au droit divin ou révélé, il convient de s’en abstenir, attendu que le droit divin, qu’on suppose antérieur et supérieur à l’homme, est absolument le même, au fond, que le droit ordinaire, tel que la conscience le pose et que la pratique et la raison l’exposent. Même au point de vue surnaturel, la distinction est devenue inutile.

Le droit canon est le droit divin rédigé par l’Église ; il y a par conséquent encore moins lieu de s’en occuper.

Le droit de la force étant donc, dans l’ordre du développement historique, la souche d’où partent tous les autres, celui qui naturellement vient après lui et qui forme le premier embranchement est le droit de la guerre, à la suite duquel se présenteront, les uns après les autres, le droit des gens ou international, le droit politique, le droit civil, etc.

Cette généalogie, conforme à l’histoire, est l’inverse de celle adoptée généralement. En procédant par la voie psychologique ou métaphysique, les auteurs, après les considérations préliminaires sur le droit, posent d’abord le droit personnel, qui, devenant aussitôt droit réel, donne lieu au droit civil. Viennent ensuite, et successivement, le droit politique, application du droit civil ; le droit des gens, application du droit politique ; enfin le droit de la guerre, section particulière du droit des gens. Nous n’aurions rien à redire à cette méthode, car il importe peu, au fond, par où l’on commence l’enseignement du droit, si elle n’aboutissait, comme nous l’avons fait voir, à nier le droit de la guerre, avec lui le droit de la force, par suite à faire du droit des gens un droit dépourvu de base et de sanction, ce qui entraîne la ruine de tous les autres droits.

Nous suivrons donc une marche opposée, et après avoir posé le droit de la force, nous allons en déduire, d’après l’histoire et la logique, le droit de la guerre.

C’est une loi de la nature que la faiblesse se place sous la protection de la force : tel est le principe de la prééminence accordée au père de famille, au chef de tribu, au guerrier. Il répugne, lorsqu’il s’agit du salut commun, que le plus faible commande et que le plus vaillant obéisse ; à cet égard, personne n’a jamais songé à contester sérieusement le droit de la force.

Ce principe admis, le reste en découle. La famille se multiplie par la génération, surtout quand la polygamie est admise. Si le chef est fort, la famille s’augmente de la réunion de plusieurs autres familles, qui de plein gré demandent la fusion, et promettent au patriarche fidélité et obéissance. La tribu est ainsi formée. En cas de guerre, elle se renforce des prisonniers des deux sexes dont le travail ajoute à sa richesse, et développe d’autant sa valeur guerrière. La richesse, c’est encore de la force.

Mais comment y a-t-il guerre ?

Deux tribus se rencontrent. Afin de ne pas se gêner l’une l’autre ni s’exposer à en venir aux mains, leur premier mouvement est de s’éloigner. Il se peut, toutefois, que l’une des deux, affaiblie par la misère, les maladies, ou par tout autre motif, demande l’incorporation. Dans ce cas la plus faible abdique entre les mains de la plus forte, dont le chef réunit en sa personne les deux souverainetés. C’est ainsi que, dans les affaires, l’entrepreneur pourvu de capitaux cherche rarement un associé. Il accepte des auxiliaires, des employés, des commis, des ouvriers, des contremaîtres, mais pas d’égal. Si on lui propose une fusion, il aura soin, toute balance faite, de réserver pour lui la direction générale, condition sine quâ non de son acceptation. Je n’examine pas, quant à présent, si de la réunion des travailleurs ne résulte pas une force du collectivité qui domine celle du patron ; le droit de la force n’y perdrait rien. Je me borne à constater que, dans les mœurs actuelles de l’industrie, le plus fort est le maître, que cela est juste, et que personne n’y trouve à redire.

Or, remarquez ceci : Le droit de la force est de sa nature, comme tous les autres droits, pacifique. Il n’implique pas nécessairement la guerre ; il ne la cherche pas. Loin de là, il proteste contre cette extrémité à laquelle les plus vaillants eux-mêmes redoutent toujours d’en venir.

Faisons abstraction des petits incidents, et attachons-nous seulement à la marche logique des choses. Les tribus, d’abord isolées, bientôt, à force de grossir, se rencontrent. Des rapports, non encore des droits ni des conventions, de simples rapports de voisinage s’établissent ; on fait des échanges ; puis, par la même raison qui faisait qu’en s’approchant on se rendait mutuellement service, il se trouve qu’on se gêne, et l’on s’aperçoit que l’indépendance première devient de jour en jour plus difficile, finalement qu’elle est impossible. Une fusion, ou une élimination, est inévitable.

Que va-t-il se passer ? L’homme tient à la liberté, autant, au moins, qu’il est enclin à l’association. Ce sentiment d’indépendance est bien plus fort encore dans les masses, tribus, cités, nations. Tout voisinage leur est suspect ; tout ce qui les engage et les lie, d’instinct elles le repoussent. Que sera-ce, s’il s’agit d’une incorporation qui menace d’engloutir leur individualité, leur autonomie, en un mot tout leur être ? Car l’être d’une nation, c’est l’indépendance, la souveraineté. Cependant les causes qui précipitent les deux tribus l’une vers l’autre ne s’arrêtent pas ; la situation devient urgente ; les deux fleuves s’approchent, on touche au moment où leurs eaux vont se confondre.

Ici, il est impossible de dire qu’il y ait tort d’aucun côté. Le droit est évidemment égal. La réunion pourrait s’opérer à l’amiable ; mais le cas est rare, attendu que la réunion emporte, pour l’une au moins des cités à réunir, quelquefois pour toutes deux, la perte de l’originalité. Les bourgs de l’Attique, en se réunissant sous la protection commune de Minerve, prennent un nom pluriel, collectif, Athenœ. Ce n’étaient que des hameaux habités par une population de même sang, de même langue, de même intérêt, séparés tout au plus par les prétentions de leurs échevins. Ce ne fut pas cependant une médiocre affaire de les réunir ; la distinction persista et déteignit sur le gouvernement. Les Athéniens nommaient dix généraux pour commander à tour de rôle, chacun pendant un jour, la même armée ; la démocratie athénienne fut toujours une rivalité de quartiers.

Mais qu’était-ce que la formation en une même cité des douze bourgs de Minerve, auprès de la centralisation de l’Italie ? L’Italie, au temps de Romulus, contenait une centaine de petits peuples, tous indépendants, et que leur développement simultané allait bientôt contraindre à s’unir. Rome fut le centre de cette absorption, qui exigea près de six siècles. Or, qu’on daigne, pendant un moment, se rendre compte des difficultés d’une pareille fusion, dont les siècles modernes n’offrent pas d’exemple, et l’on comprendra ce que c’est que la guerre.

La première guerre qu’eurent à soutenir les Romains fut contre les Sabins. L’enlèvement des femmes, présenté par Tite-Live comme la cause ou le prétexte de cette guerre, donne clairement à entendre qu’entre les deux cités la distinction était devenue impossible. Il y avait donc à régler les conditions de la réunion, déterminer la constitution ; si les deux états étaient monarchiques au moment de la fusion, quelle dynastie on éliminerait ; dans le cas où l’un des deux seulement eût été monarchique, l’autre républicain, il s’agissait soit de créer un gouvernement mixte, soit de changer les traditions et les mœurs politiques d’un des deux peuples. Puis il y avait à faire concorder des législations différentes, concilier des usages, créer la tolérance, etc. Rome, dès ses premières guerres, offrit aux nations ses voisines l’isonomie, c’est-à-dire la participation aux droits politiques et civils de ses propres citoyens ; et l’on a admiré, avec raison, cette modération habile du gouvernement de la vieille Rome. Mais qu’était-ce que l’isonomie pour une cité souveraine, pour des rois, des princes, des patriciens, accoutumés à régner chez eux en souverains ? Toujours le suicide. Il est clair, en effet, que même en accordant aux villes incorporées l’égalité des droits et des honneurs, Rome, capitale, conservait la prépondérance ; les villes n’avaient que l’espoir d’exercer, par leur appoint électoral, une part d’influence dans le gouvernement ; et il s’en faut de beaucoup que les choses allassent même jusque-là. Servir des partis et des intrigues, afin de pouvoir à son tour s’en servir : quelle part dans une république ! Quel dédommagement de la souveraineté !

Aussi Rome eut-elle bien rarement à se féliciter d’une reddition volontaire. Tite-Xive, lib. VII, rapporte le cas de Capoue et des peuples de la Campanie : « Itaque populum Campanum, urbemque Capuam, agros, delubra Deûm, divina humanaque omnia, in vestram, patres conscripti, populique Romani ditionem dedimus. » Encore ne s’agit-il là que d’une soumission pure et simple. Vattel, qui cite le passage, ne paraît pas même se douter de son importance et de sa signification. Cette signification, c’est qu’aucun peuple ne peut se croire obligé de se démettre, d’abdiquer sa souveraineté et son indépendance ; et pourtant, il est certain que la nécessité, la raison supérieure des choses l’y pousse, que le progrès même de la civilisation l’exige.

On a vu, au moyen âge, des nations, la Hongrie, la Bohème, attirées par le prestige impérial, la supériorité de civilisation, l’influence religieuse, et sans doute aussi poussées par le sentiment de leur infirmité, laisser tomber leurs dynasties, et se donner volontairement, sans contrainte, à l’empereur. Mais les mœurs politiques de l’époque servaient d’excuse ; toute principauté, au moyen âge, relevant de l’empereur, les populations pouvaient se croire plus honorées, plus avantagées, de se trouver sous la protection immédiate du suzerain que sous la main de leurs princes : nous savons d’ailleurs qu’en se donnant, ces nations avaient soin de réserver leur nationalité, leurs usages et leurs priviléges. Elles entraient dans l’empire plutôt à titre de fédérées qu’à celui de sujettes ; et c’est l’éternel argument des Magyars contre les envahissements du despotisme autrichien, de dire qu’ils n’ont été ni vaincus ni conquis, mais qu’ils se sont volontairement ralliés sous des conditions qui ne permettent pas de les confondre avec les serfs de l’empereur. Ils ne font point partie de son domaine patrimonial ; il n’est, à leurs yeux, que le successeur de leurs rois.

Allons au fait. Pareils problèmes ne se peuvent résoudre que de deux manières : par l’exécution volontaire, comme firent ceux de Capoue, ou par la décision des armes. La première serait le plus souvent honteuse ; reste donc la seconde.

Ici se pose la question : La décision des armes est-elle de droit ? Peut-elle faire droit ? — Je l’affirme, sauf ce qui est relatif à la manière de faire la guerre et d’user de la victoire, et que nous aurons à rechercher ultérieurement.

En principe, toute guerre indique une révolution. Dans les temps primitifs, c’est l’acte par lequel deux peuples, poussés a la fusion par la proximité et les intérêts, tendent à opérer, chacun à son profit particulier, leur mutuelle absorption. Supposez qu’au moment de livrer bataille, le Droit pût se manifester tout à coup, comme un dieu, et parler aux deux armées. Que dirait le Droit ? Que la révolution qui doit changer la condition des deux peuples est inévitable, légitime, providentielle, sacrée ; qu’en conséquence, il y a lieu d’y procéder, en réservant à chaque nation ses droits et prérogatives, et en distribuant entre elles la souveraineté du nouvel état, proportionnellement à leurs forces. L’arrêt divin ne ferait ici qu’appliquer le droit de la force.

Mais, dans le silence des dieux, les hommes n’acceptent pas des révolutions qui contrarient leurs intérêts ; ils trouvent même que les révolutions sont injurieuses a la divinité. Dans le silence des dieux, ils ne jugent pas qu’une souveraineté proportionnelle soit une compensation suffisante d’une souveraineté entière, et ils repoussent tout arrangement. Dans le silence des dieux, enfin, ils n’admettent pas la supériorité de l’ennemi ; ils se croiraient déshonorés de céder, sans combat, à une force moindre. Tous préfèrent la voie des armes, chacun espérant, se flattant que la fortune des armes sera pour lui.

Le duel est donc inévitable. Il est légitime, puisqu’il est l’agent d’une révolution nécessaire ; sa décision sera juste, puisque la victoire n’est à autre fin que de démontrer de quel côté est la plus grande force, et d’en consacrer le droit. Car, ne l’oublions pas, le droit de la force, qui décide en dernier ressort de l’opportunité de la révolution et de la situation des deux peuples dans l’état nouveau, préexiste à la guerre ; et c’est parce qu’il préexiste à la guerre qu’il peut s’attester ensuite au nom de la victoire.

Telle est l’origine, à la fois théorique et historique, et abstration faite des incidents particuliers et des violences illicites, du droit de la guerre. Ce droit dérive du droit de la force et le suppose, mais il n’est pas la même chose que le droit de la force. Il est au droit de la force ce que le code de procédure civile est au code civil, ou le code d’instruction criminelle au code pénal. Le droit de la guerre est le code de procédure de la force ; c’est pourquoi nous définirons la guerre : La revendication et la démonstration par les armes du droit de la force.

Ce principe remplissait l’âme des anciens ; il plane sur toute leur histoire, mêlé, il est vrai, à d’effroyables abus, sujet à des interprétations fausses, et rendu odieux par la barbarie avec laquelle on l’appliquait. Mais quand la fumée a-t-elle été prise pour un argument contre la lumière, et la superstition appelée en témoignage contre l’idée ? C’est le devoir de l’équitable histoire de dégager, dans les pensées des nations comme dans leurs gestes, le vrai du faux, et le juste de l’injuste.

L’an 416 avant J.-C, pendant la guerre du Péloponèse, les Athéniens assiégèrent l’Ile de Méla. La conférence qui eut lieu à cette occasion entre les Athéniens et les Méliens, et que nous a conservée Thucydide, est un des monuments les plus remarquables du droit des gens de cette époque, et aussi l’un des moins compris par les critiques.

« Il faut, disaient les Athéniens, partir d’un principe universellement admis, c’est que les affaires se règlent entre les hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les y oblige ; mais ceux qui l’emportent en puissance font tout ce qui est en leur pouvoir, et c’est aux faibles à céder. »

Les Méliens avouent qu’il leur est difficile de résister à la puissance d’Athènes ; mais ils espèrent qu’en résistant justement à des hommes injustes, les dieux les protégeront.

Dans leur réplique, les Athéniens rendent les dieux complices de leur politique :

« Ce que nous demandons, disent-ils, ce que nous faisons est en harmonie avec l’opinion que les hommes ont de la divinité. Les dieux, par une nécessité de la nature, dominent, parce qu’ils sont les plus forts ; il en est de même des hommes. Ce n’est pas nous qui avons établi cette loi ; ce n’est pas nous qui les premiers l’avons appliquée ; nous l’avons reçue toute faite, et nous la transmettrons pour toujours aux temps à venir. Nous agirons aussi maintenant conformément à cette loi, sachant que vous-mêmes, et tous les autres peuples, si vous aviez la même puissance que nous, vous tiendriez la même conduite[5]. »


J’ai suivi la traduction de M. Laurent, parce que cet écrivain, l’un des plus érudits de la Belgique, est en même temps l’un des adversaires les plus énergiques du principe que je défends, le droit de la force. Mais le grec de Thucydide est plus explicite : il signifie que le droit de la force est tout à la fois une inspiration de la conscience, par l’idée que tous les hommes se font de la divinité, et une loi de la nature, qui veut que là où se trouve la force, là soit aussi le commandement. Telle est cette profession du droit de la force, qui a révolté la plupart des historiens, et que Denys d’Halicarnasse, qui écrivait quatre siècles plus tard, ne comprenait pas plus que Cicéron, et trouvait digne d’un brigand, d’un pirate. Cependant, observe M. Laurent, le même Denys rendait hommage à ce droit, quand il proclamait le droit des Romains au gouvernement des nations, parce qu’ils étaient les plus forts.

Après la bataille d’Ægos-Potamos, où fut anéantie la puissance des Athéniens, Lysandre assembla les alliés pour délibérer sur le sort des prisonniers. Il appela Philoclès, un des généraux athéniens, et lui demanda à quelle peine il se condamnait lui-même pour avoir fait porter un décret de mort contre les prisonniers grecs. — « N’accuse point, répondit Philoclès, des hommes qui n’ont point de juges ; vainqueur, traite les vaincus comme tu serais traité toi-même, si tu étais à notre place. »

M. Laurent, qui rapporte aussi ce fait, n’en a pas aperçu la haute moralité. Ce n’est pas la férocité de Philoclès qu’il faut admirer ici, mais son esprit de justice. Lysandre et les alliés prétendaient imputer à crime aux Athéniens les exécutions qu’ils s’étaient permises sur les prisonniers de guerre ; en conséquence, il invitait Philoclès à dire lui-même à quel châtiment il se condamnait. C’est contre cette flétrissure que proteste le général athénien : Nous n’avons point de juges, s’écrie-t-il ; nous n’avons fait qu’user, rigoureusement il est vrai, mais légitimement, du droit de la guerre. Voyez, à votre tour, ce que vous avez à faire. Sans doute, la véritable jurisprudence de la force est contraire au massacre des prisonniers ; mais remarquons que l’erreur des anciens ne porte que sur l’interprétation de la loi, tandis que chez nos écrivains modernes elle porte sur le principe même[6].

Oh ! certes, le droit de la force est terrible dans son exercice, alors qu’il s’agit d’y soumettre une population récalcitrante, qui mérite précisément d’autant plus d’estime qu’elle se refuse avec plus d’énergie. Mais les excès dont la guerre s’accompagne ne doivent pas faire perdre de vue le principe de droit qui s’y trouve impliqué ; pas plus que les erreurs judiciaires, la vénalité des magistrats, l’obscurité de la loi, l’astuce des plaideurs, ne peuvent faire méconnaître la justice qui a présidé à l’organisation des tribunaux ; pas plus que l’adultère n’est un argument contre le mariage, ou le dol et le manque de parole un argument contre l’utilité et la moralité des contrats.

C’est ce sentiment invincible d’un droit impliqué dans la guerre, qui tout d’abord a fait entourer celle-ci de formalités nombreuses, qui en a posé les conditions et réglé les conséquences, comme s’il s’agissait d’un débat judiciaire. Par exemple, c’est un fait universel que la condition faite au vaincu est moins bonne que celle qu’il eût obtenue par une soumission volontaire, et cela est encore de toute justice. Ici le battu, comme le plaideur qui succombe, paye les frais ; l’aggravation de son sort est la compensation du dommage qu’il a causé, par sa résistance, au vainqueur.

On comprend, et il est bon que je le redise, afin d’ôter tout prétexte à la calomnie, qu’il ne peut être question ici de justifier toute espèce de guerre, pas plus que d’excuser ou d’approuver tout ce qui se fait à la guerre. Il en est de ce droit comme de tous les autres, dont la reconnaissance ne légitime en aucune façon les abus. Le cœur de l’homme est plein de passions ; ses œuvres sont impures ; mais le droit est saint, aussi bien dans la guerre que dans le travail et la propriété.

Les circonstances dans lesquelles le droit de la force devient applicable et par conséquent la guerre légitime, comme action en revendication de ce droit et solution d’un litige international, sont de plusieurs genres ; nous noterons les quatre principaux:


Incorporation d’une nation dans une autre nation, d’un état dans un autre état ; absorption ou fusion de deux sociétés politiques. — C’est le cas qui nous a servi d’exemple ; c’est le premier qui se présente, et le plus important, sinon le plus fréquent de tous. Tous les états modernes, pour peu que leur population atteigne un ou deux millions d’âmes, sont le produit, plus ou moins légitime, de la guerre, du droit de la force. Ainsi s’est formé peu à peu l’ancien royaume de France, d’abord, par la conquête romaine, qui a réduit sous un même joug toutes les nationalités dont se composait la Gaule primitive ; puis, par la conquête franque, qui, lors de la dissolution de l’empire, assistée de l’épiscopat, continua l’unité ; enfin, par la réunion au domaine royal de toutes les provinces qu’avait détachées du centre le régime féodal. Il est évident, à la simple inspection de la carte, que les nécessités de voisinage, bien plus que la ressemblance, plus ou moins accusée, des idiomes, de la religion, des mœurs et coutumes, a poussé la multitude des petits états, compris entre les deux mers, les Pyrénées, le Rhin et les Alpes, à se fondre en un état unique, lequel état devait naturellement prendre le nom, le titre et la loi de celui que sa position centrale et sa force supérieure désignait d’avance comme foyer d’attraction. Sous les Romains conquérants venus du dehors, le centre est un peu partout ; mais avec les rois Francs il se fixe à Paris, et, pour qui étudie la disposition des divers bassins qui divisent le sol français, il ressort que le choix de cette capitale n’est point du tout le fait de l’homme ; c’est le fait de la nature même.

Ici nous apparaît pour la première fois, à l’origine de la guerre et de la conquête, à l’origine même des sociétés, un principe que nous trouverons désormais en contradiction perpétuelle avec le droit de la force, c’est le droit de nationalité. On l’a dit et répété à satiété depuis Hobbes : Une nation, un état, est une personne collective, douée, comme l’individu, d’une vie propre ; qui a sa liberté, son caractère, son génie, sa conscience, et par conséquent ses droits, dont le premier et le plus essentiel est le maintien de son originalité, de son indépendance et de son autonomie. Mais, ainsi que nous l’avons observé, tous ces droits doivent s’effacer devant la nécessité qui, en multipliant les hommes, en développant les populations et les états, les force de se joindre, de se pénétrer, de se fondre : de là la guerre, de là les prérogatives de la force. Ce qui se passe alors n’est pas autre chose que ce qui arrive dans toute société policée, lorsque deux droits différents se trouvent en opposition : c’est l’intérêt le moins important qui cède au supérieur, et dont le droit, par conséquent, vient s’absorber dans celui du second. Ainsi, dans le cas d’utilité publique, il y a dépossession du simple particulier, mais sauf indemnité préalable. L’expropriation n’est autre ici que l’exercice du droit de la force ; l’indemnité qui en est la condition, représente, le droit privé, que vient absorber le droit général.

La guerre, l’exercice du droit de la force, de nation à nation, et la conquête qui s’ensuit, est donc le sacrifice d’une ou de plusieurs de ces personnes morales, qu’on appelle nations ou états, à une nécessité supérieure, qui prime dans ce cas le respect dû à cette personne morale, et son droit à l’existence.


2. Reconstitution des nationalités. — Ce motif est l’inverse du précédent. Il a lieu toutes les fois que, par la dissolution d’un grand État, les parties qui le composent, et qui jusque-là s’étaient fusionnées dans un État commun, tendent à se désagréger, obéissant, non plus à l’attraction du centre, mais à leurs attractions et répulsions particulières. Ainsi, de l’antique empire des Perses, fondé par Cyrus, se formèrent, après la mort d’Alexandre, tous ces petits royaumes qui furent l’apanage des généraux macédoniens, et subsistèrent jusqu’à l’arrivée des Romains. Ainsi, de la dissolution romaine, favorisée par l’invasion des barbares, renaquirent toutes les nationalités que Rome avait englouties ; l’Italie elle-même obéit à ce mouvement de réaction, et l’on vit toutes les villes se détacher de la métropole avec une juvénile ardeur, qui fut pour l’Italie, il faut bien le reconnaître, le point de départ d’une vie de splendeur, d’universelle influence et de gloire. En un jour, le travail de six siècles fut détruit ; et ce que l’Italie avait été pour le monde par l’unité, elle le redevint par la fédération.

Ainsi s’explique l’agitation qui sous nos yeux travaille l’empire d’Autriche, agglomération à la fois monarchique et fédérative de nations réunies moitié par la guerre, moitié par des traités. C’est juste au moment où le gouvernement impérial allait accomplir son œuvre de centralisation que l’on voit ces nationalités, longtemps soumises, protester contre leur mutuelle fusion, revendiquer leurs priviléges, leurs vieilles chartes, leur autonomie : ce qui, si la force centrifuge l’emportait sur la force centripète, entraînerait la dissolution de l’empire.

Au point de condensation où ils sont parvenus, le groupement par grandes masses demeure, jusqu’à nouvel ordre, la loi des peuples de l’Europe. Leur commune sûreté, les intérêts de leur commerce, de leur industrie, de leur développement intellectuel et moral, l’intérêt supérieur de la civilisation universelle, font de ces grandes associations une nécessité. C’est dans ces conditions que s’était formé l’empire d’Autriche, fragment le plus considérable de cet empire apostolique fondé par Charlemagne, illustré par Othon le Grand, Barberousse et Charles-Quint. Maintenant de nouvelles idées, de nouveaux besoins travaillent les populations. Tandis que le gouvernement de Vienne, pressé par l’incursion du dehors, cherche son salut dans la concentration des forces de l’empire, les peuples dont il se compose craignent qu’une plus grande cohésion ne soit pour eux une aggravation de servitude, et, à l’heure la plus critique, revendiquent le bénéfice de leur nationalité. Question de guerre, par conséquent, à moins qu’une transaction, qui dans ce cas n’aurait rien de déshonorant pour personne, ne prévienne le conflit. Peut-être, pour ramener la cohésion dans cette divergence, ne faut-il que le sacrifice d’une dynastie : le sacrifice des dynasties comme celui des nationalités, est aussi une loi de l’histoire. Videbit Deus. La vie morale, la conscience, la force, est-elle à Vienne, à Pesth, à Prague ou à Agram ? Toute la question est là.


3. Incompatibilité religieuse. — Ce n’est point comme juge de la doctrine que la guerre intervient parfois dans les questions de religion ; il est évident que la théologie n’a rien de commun avec l’exercice de la force. Aussi la guerre n’a-t-elle pas la prétention de décider, entre deux croyances, laquelle est la vraie ; entre deux opinions théologiques, de quel côté est l’orthodoxie et de quel côté l’hérésie. Il s’agit simplement pour elle de décider, entre deux fractions d’un même peuple divisé dans sa religion et à qui la tolérance est impraticable, laquelle de ces fractions devra embrasser la religion de l’autre, comme l’enfant suit la religion de son père, à peine de se voir exclu de la communion paternelle. Ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu, disait Ruth, veuve et désolée, a sa belle-mère Noémi, qui lui proposait de retourner dans son pays de Moato. Telle est précisément, en matière de religion, la maxime que la guerre impose a la faiblesse.

Dans les premières sociétés, où la religion se confond avec la législation, le sacerdoce avec le pouvoir, le culte avec la justice et la morale, la tolérance, fondée uniquement sur la séparation de l’Église et de l’État, est impossible ; l’unité de religion est nécessaire. La religion, identifiée avec la justice, la politique et les mœurs, est la vie même de la société. Elle est à l’âme ce que la nourriture est au corps. L’homme vraiment religieux ne peut pas plus supporter le dissident ou l’impie, que l’homme physique ne peut souffrir qu’un méchant voisin corrompe l’air qu’il respire, l’eau qu’il boit, le pain dont il se nourrit ; qu’il empoisonne son bétail, fasse périr ses arbres, ravage ses moissons et menace son domicile. Il est possible que des deux religions en conflit aucune ne soit la bonne, possible que toutes deux soient d’égale valeur, possible que la religion du plus faible soit meilleure que celle du plus fort. Ce n’est pas de quoi se préoccupe la guerre ; comme je l’ai dit, elle ne connaît pas du dogme. La seule chose qui soit de sa compétence, c’est, puisque les deux sectes ne se peuvent souffrir et qu’une doit être sacrifiée, de décider, par les voies de la force, à qui incombera le sacrifice, en quoi l’on ne saurait dire que la guerre soit injuste. Ce n’est pas elle qui excommunie ; loin de là, la décision qu’elle est appelée à rendre implique qu’à ses yeux toutes les religions se valent, en tant qu’elles sont une représentation de la pure justice ; à cet égard on peut dire que la raison de la guerre est d’accord avec celle du philosophe. En matière de religion, la guerre est la tolérance même.

L’histoire est pleine de ces exécutions sanglantes, auxquelles nulle église, nulle synagogue, nul sacerdoce ne répugna jamais. La guerre des Albigeois en est un bel exemple. Qu’on accuse, si l’on veut, la folie humaine, la superstition, le préjugé, le fanatisme, l’hypocrisie, à la bonne heure. Cela nous est aisé à nous autres qui vivons sans religion, qui pour la plupart, en perdant le sentiment religieux, avons perdu jusqu’au sens moral. Mais s’il est beau de mourir pour son pays, il ne l’est pas moins de mourir pour sa foi : après tout, l’un n’est pas différent de l’autre. Quant à la guerre, elle est ici sans reproche. Le jour où la fureur des sectes l’a forcée d’intervenir, elle a fait la seule chose qu’il y eût à faire, en sacrifiant, avec le moins de sang répandu possible (je raisonne dans l’hypothèse d’une guerre en forme), le plus faible au plus fort. Il est triste, sans doute, pour un croyant de perdre sa religion et son Dieu dans un combat à l’épée. Mais ces immenses douleurs ne nous touchent plus aujourd’hui qu’à l’Opéra. Au fond, que perdait la civilisation, en passant d’Osiris ou Baal à Mithra, de Mithra à Jéhovah, de celui-ci à Jupiter, de Jupiter au Christ, du pape à Luther ? C’est à travers ces variations et ces apostasies que nous avons appris à séparer la foi de la raison, le culte de la justice, l’Église de l’État. Jamais, j’ose le dire, jugement rendu par la force ne fut mieux motivé, exécution plus féconde et plus légitime.


4. Équilibre international, délimitation des états. — Ce principe de litige, la délimitation du territoire et le maximum d’étendue d’un État, dont il serait aisé de constater la présence dans la plupart des guerres anciennes et modernes, est devenu, depuis le congrès de Vienne en 1814-1813, l’objet même du droit des gens européen. Les applications de la loi d’équilibre sont fréquentes dans l’histoire, ainsi que l’a prouvé Ancillon, dans son Tableau des révolutions du système politique en Europe. C’est à l’énergie de cette loi que la Prusse a dû, au dix-huitième siècle, de devenir tout à coup une grande puissance, formant simultanément contre-poids à la Russie, à l’Autriche, à la France et aux états Scandinaves. Tel qu’il a été posé par les traités de 1814 et 1815, le principe d’équilibre international ne peut être considéré comme la dernière formule du droit des gens, ainsi que nous le démontrerons au volume suivant. Mais on ne saurait non plus se refuser à y voir une préparation à un ordre de choses supérieur, et comme la pierre d’attente d’une paix définitive.

« L’équilibre politique, dit Eugène Ortolan, consiste à organiser entre les nations faisant partie d’un même système une telle distribution et une telle opposition de forces, qu’aucun état ne s’y trouve en mesure, seul ou réuni à d’autres, d’y imposer sa volonté, ni d’y opprimer l’indépendance d’aucun autre état ; et s’il est exact de dire que l’équilibre de forces diverses s’obtient par la combinaison de ces deux données, l’intensité et la direction, on reconnaîtra qu’entre nations l’intensité se compose de tous les éléments quelconques, matériels ou immatériels, qui sont de nature à constituer la puissance, le moyen efficace d’action ; quant à la direction, elle se détermine par l’intérêt. Il faut donc combiner la distribution des divers éléments de puissance et les rapprochements ou les oppositions d’intérêts pour créer dans un groupe de nation, à un moment donné, un état d’équilibre, en ne perdant pas de vue l’extrême mobilité des éléments de puissance, et surtout des intérêts. Chaque jour ils peuvent se modifier, et l’équilibre courra le risque de s’altérer par ce qui augmentera ou diminuera les uns, et viendra unir ou diviser les autres[7]. »


Ces considérations de M. Ortolan impliquent toute une théorie du droit de la force, toute une philosophie de la guerre, quatre mots, ce semble, qui hurlent de se voir accouplés, mais qui n’en expriment pas moins, par leur réunion, une vérité rigoureuse. Elles aboutissent à cette conséquence, que je prends la liberté de recommander aux méditations du savant jurisconsulte : c’est que si, depuis un demi-siècle, grâce au principe d’équilibre, ou comme disait Ancillon, des contre-forces, le droit des gens a fait quelque progrès, il doit ce progrès, non pas à la négation du droit de la force, mais à son affirmation, je dirais presque à sa restauration, dans le sens littéral et matériel que lui donnèrent les anciens.

Tels sont, en général, les motifs puissants, les intérêts sacrés, justiciables de la force, qui remplissaient autrefois d’enthousiasme l’âme du guerrier. Bien plus que le sujet perdu dans nos grands états comme la goutte d’eau dans l’Océan, bien plus que le paysan de nos campagnes, le bourgeois et l’ouvrier de nos villes, l’homme de la cité antique sentait en lui la patrie et la souveraineté. Il n’était homme que par là ; hors de là il perdait tout, richesse, dignité, liberté. Voilà ce qui donnait un sens à la grande parole de Tyrtée, traduite par Horace : Dulce et decorum est pro patria mori. Il est doux, il est glorieux de mourir pour la patrie ; parole que la plèbe romaine, du temps d’Auguste, commençait à ne plus comprendre, et que les nations modernes ne comprennent pas beaucoup plus. Que fait au paysan de la Lombardie, par exemple, de vivre sous le protectorat du Piémont ou de l’Autriche, si la rente qu’il paye au bourgeois est toujours la même, si, comme le colon antique, il doit rester éternellement pauvre diable ?…

Dans cette lutte de la force, tout est beau, généreux, sublime. C’est là que l’honneur de la vie s’élève pour le citoyen en proportion de ses sacrifices ; c’est, le dirai-je ? par cette magnanimité de la guerre que le vaincu tombé en servitude est plus honorable que celui qui, sans combat, accepte l’incorporation de son pays et l’abrogation de sa souveraineté.

Si la justice est notre haute prérogative, et son culte quotidien le gage de notre félicité, les jours de batailles, je parle des batailles légitimes, doivent être pour les combattants des jours de sainte allégresse. L’heure, marquée par le destin, a sonné. Deux nations sont en présence : il s’agit de savoir laquelle doit donner son nom à l’autre, et, en l’absorbant, doubler sa propre souveraineté. Qui les pousse à ce duel ? La force des choses, l’ordre de la Providence, dit le chrétien ; la loi des sphères, dirait Machiavel. Eh bien, s’écrient-ils tous ensemble, mourons, ou sauvons l’honneur de nos pères et l’immortalité de notre race !

La guerre, sans haine ni injure, entre deux nations généreuses, pour une question d’état inévitable et de toute autre manière insoluble ; la guerre, comme revendication du droit de la force, de la souveraineté qui appartient à la force : voilà, je ne m’en cache pas, ce qui me semble à moi l’idéal de la vertu humaine et le comble du ravissement. Qui oserait parler ici de voleurs et d’assassins ?

Voulez-vous un éclatant témoignage de la réalité du droit de la guerre et de son intervention nécessaire dans la société ? Regardez ce qui arrive, en ce moment, au chef de l’Église chrétienne. A la chute de l’empire, sous les coups répétés de la barbarie, l’Italie tombe en dissolution. Les villes, rendues à leurs attractions naturelles, travaillent, chacune de son côté, à reconstituer leur indépendance. Le christianisme était la loi universelle ; l’Église, avec la papauté pour centre, la seule puissance. Il était aisé à la Rome chrétienne de refaire une Italie compacte, armée contre toute influence du dehors, si le chef de l’Église avait été, comme le consul antique, comme l’empereur païen, à la fois pontife, magistrat et général. Mais le Christ avait déclaré que son royaume n’est pas de ce monde ; lui-même avait pris soin de séparer le spirituel du temporel ; des passages formels de la loi défendent au prêtre de tirer le glaive. Pour opérer la recomposition de l’état italien, le Pape n’a que la foudre du sanctuaire, l’excommunication. Sa puissance d’opinion est énorme : tout se prosterne quand il répand la bénédiction ou qu’il fulmine l’anathème ; tout se redresse et lui résiste, dès qu’il veut gouverner, conquérir ou combattre. L’Italie, grâce à cette impuissance du pontife de paix, reste profondément divisée. Par lui-même, le Pape est incapable de se constituer un domaine, il attendra de la lance du roi franc, ou de la munificence d’une comtesse, le pauvre douaire dont il ne jouira même presque jamais. Ne pouvant devenir conquérant, il servira à empêcher toute autre conquête : tantôt il paralysera l’élan impérial, tantôt il minera le roi ou dissoudra les républiques. En l’on verra l’Italie du moyen âge, après avoir renouvelé, pendant plus de mille ans, les scènes héroïques et toutes les magnificences de l’ancienne Grèce, après avoir initié l’Europe a la politique, aux sciences et aux arts, s’affaisser épuisée, et devenir la proie de l’étranger. L’Italie est tombée, parce que le Pape, en qui résidait la plus grande autorité de l’Italie, n’était souverain que de l’ordre moral, parce que, vicaire de Jésus-Christ, il ne lui est permis, de par le testament de son divin auteur, de devenir ni conquérant, ni roi, ni empereur ; parce qu’en un mot la constitution de son Église lui interdit d’exercer le premier et le plus essentiel des droits de l’état, le droit de la force.

C’est en vain que depuis Charles-Quint et la Réforme les princes du temporel se sont peu à peu concertés pour reconnaître et garantir un état propre au chef du spirituel ; c’est en vain que les traités de 1815 ont consacré cet arrangement, et assuré au pontife romain l’appui des armées alliées, catholiques, grecques et protestantes : la contradiction d’une puissance non guerrière éclate de plus en plus. Certes le dix-neuvième siècle est un siècle de diplomatie, si jamais il en fut. Plus qu’à aucune autre époque, les affaires relèvent de la raison publique et tendent à se régler par la voie des transactions et des congrès. Quel avantage pour un gouvernement qui affecte de devoir tout à la religion, à la piété des peuples, aux traditions les plus respectables, à la solidarité de l’autel et du trône ! N’est-il pas vrai que si la paix était le principe, la condition et le but des états, le plus grand de tous les états, celui qui aurait la plus grande puissance d’absorption, ce devrait être l’Église ?

Mais la diplomatie, quand elle a la parole, n’est autre chose que l’organe officiel de la guerre ; la politique entre les nations n’est au fond que la raison des armées, le droit de la force. Voilà pourquoi, dans les congrès des puissances, le souverain pontife n’a pas la parole, si ce n’est pour entonner le Te Deum et invoquer le Saint-Esprit. Voilà pourquoi, ne comptant pour rien, ni sur les champs de bataille, ni dans les conférences des souverains, sa politique, à lui, sa politique de prêtre est de dissoudre les forces qu’il ne peut dominer. Ne pouvant conquérir l’Italie, le Pape ne travaille qu’à l’immobiliser, tantôt par ses propres divisions, tantôt par les armes étrangères. On l’a vu, en 1848, lorsque Pie IX refusa de suivre le peuple dans la guerre contre l’Autriche : « Je suis, dit-il, le père commun des fidèles ; il ne m’est pas permis de faire la guerre contre aucune fraction de mon troupeau. — Quoi ! saint-Père, pas même pour l’affranchissement de la patrie italienne ? — Non, pas même pour l’affranchissement de la patrie italienne. La patrie est affaire d’état, et le royaume du Christ n’est pas de ce monde. — Eh bien, alors, ne soyez donc pas chef d’état italien, Noli ergo imperare ; car la vie de l’Italie, avec vous, c’est le suicide. L’Italie ne peut rester pontificale et vivre. »

Aujourd’hui, l’Italie semble se réveiller. Elle a chassé, ou peu s’en faut, l’étranger ; et les sujets du Pape l’abandonnent. L’Eglise est désormais mise hors la politique, hors le temporel, en Italie et dans les états dits de l’Église, aussi bien qu’en France, en Autriche et dans tous les états catholiques. Concevez-vous un idéal relégué hors de la vie universelle et de la réalité des choses ? Un mot, un seul mot, a déterminé cette grande ruine : Le royaume du Christ n’est pas de ce monde. Son vicaire porte la houlette, non le glaive. Comment ce berger régnerait-il sur les hommes, s’il ne peut les mener au combat ? Que l’on y songe : si quelque chose condamne irrémissiblement la souveraineté temporelle des Papes, ne le cherchez point ailleurs, le voilà. Le Pape n’est pas un calife ; il lui est défendu de commander ses armées. Et prenez garde, si vous lui donnez un général, que tôt ou tard il ne soit supplanté par son général.

Au livre suivant, nous examinerons les règles qui président à l’emploi de la force, ce qu’on est convenu d’appeler la guerre dans les formes. Terminons d’abord ce que nous avons à dire des applications, immédiates et éloignées, du droit de la force.


CHAPITRE IX


APPLICATION DU DROIT DE LA FORCE. — 2° OBJET ET DÉTERMINATION DU DROIT DES GENS.


Que le droit de la guerre dérive immédiatement du droit de la force, ou pour mieux dire, que le premier ne soit que la formule de revendication et de constatation du second, c’est ce que le lecteur doit regarder maintenant comme à l’abri de toute contestation, bien que les auteurs n’aient jamais paru le comprendre, bien qu’ils n’aient jamais vu dans la guerre qu’une manière, en usage parmi les peuples civilisés, de se contraindre avec le moins de férocité possible.

Mais que le droit des gens dérive, à son tour, du droit de la guerre, comme celui-ci dérive du droit de la force ; que, par conséquent, le droit des gens ne soit, s’il est permis de parler ainsi, que le droit de la force à sa troisième génération, c’est ce que les jurisconsultes peuvent encore moins admettre, et qui renverse toutes leurs thèses. Non-seulement, en effet, ils ne reconnaissent pas le droit de la force ; mais le droit de la guerre, dont nous avons si nettement défini l’objet et la spécialité, dont nous ferons bientôt connaître les règles, n’est à leurs yeux qu’une fiction, formant un article particulier, exceptionnel, anormal, du droit des gens, qui se trouverait ainsi former le premier échelon du droit.

D’où vient alors, selon nos savants publicistes, le droit des gens, et en quoi consiste-t-il ?

Le droit des gens, répondent-ils, découle du droit naturel. — Et qu’est-ce que le droit naturel ?

Vattel cite Hobbes, qui divise la loi naturelle en loi naturelle de l’homme et loi naturelle des États. Cette dernière est ce que l’on appelle d’ordinaire droit des gens. Les maximes de l’une et de l’autre de ces lois sont les mêmes. — Vattel approuve la déduction de Hobbes ; il observe seulement que le droit naturel, dans son application aux États, souffre certains changements ; nous en avons parlé plus haut.

Pufendorf et Barbeyrac souscrivent comme VaUel à l’opinion du publiciste anglais.

Montesquieu dit, en gros, ce qui se passe ; il ne sait pas le premier mot de ce qui est.


« Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.

» L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.

» Toutes les nations ont un droit des gens ; les Iroquois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient et reçoivent des ambassades ; ils connaissent des droits de la guerre et de la paix ; le mal est que ce des gens n’est pas fondé sur les vrais principes[8]. »


Mais pourquoi les nations sont-elles en guerre et font-elles appel à la force ? Montesquieu n’en sait rien. Et comment pourrait-il s’en douter ? Il ne reconnaît pas le droit de la force. Il cite, en souriant, les Iroquois, dont le droit international n’était pas fondé, selon lui, sur les vrais principes. Mais les Iroquois, qui mangeaient leurs prisonniers, et justement parce qu’ils les mangeaient, en savaient plus que Montesquieu sur le droit des gens. Manger son ennemi, c’était exécuter sur les personnes l’arrêt que la victoire n’avait porté que sur l’État, savoir, que l’état du vaincu sera absorbé dans l’État du vainqueur.

Si les juristes ne savent rien de l’origine et des principes du droit des gens, savent-ils mieux ce qui le constitue ?


« Le droit des gens, selon Mackintosh, comprend les principes de l’indépendance des nations, leurs rapports en temps de paix, les priviléges des ambassadeurs et des ministres d’un rang inférieur, les relations entre les simples sujets, les justes causes de la guerre, les devoirs mutuels des puissances belligérantes et des puissances neutres, les bornes des hostilités légitimes, les droits de la conquête, la foi à observer entre ennemis, le droit résultant des armistices, des sauf-conduits et des passe-ports, la nature des alliances et les obligations qui en naissent, les voies de négociations, l’autorité et l’interprétation des traités de paix. »


Qu’on ouvre le premier auteur venu, à la table, et l’on verra que Mackintosh ne fait ici que les résumer tous.

Or, il y a de nombreux et graves reproches à faire à cette énumération. Le premier est que le droit de la guerre est considéré ici comme faisant partie intégrante du droit des gens, ce qui est inadmissible ; le second ; que les rapports des nations entre elles et les obligations qui en naissent ne différeraient en rien, quant à leur objet, des rapports et des obligations qui existent entre individus, ce qui ruine la distinction qu’on voudrait établir entre le droit civil et le droit des gens ; le troisième, qu’aucun des rapports spéciaux de nation en nation, aucune des graves questions que ces rapports soulèvent, ne sont seulement mentionnés ; le quatrième, que le droit primordial, celui duquel naissent, d’abord le droit de la guerre, et ultérieurement le droit des gens, le droit de la force, y est, comme d’habitude, entièrement méconnu. Arrêtons-nous là.

Les auteurs qui ont traité du droit des gens semblent avoir ignoré jusqu’aux règles de la classification. Comme ils avaient observé, par exemple, que le droit de la guerre est réservé aux chefs d’état, à l’exclusion des particuliers, ils en ont conclu que le droit de la guerre faisait partie du droit des gens. Ainsi du reste. Mais, d’abord, chacun sait que le droit de guerre n’a pas toujours été le privilége du prince ; que, pendant des siècles, il a appartenu à tout homme libre, et qu’aujourd’hui encore, en temps de guerre, les gouvernements le confèrent à de simples particuliers, au moyen des lettres de marque. Puis, ce n’est pas par l’importance des personnages que le droit se différencie, mais par les natures, facultés ou actions qui y donnent lieu. Ainsi, il n’y a pas un droit du riche et un droit du pauvre, un droit du noble et un droit du roturier, un droit du marchand en gros et un droit du marchand en détail, un droit pour les états de cinquante mille âmes et un pour ceux de cinquante millions. De semblables distinctions sont ce qu’on appelle en droit acception de personnes ; c’est une offense à la justice, et la révolution en a détruit jusqu’à la racine. Il y a un droit de la force, un droit de l’intelligence, un droit du travail, un droit de l’échange, un droit de la famille, un droit de propriété, un droit pénal, un droit de procédure civile et criminelle, un droit de la guerre, lesquels droits se distinguent les uns des autres par les facultés ou fonctions qui les produisent et sont identiquement les mêmes dans tous les sujets, grands et petits, individuels et collectifs.

Pour qu’il y ait un véritable droit des gens, il faut donc qu’il existe dans l’être moral, qu’on appelle nation, un ordre de rapports qui ne se trouve pas dans le simple citoyen. De semblables rapports existent-ils ? Toute la question est là. En quoi la nation, que la jurisprudence assimile, sous plusieurs points de vue, à l’individu, en diffère-t-elle de manière à motiver la distinction d’un nouveau droit ? Car il est évident que, sans cette différence dans la nature et la fonction du sujet, le droit des gens n’est qu’un vain mot, tout au plus une pierre d’attente, un cadre vide.

La réponse à cette question nous est fournie par ce que nous avons dit au chapitre précédent du droit de la guerre, et des circonstances qui en déterminent les actes.

Ce qui distingue, au point de vue du droit, l’être collectif, appelé nation ou état, du simple particulier, ce qui établit une ligne de démarcation infranchissable entre la personne sociale et la personne individuelle, c’est que l’immolation de la première peut être, dans un intérêt supérieur, juridiquement requise, tandis que l’immolation de la seconde, hors le cas de crime emportant la peine capitale, ne le peut jamais. Ainsi, la république ne peut, sous prétexte du salut général, requérir le sacrifice de l’innocent, l’exil d’Aristide, la mort de Curtius, le suicide de Thraséa. Elle ne peut pas, sous prétexte de défense ou d’excès de population, expulser les bouches inutiles, ordonner le massacre des innocents et des vieillards. Toutes les têtes sont sacrées ; la société n’existe que pour leur conservation. Dans aucun cas, dis-je, l’homme n’a le droit de supprimer l’homme, la majorité de se faire la place plus large par l’élimination de la minorité.

Mais il en est autrement des États. Dans mainte circonstance il faut que cette personne collective, qui a aussi son âme, son génie, sa dignité, sa force ; devant laquelle toutes les individualités s’inclinent comme devant leur souverain, il faut, dis-je, qu’elle disparaisse, absorbée par une existence supérieure. Le mouvement de la civilisation, le perfectionnement des États est à ce prix.

Des faits innombrables, tant de l’histoire moderne que de l’histoire ancienne, prouvent qu’en toute guerre c’est cette personne collective, l’État, ou comme nous disons aujourd’hui la nationalité, qui est en péril : la destruction des cultes (Cambyse, en Égypte ; Antiochus, roi de Syrie, en Palestine ; les musulmans) ; la destruction des aristocraties (conseil donné par Tarquin le Superbe à son fils, transportation des familles nobles de Judée par Nabuchodonosor, massacres de Gallicie) ; destruction des sacerdoces (persécution des mages par Darius, des druides par les Romains) ; massacre de tous les mâles, parfois de toute la population (le Pentateuque) ; abolition des langues ; destruction des livres et des monuments ; changement des constitutions ; déplacement ou destruction des capitales, etc., etc. — Ces faits démontrent jusqu’à l’évidence qu’une pensée réfléchie, sachant ce qu’elle veut et où elle va, préside a toutes ces exterminations. Cette pensée, je le répète, n’est autre que l’immolation, en vertu du droit de conquête, de la personne collective qui a nom l’État, et que le vainqueur poursuit partout où il croit la voir vivre, dans le culte, la langue, les institutions, la dynastie, la noblesse, etc.

Le droit des gens a donc pour objet de déterminer, en général, et sauf la décision ultérieure de la guerre, quand, comment et à quelles conditions il peut y avoir lieu de procéder à la fusion ou incorporation, dans un état plus grand, d’un ou plusieurs autres états plus petits ; fusion qui n’est évidemment pour ceux-ci, et quelquefois pour celui-là, qu’un suicide ; et réciproquement quand, comment et à quelles conditions il peut y avoir lieu de procéder à l’opération inverse, c’est-à-dire à un démembrement.

De ce principe se déduisent des questions fort graves, jusqu’à présent fort peu étudiées, et qui ne figurent seulement pas dans les traités relatifs au droit des gens, mais qui n’en sont pas moins toutes étrangères au droit civil. On a écrit des volumes sur les ambassadeurs, qui ne sont après tout que des fondés de pouvoir constitués d’après les principes du droit civil ; on ne trouverait pas une ligne de saine jurisprudence sur les questions suivantes :


« Quelle peut être la grandeur normale d’un État ?

» Jusqu’à quel point la limitation de l’État est-elle donnée par la géographie, la race, la langue, la religion, la tradition, le degré de civilisation, etc. ?

» Les États peuvent-ils, doivent-ils être égaux entre eux, ou sont-ils condamnés, par la raison des choses, à l’inégalité ?

» Le fusionnement des nationalités peut-il, doit-il aller jusqu’à l’absorption du genre humain, de manière à former une monarchie universelle ?

» Ne serait-il pas plus vrai de supposer que l’unité politique du genre humain consiste, soit dans une hiérarchie d’États, soit dans une confédération ? Dans le premier cas, quel sera le rapport hiérarchique des États ? Dans le second, le principe fédératif ne conduit-il pas, par voie d’analogie, à la résolution des grands États en provinces fédérées ?

» Ou bien, enfin, l’équilibre a-t-il pour condition l’indépendance universelle, l’anarchie des cités ?

» L’équilibre peut-il être remplacé par un tribunal arbitral ? En tout état de cause, le groupe politique le plus avancé en civilisation, le plus fort ou le plus riche, a-t-il droit à quelque privilége sur celui qui l’est moins ? Quelle est la nature de ce privilége ?

» Quand et comment une nation ralliée à une autre peut-elle revendiquer son autonomie ?

» Comment se fera la répartition des terres nouvellement découvertes, ou habitées par des peuplades réputées sauvages ? Quel sera, sur ces peuplades, le protectorat des civilisés ? Quels sont leurs droits et devoirs réciproques ?

» Quel a été, dans les temps anciens, le rôle de l’esclavage ? Que peut-il être aujourd’hui ?

» Une nation a-t-elle le droit de se clore et de refuser le commerce avec l’étranger ?

» Quid des alliances politiques particulières ? Ne sont-elles pas une menace à la liberté des autres états, partant une infraction au droit des gens ?... »


En voilà assez pour luire comprendre aux moins intelligents de nos lecteurs en quoi consiste le droit des gens, confondu par tous les publicistes, tantôt avec le droit naturel ou civil, tantôt avec le droit politique, tantôt avec le droit de la guerre, et réduit, en ce qui n’est pas du droit civil, politique ou guerrier, à de puérils détails sur la tenue des ambassades.

Quelques observations pratiques sur le droit des gens, considéré dans ses rapports avec le droit de la guerre et le droit de la force, termineront ce que nous avons à dire.

On a vu précédemment (chap. VIII, page 110) que ce qui distingue le droit de la guerre du droit de la force, c’est que celui-ci est le droit par lequel un individu, une corporation, un État, réclame une chose comme lui appartenant en raison de la supériorité de sa force ; tandis que le droit de la guerre a pour but de régler la manière dont il sera procédé, en cas de refus du défendeur, à la démonstration des forces, laquelle servira en même temps de jugement.

Le droit des gens diffère à son tour du droit de la guerre, en ce qu’il a pour but, non de régler les formes de la guerre et ce qui s’y rattache, parlementaires, armistices, traités de paix, ambassades, etc. ; mais de déterminer les cas de guerre et d’en assigner les résultats, en formulant par avance les conclusions de la victoire sur toutes les questions que peut soulever l’opposition des puissances et éventuellement leur conflit. En deux mots, comme la guerre surgit de la négation du droit de la force et a pour but d’en assurer l’exercice, l’objet du droit des gens est soit d’éviter la guerre, soit de la réduire au strict nécessaire, soit enfin d’en déterminer les effets, en déterminant théoriquement, d’après le droit de la force, les obligations des peuples les uns envers les autres et les conséquences de leurs luttes.

Toutes les questions dont traite le droit des gens sont des questions de prépotence, susceptibles d’être vidées par le combat, qui ne reconnaissent même d’autre tribunal, d’autre arbitrage que celui de la force, des questions par conséquent dont la solution peut être toujours préjugée d’avance, d’après le calcul des forces, et sauf les modifications qu’y apportera la bataille, si les parties intéressées jugent à propos d’en venir aux mains. On conçoit de quelle importance serait, pour la transaction des litiges internationaux, l’abréviation des guerres et la consolidation des traités de paix, un répertoire de solutions pareilles. Si le droit des gens, sur lequel on a publié tant de volumes inutiles, était aussi avancé qu’il plait à la vanité des auteurs de le dire, aucune des guerres qui ont désolé le monde depuis la révolution n’aurait été possible : elles seraient tombées devant la jurisprudence des États. A quoi donc tient-il que nous ne soyons définitivement en paix ? À ce que le droit des gens n’est pas même défini ; à ce que juristes et hommes d’État sont aussi insoucieux, malgré leur morgue, des questions dont leur métier est de s’occuper, que les baïonnettes chargées de les trancher.

En fait de relations internationales, j’ose le dire, il n’existe aucun principe reconnu. Il y a des usages, réduits, d’une façon plus ou moins spécieuse, en théories par les professeurs et sujets à autant d’exceptions qu’il plaît aux diplomates d’en trouver. La politique, autrefois dirigée de haut par l’Église, en vertu du lien qui unissait les deux pouvoirs, spirituel et temporel, est restée, depuis la fin du régime féodal, un art ; elle n’est pas redevenue une doctrine. La diplomatie écrit, échange des notes, scandalise le monde de son impuissance, sans se douter seulement que cette impuissance provient de ce qu’il n’y a pas de transactions plus difficiles que celles qui ont pour objet de régler des questions de vie et de mort, dont la guerre est le seul arbitre. Chaque état suit sa tradition, chaque peuple son instinct, au risque de se prendre dans sa propre cupidité, et c’est tout. L’Italien, en politique, est machiavéliste ; l’Anglais, utilitaire et malthusien ; le Français, glorieux et artiste ; le Russe, comme l’a dit Napoléon Ier, est grec du Bas-Empire ; l’Allemand cherche, sans le trouver, son droit historique, ce qui fait qu’il n’y a toujours point d’Allemagne. Tout est à créer : la Révolution française elle-même n’a produit que des aspirations ; elle a parlé de fraternité universelle, de paix perpétuelle, comme les poètes de l’âge d’or. Mais le premier mot reste à dire ; et ce mot, bien simple, et que je voudrais faire sonner si haut que les morts l’entendissent, c’est que la guerre ne finira, la justice et la liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et la délimitation du DROIT DE LA FORCE.


Le droit de la force, le droit de la guerre et le droit des gens, définis et circonscrits comme nous venons de le faire, se soutenant, s’impliquant et s’engendrant l’un l’autre, gouvernent l’histoire. Ils sont la providence secrète qui mène les nations, fait et défait les États, et, mettant d’accord la force et le droit, conduit la civilisation par la route la plus sûre et la plus large. Par eux s’expliquent une foule de choses dont il est impossible de rendre compte ni par le droit ordinaire, ni par aucun système historique, ni même par les évolutions capricieuses du hasard. Citons-en quelques exemples parmi les plus connus.

Notre sentiment démocratique s’indigne en voyant des mariages princiers décider de l’agglomération de populations nombreuses, comme si les peuples étaient la propriété des rois, et pouvaient être donnés par eux en apanage à leurs garçons ou en dot a leurs filles. L’Aragon et la Castille s’unissent par le mariage de Ferdinand et d’Isabelle ; en Angleterre, les deux Roses se réconcilient par celui de Henri VII avec la dernière héritière d’York ; la Bretagne est définitivement réunie à la France par celui de Charles VIII, et après sa mort, de Louis XII avec Anne de Bretagne. Quelles protestations, quelles colères soulèveraient aujourd’hui de pareils actes ! Jusqu’en 1766, on voit la Lorraine revenir à Louis XV par la mort de Stanislas Ier, roi de Pologne, dont il avait épousé la fille. L’esprit des traités de 1815 a mis fin à ce système d’héritage, emprunté au droit civil, et appliqué, grâce, il faut le dire, au bon sens des princes, avec assez de bonheur, aux relations internationales. Maintenant, c’est un autre principe qui régit les acquisitions et les démembrements des états, le principe de l’équilibre des forces. Or, c’était aussi le de la force qui, sous l’emblème d’un mariage, opérait jadis une fusion dés longtemps prévue, toujours poursuivie, et devenue à la fin nécessaire. Suivez l’histoire, en effet : les conventions matrimoniales des princes ne sont plus de rien quand elles ont contre elles le droit de la force, qui n’est autre ici que le droit des gens. Louis XII aura beau alléguer les droits qu’il tient de sa grand-mère Valentine sur le duché de Milan : la réunion ne s’opérera pas. Entre la France et l’Italie, séparées par les Alpes et par la différence des nationalités, il n’y a plus lieu à appliquer le droit de la force, pas le moindre prétexte à réunion ou incorporation, et les plus belles armées sont ici sans vertu. La force seule, de même que la naissance, le génie ou la liberté, sans le droit, est impuissante. La plus éclatante bravoure combat en pure perte.

Qui ne s’est scandalisé, en lisant l’histoire de Louis XIV, de la pauvreté des motifs allégués par ce prince pour justifier son invasion des Pays-Bas ? Le droit de dévolution qu’il invoquait du chef de sa femme n’était nullement applicable dans la circonstance, et l’on a honte, pour la France et pour son souverain, de voir une cause, d’ailleurs si plausible, soutenue avec une mauvaise foi si opiniâtre et de si détestables arguments. Personne ne sut dire la vraie raison ; elle était invincible. Devant la justice des nations, telle que la donnent les nécessités de l’agglomération politique, l’Espagne n’avait pas plus de droit sur les Pays-Bas et sur la Franche-Comté que la France elle-même n’en avait sur le Milanais, ou l’Angleterre sur la Guyenne. En revanche, la même loi d’incorporation qui, sous Ferdinand et Isabelle, avait déterminé la réunion de l’Aragon et de la Castille ; qui, sous Charles VIII et Louis XII, décida la réunion à la France de la Bretagne ; qui plus tard, sous Louis XV, fit retourner définitivement la Lorraine, ancien fief impérial, au royaume son rival, cette loi voulait que la France achevât de s’arrondir par l’annexion d’un certain nombre de provinces qui la touchaient à l’est et au nord. Ce travail de circonscription de l’empire français est-il aujourd’hui terminé ? N’y a-t-il pas quelque complément à y apporter, quelque rectification à y faire ? Question brûlante que je ne veux point discuter ici. Je me permettrai seulement de dire, non pas précisément que le patriotisme français nourrisse à cet endroit des espérances exagérées : le droit de la France peut se trouver déterminé par tels événements qui motiveraient de sa part de nouvelles annexions ; je dirai qu’à mon avis, depuis la Révolution française et les guerres qui l’ont suivie, en présence des institutions représentatives qui surgissent de tous côtés et des questions économiques qui se posent, le droit des gens a subi une modification essentielle, qui exige de tout autres solutions…

Pourquoi la guerre de cent ans, entre la France et l’Angleterre, fût-elle, de la part de cette dernière, une guerre injuste ? La disposition de la loi salique, qui excluait les femmes de la succession à la couronne, était une invention de procureur, dont Édouard III avait parfaitement raison de se moquer. Mais, entre la France et l’Angleterre, la nature a élevé des barrières qui rendent toute réunion impossible. Ici, comme dans l’affaire du Milanais, on peut affirmer que la loi d’incorporation était inapplicable, conséquemment qu’il n’y avait lieu pour le roi d’Angleterre de faire appel à la guerre. Bien loin que le roi de France dût reconnaître le titre dont se prévalait son rival comme petit-fils de Philippe le Bel, il aurait pu lui dire, s’il n’en eût été empêché par son respect du droit féodal :

« La loi de formation des états est qu’aucune incorporation n’ait lieu qu’autant qu’elle est commandée par une nécessité absolue. Dans ce cas seulement, il y a lieu de réunir deux États, en soumettant le plus faible à la raison politique du plus fort. Alors, s’il y a résistance du premier, il y a lieu d’en venir aux armes. Mais vous, roi d’Angleterre, prince étranger, séparé de mon pays par l’Océan, que demandez-vous ? Qu’y a-t-il de commun entre mon peuple et le vôtre ? Fussiez-vous le fils aîné du roi de France mon père, vous ne pourriez vous prévaloir de votre primogéniture qu’à la condition de renoncer à votre qualité de roi d’Angleterre, ou de faire de l’Angleterre une province française. Non-seulement donc nous refusons, moi, mes barons et mes fidèles communes, de vous reconnaître comme souverain ; mais nous formons à notre tour, contre l’Angleterre et contre vous, une demande en revendication de cette province de Guyenne que vous retenez illégitimement et par une fausse interprétation du droit des gens. La Guyenne, pour laquelle vous me devez l’hommage féodal, ne peut appartenir à un prince anti-français ; elle revient, de droit naturel, à la France, elle fait partie de son unité. C’est dans cette pensée que fut contracté, il y a près de deux cents ans, le mariage de l’un de mes prédécesseurs, Louis le Jeune, avec Éléonore, chassée plus tard pour ses adultères et recueillie par un de vos aïeux. Le droit de succession féodale, en vertu duquel vous parlez, ne peut primer le droit éternel des nations, que je représente. Préparez-vous donc à remettre entre mes mains cette principauté qui n’est point vôtre, ou à la défendre par les armes. Dieu et la victoire décideront de quel côté est le droit. »

Au quatorzième siècle, comme au douzième et au dix-neuvième, l’incorporation de l’une des deux puissances, ou d’une fraction de l’une de ces puissances, anglaise et française, dans l’autre, excédait les bornes du droit de conquête. Ni l’Angleterre n’était d’ailleurs de force à s’assimiler la France, ni la France ne pouvait s’assimiler l’Angleterre. De quelque point de vue qu’on envisageât la question, droit de la force ou droit des gens, les prétentions du monarque anglais répugnaient au sens commun. La saine politique lui commandait de fermer les yeux sur une succession (celle de Philippe de Valois), irrégulière peut-être quant à la rigueur du droit féodal. La France et la Grande-Bretagne ne se peuvent rien ; elles sont condamnées à subsister l’une en face de l’autre sans pouvoir jamais s’absorber : là est le plus solide fondement de leur alliance. Aujourd’hui, plus que jamais, et quels que fussent les griefs réciproques, tout ce que l’une de ces deux puissances, momentanément victorieuse, entreprendrait contre l’autre, tomberait au bout de peu de temps sous la force des choses, plus puissante que la force des armées.


CHAPITRE X


CONTINUATION DU MÊME SUJET : QUESTIONS CONTEMPORAINES


Mon dessein était, en commençant cet ouvrage, de m’abstenir de toucher aux affaires actuelles. Je croyais devoir au public, ainsi qu’au gouvernement, cette preuve de réserve. Je me disais qu’un livre de doctrine étant supérieur à tout intérêt de nationalité comme de parti, c’était un devoir pour l’auteur de se tenir en dehors des polémiques.

J’ai réfléchi depuis que ce scrupule pourrait paraître, au contraire, d’autant plus mal fondé, qu’à une époque aussi agitée je ne puis rester dans l’indifférence ; que dans d’autres écrits je n’ai point hésité à faire connaître mon opinion, et qu’en définitive le lecteur a droit d’exiger que je fasse, hic et nunc, l’épreuve de mes principes, en fournissant des solutions, ou tout au moins des éléments de solutions sur celles des questions internationales qui préoccupent à si juste titre l’Europe entière.

Je veux donc m’exécuter franchement, en priant toutefois le lecteur de considérer que ce n’est pas tant mon opinion que je propose, que des prévisions sur des litiges à vider éventuellement par les armes.

Avant tout, il est un principe dont il faut que le lecteur soit fortement convaincu, s’il veut comprendre quelque chose à la politique et à l’histoire :

Les nations sont absolues dans l’exercice de leur souveraineté ; elles ne sont pas inviolables dans cette souveraineté même. Elles ne relèvent d’aucun tribunal ; mais elles peuvent être légalement privées de leur existence politique par la guerre. En cas de litige entre deux puissances, la question est décidée par le conflit, lequel entraîne, s’il y a lieu, la mort politique du vaincu, jamais sa subordination. Devant le droit de la guerre et devant le droit des gens, le respect de la nationalité n’existe pas.


Question d’Orient. — Il n’est douteux pour personne en Europe que l’empire turc ne soit arrivé au terme de sa décadence, et qu’il n’y ait lieu pour toutes les puissances de se préoccuper de sa succession. C’est donc sur un cas de mort politique que nous avons à répondre.

En droit civil, la maxime est que le mort saisit le vif, c’est-à dire que le fils ou le plus proche parent reprend la gestion des biens et affaires du défunt. Les lois de la formation des états et les témoignages de l’histoire prouvent qu’il en est de même des corps politiques. A l’empire romain d’Occident, mort, comme la Turquie, de dissolution intérieure, succédèrent les nationalités dont il s’était composé, et que l’on peut regarder comme ses héritières naturelles. Les barbares, qui donnèrent leur nom à plusieurs des nouveaux états, Francs dans les Gaules, Ostrogoths en Italie, Wisigoths en Espagne, ne figurent en tout ceci, pour ainsi dire, que comme des exécuteurs testamentaires, agents à la fois de destruction et de renaissance, qui retiennent de l’empire tout ce qu’ils peuvent, se convertissent à sa loi et à sa foi, et sont bientôt absorbés par les populations indigènes.

Quels états peuvent naître aujourd’hui de la dissolution de l’empire turc, et être considérés, d’après le droit des gens tel que nous l’avons enfin défini, comme ses héritiers naturels ? En deux mots, comment et au profit de qui va s’opérer le démembrement ?

Deux hypothèses se présentent :

Ou bien ce sont les nationalités jadis conquises par les Turcs, et depuis réduites en servage, qui vont se substituer à leurs dominateurs et se reformer en corps politiques, comme l’ont fait, il y a trente-cinq ans, les Grecs de la Péninsule et d’une partie de l’Archipel, sous la protection des puissances de l’Europe ; comme viennent de le faire la Moldavie et la Valachie : chose facile encore pour la Servie, la Bulgarie, la Roumélie, le Monténégro ; plus difficile peut-être pour les provinces d’Asie, où les Turcs sont plus nombreux et plus près du foyer islamique.

Ou bien ce seront les états voisins de la Turquie, Russie, Autriche, Provinces danubiennes, Grèce, Égypte, France et Angleterre, qui se porteront héritières en vertu du droit de prépotence, d’après lequel tout État en qui la vie politique fait défaillance est incorporé par le voisin en qui réside la force. Le partage de la Pologne, au siècle dernier, en est un exemple. La dissolution politique de la Pologne étant admise comme un fait sans remède, attendu que la force de l’État résidait tout entière dans l’aristocratie, et que, cette aristocratie dissoute, il n’y avait pas au-dessous d’elle de classe avec laquelle on pût reformer un État, le partage s’ensuivit entre les trois États voisins, Russie, Autriche et Prusse.

L’intérêt qui s’attache en ce moment au principe de nationalité semble au premier coup d’œil devoir faire donner la préférence à la première de ces solutions, qui ne serait autre que la restauration des races indigènes, depuis quatre ou cinq siècles subjuguées par les Turcs. Mais si l’on songe que ces races ne peuvent rien par elles mêmes contre le cadavre ottoman, pas plus que les Grecs de 1823 n’eussent pu s’affranchir sans le secours des États chrétiens de l’Europe ; si l’on réfléchit que les turcs sont très-nombreux et très-forts encore dans les provinces de leur empire, radicalement séparés par la religion, la langue et la race, des chrétiens, et toujours hostiles : on sera forcé de reconnaître que l’élément indigène ayant besoin de la force étrangère, c’est cette force qui en réalité se substitue à la force ottomane, et qu’en conséquence, à moins d’une générosité spontanée des grandes puissances, générosité d’ailleurs tout à fait dans les mœurs du siècle, le véritable héritier de l’empire turc, c’est la Confédération des grands États de l’Europe, ce qu’on a appelé, depuis 1815, la Sainte-Alliance. La Grèce et l’Égypte ne pourraient être elles-mêmes reçues comme héritières que par la munificence desdits états, sans le concours desquels elles demeureraient impuissantes.

Où trouver, en effet, dans les populations indigènes, de quoi remplacer le gouvernement turc à Candie, à Rhodes, à Chypre, en Syrie, en Anatolie, en Arménie, les Turcs refusant de se convertir au christianisme, de se mêler par mariage aux indigènes, comme de retourner dans leurs steppes ?

Je n’insiste pas : la vérité ici frappe tous les yeux.

Je regarderais donc un partage de la Turquie, par les puissances susnommées, comme conforme au droit des gens, précisément parce qu’elles seules ont cette force politique, indispensable à la vie des sociétés, force que la Turquie a perdue, et que les races soumises sont loin d’avoir ressaisie. Si ce partage ne s’opère point, comme s’est opéré, au dix-huitième siècle, avec si peu de difficulté, celui de la Pologne, c’est que les difficultés que soulèvent et le principe d’équilibre et les jalousies internationales y mettent empêchement. Peut-être les puissances, ne pouvant s’entendre pour un partage, finiront-elles par une occupation et un gouvernement en commun ; ce qui permettrait aux indigènes de gagner peu à peu de la force, et peut-être aux Turcs de s’adoucir. Dans tous les cas, et quoi qu’il advienne, le principe reste entier, c’est que le droit des puissances, supérieur à toute considération de nationalité, dégagé de tout verbiage philanthropique, a pour fondement la force.


Question polonaise. — Dans mon opinion, la Pologne a péri par sa propre dissolution. Le partage de 1772 n’en a été que la conséquence nécessaire. C’est une chose dont il est aisé de se convaincre en suivant le mouvement polonais depuis le fondateur de la première dynastie, Piast, jusqu’à Stanislas Poniatowski, qui assista, sans mot dire, aux trois partages de la Pologne, en 1772, 1793 et 1795. L’histoire de la Pologne est une longue agitation, dont le but unique est de savoir si le foyer principal du panslavisme sera à Varsovie ou à Moscou. La loi de la force, après avoir quelque temps favorisé les Polonais, s’est prononcée à la fin pour les Russes. Joignez à cela l’absurdité de la constitution polonaise, l’incapacité politique de la noblesse, vénale, indisciplinable, et toujours en quête de souverains étrangers.

Je déclare donc que, quant à moi, après avoir examiné autant que je l’ai pu les pièces du procès, le partage de 1772 et ceux qui l’ont suivi, quelque douloureux et même regrettables qu’ils paraissent à ceux qui n’en furent point participants, me semble, au point de vue du droit des gens, tout à fait irréprochable, et je ne comprends pas les déclamations et larmoiements dont ce partage est depuis quarante ans l’objet. Si Louis XV et ses ministres laissèrent accomplir ce partage sans y mettre opposition et sans exiger de compensation pour la France, ce fut une faute à eux et un malheur pour la France. Quant à la radiation de la Pologne de la liste des états, j’avoue que si cette lamentable tragédie me touche, si je regarde Kosciusko comme le plus grand citoyen de son siècle, je n’ai rien à objecter contre un fait devenu nécessaire et régulièrement accompli. Je m’indigne surtout contre ceux de nos démocrates qui depuis 1830 ont fait de la restauration de la Pologne un moyen d’opposition au gouvernement. Ce n’est point honorer une nationalité ni la servir que de la prendre ainsi pour instrument de tactique contre le gouvernement de son propre pays ; c’est aggraver sa position, en soulevant contre elle la malveillance des indifférents et la haine de ses possesseurs.

Mais nous savons, par la théorie même du droit de la force, que les nations quelquefois ressuscitent ; et l’on peut se demander si ce ne sera pas un jour le cas pour la Pologne. Parmi les idées régnantes, il en est trois, en effet, de l’action desquelles on pourrait attendre ce rétablissement : l’idée de nationalité, l’idée de gouvernement parlementaire, l’idée d’équilibre européen. A quoi je réponds : 1° Que l’idée de nationalité se résolvant pour les Polonais dans celle du panslavisme, qui leur est aussi chère, au moins, qu’aux Russes, le mouvement n’aboutirait de ce côté qu’à un déplacement du pouvoir central, mais toujours sans distinction de variétés nationales ; — 2° Qu’en ce qui concerne l’établissement des libertés constitutionnelles, les Russes étant d’accord en cela avec les Polonais, toute pensée d’opposition et conséquemment de scission se trouve de nouveau écartée ; — 3° Quant au principe d’équilibre, il est clair que la restauration de la Pologne intéressant beaucoup plus les races latines et germaniques que les races slaves, il suffirait peut-être de poser la question d’un démembrement dans l’empire des czars, pour que Russes et Polonais, d’accord sur la question de race, d’accord sur le système de gouvernement, se réunissent aussitôt contre l’influence étrangère, et affirmassent, aux noms de la nationalité, de la liberté et du droit de la force, la prépondérance de la race slave sur l’Europe.

On ne réfléchit point assez, selon moi, que la question de nationalité est primée par celle des libertés politiques ; que ce n’est même qu’en vue de celles-ci qu’on soulève aujourd’hui partout celle-là ; que la liberté politique obtenue, Polonais et Russes seraient très près de s’entendre, surtout en présence du double mouvement qui pousse à l’unité les races germaniques et les races latines.

Je ne vois que la révolution économique, dont 1848 a posé le principe, qui puisse opérer cette révolution de l’empire russe, si vivement désirée par les états d’Occident, mais en opérant en même temps leur propre décentralisation, et en recréant dans toute l’Europe autant de nationalités, autant d’états, qu’il y avait de provinces, duchés, comtés, villes, etc., au moyen âge.


Question autrichienne. — La révolution qui travaille en ce moment l’Autriche me parait due bien moins au principe de nationalité, si ardemment défendu en Italie, mais très-peu senti, j’imagine, par des peuples qui depuis des siècles se sont volontairement donnés à l’empire, qu’à ce besoin de libertés politiques qui depuis 1815 se fait sentir aux peuples de l’Europe. A cet égard, la bourgeoisie de Vienne montre tout autant d’impatience que celle de Hongrie ; le fidèle Tyrol s’émeut comme la Croatie sa voisine ; les protestants et les catholiques marchent d’accord : les moins hostiles aux vues de la Cour de Vienne sont peut-être les nobles Magyars. Ce qui est en danger en Autriche, ce peut être la dynastie ; ce n’est pas l’empire.

Le trait caractéristique de la formation autrichienne, c’est qu’à la différence des anciens peuples de l’Italie que Rome subjugua, par la loi de la guerre, les uns après les autres, les nations dont se compose l’empire autrichien lui sont arrivées spontanément par la seule attraction d’une civilisation supérieure, mais en réservant seulement leurs constitutions particulières et leurs priviléges nationaux. Il en est résulté, au lieu d’un empire unitaire, à la manière de l’ancien empire romain ou de l’empire français actuel, une sorte d’empire fédératif, dont le principe, et je dirai même le nerf, est précisément dans la spontanéité de cette adhésion. L’ambition des empereurs, la tendance au despotisme du gouvernement de Vienne, a suggéré l’idée mauvaise de convertir en une centralisation unitaire ce système fédéral, le seul que veuillent reconnaître les peuples. À ce premier grief s’en joint aujourd’hui un autre, le refus, par le Conseil aulique, d’accorder des réformes. Sous ce rapport, il importe de ne pas confondre le mouvement national, conduit en Hongrie par les Magyars, avec le mouvement libéral, auquel se rallient de toutes parts la bourgeoisie et le peuple.

Il résulte de tout cela que le véritable antagoniste de la puissance impériale, l’infracteur du droit des gens, le destructeur de. la force publique, ce n’est point la Hongrie, ni la Bohème, c’est l’empereur. Que l’empereur prétende concentrer, absorber en sa personne les forces de son empire, aussitôt la Hongrie fait scission, la Bohême l’imite, les Allemands eux-mêmes applaudissent ; et l’empereur se trouve isolé. Pour absorber la vie de trente-sept millions d’âmes, répartis en dix ou douze nationalités distinctes, divisées en noblesse, bourgeoisie et plèbe, il n’a que sa personne. N’est-ce pas folie ? Et s’il n’a pu réussir dans les temps anciens, lorsque l’empire germanique jouissait de tout son prestige, comment réussirait-il aujourd’hui, qu’il est devenu l’empire d’Autriche, et que les idées des nations se sont accrues de l’expérience de trois siècles et des principes de la Révolution ?

En deux mots, tandis que le droit public de la France est fondé sur la conquête, c’est-à-dire sur la prépondérance d’une force centrale, qui s’est assimilé successivement par le droit de guerre toutes les forces ambiantes ; le droit public autrichien est fondé sur la mutuelle reconnaissance des forces diverses, qui, devançant la conquête, se sont fédérées pour former l’empire, et conserver le plus qu’elles pourraient de leur autonomie. Au désir de conserver ces antiques priviléges, se joint en ce moment, dans toutes les parties de l’empire, le désir non moins vif d’un régime libéral. Or, il est évident qu’autant, sous le premier point de vue, l’opposition au gouvernement viennois est conservatrice, autant sous le second elle est révolutionnaire[9].


Question allemande. — Elle est absolument la même que la question autrichienne. En Allemagne, comme en Autriche, les peuples demandent tout à la fois, d’un côté, par la mutuelle reconnaissance de leurs forces, et sans passer par l’épreuve de la guerre et de la conquête, à se grouper en un grand état fédératif, jouissant des avantages de l’unité, sans aucun des risques de la centralisation ; de l’autre, à jouir de toutes les libertés politiques promises lors de la grande coalition contre Napoléon, en 1813. Et comme en Autriche, ce sont les princes, c’est le roi de Prusse, qui résistent aux vœux des populations, qui repoussent ce principe salutaire, juridique, de la collectivité des forces libres, pour lui substituer celui de l’assimilation de ces mêmes forces en une puissance unique, qui serait dans la main du prince comme la foudre dans celle de Jupiter.

Cette tendance des états de l’Allemagne, comme de ceux de l’Autriche, à se fédérer, en dehors de l’impulsion, des armes et de la juridiction guerrière, et sans se résoudre dans une unité artificielle, me paraît être, en ce qui touche le Droit de la guerre et le Droit des gens, le fait le plus considérable de l’histoire ; elle marque, au moment où j’écris, le point le plus avancé du progrès. C’est contre cette tendance, aussi loyale qu’énergique, des populations, que se débattent les rois et les nobles, toujours unis contre le tiers-état, et toujours divisés entre eux dès qu’ils n’ont plus à le craindre.


Question italienne. — L’Italie, remontant le cours de ses révolutions antérieures, deviendra-t-elle, après avoir aboli son gouvernement pontifical et chassé son empereur germanique, royaume unitaire, à l’instar de la France, ou restera-t-elle fédérale ? Question évidemment qui est du ressort du droit des gens, puisque l’Italie se composait, hier encore, de plusieurs états indépendants ; question, par conséquent, qui relève directement du droit de la force.

Depuis deux ans que les différentes populations de l’Italie ont été appelées à prononcer sur leur propre sort, la solution a peu avancé. On a fait appel, tout à la fois, au suffrage universel et à la guerre. Le résultat a été identique : la guerre et le scrutin ont rendu le même jugement. Malheureusement, par la manière dont la question a été posée, ce jugement peut paraître équivoque ; par conséquent on ne peut dire qu’il soit sans appel. La question d’unité a été confondue avec celles de nationalité et de liberté ; il est permis de croire qu’elle reparaîtra, tôt ou tard, à l’ordre du jour. Ce sera donc une guerre civile. Si le roi Victor-Emmanuel est vainqueur, c’est l’Italie haute qui absorbe l’Italie du sud, et nous avons une monarchie centralisée comme la France ; si l’esprit de localité l’emporte, comme en Autriche et en Allemagne, nous avons un état fédératif, qui, appuyé sur la liberté politique, peut faire de l’Italie un des pays les plus libres de l’Europe. Ces deux résultats, très-différents, résultent originairement du même principe, le droit de la force, modifié dans le premier cas par le droit de guerre, dans le second par le principe de collectivité, qui appartient au droit des gens, et se rapproche davantage des formes constitutionnelles. MM. de Cavour, Mazzini et Garibaldi ne paraissent pas avoir fait cette distinction dont les conséquences peuvent être si graves pour l’Italie. Tous trois, au contraire, s’accordent à pousser, de vive force, leur pays dans un système de concentration et de militarisme qui pourra bien quelque jour faire regretter aux paysans, sinon aux bourgeois, l’empereur et le pape.

A la question italienne se rattache celle de la Vénétie. J’ai dit quelque part qu’en aucun cas l’empire d’Autriche ne pouvait perdre la côte orientale de l’Adriatique. Quand même la Hongrie et l’Autriche tout entière auraient accompli leur révolution par le fait d’une alliance entre Klapka et Garibaldi, il n’aurait pas été au pouvoir des deux chefs de disposer de cette partie du territoire autrichien, réclamée par l’Italie. Il faut à un grand état une issue sur la mer. Ici le droit des masses primerait les considérations de nationalité et de langue, et, s’il le fallait, la guerre trancherait de nouveau la question en faveur de la force.


Question américaine. — Les États du Nord et les États du Sud, depuis longtemps divisés sur le sujet de l’esclavage, finissent par se séparer. Dans un état fortement constitué, entouré de puissances prêtes à profiter de son affaiblissement, une semblable séparation serait fort périlleuse ; elle ne serait pas supportée : il y aurait guerre. En Amérique, grâce à la sécurité qui entoure le territoire, il est possible que les choses se passent autrement C’est Israël qui se séparerait de Juda : l’Éternel ferait connaître quel est le peuple selon son cœur. Mais il est possible aussi que l’on se batte : dans ce cas, deux questions sont à vider. D’un côté, on demande si les méridionaux ont ainsi le droit de se séparer, si ceux du Nord n’ont pas le droit de les ramener et de trancher la question de l’esclavage par la force ; de l’autre, ce qu’il faut penser de l’esclavage en lui-même et abstraction faite de la question politique.

Et d’abord, y a-t-il ici cas de guerre ? À cette première question je répondrai comme je l’ai fait précédemment à propos des guerres de religion : La bataille, quel qu’en soit l’événement, ne prouvera absolument rien ni pour ni contre le fait même de l’esclavage. Le droit de la guerre ne connaît pas du droit civil ni du droit des gens. Voici ce que fera la guerre. On ne saurait contester, d’un côté, qu’une majorité puritaine n’ait le droit d’abolir, au sein de la nation qu’elle représente, un usage qui blesse ses sentiments religieux et humanitaires ; d’autre part, que la minorité, considérant les choses à un tout autre point de vue et à qui d’ailleurs il n’est offert ni indemnités ni travailleurs en remplacement de ses esclaves, n’ait aussi le droit de combattre l’inopportunité de l’émancipation et de défendre ses intérêts. Je dirai tout à l’heure ce que cette minorité peut alléguer pour cette défense. La guerre, amenée par l’incompatibilité des principes, et rendue inévitable par le danger ou l’injure d’une scission, serait donc régulière, légale de part et d’autre ; et sa décision, en tant qu’elle aurait pour but de faire prévaloir l’idée de la fraction la plus considérable du pays, serait juste. Reste donc à examiner en elle-même cette question d’esclavage, que tôt ou tard il faudra résoudre, soit par le droit de la force, soit par d’autres considérations encore que la force.

Sur ce point, et bien qu’en principe je repousse, autant qu’homme du monde, l’esclavage, je suis loin cependant de donner aussi complétement tort qu’on a coutume de faire en Europe, aux exploiteurs des états du Sud. Ce n’est pas avec des citations bibliques et des romans sentimentaux qu’une pareille question de morale pratique, d’économie humanitaire et de civilisation générale peut être jugée. L’humanité est respectable en toutes ses races, je le sais ; la justice, à mes yeux, n’a pas d’autre fondement que ce respect. C’est pourquoi, selon l’Évangile, toutes les nations ont été appelées au salut, nous disons, nous autres philosophes positifs, à la civilisation, à la liberté. Je confesse cette vocation universelle des peuples et des races à la liberté comme le premier article du droit des gens. Mais qui veut la fin veut les moyens ; et puis, à chaque chose sa saison, tempus laborandi, et tempus liberandi, comme dit l’Ecclésiaste. Or, si les Américains du Sud peuvent être à bon droit soupçonnés d’avarice, ceux du Nord seraient-ils à l’abri du reproche d’imprévoyance, voire même de pharisaïsme ?

Nous raisonnons des Noirs comme s’ils étaient nos pairs, comme auraient pu faire le Romain ou le Grec, du Gaulois, du Juif, leur égal en tant qu’homme, mais devenu, par le sort de la guerre, leur esclave. Mais un fait qui doit frapper tous les esprits, et dont il est impossible à tout ami sérieux de l’humanité de ne pas tenir grandement compte, c’est l’inégalité qui existe entre les races humaines, et qui rend si difficile le problème de l’équilibre social et politique. Ce n’est pas seulement par la beauté du visage et l’élégance de la taille que le Caucasien se distingue entre tous ; c’est par la supériorité de la force physique, intellectuelle et morale. Et cette supériorité de nature est décuplée par l’état social ; ce qui fait qu’aucune race ne tient devant nous. Quelques régiments anglais contiennent et gouvernent cent vingt millions d’Indiens ; et nous venons de voir qu’il suffisait d’une petite armée d’Européens pour conquérir la Chine. Quelle comparaison établir entre l’Anglo-Saxon et le Peau-rouge, qui se laisse mourir plutôt que de se civiliser, ou le nègre importé du Soudan ? Les races du Nouveau-Monde s’effacent devant le progrès des blancs ; les massacres des Espagnols ont été moins meurtriers pour elles que le contact des civilisés. Oublie-t-on, enfin, que, depuis l’abolition du système féodal, la liberté, dans notre société industrialiste, c’est, pour l’individu faible de corps et d’entendement, à qui sa famille n’a pas assuré de revenu, quelque chose de pis que l’esclavage, le prolétariat ? Ainsi le veut la force, tant qu’elle reste la loi dominante de la société ; et je dis que le droit qui nous domine encore aujourd’hui, ce n’est pas le droit du travail, non encore reconnu, ni le droit de l’intelligence, source de tant de déceptions, c’est encore, et quoi qu’on dise, le pur droit de la force.

Certes, je n’ai garde de renier ici ma propre thèse et de combattre précisément ce que je me suis proposé de réhabiliter, quand je m’élève, en faveur des Noirs, contre la pensée hypocrite qui, sous prétexte de les émanciper, ne tend à rien de moins qu’à les rejeter sous le pur régime de la force, et à en faire une boue prolétarienne plus immonde cent fois que celle de nos capitales. C’est au contraire parce que je tiens à remettre en honneur ce droit si longtemps méconnu de la force, que je proteste, à propos de l’esclavage, contre l’application inintelligente, odieuse, qui en serait faite. Eh ! quoi, le travailleur de race anglaise, la race forte par excellence, meurt de faim dans les rues de Londres ; que sera-ce du nègre, un jour, dans les rues de Washington et de Baltimore ?

L’abolition de l’esclavage est une question du ressort du droit des gens, disons mieux, du droit des races, puisque ici nous devons faire la distinction marquée par ces deux termes ; elle relève donc primitivement du droit de la force, duquel dérivent, comme nous l’avons vu, toutes les relations internationales, toutes les formations d’états, incorporations, centralisations et fédérations.

Mais, dans le cas dont il s’agit, le droit de la force, applicable dans sa rigueur tant qu’il s’agit seulement d’états, ne peut plus être suivi, et pourquoi ? C’est qu’il tend à l’extermination des individus, et que, comme il a été expliqué dans la définition du droit des gens, si le sacrifice d’un état peut être requis, au nom du droit de la force et dans l’intérêt de la civilisation générale, la personne humaine reste sacrée, et que tout ce que nous avons à faire, nous race supérieure, vis-à-vis des inférieurs, c’est de les élever jusqu’à nous, c’est d’essayer de les améliorer, de les fortifier, de les instruire, de les ennoblir.

Quels sont ici les vrais ennemis des Noirs ? Ceux qui, le sachant ou ne le sachant pas, il n’importe, méditent de les faire périr dans la désolation du prolétariat. Quels sont, au contraire, les vrais négrophiles ? Ceux qui, les tenant en servitude, les exploitant, il est vrai, leur assurent la subsistance, les améliorent insensiblement par le travail, et les multiplient par le mariage[10].

Ce qu’il y a à faire, ce n’est donc pas une pure et simple émancipation de l’esclave : autant vaudrait presque l’envoyer aux gémonies. C’est par une intervention habile de l’État, par une responsabilité sérieuse imposée au maître, de faire de celui-ci un éducateur, un tuteur, un patron pour l’esclave, de consommateur de l’esclave que l’avait fait le droit de la force, la propriété.

Toute race est appelée au travail. S’il en était une qui ne pût ou ne voulût travailler, par cela seul elle serait condamnée, et, livrée à la misère, bientôt elle disparaîtrait. Tôt ou tard les Européens s’établiront au centre du Soudan, comme ils se sont établis au cœur des deux Amériques ; alors il faudra bien que les nègres travaillent. Qu’ils travaillent dès maintenant : c’est notre droit de les y contraindre. A cet égard je préférerais, je l’avoue, qu’au lieu d’abolir la traite, on l’eût placée sous l’inspection des gouvernements.

Toute race doit s’améliorer, se moraliser et s’instruire. Que la loi protectrice des faibles comme des forts veille donc sur les ouvriers de race inférieure que l’agriculture et l’industrie emploient, comme sur ses propres prolétaires. Là est la vraie solution du problème de l’esclavage…

Ces quelques exemples suffiront, je l’espère, pour faire comprendre au lecteur ce que j’entends par droit des gens, et application aux rapports internationaux du droit de la force.

Aux questions générales, indiquées plus haut, p. 200, comme formant l’objet général et le corps du droit des gens, je joindrai donc, en fin de chapitre et comme sujet d’étude proposé au lecteur, les questions suivantes, toutes d’intérêt actuel.

Quelles sont, d’après le droit des gens ainsi rétabli, et démontré par les témoignages de l’histoire, les frontières naturelles de la France ?

Quid de la réunion de l’Irlande et de l’Angleterre ?

Quid de la séparation de la Hollande et de la Belgique, de la réunion des Flamands et des Wallons, des rapports entre la France et les Pays-Bas ?

Quid du rétablissement de la Pologne ?

Quid de l’opposition de la Hongrie aux projets de centralisation de la cour de Vienne ?

Quid du fédéralisme germanique ?

Quid de l’unité italienne ?

Quid du panslavisme et du scandinavisme ?

Quid du partage de l’empire ottoman ?

Quid de la restauration d’un empire grec ?

Quid de l’équilibre européen, et de la réformation de la carte politique de l’Europe ?

Quid d’une Sainte-Alliance des États, représentée par un Congrès, où se décideraient toutes les questions internationales ?

Quid des soi-disant guerres de principes ?

Quid de l’extradition ?

Quid des traités de 1815 comparés à ceux de 1648. Ces traités sont-ils, comme on le prétend, déchirés, ou subsistent-ils encore ?


Note de fin de chapitre
Recension de l'ouvrage de M. Mamiani

Dans un ouvrage sur le droit des gens, imprimé à Turin, en 1859, sous ce titre D’un nuovo diritto europeo, ouvrage publié pour le besoin de la cause italienne et dont il a été rendu compte par la presse française, l’auteur, M. Mamiani, ministre du roi Victor-Emmanuel, résume en un petit nombre de propositions ce qu’il appelle le droit public (droit des gens) ancien, et le droit public moderne. Par droit public ancien, M. Mamiani désigne les maximes professées, selon lui, ou sous-entendues au Congrès de Vienne, maximes naturellement peu favorables à la liberté des peuples ; par droit public nouveau, il entend les maximes diamétralement opposées, telles que les suggère le patriotisme ou plutôt le jacobinisme italien Cette simple observation avertit le lecteur qu’il n’a pas plus de vérité à attendre d’un côté que de l’autre, attendu que, si les puissances absolutistes ne se sont jamais fait faute de calomnier la Révolution, les soi-disant libéraux se gênent encore moins pour calomnier le Congrès de Vienne. Cette citation m’a paru utile, en présence des données positives que vient de nous fournir l’analyse. Elle peut servir à donner une idée de l’état moyen des idées en Italie.


I. Droit public ancien, selon M. Mamiani.


« 1. Le pouvoir des monarques est absolu. Le peuple n’a point de droits supérieurs aux leurs ni même égaux ; il ne peut en aucun eus les détrôner et transporter la couronne d’une tête sur une autre.

» 2. Dans la personne du monarque est compris tout l’État. Il envoie aux cours et aux congrès des ambassadeurs qui le représentent lui seul. Tout ce qu’il traite, tout ce qu’il conclut, par lui-même ou par ses ministres, est conclu pour l’État, soit que ses sujets le veuillent ou non.

» 3. Tout prince a la faculté d’appeler et d’employer légitimement le secours des armes étrangères contre ses propres sujets.

» 4. Toute liberté dont jouit le peuple est une largesse du prince, que la révolte peut toujours faire révoquer et annuler.

» 5. Les provinces s’échangent et se répartissent entre rois, soit par le droit de la guerre et de la conquête, soit par accords et pactes conclus entre eux, sans que les habitants nient besoin d’être consultés ni d’adhérer au partage.

» 6. Le principe de la spontanéité et de la nationalité pour former, ou pour changer les états est vain.

» 7. Plusieurs couronnes peuvent être portées par une seule tête, plusieurs nations diverses peuvent dépendre l’une de l’autre, suivant divers modes de subordination et de sujétion.

» 8. La légalité d’un traité doit prévaloir contre l’évidence même d’un principe de droit qui lui serait contraire.

» 9. Les affaires européennes sont réglées par la pentarchie. Les puissances moindres adhérent l’une après l’autre à ce règlement : et si elles ne le font pas, peu importe.

» 10. Les peuples qui ne sont pas officiellement représentés dans les cours ne peuvent adresser aucune réclamation à la diplomatie contre leurs oppresseurs ; la diplomatie les doit tenir au contraire pour turbulents et rebelles.

» 11. Les princes protestants gouvernent comme ils l’entendent les églises réformées. Les princes catholiques font des concordats avec Rome, calculés de façon à soumettre, autant que faire se peut, l’Église à l’État, à moins qu’ils n’accordent plus à Rome, afin de mieux gêner et réprimer la liberté de leurs peuples. »


II. Droit public nouveau, selon le même.


« 1. La souveraineté absolue, c’est la souveraineté de la justice. Ni les princes ni les peuples ne la possèdent. Seuls, les plus savants et les plus vertueux d’entre les hommes ont le droit de l’exercer dans une certaine mesure.

» 2. Le gouvernement, pour être légitime, doit être consenti par les gouvernés, et accomplir la fin des sociétés qui est le progrès. Tout gouvernement qui manque à l’une ou à l’autre de ces conditions devient illégitime, et dès lors doit être changé.

» 3. L’État n’est point dans la personne du monarque ni d’aucun homme ; et ceux qui, dans les cours ou dans les congrès, représentent l’État, représentent la nation elle-même, les intérêts, les idées, les sentiments du peuple.

» 4. La liberté ou l’autonomie intérieure d’un peuple n’a point d’autre limite que celle qu’elle trouve dans la raison, et le principe de la non-intervention est absolu.

» 6. Les rapports civils se forment et s’élargissent, ou au contraire se resserrent, selon que la spontanéité et la nationalité y poussent.

» 7. Les conquêtes perpétuelles ne sont point fondées en droit ; mais beaucoup d’anciennes se sont faites légitimes par l’union des vaincus et des vainqueurs en une seule patrie. Pour toute permutation ou cession d’un territoire, il faut l’assentiment de ceux qui l’habitent.

» 8. Une seule tête ne peut porter plusieurs couronnes ; un peuple ne peut dépendre d’un autre ; une telle dépendance, quel qu’en soit le mode et quel qu’en soit le degré, est toujours illégitime.

» 9. La foi aux traités est pleine et irrévocable, pourvu qu’ils ne contredisent pas les principes éternels de la justice.

» 10. Aux traités généraux concourent tous les états qui les acceptent et les observent ; aux traités spéciaux, de plein droit, tous les états intéressés. Le suffrage de chacun d’eux est libre, égal, absolu.

» 11. Les peuples non reconnus ne possèdent pas moins un droit incontestable à faire entendre leurs justes réclamations.

» 13. L’Église et l’État sont séparés quant à leur autorité et à leurs charges, unis dans un même sentiment et dans un même zèle. Les doivent devenir un jour inutiles. Le droit ecclésiastique ne peut franchir les bornes du droit privé. »


On comprend, sans que je le dise, que ces articles, dont les uns sont rendus odieux à dessein, les autres renouvelés des lieux communs du Contrat social, sont dirigés surtout contre l’Autriche et contre le pape. On a ici un spécimen du génie italien, consommé dans l’art de travestir les idées et de tuer par la calomnie et le ridicule. J’aurais du reste trop beau jeu, si je demandais à M. Mamiani en vertu de quel droitit, de l' ancien ou du nouveau, le gouvernement dont il fait partie réunit sur la tête de Victor-Emmanuel les couronnes de Piémont, de Lombardie, de Toscane et de Naples ; en vertu de quel droit, de l’ancien ou du nouveau, ce même gouvernement a transporté à l’empereur des Français la Savoie et Nice ; en vertu de quel droit, de l’ancien ou du nouveau, il opposait aux interpellations de Garibaldi, relativement à cette cession, la raison d’État. Je pourrais encore prier M. Mamiani de s’expliquer un peu plus clairement sur ces propositions équivoques, dont il est si aise d’abuser : Que ni les peuples ni les princes ne possèdent la justice, et que seuls les plus savants et tes plus vertueux ont le droit de l’exercer ; que les rapports civils s’élargissent ou se resserrent, selon que la nationalité y pousse ; qu’on peut toujours appeler des traités aux principes éternels de la justice, etc. Je passe sur ces misères : nous sommes trop accoutumés aux déclamations, réticences et palinodies jacobiniques pour que rien en ce genre nous étonne.

Ce que je tiens à relever dans l’abrégé en partie double de M. Mamiani, c’est que le droit de la guerre, par suite l’histoire tout entière y sont entièrement méconnus ; c’est que le droit des gens, tel qu’il l’expose, ne reposant plus sur le respect et le droit de la force, sur rien de réel, se réduit à un pur arbitraire ; c’est enfin que, grâce à ce néant de doctrine, il ne s’aperçoit pas qu’il fait le procès à toutes les puissances de l’Europe, en rapportant leur formation à une cause vaine, et qu’il compromet sa propre cause.

L’Italie, qui au moyen âge conduisait le chœur européen, a perdu le sens du mouvement ; elle est pendue à la queue de Robespierre. Elle ne se doute pas que, si Victor-Emmanuel est fondé dans ces annexions qu’il se permet coup sur coup, il ne l’est et ne le peut être qu’en vertu de ce vieux droit européen dénoncé par M. Mamiani, c’est-à-dire en vertu des éternelles lois de la guerre, des principes de Gouvernement constitutionnel dont les traités de Vienne ont commencé l’ère, et de l’équilibre européen, dont il est tant de mode de se moquer.


CHAPITRE XI


CONTINUATION DU MÊME SUJET : 3° DROIT POLITIQUE, DROIT CIVIL, DROIT ÉCONOMIQUE. — GAMME DES DROITS.


Recueillons-nous quelques instants.

Le Droit, en général, est la reconnaissance de la dignité humaine dans toutes ses facultés, attributs et prérogatives. Il y a donc autant de droits spéciaux que l’homme peut élever de prétentions différentes, en raison de la diversité de ses facultés et de leur exercice. La généalogie des droits suivra en conséquence celle des facultés humaines et de leurs manifestations.

Le droit de la force est le plus simple de tous et le plus élémentaire : c’est l’hommage rendu à l’homme pour sa force. Comme tout autre droit, il n’existe que sous condition de réciprocité. De même que la reconnaissance de la force supérieure n’implique aucunement la négation de l’inférieure, le droit qui appartient à la première ne détruit pas celui de la seconde. Si la terre est attirée par le soleil, le soleil à son tour est attiré par la terre et les autres planètes : en vertu de cette double attraction, le centre du tourbillon n’est point au centre du soleil, mais à une distance proportionnelle à la puissance d’attraction réciproque du soleil et des planètes.

Ainsi, quoi qu’en ait dit le fabuliste, le droit du plus fort est un droit positif, et sa raison une vraie raison ; le tort, en tout ceci, vient ou de l’exagération du droit de la force, ou de la fausseté de son application. La part du lion, en elle-même, est légitime. Ce qui fait la moralité de la fable du Lion et de ses trois associés, la Vache, la Chèvre et la Biche, et qui constitue la friponnerie du premier, ce n’est pas qu’il s’arroge une part plus forte en raison de sa force et de son courage, c’est que, par une chicane de procureur, faisant de sa qualité de lion, puis de sa force, puis encore de son courage, trois termes identiques, autant de titres à s’adjuger une part du produit, et menaçant de sa griffe l’associée qui oserait élever des prétentions sur le reste. il se paye quatre fois de ce qui doit ne lui être compté qu’une seule.

Le droit de la guerre dérive immédiatement du droit de la force. Il a pour objet de réglementer le combat et d’en déterminer les effets, lorsque la force étant niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire, pour vider le différend, de procéder au conflit. C’est pourquoi, avons-nous dit, la guerre est une forme de procédure qui par elle-même n’engendre aucun droit, pas même celui de la force ; mais qui le constate, le met en évidence, le sanctionne par la victoire, et lui adjuge ses conclusions en faisant cesser, par la suprême raison de la force, l’antagonisme.

Autant il est vrai, cependant, que l’antagonisme est la loi de la vie sociale, disons même de la vie universelle, autant on peut dire que la guerre sanglante répugne au sentiment social de l’homme. Si belliqueuse que soit une nation, son premier mouvement, en cas de difficulté, est toujours d’éviter, s’il se peut, le combat. De là la notion du droit des gens.

Le droit des gens a son principe dans cette considération que, d’état à état, et dans certaines conjonctures, la force faisant positivement le droit, il est possible, en cas de litige entre deux états, de déterminer à priori, par l’évaluation des forces, à laquelle des deux parties doit appartenir la prépondérance ; conséquemment de prévenir, par une transaction amiable, la décision de la guerre, à tout le moins de définir les effets de la victoire et de rendre plus équitable le traité de paix.

Si le litige est de nature et de gravité telles, que la solution exige le sacrifice de l’une des souverainetés belligérantes, le droit des gens nous enseigne, et c’est là ce qui le distingue éminemment de tout autre droit, ce qui fait de lui une des catégories les mieux tranchées de la science de la justice, que ce sacrifice peut être requis par celle des puissances qui se croit la plus forte, et exécuté par les armes. Tout ce qui, dans les rapports internationaux, peut se ramener à une question de vie ou de mort pour l’état à décider par la force, fait partie du droit des gens.

Venons maintenant au droit public ou droit politique.

Le droit politique a pour but de prévenir toute espèce d’agression de l’individu contre la communauté ou contre les individus, en définissant, autant que possible, les droits et devoirs des citoyens les uns envers les autres et envers l’état, et les plaçant tous sous la protection et l’autorité d’une force publique qui est le gouvernement.

Mais il y a cette différence entre le droit international et le droit politique, que le premier implique essentiellement l’éventualité de l’absorption des états les uns par les autres, et par conséquent, en cas de conflit, la légitimité de leur immolation ; tandis qu’en droit politique ni la souveraineté de l’État, ni la liberté du citoyen ne peuvent périr ; loin de là, le chef-d’œuvre de la constitution est de faire qu’elles croissent sans cesse l’une à côté de l’autre et l’une par l’autre. Dans le droit international, si l’équilibre des puissances ne peut être amiablement obtenu, il y aura suppression, par la guerre, d’un ou de plusieurs des états antagoniques ; dans le droit politique, au contraire, l’ordre est impérieusement exigé sans qu’il en coûte le sacrifiée d’une seule liberté ni d’une seule vie : la proscription, qui est, pour ainsi dire, l’âme du droit des gens, devient ici contradictoire.

Ainsi la notion du droit de la force est toujours présente à la pensée du législateur éternel. Elle le suit dans toutes ses créations, soit qu’il fonde l’État, soit qu’il coordonne des nations indépendantes ; et toujours on la retrouve, sauf la différence des applications, dans chacune des métamorphoses de la loi.

Mais il faut entrer plus avant dans l’esprit des constitutions, et montrer, par les faits, cette ubiquité du droit de la force. Assurément tout ne se rapporte pas, dans le droit public, à la force ; mais tout la suppose, non-seulement comme moyen d’action et organe de l’autorité, instrumentum regni, mais comme principe et source du droit, ce qui est fort différent.

On a vu plus haut, chap. II, le patriarcat ou patriciat se former spontanément par la juste reconnaissance du droit de la force. Une conséquence de ce principe a été la formation de l’aristocratie ou des castes. L’idée que la force engendre la force, que les forts naissent des forts, produisant l’institution de la noblesse héréditaire, voilà bien, comme je le disais tout à l’heure, le droit se subjectivant dans l’homme au nom de sa qualité la plus apparente, la force. C’est donc toujours, au fond, la force qui décide de la justice, sauf l’introduction d’un nouvel élément, la famille.

Mais la noblesse abuse de ses priviléges ; d’un côté, elle se corrompt par le pouvoir et la richesse, de l’autre elle exploite la plèbe bien au delà de ce que permet le droit de la force. Bientôt même la supériorité de force, qui dans l’origine avait constitué l’aristocratie, passe du côté du peuple ; et l’on voit les nobles, sans intelligence de leur privilége, revendiquer le bénéfice de la force quand déjà la réalité leur manque, parler de leurs droits seigneuriaux quand ils n’ont plus rien, ni comme individus, ni comme caste, de ce qui fait la seigneurie.

Il y a donc révolution, et révolution au nom de la force.

La brochure de Sieyès, Qu’est-ce que le tiers État ? n’a pas d’autre sens. De même que tout despotisme se résout, en vertu de la force et du droit qui lui appartient, en aristocratie ; de même toute aristocratie finit à son tour en bourgeoisie et roture. C’est fatal, et c’est juste.

Ici une nouvelle modification du droit de la force se produit. Par l’institution nobiliaire le droit de la force s’était combiné avec celui de la famille ; il était devenu droit de naissance : par l’avènement de la démocratie il devient droit du nombre ou de la majorité. La force de collectivité, voilà le point de départ et la base du contrat social.

En vertu de ce contrat, d’ailleurs purement fictif et tacite, chaque citoyen est censé faire volontairement abandon d’une partie de sa force, de sa liberté et de sa propriété, afin de créer une force publique, capable de vaincre toutes les résistances particulières, et qui assure à tous justice et protection[11].

Or, cette force publique, à qui sera-t-elle confiée ? A un magistrat, à un élu, représentant de la collectivité, ou de la majeure partie de la collectivité, c’est à-dire toujours de la force. Le suffrage universel n’est, à tous les points de vue, qu’une constatation pacifique de la force, et le système représentatif, avec sa loi des majorités, une application raisonnée du droit du plus fort. La noblesse polonaise ne put jamais comprendre cette transformation du droit de la force, admise par tous les peuples. A chaque élection du prince, la diète votait à cheval ; la minorité opposant son veto, il y avait bataille, et la fraction la plus nombreuse était forcée de maintenir la validité de l’élection par la défaite des dissidents.

Assurément, dans la loi de majorité il y a autre chose encore que la force numérique. Il y a ce principe de prudence vulgaire que, dans les choses douteuses, l’opinion du grand nombre est plus probable que l’opinion de quelques-uns, la conscience de la nation plus sûre que celle d’une secte. Mais la majorité des opinions serait, il faut l’avouer, bien peu respectable, si elle n’exprimait en même temps la majorité des intérêts. Or, les intérêts sont des forces, et, en supposant l’opinion de la majorité et celle de la minorité d’égale valeur, il resterait toujours, en faveur de la première, que, dans le doute, l’intérêt le plus considérable doit être préféré.

Qu’est-ce donc qui, dans une république ou dans une monarchie représentative, peut motiver l’insurrection ? Ce n’est certes pas la considération, fort soutenable en elle-même, qu’en fait de droit ou de science le nombre ne signifie rien, et que vingt-cinq peuvent avoir raison contre cinq cents. Je ne crois pas que jamais insurrection se soit appuyée sur un pareil grief. On n’a jamais reproché, que je sache, au nom du peuple, à un gouvernement qui avait pour lui la multitude, d’avoir usé du droit qu’il tenait de cette multitude, du droit de la force. On s’insurge, lorsque le gouvernement, comme celui de Charles X, après avoir perdu la majorité, veut agir contre la majorité, avoir raison contre la force ; ou bien lorsque ayant la majorité il viole la loi, ment a la constitution, et réclame plus, par conséquent, qu’il ne lui est accordé par le droit de la force.

Une observation à consigner ici est celle relative au choix du prince, surtout à l’accroissement que manque rarement de prendre son pouvoir, malgré la résistance des amis de la liberté. De tout temps le rêve des sages a été de placer un sage à la tête des affaires, et de régler si bien ses attributions que, suffisamment armé pour maintenir l’ordre, il ne pût agir contre les droits et les libertés des citoyens. On sait combien rarement cette espérance a été remplie. Si le pouvoir est électif et que l’élection soit laissée à la multitude, ce sera le plus souvent un militaire, un général illustré par ses faits d’armes, qui enlèvera les suffrages. Supposons que le prince appartienne à l’ordre civil, comme dans le cas d’hérédité : il suffira que le prince, faisant la guerre par ses généraux, triomphe dans quelques campagnes, pour que la victoire lui soit comptée comme s’il l’avait remportée en personne. Alors, et dans ce cas comme dans le premier, le chef victorieux ne manque pas de s’arroger des pouvoirs plus étendus, de plus hautes prérogatives, que personne ne songe à lui disputer, et qu’on lui disputerait en vain.

Tel est le prestige de la force que, là où elle existe, le vulgaire est enclin à admettre qu’il y a autorité, et par conséquent droit.

On conçoit maintenant comment la guerre, qui exerce une si grande action sur les idées, en exerce une non moins forte sur les libertés publiques et sur la constitution de l’État. Une nation en guerre est une nation ramassée sur elle-même, formée en bataillons, et qui n’obéit plus qu’à la parole du chef militaire, ne vit plus que de la vie gouvernementale et centrale. L’homme qui mène la guerre est un être si haut placé que tous involontairement lui obéissent ; il devient juge des autres, représentant du droit comme de la force, à la fois législateur, juge et général. Qu’il batte l’ennemi, tout le monde l’adore ; la puissance qui lui fut donnée pour le combat lui reste : le voilà maître.

Que de précautions prises, à Rome, pour prévenir l’usurpation du dictateur, souverain de quinze jours, d’un an tout au plus ! Et pourtant Marius, Sylla, surent se rendre maîtres ; César le devint à son tour : il y en eut pour six cents ans. De nos jours, on échappe au despotisme militaire par la monarchie constitutionnelle et héréditaire ; mais c’est à la condition, en outre, de réserver à la bourgeoisie l’exercice des droits politiques. Dès que la plèbe entre dans l’arène, elle se fait un chef selon son génie, c’est-à-dire selon sa force. Après un interrègne républicain, Cromwell succède, de par la démocratie puritaine, à Charles Ier ; Bonaparte, de par la plèbe jacobinique, à Louis XVI.

Sous les empereurs romains, l’hérédité, quelque favorables qu’y fussent les soldats et le peuple, ne parvint pas à s’établir. La raison en était qu’à Rome ce n’était pas la qualité d’héritier qui servait à faire reconnaître l’empereur, c’était, au contraire, le titre d’empereur, mérité ou déjà obtenu, qui venait consacrer la filiation. Titus et Marc-Aurèle succédèrent sans difficulté, l’un à son père Vespasien, l’autre à son beau-père Antonin le Pieux. Mais Titus et Marc-Aurèle, avant d’être associés à l’empire, s’étaient illustrés par leurs services ; la filiation ne servait qu’a donner à leur titre militaire une illustration de plus. Tout général victorieux, chez les Romains, était de fait et de droit imperator ; si l’Auguste n’avait pour lui que sa naissance, il était rare qu’il ne succombât pas tôt ou tard devant un imperator plus réel. C’est ce qui arriva à Caligula, Néron, Commode, Élagabal, Alexandre Sévère, Gordien jeune et autres.

Il n’y a véritablement pour un pays que deux manières de soustraire les libertés publiques aux empiétements de la force et de conjurer le despotisme. C’est d’organiser, comme en Angleterre, une monarchie héréditaire, agissant par des ministres responsables devant un Parlement, et de réserver le privilége électoral à la bourgeoisie ; ou bien, si la constitution du pays est établie sur le suffrage universel, de conférer à la multitude, avec la jouissance des droits politiques, celle des droits économiques, ce qui veut dire l’égalité d’éducation et de fortune.

S’il était permis de conjecturer l’avenir d’après les analogies du passé, je dirais que Napoléon III ayant été fait empereur, non par la fortune militaire, mais par l’effet de l’hérédité, et la nation française repoussant le prétorianisme, il semble inévitable, pour cette double raison, que l’empire actuel redevienne une monarchie parlementaire. Mais, d’un autre côté, ce même chef d’état tirant son droit du suffrage universel, et son gouvernement ayant eu jusqu’ici pour objet principal de refouler la révolution économique, il paraît également impossible, pour cette double raison, que la monarchie parlementaire se rétablisse ; et c’est justement ce qui fait l’originalité de la situation. Fata viam inventent.

De même que la constitution politique repose, en dernière analyse, sur la force, elle a aussi pour sanction la force : en quoi le droit public vient se confondre avec le droit international. Toute nation, en effet, incapable de s’organiser politiquement, et dans laquelle le pouvoir est instable, est une nation destinée à la consommation de ses voisins. Comme celle qui ne saurait ou ne voudrait faire la guerre, ou qui serait trop faible pour se défendre, elle n’a pas le droit d’occuper une place sur la carte des états ; elle gêne, il faut qu’elle subisse une suzeraineté. Ni la religion, ni la langue, ni la race ne sont ici de rien ; la prépondérance des intérêts domine tout et fait loi Droit de la force, droit de la guerre, droit des gens, droit politique deviennent alors synonymes : là où manque la force, le gouvernement ne tient pas, et la nationalité encore moins. Droit terrible, direz-vous, droit régnicide, dans lequel on hésite à reconnaître une forme de la justice. Eh ! non ; pas de vaine sensibilité. Souvenez-vous que la mort de l’État n’entraîne pas celle des citoyens, et qu’il n’y a pas de pire condition pour ceux-ci que celle d’un État décrépit et déchiré par les factions. Quand la patrie est réfractaire à la liberté, quand la souveraineté publique est en contradiction avec celle du citoyen, la nationalité devient un opprobre, et la régénération par la force étrangère une nécessité.


Quelques mots seulement du droit civil et du droit économique.

Le droit civil se compose de l’ensemble des droits de l’homme et du citoyen : droit de famille, droits de propriété, de succession, de travail, d’échange, d’habitation, etc., qui tous sont placés sous la garde de l’autorité publique, subordonnés à l’intérêt public, et ont leur sanction dans le droit de la force.

La propriété, par exemple, bien qu’elle tende de plus en plus à se légitimer par le travail et par le juste rapport entre la rente foncière, l’intérêt des capitaux et les salaires, n’en relève pas moins évidemment du droit de la force, fondée qu’elle est originairement sur le droit de première occupation ou de conquête, et subordonnée à la condition, par le propriétaire, d’exploiter en bon père de famille, au mieux des intérêts de sa famille et de l’État. Si un propriétaire, disait Napoléon Ier, ne pouvait cultiver ou faire cultiver ses terres, s’il les laissait en friche et les abandonnait, je les lui reprendrais d’autorité et les donnerais à de plus capables et de mieux méritants. Qui ne peut exploiter, pensait le conquérant, n’est pas digne de posséder ; en autres termes, qui n’a pas la force n’a pas le droit. Tel est, en fait de propriété foncière, le principe. Aussi n’est-ce que par une convention subséquente, sorte de fiction légale, appuyée par l’État, que le propriétaire peut posséder nominalement et exploiter par l’intermédiaire d’un fermier. La nature du droit, de même que celle des choses, n’admet pas cette propriété abstraite ; la société fait effort contre elle ; et tous les jours nous voyons la propriété retomber des mains du rentier dans celle du cultivateur.

Ainsi, de citoyen à citoyen, de famille à famille, de corporation à corporation, de société à société, se transforme, par la mutualité des garanties, le droit de la force. Il faut, en quelque sorte, le dévêtir pour le faire reparaître. Il ne se fait plus sentir que de loin en loin, d’une manière indirecte, dans le contrat de louage d’ouvrage, dans la commandite, etc., où la supériorité de force, de travail, de capital, d’industrie, entraîne la supériorité du salaire. Comme si la force, chose animale, faisait honte à l’humanité intelligente et libre, le législateur la déguise le plus qu’il lui est possible ; on dirait que, parvenu à cette hauteur, il juge le droit de la force aussi peu digne de l’homme bien élevé que la lutte et le pugilat. C’est la fleur de lis qui renie l’oignon d’où elle est sortie. Mais ce qui semble messéant au citoyen est glorieux au prince. Le droit de la force est l’apanage de la souveraineté, le symbole de la justice. Ace titre, défendu a quiconque de le revendiquer et de s’en prévaloir : Gare à qui y touche ! Sous le régime féodal, le droit de la force n’avait été confisqué qu’en partie ; partie était laissée au baron, qui, en vertu de ce droit de la force, jouissait aussi du droit de guerre et du droit de justice. La révolution a complété l’œuvre commencée par les rois en imposant un éternel silence aux querelles féodales, et en mettant, sous le rapport du droit de la force, les grands feudataires de niveau avec leurs serfs.

Au surplus, dans l’ordre civil même, le droit de la force est loin d’avoir dit son dernier mot. Lui seul peut terminer le débat soulevé depuis une trentaine d’années entre la classe dite bourgeoise qui s’en va, et la classe ouvrière ou salariée qui vient tous les jours. Que ce soit par une bataille ou par une constitution consentie, peu importe : il faut que le régime du travail, du crédit et du commerce change, que le salaire et la valeur, ce qu’il y a de plus libre au monde, arrivent à se policer. Certes, on ne niera pas que la force musculaire ne soit meilleure et plus digne devant la justice que le métal qui sert d’intermédiaire aux échanges ; le travail plus honorable que le trafic, le prêt et l’agio ; les masses ouvrières, conservées par le labeur et la frugalité, plus morales que le parasitisme qui les exploite. La force, et le droit avec elle, sont aux bras, au travail, aux masses ; or, ni les bras, ni le travail, ni les masses n’ont leur compte.

C’est quand les citoyens, faisant le bilan de leurs intérêts de travailleurs, et les comparant avec leurs intérêts de privilégiés, d’entrepreneurs et de capitalistes, auront reconnu la supériorité des premiers sur les seconds ; quand le petit bourgeois, le petit propriétaire, le petit industriel, de même que le paysan, le commis et l’ouvrier, auront trouvé qu’ils ont plus à gagner par le travail que par la rente et l’agio, c’est alors que le peuple, la démocratie industrielle, brisera, au nom du droit de la force, synonyme du droit du travail, synonyme du droit de l’intelligence, la suzeraineté de l’argent, fera la balance de la rente et de l’impôt, ramènera à sa juste limite la propriété, changera le rapport du travail et du capital, et constituera, comme le couronnement de l’édifice, le droit économique. Et ce sera justice ; la force, une fois de plus, aura fait droit.

Si, maintenant, de ce point de vue de la force, si nouveau en jurisprudence, nous considérons le développement du droit dans ses principales catégories, nous y découvrons une série ou gamme, qui eût comblé d’allégresse le cœur de Fourier :

1. Droit de la force ;

2. Droit de la guerre ;

3. Droit des gens ;

4. Droit politique ;

5. Droit civil ou domestique;

6. Droit économique : il se subdivise en deux branches, comme les choses qui le représentent, le travail et l’échange ;

7. Droit philosophique, ou de la pensée libre ;

8. Droit de la liberté, où l’humanité, formée par la guerre, par la politique, par les institutions, par le travail et le commerce, par les sciences et les arts, n’est plus régie que par la liberté pure, sous la loi unique de la raison.

Dans cette gamme des droits, la force fait la basse, la liberté est l’octave. La dominante varie selon le caractère de la race et le degré de civilisation : droit de famille ou patriarcat, chez les nomades ; droit de propriété, ou patriciat foncier, chez les anciens Romains ; droit du travail, dans les villes industrieuses du moyen-âge, en Italie et en Flandre ; droit mercantile à Tyr, Carthage, Athènes, Corinthe, Marseille, et dans la moderne Angleterre.

La tendance est à la liberté pure devenue synonyme du droit pur : c’est l’idéal de la civilisation, l’expression la plus élevée de la force.


CONCLUSION


Nous avons dit au livre premier :

La guerre anime la société. Sa pensée, son influence, y sont partout présentes. C’est elle qui a donné l’impulsion et la forme à toutes nos puissances, à la religion, à la justice, à la philosophie, aux arts libéraux et aux arts utiles. La guerre a fait la société ce qu’elle est, à telles enseignes que, si l’on fait abstraction de la guerre, de son idée et de son œuvre, on n’imagine plus ce que pourrait être la civilisation, ce que serait le genre humain.

Ces propositions, largement présentées, quoique en un petit nombre de pages, ont acquis, dans ce livre deuxième, une signification bien autrement grave. En découvrant que la guerre contient un élément moral ; qu’elle implique, dans sa notion, dans ses motifs et dans son but, une idée de droit, qu’ainsi elle se résout en un véritable mandat judiciaire ; que telle est l’opinion de tous les peuples, la foi intime du genre humain, nous avons compris que nous tenions la clef de ce mystérieux et gigantesque phénomène ; et plus cette apparition formidable nous avait semblé jusqu’alors ravaler notre espèce, plus nous avons senti tout à coup qu’elle nous relevait.

Tous nos efforts ont donc tendu à déterminer, d’une manière précise, cet élément moral. Pour cela, nous avons eu à triompher de l’universelle réprobation des auteurs, aux yeux de qui la guerre est purement et simplement un mal, pour ne pas dire le mal, et le droit de la force, la négation de tout droit et de toute justice. Nous avons constaté que sur cette hypothèse, inhérente à l’idée de guerre, de la réalité d’un droit et de la légitimité d’une juridiction de la force, tous les auteurs, juristes et publicistes, philosophes et poëtes, se séparent radicalement, et à l’unanimité, de la foi des nations. Ceux qui recourent à la force, comme à une sanction nécessaire du droit, ne le font qu’à contre-cœur, en invoquant un principe étranger au droit, le principe d’utilité, ou sous-entendant que la justice n’ayant sa sanction, comme son principe, qu’en Dieu, l’humanité étant déchue, la sanction de la force est le signe de notre méchanceté et l’instrument de notre supplice. Le droit de la force, disent-ils tous, n’est pas un droit ; c’est la négation du droit. D’où il résulte, si les auteurs disent vrai, que la guerre n’aurait à son tour rien de juridique, ce dont volontiers ils conviennent ; bien plus, mais ce dont ils ne se sont pas aperçus, que le droit des gens serait un vain mot, le droit politique une fiction, finalement le droit civil et le droit économique des conventions sans garanties comme sans principes.

Une opposition aussi tranchée entre le sentiment universel et l’autorité de l’École, les conséquences désastreuses qu’entraînerait la théorie des juristes, tant pour la certitude des principes que pour la conduite des sociétés, nous commandaient de reprendre à fond l’examen du problème.

Or, le résultat de cet examen a été, contrairement au dire de l’École, mais d’accord avec la croyance des nations, d’accord avec les espérances qu’avait fait naître en nous cette phénoménologie grandiose de la guerre, qu’autant il est certain que la justice est une faculté réelle et une idée positive de l’homme, autant il est vrai qu’il existe un droit réel et positif de la force ; que ce droit est soumis aux mêmes conditions de réciprocité que les autres ; qu’il a, comme tout autre, sa spécialité et par conséquent ses limites, sa compétence et son incompétence ; que son application la plus ordinaire, depuis la formation des premières sociétés, a lieu entre états, soit qu’il s’agisse de leur formation et de leur agrandissement, ou bien de leur division et de leur équilibre ; enfin, que la guerre est la forme d’action du droit de la force, attendu qu’elle a uniquement pour but, dans les cas déterminés, de poursuivre la revendication des prérogatives de la force, en rendant, par le combat, la force elle-même manifeste. Comme le droit de propriété et le droit du travail, comme le droit de l’intelligence et celui de l’amour, le droit de la force est un des droits de l’homme et du citoyen, le premier de tous dans l’ordre de manifestation : seulement, par l’effet du pacte social, le citoyen s’en dessaisit entre les mains du prince, qui seul se trouve investi, au nom de tous, du droit de guerre et du droit de justice.

Le droit de la force, partant celui de la guerre, une fois reconnus comme droits réels, rétablis dans la législation et dans la science, la déduction des autres droits n’éprouve plus la moindre difficulté. Le droit des gens a pour but de légaliser, pour ainsi dire, la guerre ; d’en prévoir et d’en régulariser les effets, au besoin de la prévenir, en définissant par avance les rapports des puissances et leurs prérogatives. Le droit politique naît de la substitution d’une force publique, agissant pour tous, à la force éparpillée des individus. Le droit civil et le droit économique ont pour point de départ l’égalité des personnes devant la loi, et la reconnaissance mutuelle de tous les droits qui peuvent résulter de leurs attributs respectifs et du libre exercice de leurs facultés, en tant que ces attributs et ces facultés servent au déploiement de leurs forces.

Tout est donc désormais parfaitement coordonné ; tout se suit, se tient, s’enchaîne et fait corps. Nous avons un principe, une base d’opérations, une perspective, un but, une méthode. Plus de scission ni dans l’homme ni dans la société ; la force et le droit, l’esprit et la matière, la guerre et la paix, se fondent dans une pensée homogène et indissoluble.

Nous savons maintenant ce qui cause l’enthousiasme des nations pour les batailles. Nous pouvons dire par quel mystère la religion et la guerre sont deux expressions, l’une dans le réel, l’autre dans l’idéal, d’une même nature et d’une même loi ; pourquoi la pensée de la guerre respire en toute poésie et en tout amour, de même qu’en toute politique et en toute justice ; comment il se fait que l’idéal viril, chez tous les peuples, soit un composé du magistrat, du prêtre et du guerrier ; d’où vient enfin, lorsque les sociétés se sont corrompues par une longue jouissance, qu’elles se régénèrent par la guerre. C’est que, comme nous l’avions pressenti dès le commencement du livre premier, il existe dans la guerre un élément moral ; c’est que la guerre est justicière, et de toutes les formes de la justice la plus sublime, la plus incorruptible, la plus solennelle.

Reste à voir à présent de quelle manière la guerre, qui nous apparaît si normale, si glorieuse, si féconde, remplit son mandat ; comment elle se comporte dans ses réquisitions, dans ses exécutions, disons le mot, dans sa procédure ; jusqu’où s’étendent ses attributions, sa compétence ; quelle est la valeur de ses jugements ; quelle garantie elle offre aux nations de sa justice ; dans quels abus elle peut tomber par l’usage immodéré de la force, et quelles conséquences peuvent résulter, pour l’ordre universel, de ses prévarications. Car nous ne possédons encore que la moitié de la vérité : après avoir trouvé le principe des sublimités de la guerre, il nous reste à découvrir la raison de ses horreurs.

C’est ce que nous nous proposons de rechercher dans le livre suivant.



  1. Kant. Principes métaphysiques du droit, traduction de Tissot.
  2. Wilmm, Histoire de la philosophie allemande, t. IV. p. 330.
  3. Oudot, Conscience et science du droit, t. II, passim.
  4. Histoire du droit des gens, par F. Laurent, t. II, p. 205.
  5. Histoire du droit des gens, par F. Laurent, t. II, p. 303.
  6. L'ouvrage de M. Laurent, 5 vol. in-8o, n’est qu’une longue protestation, en forme de répertoire historique, contre le droit de la force. Il est fâcheux que l’auteur n’ait pas aperçu que ce droit, qu’il réprouve, est toute la substance et l'âme de l’histoire, et qu’en le niant, il se soit ôté à lui-même l’idée, et par conséquent la gloire, d’un magnifique ouvrage.
  7. Des moyens d'acquérir le domaine international. J’emprunte cette citation à M. Vergé, l’éditeur de Martens, n’ayant pas sous la main l’ouvrage de M. Ortolan.
  8. Esprit des lois, livre I.
  9. Ces pages allaient être imprimées, lorsque m’est parvenue la nouvelle du statut impérial qui dote l’Autriche d’une constitution. Autant qu’il est possible d’en juger d’après un extrait de journal, le gouvernement autrichien pourrait se dire aujourd’hui le plus libéral du continent. Il réunit le double avantage du système parlementaire et des libertés provinciales, ou pour mieux dire nationales, revendiquées avec tant d’énergie par les Hongrois. Et je ne serais point étonné qu’un effet de cette constitution fut de donner à l’empire cette force d’unité qu’ambitionnait l’ancien gouvernement Ce que ne pouvait faire un Conseil aulique, organe du pouvoir absolu, les chambres l’accompliront sans difficulté. Mais ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que la nouvelle constitution de l’Autriche se présente comme un produit du droit des gens, un pacte entre nations volontairement groupées : ce qui la place, à mon avis, au-dessus de toutes les constitutions existantes.
  10. Depuis que la scission est commencée entre le nord et le sud de l’Amérique, à propos de l’esclavage, des excitations à la révolte et au meurtre des maîtres ne cessent de partir des États du nord et de l’Angleterre elle-même. Le ministère anglais les appuie ; certains libéraux français les répètent. Ces provocations sont contraires au droit des gens. Ce n’est pas l’amour du nègre qui les inspire : elles sont plutôt l’effet d’un complot qui, n’osant, comme les Espagnols du seizième siècle, employer le massacre, tend à exterminer les races inférieures par la dépossession, les maladies et la misère.
  11. Cette manière d’interpréter le contrat social est très-différente de celle de Rousseau.
      D’après le philosophe de Genève, la souveraineté du peuple procède de la réunion des volontés individuelles, librement exprimées ; d’où il suit que le droit de l’homme, origine du droit de la nation, a son siège dans la volonté de l’homme.
      Mais il est évident que la réunion de 100,000 électeurs ne peut pas juridiquement infirmer la volonté d’un seul, ni par conséquent routier, malgré sa protestation, une souveraineté régulière. Mon droit, expression de ma volonté, est indestructible et inaliénable ; et si je me refuse, il n’y a positivement rien, dans l’accord de mes 100,000 contradicteurs, qui couvre mon refus. Un seul homme pourrait ainsi, opposant son veto à la volonté de la majorité, empêcher la loi de passer, paralyser l’action du gouvernement, et rendre le souverain impossible. L’exemple des Polonais, cité plus bas, le démontre, l’absurdité de ce résultat prouve la fausseté de la théorie, purement métaphysique, de Rousseau.
      Je sais bien que pour en finir on déclarera le droit de la majorité supérieur à celui de la minorité, ce qui signifie simplement qu’on fera appel à la force. Mais, à moins que la force n’ait droit par elle-même, on n’aura fait qu’exercer une violence ; ce sera une usurpation, non un acte de justice. Donc c’est le droit de la force, c’est la respectabilité inhérente a la force, en tant que faculté humaine, qui forme la première assise du droit, le premier échelon de l’ordre légal et politique.
      On objectera que ce qui a la force, le peuple, peut très-bien n’avoir pas en même temps la raison : dans ce cas, faudra-t-il toujours dire qu’il est souverain ?
      A cela je réponds, toujours en vertu du même principe, que la force n’a droit qu’autant qu’elle est humaine ; qu’une force dépourvue d’intelligence n’est rien de plus que de la bestialité, un instrument à la disposition de la puissance intelligente qui saura s’en emparer, et avec lequel celle-ci contiendra et asservira le peuple. C’est ce que l’on a vu dans tous les temps, ce qui est arrivé en 1818, lorsque le peuple, convoqué en assemblées électorales, a nommé des assemblées réactionnaires, et ce qui s’est manifesté d’une manière plus sensible encore depuis le coup d’état. La force, je le répète, n’a droit que si elle est humaine, c’est-à-dire, intelligente, morale et libre. Du moment qu’elle se réduit à l’état brut, elle appartient à la pensée qui s’en empare, et elle compte à son profit.