La Guerre est-elle naturelle ?


La Guerre est-elle naturelle[1]

I

Il y a encore des gens qui soutiennent aujourd’hui que la guerre est l’expression d’une passion naturelle, tout au moins à la moitié mâle de l’humanité.

Ils peuvent avoir raison en ce qui concerne soit l’homme primitif, soit l’homme des races attardées. Mais pour le citoyen des grands États civilisés d’aujourd’hui, il y a longtemps que cette passion de combat n’existe plus. L’homme, même au sens masculin du terme, est heureux dans la sécurité, il ne désire pas du tout en sortir.

Si, lors d’une déclaration de guerre, la mobilisation était facultative, bien peu d’hommes partiraient ; c’est du reste pour cette raison que les gouvernements ont institué le service militaire obligatoire.

On pourrait me répondre que, au début de la dernière guerre, des milliers d’hommes se sont engagés qui n’y étaient nullement forcés. Il faut considérer les causes.

Au début de la guerre, la situation économique était bouleversée. Les ateliers, les usines, les bureaux avaient fermé leurs portes. Trouver à manger était un problème de solution incertaine. C’est pourquoi nombre d’étrangers s’engageaient « pour la gamelle » selon l’expression plus franche que polie des sous officiers d’alors.

Celui qui ne s’engageait pas à proprement parler « pour la gamelle » partait dans un intérêt quelconque. Des commerçants originaires des pays alliés ou neutres s’engageaient pour qu’on ne saccage pas leur boutique. Aussi pouvait-on lire sur les volets fermés : « Je me suis engagé. Vive la France ».

Pas le moindre esprit combatif dans cet acte. Le plus souvent l’imprimeur, le coiffeur, le teinturier foudres de guerre, déjà un peu atteints par l’âge échouaient comme gardes-voie et coulaient des jours tranquilles.

Depuis l’époque de l’arc et des flèches, l’homme a désappris la guerre.

Durant les siècles de la période monarchique, la guerre était faite par des armées de métier. Le travail était encore peu organisé, à qui n’avait rien, gagner sa vie était difficile. Quand on était jeune et fort, on se faisait soldat pour trouver à subsister.

La guerre alors pouvait être désirée ; c’était une occasion de ripailles.

    Dans le service de l’Autriche
    Le militaire n’est pas riche.

La guerre le payait, comme dit la chanson, on y pouvait piller, se saouler, violer impunément.

Ces hommes pouvaient aimer le combat pour lui-même, surtout ils affirmaient l’aimer, c’était une affaire de gloriole, on se faisait un point d’honneur d’être brave. Des raisons de la guerre qu’ils faisaient, ces hommes ne savaient rien, on les y menait comme un bétail. C’est une chose, au reste, qui a peu changé avec les temps.

Chez les chefs qui appartenaient à la noblesse, l’amour de la guerre était plus personnel. Toutes les histoires de chevalerie, la mystique de l’honneur guerrier se rapportent toujours à des nobles. Ils désirent la guerre pour y briller, pour y conquérir des grades, des honneurs et aussi des profits matériels. C’est avec l’épée qu’ils gagnent leurs châteaux, leurs immenses propriétés, leurs vaisselles d’argent, les vêtements de velours et de soie dont eux et leurs femmes sont couverts.

Un seul métier, les armes, tous les autres sont déshonorants. Apprendre à lire est secondaire, ce qui est primordial, c’est de savoir monter à cheval et se servir d’une épée.

Dès que l’enfant noble tient sur ses jambes, on commence son éducation. Dès le « Petit Duc », nous voyons que le professeur de latin est un vieil imbécile digne de tous les mépris. L’homme estimable et honorable, c’est le professeur d’escrime, celui qui enseigne la guerre.

Le point d’honneur des petits Ducs est très chatouilleux ; pour un mot de travers, ils se battent en duel, et ces duels ne sont pas des plaisanteries. On y est proprement tué, donnant ainsi sa vie pour n’avoir pas été salué, pour avoir été bousculé dans la rue, ou parce qu’on avait pris votre place au théâtre. Le duel est un jugement de Dieu. On pensait que Dieu, qui, sans doute, n’avait pas grand’chose à faire, dirigeait les épées et donnait la victoire à qui avait raison. En réalité, la victoire allait à la force, on pouvait avoir raison et être mort.

Ces mœurs n’étaient que celles d’une classe. La bourgeoisie qui ne se battait pas et osait vivre de commerce dans d’obscures boutiques était méprisée ; ses vêtements sombres attestaient l’humilité de sa condition ; les guerriers, eux, éblouissaient les petites gens de leurs vêtements aux couleurs éclatantes.

De la révolution naît, peu à peu, avec bien des reculs, l’ordre bourgeois qui honore, sinon le travail, du moins l’argent. Et l’argent ne se gagne plus dans des belles batailles, mais par l’industrie. L’officier, soumis par le pouvoir civil, n’est plus le bravache qui plastronne, mais un fonctionnaire presque comme les autres ; il songe à son avancement, un avancement qui se fait surtout à l’ancienneté ; le général a des cheveux gris. L’officier ne fait plus le matamore devant les civils, du moins en France, car en Allemagne son prestige a persisté jusqu’à la dernière guerre et certainement le culte de la rapière doit fleurir encore.

L’homme primitif était guerrier par instinct. On faisait la guerre pour voler des vivres, des troupeaux, des femmes. Les guerres d’aujourd’hui sont décidées de très haut pour des raisons que le soldat qui doit y mourir ne connaît pas.

La haine de l’étranger est endémique, elle a avant tout sa source dans la différence des langues.

Un homme qu’on ne comprend pas lorsqu’il parle, que peut-il dire ? Sans doute du mal des personnes présentes. On pense que l’homme aurait pu rester avec les gens qui parlent comme lui, qu’est-il venu faire ? Prendre le travail des Français qui ont déjà tant de peine à vivre. Sans doute il a un logement, alors que tant de Français vivent en meublé. Il profite de l’hôpital pour lequel les Français payent des impôts, etc.

Mais ces sentiments malveillants sont bien loin d’avoir la force suffisante pour fomenter la guerre. La haine des peuples est si peu forte que, lorsque la guerre est là, il faut la créer artificiellement par le mensonge.

La presse, par ordre du gouvernement, a versé le mensonge à pleins tombereaux lors de la grande guerre. Ce n’était que femmes violées, enfants auxquels on avait coupe les mains, baïonnettes en forme de scies qui devaient faire dans le corps d’affreux délabrements, cadavres traités chimiquement pour en extraire la graisse, etc.

Tous ces mensonges ont pour but d’entretenir la haine qui, autrement, aurait, tendance à s’éteindre, envers un ennemi qu’on ne voit pas et qu’on ne connaît que par les journaux.

La guerre d’autrefois avec ses corps à corps entretenait la combativité. Celle d’aujourd’hui est une affaire de mécanismes et tient de l’usine plus que du combat.

Tapis en des tranchées, les soldats des deux camps tuent et meurent sans se voir. Le meurtre est impersonnel ; sa cause est un shrapnel, une balle dont l’auteur est un X qu’on ne connaîtra jamais et qui, de son côté, ne saura jamais qui a reçu le projectile qu’il a envoyé.

Aussi la haine entre armées belligérantes est-elle une chose relative. Le soldat comprend qu’il est là contre son gré et qu’il en est de même pour l’ennemi de la tranchée d’en face. Sans la contrainte, chacun n’aurait rien de plus pressé que de s’en retourner chez lui ; il n’aurait nullement l’idée de bondir sur des gens qui ne lui ont fait aucun mal.

Les cas de fraternisation de tranchée à tranchée n’ont pas été rares pendant la guerre, ils auraient été plus fréquents sans les officiers qui veillaient.

Dans les récits des combattants, on apprend que toute la phraséologie belliciste dont on était excédé ne sévissait qu’à l’arrière. Les gens du front ne sentaient nullement le besoin d’exciter avec des mots une ardeur combative qu’ils préféraient endormir.



II


Chez les animaux, la lutte des individus les uns contre les autres est la règle. Les espèces carnivores mangent les herbivores et se dévorent entre elles. Un proverbe affirme que les loups ne se mangent pas entre eux, mais il doit être faux. J’ai observé nombre de fois les rats et les souris s’entre-dévorer et il serait étrange que seuls les rongeurs eussent ce privilège. Seule la maternité vient mettre un peu d’amour dans la guerre universelle et encore pas toujours. Des lapines, des chattes, des rattes et des souris dévorent à belles dents les petits qu’elles viennent de mettre bas. D’autres refusent de les allaiter ; les cris des pauvres petits affamés les laissent indifférentes.

Chez l’homme, on peut dire que la lutte est aussi la loi universelle ; l’amour est une lutte et l’amitié n’est pas durable.

Mais si la civilisation et la culture n’ont pas réussi à supprimer l’esprit de combativité, elles en ont à mesure des temps modifié la forme.

Le duel a disparu de nos mœurs et, pendant le dernier demi-siècle, on peut dire qu’il était une façon de se faire valoir plutôt qu’un combat véritable ; les balles étaient échangées sans résultat, les assauts à l’épée se terminaient par une égratignure au pouce (dite coup de Joseph). La mort était extrêmement rare et toujours le fait d’un accident, tireur maladroit, escrimeur qui s’enferrait sur l’épée de son adversaire. Dans les classes cultivées, on trouve fréquemment des hommes qui déclarent n’avoir jamais donné ou reçu un coup de poing dans tout le cours d’une longue vie. Pour trouver la lutte matérielle, il faut aller dans le peuple et encore, si l’alcoolisme ne sévissait pas, la plupart des ouvriers n’auraient jamais l’occasion d’en venir aux mains. C’est dans l’ivresse qu’ils se battent. Pour trouver l’esprit de la guerre, il faut descendre jusqu’aux voyous, aux souteneurs, aux apaches. Ces déchets sociaux sont, pour beaucoup, des dégénérés à l’hérédité lourde ; incapables d’un travail suivi, ils lui préfèrent la vie de risque où la bombance alterne avec la misère et la prison.

Ce n’est pas que l’humanité soit devenue très bonne, mais la forme de la lutte a changé. On se bat avec la langue ; calomnies, dépréciation d’autrui, intrigues de toute sorte pour s’approprier l’argent et les avantages qu’il procure. En général, l’égoïsme froid a remplacé la méchanceté active ; chacun n’envisage que lui-même et reste indifférent au malheur d’autrui. Celui qui a intérêt à la mort d’un parent la désire, mais rares sont ceux qui vont jusqu’à la donner ; la crainte du gendarme est le commencement de la sagesse.

Tout cela n’est pas brillant, mais constitue cependant un progrès. Mieux vaut que l’on désire votre mort que l’on ne vous tue ; en cas de conflit, un procès devant les tribunaux, si aléatoire soit-il, est préférable à une lutte à coups de couteau.

Dans une pièce de théâtre sur l’Affaire Dreyfus, l’auteur fait dire à Esterhazy : « Je ne suis pas un receveur de l’enregistrement. » Aujourd’hui, les receveurs de l’enregistrement forment la majorité des hommes, et cela est heureux. Ils n’ont peut-être pas le panache des reitres du Moyen-Age, mais cela vaut mieux pour la sécurité de tout le monde.



III

Il est faux à la fois et tendancieux de prétendre que la guerre est l’état normal de la moitié mâle de l’humanité ; la guerre vient d’en haut et non d’en bas. Ce sont les dirigeants qui la préparent et qui la font dans leur intérêt personnel.

Rarement ils en supportent les conséquences dangereuses. Les gouvernants, sous le prétexte de pouvoir travailler aux affaires de l’État, en réalité pour sauvegarder leurs précieuses personnes, transportent le gouvernement en un Bordeaux lointain. Les généraux meurent à peu près tous dans leurs lits, comblés d’honneurs et d’années. Les millions de morts de la grande guerre sont, pour les quatre-vingts centièmes des ouvriers et des paysans. Les bourgeois tués l’ont été le plus souvent par hasard ; enthousiasme fou du début (normaliens) ou circonstances spéciales. Tout ce qui avait de l’argent et des influences, l’un va avec l’autre, se faisait embusquer à des titres divers ; qui n’a pas une petite maladie ! On a donné en faveur des bourgeois droit de cité au nervosisme, c’est-à-dire à la peur. L’officier pouvait se faire mettre à l’arrière parce qu’il avait un état nerveux. Mais, naturellement, le brave paysan, soldat de deuxième classe, n’avait jamais d’état nerveux.



IV


On a rapproché l’instinct guerrier de l’instinct de propriété, là encore on parle pour un lointain passé. Le propriétaire d’une hutte, d’un troupeau, de peaux de bêtes, tenait à conserver ses biens et il était prêt à se battre contre qui venait les lui prendre. Qu’a l’homme d’aujourd’hui à défendre ? Au cas même où la défaite a pour conséquence des annexions, les propriétaires ne sont jamais lésés ; ils conservent leur avoir ; seul le maître lointain n’est plus le même et parfois le propriétaire gagne au change, comme les Alsaciens après 1870. Les Allemands ont considérablement embelli Strasbourg et nombre d’Alsaciens préféraient l’organisation allemande au laisser-aller français.

L’ouvrier des villes n’a rien à défendre, pour peu que les conditions économiques soient normales, il trouve partout à louer ses bras. Si les misérables croient en la patrie, c’est parce qu’ils sont la dupe des mots, comme l’étaient les premiers chrétiens qui subissaient le martyre pour un Dieu qui n’existe pas.

On a rattaché aussi l’instinct guerrier des mâles à l’instinct sexuel. Les mâles animaux se livrent pour une femelle à des combats où il arrive que l’un des partenaires laisse la vie. La femelle, calme et tranquille, attend le vainqueur. Dans l’humanité, on assiste parfois à de telles choses.

« Il faut me céder ta maîtresse », chante un personnage du « Chalet ». Mais on peut dire que le fait n’est plus guère de nos mœurs ; c’est pour cela d’ailleurs qu’on l’a mis en opéra.

Aujourd’hui, les « mâles » s’en rapportent plutôt au choix de l’objet de leur commun désir. Il est très rare, sauf peut-être dans les bas fonds, que ce soit le poing qui décide. L’instinct sexuel, à mesure des temps, se discipline comme les autres. Dans l’Amérique du Sud où, paraît-il, les prostituées françaises sont très recherchées, on peut voir, dans le salon d’une « professionnelle », une vingtaine de « mâles » qui attendent leur tour, comme chez le coiffeur :

« Après vous, monsieur ! — Non, je n’en ferai rien. » La femelle n’assiste plus à des combats sanglants et la raison dit que cela est beaucoup mieux.



V


Le propre de la civilisation est d’éteindre les instincts naturels qui ne répondent plus aux conditions de la vie qu’elle a faite. L’homme primitif doit conquérir tous les jours sa nourriture, il doit s’ingénier pour satisfaire son sexe. L’homme civilisé ne s’ingénie que pour gagner l’argent qui lui procure tout ce qui lui faut : nourriture, vêtement, maison et amour. L’argent s’approprie dans une certaine mesure par conquête, mais c’est une conquête dans laquelle la brutalité et le courage physique n’ont plus à intervenir.

La mystique combative demeure comme un organe vestigiaire. Les mâles se transmettent l’idée que l’homme doit avoir du courage, qu’il ne doit pas craindre la mort et que, pour être vraiment digne du sexe masculin, il faut même rechercher le danger.

C’est ainsi que des jeunes fous de vingt ans s’élancent en auto, à cent cinquante kilomètres à l’heure, contre un passage à niveau fermé. Ils sont écrabouillés par le chemin de fer, la voiture est en miettes, mais les camarades diront qu’ils avaient du cran.

Il faut déboulonner le courage !

Certes, dans ces folies, comment les appeler autrement… de jeunesse, il y a de la vigueur, des muscles, du sang, une énergie qui a besoin de se dépenser ; mais il y a surtout l’amour de la gloriole ; on risque parce qu’on espère échapper et pouvoir ensuite crâner devant la galerie.

Il faut supprimer la galerie, ou plutôt il la faut assagir, de telle sorte qu’elle appelle par leur nom, des fous, les gens qui franchissent les passages à niveaux fermés.

La lâcheté n’est pas honteuse ; elle n’est que le nom d’opprobre donné à l’amour de la vie, instinct naturel et légitime.

Celui qui n’aime pas la vie peut en sortir, c’est son droit, mais pourquoi mettre à l’honneur des actes parfaitement inutiles pour la seule raison qu’ils font risquer la mort.

Se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un, même un chien, quand on sait nager, est une bonne action, mais le faire quand on ne le sait pas est une sottise qui n’a d’excuse que l’affolement.

Que dire de ces sports brutaux, où les instincts de la bête sont déchaînés à tel point qu’il y a mort d’homme. On a oublié qu’on se battait pour rire ; que c’était du sport, un jeu, de la culture physique et on tue par frénésie un partenaire qui ne vous a fait aucun mal et à qui on n’en veut d’aucune manière. Instinct naturel, instinct pernicieux ; la brute qui a tué dans la boxe, le football, etc., battra sa femme, brutalisera ses enfants, se montrera un danger social. La vie est le plus précieux des biens ; qu’importe l’argent, la gloire, les honneurs, à celui qui n’est plus. Le soldat inconnu, couché sous l’arc de triomphe, est indifférent aux comédies qui se jouent au-dessus de lui ; il ne les voit pas plus que ne les voit le cercueil où il est enfermé, matière parmi la matière.

La société d’aujourd’hui n’a pas besoin de courage ; elle n’a besoin que de l’intelligence qui donnera le moyen d’éviter tous les dangers.

Doctoresse PELLETIER.
  1. Réponse à Quinton : La guerre, état naturel des mâles.