La Guerre du Pacifique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 350-379).
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LA
GUERRE DU PACIFIQUE

I.
LES CAUSES DE LA GUERRE. — COMBAT D’IQUIQUE. — PRISE DU HUASCAR.

Indifférente, depuis près d’un demi-siècle, aux événemens dont l’Amérique méridionale était le théâtre, l’attention publique a été brusquement réveillée par les mémorables combats qui ont ensanglanté les eaux du Pacifique, par les luttes héroïques du Pérou contre le Chili et la chute de Lima, et elle se reporte aujourd’hui avec curiosité vers ces rives lointaines. L’histoire a de ces surprises, la guerre a ses enseignemens. Presque seuls, un petit nombre de géographes érudits ou de commerçans aventureux se tenaient au courant de l’état politique de ces républiques. Une autre génération que la nôtre s’était passionnée au récit des combats qu’elles avaient livrés à l’Espagne pour conquérir leur indépendance. Les noms de Bolivar, Saint-Martin, O’Higgins n’évoquaient plus qu’un souvenir confus. Aux grandes luttes avaient succédé les petits événemens ; aux efforts patriotiques, l’anarchie militaire ; à l’union qui fait la force, le régime des pronunciamentos qui détruit jusqu’au respect du drapeau. Un président renversé par un complot de caserne, l’insurrection des provinces contre la capitale, des intrigues mesquines, plus grotesques que sanglantes, l’anarchie en permanence, tel était, pour la grande masse du public, le triste et monotone spectacle qu’offraient la plupart des républiques hispano-américaines.

La guerre du Mexique, l’exécution de Maximilien, la restauration de Juarez, les désastres financiers du Honduras, les énormes capitaux engloutis dans des entreprises véreuses n’étaient pas pour ramener la faveur publique et pour provoquer ha sympathie. On se désintéressait de ces républiques du Pacifique et l’on ne prêtait plus qu’une oreille distraite aux récits des faits qui les concernaient. Il n’en est plus ainsi : les grands événemens qui viennent de s’accomplir s’imposent à l’attention. Une puissance nouvelle se révèle et s’affirme. En dix-huit mois, elle a eu raison des armes coalisées du Pérou et de la Bolivie. Victorieuse sur mer, elle a porté la guerre au cœur même des territoires ennemis et poussé ses bataillons triomphans jusque sous les murs de Lima, contrainte à capituler, en dépit d’une résistance héroïque. Le Chili dicte la paix, la fortune sourit à ses efforts, et ce nouveau Piémont, enfermé entre les Andes, la mer et le désert, entrevoit, lui aussi, la possibilité de dompter par la force ou de séduire par l’exemple de sa prospérité ses voisins moins habiles, moins heureux et surtout moins sages.

De tels changemens ne s’accomplissent pas sans luttes et de pareilles luttes exigent des efforts persistans. La ténacité du Chili a surmonté tous les obstacles. Il a fait preuve d’une force de résistance que l’on ne soupçonnait pas, de beaucoup de prévoyance unie à une singulière hardiesse. Il a réussi et il méritait de réussir ; l’étude de cette guerre nous le prouvera en mettant en relief les qualités auxquelles il a dû ses succès, l’héroïque défense de ses ennemis, les causes de leurs revers. A la lueur des événemens qui viennent de s’accomplir, peut-être nous sera-t-il donné de lire ceux que l’avenir tient en réserve ; ils peuvent, dans un temps rapproché, modifier singulièrement la carte de l’Amérique du Sud, ouvrir aux produits et à l’émigration européenne un champ nouveau, réunir en un faisceau commun des forces qui se neutralisaient et créer sur les rives du Pacifique du Sud un état riche et prospère.


I

Adossé à l’immense muraille des Andes, dont les contre-forts aigus et les cimes neigeuses le séparent de la république Argentine et qui dresse ses parois rougeâtres sur une longueur de 1,800 lieues du nord au sud, borné dans l’ouest par l’Océan-Pacifique, le Chili offre l’aspect d’une bande étroite de littoral, étranglée. entre deux barrières infranchissables et se déroulant sur une longueur de 500 lieues. C’est une large vallée qui court du nord au sud, coupée de vallées latérales plus étroites, dont le sol s’élève en forme de terrasses et de plateaux jusqu’au pied du mur gigantesque des Andes. Au sud, la cordillière s’infléchit vers la mer, la vallée se rétrécit, traçant un léger sillon entre les écroulemens pierreux des montagnes assaillies par les vents et les côtes rudes et sévères que bat incessamment la mer houleuse du pôle antarctique. Les derniers contre-forts des Andes s’abaissent, mais s’élargissent, forment les hauts plateaux de la Patagonie, couverts de hêtres, livrent passage au détroit de Magellan, puis soulevés par un suprême effort, jettent comme une sentinelle perdue à l’extrémité de l’Amérique la Terre de Feu et les assises puissantes du cap Horn. Au-delà, la région des tempêtes, les parages les plus redoutés des marins, le pôle Sud, grandissant chaque siècle, gagnant ce que perd le pôle Nord, poussant toujours plus avant ses banquises, inconnu, inexploré, menaçant dans son inabordable solitude. Parfois, au loin, par un temps clair, derrière son rempart de glaces, une lueur éclatante sillonne la mer, de sourds grondemens, des effondremens de glaciers révèlent l’existence de l’Erèbe et de la Terreur, volcans antarctiques, entrevus il y a un siècle, objets d’une terreur superstitieuse. Nulle part ailleurs l’Océan ne se montre sous un aspect plus redoutable. À cette pointe extrême du monde, l’Atlantique et le Pacifique se rencontrent et se heurtent, poussant, l’un contre l’autre, leurs vagues immenses entraînées par des courans contraires, impatientes de se frayer un passage, soulevées par les vents impétueux du pôle.

Au nord, la scène change. La frontière du Chili s’arrête au 24e degré de latitude, celui qui, dans l’hémisphère nord, correspond à la latitude de la Havane, de l’Égypte et de l’Inde. Là, sur une longueur de 100 lieues, se déroulent les plaines sablonneuses du désert d’Atacama. Des plaques blanches de cristaux nitreux alternent avec les énormes coulées de laves. Pas de végétation, un soleil ardent, un ciel d’un bleu implacable, une côte sévère. L’eau fait défaut partout. La vie animale cesse. Les cours d’eau qui arrosaient autrefois ces vastes régions sont complètement taris. Le sol onduleux se relève et s’abaisse en monticules de sables et de roches coupés par des masses plutoniennes et traversés par de nombreuses lignes de couleur sombre. Partout une nudité uniforme. De distance en distance on voit surgir du sein de la plaine de gros rochers aux formes étranges rappelant les ruines d’anciens édifices avec leurs fenêtres, leurs aiguilles hautes et fines qui contrastent avec les formes unies et arrondies des hauteurs. Ce sont des roches plutoniennes découpées, ciselées par l’action permanente du soleil et dont les parties les moins résistantes sont réduites en poussière.

Le désert d’Atacama sépare le Chili du Pérou et de la Bolivie.

De l’un à l’autre de ces points extrêmes, le Chili serpente entre les Andes et la mer. Sa superficie égale une fois et demie celle de l’Italie, celui des pays de l’Europe avec le climat, et les productions duquel il offre le plus d’analogie. Son sol est riche en mines d’argent, de cuivre, de houille, de plomb, de fer, admirablement adapté à la culture des céréales et à l’élève du bétail. Le long de la côte, des ports sûrs attirent et retiennent un grand nombre de navires : Coquimbo, Valparaiso, le plus vaste entrepôt commercial de l’Amérique du Sud, Concepcion, Talcahuano, Valdivia, Punta Arenas, la plus méridionale des parties civilisées du globe. Sa population est d’environ deux millions et demi, soit une moyenne de dix habitans par mille carré, mais si la superficie du Chili dépasse de beaucoup celle de l’Italie, qui possède deux cent quarante-huit habitans par mille carré, il importe de tenir compte de ce fait qu’un tiers seulement du sol italien est improductif et qu’il n’y a guère qu’un quart du sol du Chili qui soit cultivé. Par sa position géographique, que nous venons d’esquisser brièvement, le Chili est forcément un pays maritime, agricole et commercial. L’Océan, sur lequel il déroule son immense façade, est la voie naturelle d’un point à l’autre de son territoire. L’Océan aussi est le seul côté par lequel on puisse l’assaillir. Les Andes, aux défilés étroits, aux cols inaccessibles, l’abritent et le défendent contre toute attaque par le continent. Au nord et au sud, il est inabordable. La mer est son domaine naturel. Par elle il exporte ses produits, il importe ce qui lui manque ; par elle il est en communication avec le monde ; accessible, vulnérable par elle seule, il a dû concentrer ses efforts sur ses côtes, créer une marine marchande pour les besoins de son commerce, une marine militaire pour sa défense, des fortifications pour ses ports.

Un pays, avec ses frontières naturelles, ses accidens de terrain, montagnes, plaines ou vallées, cours d’eau, sol, climat, produits, est le moule dans lequel une nation grandit ou s’étiole, prospère ou meurt, suivant que l’harmonie s’établit ou se rompt entre son génie propre et le milieu dans lequel elle se meut. Un peuple est plus ou moins colonisateur, suivant qu’il se plie plus ou moins facilement aux conditions géographiques et climatologiques des pays autres que le sien. La race espagnole, qui a peuplé l’Amérique du Sud, dont les descendans occupent encore en maîtres le sol conquis par leurs ancêtres il y a trois siècles, mérite de figurer au premier rang des races essentiellement colonisatrices. Sobre, brave, dur à la fatigue, l’Espagnol a subi, sans y perdre aucune de ces qualités de sa race, la transplantation sur un continent nouveau. Tel il nous apparaît en Europe, tel nous le retrouvons en Amérique. Là où le génie aventureux de ses navigateurs l’a entraîné, il a pris racine avec une étonnante ténacité. La puissante république des États-Unis n’a pu lui arracher la Floride qu’à prix d’argent, le Texas et la Californie qu’au prix de longs efforts. Au Mexique, il résiste à toutes les agressions. Ni la guerre civile, ni la guerre étrangère, ni l’incurie de l’administration, ni le désordre des finances n’ont pu le déposséder de ce vaste empire. Dans l’Amérique centrale, sous le climat le plus brûlant, il détient ses conquêtes ; l’Amérique méridionale lui appartient tout entière, et Cuba reste espagnole en dépit de tout, des fautes de la métropole et des convoitises des États-Unis.

Affranchi depuis cinquante-cinq ans seulement du joug de l’Espagne, le Chili a traversé lui aussi cette période inévitable de troubles, de dissensions intestines qui succède presque invariablement à un suprême effort national. Unies pendant la lutte, victorieuses à ce prix seulement, les ambitions se font jour au lendemain du succès. Les tendances diverses s’accusent et s’accentuent. Période critique, pendant laquelle plus d’un peuple héroïque a vu sombrer sa fortune et succomber son indépendance. Pour le Chili, cette période fut courte. Un gouvernement régulier, accepté de tous, rétablit l’ordre dans les finances, dans l’administration, dans l’armée. Au lendemain même de sa victoire sur l’Espagne, il envoyait ses soldats combattre pour la libération du Pérou, il épuisait son trésor pour créer une flotte, recruter une armée et livrer à Ayacucho une dernière et sanglante bataille pour l’affranchissement de l’Amérique du Sud. En paix avec ses voisins, séparé d’eux par des barrières naturelles, le Chili put se mettre au travail, cultiver son sol, développer ses ressources et, pendant les dernières trente années, jouir d’une prospérité et d’un calme inconnus aux autres républiques hispano-américaines.

La découverte de la Californie, le grand courant d’immigration qui se dirigea sur les côtes nord de l’Océan-Pacifique, donnèrent une vigoureuse impulsion au commerce du Chili et modifièrent considérablement sa situation économique. L’émigration européenne à destination des mines d’or s’effectua d’abord par le cap Horn. Valparaiso devint très rapidement un centre important, un point de relâche obligé pour les navires qui venaient d’affronter les tempêtes du cap Horn et qui, tous, se ravitaillaient et s’approvisionnaient dans ce port. De 1843 à 1852, le commerce de Valparaiso décupla par le fait du transit. Il grandit bien plus encore par l’exportation. La Californie ne produisait rien que de l’or. Les émigrans y arrivaient par milliers. Tout manquait, et ce qui faisait défaut, le Chili seul, alors, pouvait le fournir. Les armemens se multipliaient dans ses ports. Pendant plusieurs années il eut le monopole des fournitures de farines, vivres, approvisionnemens de toute nature. Valparaiso, Valdivia, Concepcion s’enrichirent. L’or de la Californie affluait au Chili, l’intercourse maritime lui ramenait des émigrans découragés, sa population s’augmentait par le fait d’une prospérité rapide et par un courant d’émigration, sur lequel il prélevait une certaine part. Ce mouvement n’eut qu’un temps. La construction du chemin de fer de Panama, l’établissement de lignes de bateaux à vapeur d’Europe aux États-Unis, des États-Unis à Aspinwall, détournèrent l’émigration en lui ouvrant une voie bien autrement rapide et bien moins dangereuse. Plus tard enfin, la construction du grand chemin de fer du Pacifique établit des communications sûres et promptes, et fit abandonner, pour les voyageurs au moins, le transit par Panama.

Le Chili sut habilement profiter de sa brillante, mais éphémère prospérité. Son commerce maritime, considérablement accru, avait formé ses marins ; d’audace était venue avec le succès ; armateurs, cultivateurs enrichis, entrevoyaient un grand avenir. Des circonstances imprévues avaient fait de Valparaiso le plus vaste entrepôt commercial du Pacifique ; pendant plusieurs années, toutes les marines du monde avaient visité son port, y créant une animation extraordinaire, y apportant une prospérité sans exemple. Puis brusquement, le courant se déplaçait, se portait vers le nord. On parlait du percement de l’isthme de Panama. Le jour où cette grande œuvre s’accomplirait, le commerce maritime abandonnerait définitivement la voie du cap Horn, que les marchandises, à défaut de passagers, continuaient encore à suivre parce qu’elle restait, après tout, la plus économique, bien que la plus longue et la plus périlleuse. L’or semé au Chili avait porté ses fruits, l’agriculture avait pris un grand essor, les mines étaient exploitées et donnaient de grands rendemens ; les finances étaient dans un état prospère ; tout autorisait les vastes espoirs et les hautes ambitions. Vingt-cinq années de paix, une marine nombreuse, une armée bien disciplinée, un crédit solidement assis permettaient de réaliser de grandes choses. Le Chili se sentait à l’étroit dans ses limites actuelles ; à l’est les Andes, au sud la mer du Pôle, à l’ouest l’océan. Au nord seul, il pouvait s’étendre. Puis, en marchant vers le nord, il se rapprochait de l’isthme, du mouvement européen. Le nord l’attirait, ainsi que l’aimant le fer. Les nations, comme les individus, subissent ces influences extérieures, résultat pour elles de leur situation géographique et économique. Depuis un siècle, les États-Unis sont en marche vers l’ouest ; ils ne se sont arrêtés qu’après avoir atteint les rives du Pacifique… et encore. Par-delà, dans le lointain embrumé de l’océan, ils entrevoient les côtes ensoleillées des îles Sandwich, dont ils rêvent de faire un entrepôt naval, le lieu de plaisance des millionnaires de la Californie, la station d’hiver, le Nice tropical de ces états de l’or.

C’est à ce moment même que, par une singulière coïncidence, les barrières naturelles qui semblaient de voir entraver l’essor du Chili vers le nord s’abaissaient d’elles-mêmes. Le désert d’Atacama, cessant d’être un obstacle, devenait un objet de convoitises. Ce sol aride et sablonneux, rebelle à toute culture, recelait d’immenses dépôts de salpêtre. Sous la couche de terre, dont l’épaisseur varie de quelques décimètres, on trouve un terrain de couleur claire, compact et composé en grande partie de gypse et de petites pierres que les chercheurs de salpêtre désignent sous le nom de costras (croûtes). L’épaisseur de ce terrain est de 0m,2 à 0m,4 ; sous cette croûte se trouve le salpêtre. Il se présente en couches très irrégulières dont l’épaisseur varie de 0m,1 ou 0m,2 jusqu’à plus de 2 mètres.

Quelle est sa provenance ? La présence du chlorure de sodium ou sel commun dans les salpêtrières a, tout d’abord, suggéré qu’elles étaient le résultat d’anciennes formations marines, mais, en observant avec plus d’attention, on constate l’absence de formations calcaires et de roches stratifiées ; dans aucun de ces dépôts, on ne rencontre vestige de coquillages marins. Enfin, au lieu d’occuper les parties basses du terrain, le salpêtre se trouve accumulé sur les collines et même sur des hauteurs considérables, comme aux mines de Papaso et jusqu’à sur la cordillière de Maricunga, à plus de 4,000 mètres d’altitude. Son origine est donc locale ; il s’est formé là où on le trouve. L’hypothèse la plus vraisemblable est que ce salpêtre provient de la décomposition des roches feldspathiques, très abondantes dans toute cette région et dont les élémens constitutifs, sous l’influence de l’air, se convertissent en nitrate. L’exploitation du salpêtre entreprise sur les confins du désert d’Atacama avait donné d’excellens résultats. La découverte des gisemens d’Antofagasta détermina, il y a quelques années, une véritable fièvre minière.

Antofagasta est situé dans le désert d’Atacama, qui sépare le nord du Chili des provinces sud du Pérou et de la Bolivie. Lors de la formation des républiques chilienne et bolivienne, ce territoire inculte et sans valeur servit de frontière naturelle aux deux états, frontière vague, indécise, à laquelle ni l’un ni l’autre n’attacha longtemps aucune importance, jusqu’au jour où de hardis explorateurs y découvrirent des gisemens de salpêtre et de guano. Des négociations diplomatiques entamées en 1856 traînèrent dix années. Le Chili exhibait des titres de possession prouvant que sa juridiction s’étendait jusqu’au 22e degré de latitude sud. La Bolivie réclamait jusqu’au 25e. Un péril commun amena une entente. En 1866, à l’issue de la guerre soutenue conjointement par le Chili, la Bolivie et le Pérou contre l’Espagne, on se fit de part et d’autre des concessions réciproques, et un traité signé la même année fixa au 24e degré de latitude la frontière des deux états. Toutefois il fut stipulé qu’ils exploiteraient en commun et se partageraient par moitié le produit des droits à percevoir sur les mines et gisemens situés entre le 23e et le 25e degré. C’est dans ces limites que se trouve Antofagasta, à une dizaine de lieues au nord du 24e degré, par conséquent sur le territoire bolivien, et c’est le gouvernement de La Paz qui, aux. termes du traité de 1866, octroya aux compagnies chiliennes les concessions nécessaires.

Reléguée tout entière dans l’intérieur du continent, où elle occupe une superficie double de celle de la France, la Bolivie ne possède d’autre accès à la mer que cette étroite bande de terrain d’environ 40 lieues, limitrophe du Chili. Au nord, la province péruvienne d’Arequipa lui barre le chemin de l’océan, et le trafic de la Bolivie se fait en grande partie par les ports péruviens. A la suite du traité de 1866, l’émigration chilienne, attirée par l’appât du gain, remontant lentement la côte, envahit peu à peu le désert, qu’elle explora dans tous les sens ; partout on constata l’existence de gisemens nouveaux. Des centres de population se créèrent, sur les côtes surtout. De petits ports, inconnus la veille, acquirent de l’importance, les dépôts, vu la difficulté des communications, ne pouvant être exploités avec avantage qu’à la condition d’être situés à peu de distance du rivage. Découverts par les Chiliens, les importans gisemens d’Antofagasta furent exploités par une compagnie chilienne, disposant de capitaux considérables. Le droit de propriété de la Bolivie ne fut pas mis en question ; la compagnie le reconnut de la façon la plus explicite en se conformant aux lois et aux règlemens boliviens relatifs à l’exploitation des mines. En peu d’années, Antofagasta prit un développement considérable et enrichit ses actionnaires.

Ces résultats dus à l’activité, à l’esprit d’entreprise et à l’initiative des Chiliens, éveillèrent la jalousie d’abord, puis les inquiétudes de la Bolivie. Des difficultés surgirent. La clause vague du traité de 1866, qui stipulait la jouissance commune des mines entre le 23e et le 25e degré, se prêtait à bien des interprétations. Sollicité par ses nationaux, désireux de n’engager leurs capitaux dans une exploitation aussi considérable qu’après entente préalable avec la Bolivie, le gouvernement chilien rouvrit avec cette puissance des négociations qui aboutirent en 1874 aux déclarations suivantes : le Chili s’engageait à renoncer à sa part afférente des droits à percevoir sur les guanos et sur les mines en vertu du traité de 1866, et, de son côté, le gouvernement bolivien déclarait que : « les droits d’exportation dans la zone commune ne s’élèveraient pas plus haut que ceux actuellement perçus, que les personnes, les industries et les capitaux des citoyens chiliens ne seraient soumis à aucune contribution autre que celles actuellement existantes. » Cette clause du traité devait avoir une durée de vingt-cinq années.

La Bolivie ne prévoyait pas alors que, dans un délai peu éloigné et sous l’empire d’une législation minière très libérale, Antofagasta deviendrait une colonie chilienne, comptant près de 20,000 ouvriers, maîtresse en fait d’un territoire sur lequel le gouvernement bolivien n’exercerait plus qu’une souveraineté nominale. La Bolivie ne pouvait songer en effet à entretenir une armée, à élever des forteresses, à occuper militairement une région absolument stérile, où tout ce qui est nécessaire à l’existence de l’homme fait défaut, où l’on ne se procure un peu d’eau potable qu’à l’aide d’appareils de distillation établis sur la plage et où le combustible manque à ce point que l’habitant ne peut faire cuire ses alimens que lorsque ses bêtes de charge ont digéré et que le soleil brûlant du désert a desséché leurs déjections.

Protégée par le traité avec la Bolivie, l’émigration chilienne avançait lentement, mais sûrement. En plusieurs circonstances, des difficultés surgirent avec les autorités locales, impuissantes à faire respecter leurs décisions et à affirmer leur autorité. A La Paz, siège du gouvernement bolivien, l’opinion publique, inquiète, émue, reprochait au président sa trop grande condescendance pour le Chili et l’accusait de sacrifier les intérêts nationaux. L’heure n’était pas éloignée, disait-on, où la Bolivie cesserait d’être une puissance indépendante et n’aurait plus d’autre ressource que de passer sous la domination chilienne. Cette heure sonnerait quand, privée de tout accès à la mer, enfermée de toutes parts, la Bolivie en serait réduite à exporter ses produits et à importer ses échanges par les ports de sa rivale.

La Bolivie n’était pas seule à s’alarmer. Pour des causes différentes, le Pérou suivait d’un œil inquiet cette invasion pacifique. Le désert d’Atacama séparait ses provinces méridionales du nord du Chili, et le désert se peuplait rapidement. Puis, le Pérou était obéré ; ses finances, mal administrées, l’obligeaient à recourir au crédit, et ce dernier s’épuisait. Disposant d’immenses ressources naturelles, il touchait à la banqueroute ; les îles Chinchas, ces gisemens énormes de guano, étaient pour le Pérou ce que le Pérou lui-même, avec ses prodigieuses mines d’or, avait été pour l’Espagne ; une source de richesses faciles, en apparence inépuisables, en réalité une cause d’incurie, de misère et finalement de ruine. On dépensait sans compter, vendant, hypothéquant l’avenir. Les dépôts de guano devaient suffire à tout, permettaient tout, excusaient tout. Mais ces dépôts eux-mêmes s’épuisaient. On leur demandait trop : des avances énormes, des intérêts exorbitans. Le Pérou, acculé, s’avisa de parer à son déficit en frappant d’un droit élevé l’exportation de ses salpêtres. Son territoire en renfermait de nombreux gisemens. Mais ces droits élevés produisirent peu. Ils n’eurent d’autre résultat que de constituer une prime en faveur des salpêtres chiliens, d’en activer la production, d’en encourager l’exportation. Les navires européens désertèrent les ports du Pérou et vinrent charger à Mexillones, à Antofagista, du salpêtre que les compagnies chiliennes livraient à plus bas prix, n’ayant à acquitter, en vertu du traité de 1874, que des droits très modérés.

Pour parer à cette concurrence désastreuse, il n’existait qu’un moyen : persuader au gouvernement bolivien de frapper les salpêtres d’un droit élevé. Le traité de 1874 s’y opposait, mais la Bolivie était obérée, elle aussi ; l’opinion publique y était hostile à l’exploitation chilienne. Cette mesure avait donc pour elle la sympathie du gouvernement et celle de la population.

En fait, ce pouvait être la guerre, mais on n’y croyait pas. Le Chili hésiterait, pensait-on, à se lancer dans les aventures d’une lutte avec la Bolivie, lutte longue et coûteuse, dans laquelle il lui faudrait transporter à travers le désert une armée avec tous ses approvisionnemens, franchir d’immenses espaces stériles, les cols des Andes et entreprendre sur La Paz une marche périlleuse. Le Chili hésiterait bien plus encore si la Bolivie, concluant une alliance offensive et défensive avec le Pérou, pouvait faire entrer en ligne les effectifs militaires et les forces navales de ce dernier. Un traité de cette nature fut la condition mise par la Bolivie à l’aventure dans laquelle le Pérou la poussait. Des négociations s’ouvrirent, le traité fut conclu. On convint de le tenir secret afin de permettre au Pérou d’offrir sa médiation et de ne le déclarer qu’au cas où cette offre serait rejetée par le Chili et la guerre déclarée.

Le 11 février 1878, l’assemblée nationale de Bolivie vota le décret suivant :

« Article unique. — Est approuvée la transaction contractée par le pouvoir exécutif, le 27 novembre 1873, avec le fond de pouvoirs de la compagnie des salpêtres et du chemin de fer d’Antofagasta, à la condition que soit rendu effectif un impôt minimum de dix centavos par quintal de salpêtre exporté. »

L’assemblée excédait ses pouvoirs. La loi du 22 novembre 1872 avait donné au président et à son cabinet qualité pour régler, à titre définitif, toutes les contestations soulevées sur la validité des concessions. Cette loi dispensait donc la convention conclue le 27 novembre avec la compagnie d’Antofagasta de la nécessité d’une sanction législative. Telle avait été, en effet, l’opinion des assemblées nationales de 1874, 1875, 1876 et 1877. Elles avaient consacré par leur silence et leur implicite approbation la validité d’une transaction sur laquelle l’assemblée de 1878 n’était plus fondée à revenir. En outre, ce décret constituait une violation formelle de l’article 4 du traité de 1874, par lequel le gouvernement bolivien s’était engagé à ne pas établir d’impôt nouveau sur les exploitations chiliennes durant une période de vingt-cinq années.

Le Chili protesta contre cette violation d’un pacte international. Son ministre à La Paz demanda au gouvernement bolivien de surseoir à l’exécution du décret. Des négociations s’ouvrirent ; elles se prolongèrent pendant toute l’année 1878. La Bolivie traînait en longueur. Il lui fallait le temps d’achever ses préparatifs militaires, de permettre au Pérou d’organiser son contingent et d’arrêter par un déploiement imposant des forces coalisées l’entrée en campagne de l’armée chilienne. Le cabinet de Santiago, irrité des délais qu’on lui opposait, insistait pour une réponse définitive et déclarait que le rappel du décret pouvait seul lui donner satisfaction. Serré de près, le gouvernement bolivien maintint en principe la thèse singulière que l’assemblée nationale avait le droit de rendre des décrets en contradiction avec les lois antérieures et les pactes internationaux ; puis enfin, le 18 décembre 1878, il informa le ministre du Chili que le décret était maintenu et que des ordres avaient été donnés aux autorités du littoral pour la perception de l’impôt prescrit par le décret du 14 février. Le gouvernement bolivien exigeait, en outre, le paiement d’une somme de 450,000 francs, montant dû, suivant lui, pour les impôts arriérés ; il alléguait qu’à la suite de la concession faite par lui à la compagnie de la construction d’un chemin de fer destiné à relier les mines à la mer, il s’estimait en droit de prélever une compensation proportionnelle à la garantie financière consentie par lui dans l’intérêt de l’exploitation.

Au Chili, l’émotion fut grande. On se sentait menacé, mais on se savait prêt. Le gouvernement rappela son ministre de La Paz, décréta la mobilisation de l’armée, une levée de vingt mille hommes et l’armement de l’escadre. Le cabinet bolivien ne s’attendait pas à des mesures aussi énergiques ; invoquant à son tour le texte du traité de 1874, il rappela au Chili que l’un des articles de ce traité stipulait, en cas de contestation, le recours à l’arbitrage d’une puissance neutre. Il offrit de soumettre le différend à l’appréciation du Pérou. Le détour était adroit. Si le Chili acceptait, la Bolivie obtenait gain de cause. S’il refusait, il assumait l’apparence des torts et fournissait au Pérou un prétexte d’intervenir. En même temps que cette proposition d’arbitrage, arrivait à Santiago un plénipotentiaire péruvien chargé d’offrir au Chili ses bons offices. Des indiscrétions calculées faisaient entendre qu’au cas où le Chili déclinerait ses offres, le Pérou se verrait, à son grand regret, contraint d’entrer en ligne et de prendre fait et cause pour la Bolivie. Dans ces conditions et sous ces réserves, la proposition d’arbitrage ne pouvait être accueillie. Le Chili, sans même consentir à la discuter, répondit en déclarant que la violation par la Bolivie du traité de 1874 replaçait la question au point où elle était avant la signature du traité ; qu’à cette époque, il avait établi ses droits sur le territoire situé entre le 25e et le 22e degré de latitude sud, qu’il n’avait consenti à limiter sa souveraineté au 24e degré qu’à la condition de la jouissance en commun de la partie du désert d’Atacama comprise entre le 24e et le 25e degré, que le traité étant rompu par le fait de la Bolivie, il rentrait en possession de ce qui lui appartenait.


II

C’était la guerre. La Bolivie crut sinon l’éviter, tout au moins la retarder en rapportant le décret, mais en déclarant qu’elle se considérait comme déliée des dernières concessions faites par elle, qu’en conséquence elle retirait celle octroyée à la compagnie d’Antofagasta. Dégagée des formules diplomatiques, sa déclaration équivalait à ceci : elle rapportait un décret prélevant une taxe de 450,000 francs et elle confisquait ou ruinait une propriété de 20 millions.

Le 12 février 1879, Santiago en fête célébrait l’anniversaire de la bataille de Chacabuco, inscrite dans les fastes historiques du Chili. Ce jour-là même, le ministre de l’intérieur recevait la dépêche suivante, datée d’Antofagasta et immédiatement affichée dans les rues de la capitale : « Le gouvernement de la Bolivie, au mépris de nos réclamations, a décrété la confiscation de la propriété de nos citoyens et a pris possession des dépôts de salpêtre, sans daigner nous fournir aucune explication. » Une explosion de colère accueillit la nouvelle. L’opinion publique surexcitée somma le cabinet d’agir. Il était prêt. Les ouvriers chiliens employés aux travaux des mines reçurent par télégraphe l’ordre de résister ; renforcés par un corps de troupes régulières, ils s’emparaient sans coup férir d’Antofagasta, de Mejillones et de Caracoles. Un navire cuirassé chilien bloquait le port de Cobija, où s’étaient réfugiées les autorités boliviennes chassées des districts miniers. L’armée s’ébranlait et de nouveaux transports chargés de troupes armaient rapidement pour amener des renforts sur les côtes de la Bolivie.

Le gouvernement de Santiago ne se faisait aucune illusion sur la gravité de ces résolutions. Le Chili se trouvait alors dans une de ces situations où l’audace s’impose et où la fortune mesure ses faveurs au degré de vitalité d’un peuple, à l’habileté de son gouvernement et au courage de ses soldats. Il n’avait pas seulement à redouter la coalition de la Bolivie et du Pérou, il avait encore tout à craindre de la république Argentine, avec laquelle ses rapports diplomatiques devenaient chaque jour plus difficiles, par suite d’une mésintelligence profonde et qui pouvait, profitant de ses embarras actuels, prendre le Chili à revers, créer une diversion importante ou tout au moins mettre sa neutralité à un prix onéreux.

Ainsi que nous l’avons rappelé, la Cordillière des Andes sépare le Chili de la république Argentine, dont la capitale est Buenos-Ayres. Ces cols, difficiles à franchir, faciles à défendre de part et d’autre, préviennent tout conflit, mais, dans le sud, les Andes s’abaissent en s’élargissant et forment les hauts plateaux de la Patagonie, sur lesquels les deux républiques réclament un droit de souveraineté. La possession de la Patagonie assure le contrôle du détroit de Magellan, route directe des bâtimens à vapeur à destination du Pacifique. Maîtresse de ce territoire, la république Argentine tiendrait entre ses mains une partie du commerce du Chili qui emprunte surtout la voie du détroit. Resterait, il est vrai, le libre passage par le cap Horn, mais il est des plus longs, des plus pénibles et des plus dangereux. Les navires qui se rendent de l’Atlantique dans le Pacifique y rencontrent des courans contraires, des vents debout qui les retiennent plusieurs semaines au milieu des brouillards et des tempêtes, exposés aux chocs des banquises et aux coups de mer. Le Chili entretient avec l’Europe un commerce d’échange des plus importans ; il ne possède aucun port sur l’Atlantique ; l’établissement d’une voie ferrée projetée entre la république Argentine et lui à travers l’un des défilés de Andes faciliterait grandement son transit, mais ce transit resterait soumis au bon vouloir de sa voisine, et si cette dernière était en outre maîtresse du détroit, le commerce du Chili serait son tributaire. Le percement de l’isthme de Panama obvierait à ces dangers, mais la voie du canal, plus courte et plus sûre, sera aussi la plus dispendieuse, et pour les produits encombrans et de peu de valeur, le détroit de Magellan restera longtemps encore utilisé.

En 1877, le gouvernement chilien avait ouvert des négociations avec la république Argentine afin de régler à l’amiable leurs prétentions respectives sur la Patagonie. Ces négociations furent tenus secrètes à la demande du cabinet de Santiago. Déjà, en 1873, le gouvernement péruvien avait réussi à faire échouer des pourparlers entamés par le Chili. A la fin de 1877, les plénipotentiaires tombèrent d’accord et convinrent que le traité, résultat de leurs délibérations, serait soumis simultanément aux assemblées législatives de leurs pays respectifs. Au Chili, le traité fut rejeté, après discussion, comme n’offrant pas des garanties suffisantes. Avis officiel en fut donné au cabinet de Buenos-Ayres, qui répliqua par un message du président aux chambres dans lequel il déclarait qu’en présence du refus du Chili de ratifier l’acte de son plénipotentiaire, il estimait que la république Argentine devait s’en tenir à l’uti possidetis de 1810. Son message se terminait par ces mots significatifs : « Notre devoir maintenant est d’envisager froidement la situation qui nous est faite. Les négociations sont rompues, non par notre fait. Soyons calmes, mais bien résolus à maintenir nos droits. Nous saurons les sauvegarder et nous voulons espérer encore que des inspirations plus sages prévaudront au Chili et nous permettront d’aboutir, par des moyens pacifiques, à une solution qui n’a que trop tardé. »

Ce message du président fut accueilli avec faveur. A la chambre des représentans, dans la presse, dans les réunions publiques, on accentua encore la note belliqueuse, ou réclama et l’on obtint l’envoi de bâtimens de guerre sur les côtes de la Patagonie ; on négocia sous main avec la Bolivie et le Pérou dont le concours était assuré pour une action commune contre le Chili. De son côté, ce dernier envoyait à Rio-de-Janeiro un diplomate habile pour sonder le cabinet brésilien, réveiller le souvenir des anciennes rancunes qui subsistaient entre l’empire du Brésil et la république Argentine et qui dataient de 1870. À cette époque, ces deux puissances, alors alliées contre le Paraguay, lui avaient imposé par la force un traité de cession territoriale et la libre navigation du Parana et du Paraguay supérieur, mais ces concessions obtenues étaient devenues une cause de dissentimens, chacun des deux alliés reprochant à l’autre de s’en attribuer les avantages exclusifs.

Le Pérou et la Bolivie ne mettaient plus en doute que la république Argentine ne profitât des embarras du Chili pour faire valoir ses prétentions. Ils se croyaient donc en droit de compter sur une puissante diversion dans le Sud, mais quand bien même elle leur ferait défaut, ils ne s’en estimaient pas moins assurés du succès. Quant au Chili, il sentait instinctivement que le nœud de toutes ses difficultés se trouvait dans le Nord, qu’un premier succès ferait hésiter le cabinet de Buenos-Ayres et qu’une victoire sur la Bolivie et le Pérou lui garantissait la neutralité dans le Sud.

Les forces que ses ennemis pouvaient mettre en ligne étaient numériquement supérieures aux siennes. La Bolivie et le Pérou réunis comptent environ cinq millions d’habitans, le double de la population du Chili. La Bolivie ne possède pas, il est vrai, de marine militaire, mais l’effectif de son armée de terre est assez considérable, et dans ce pays où tout le monde est soldat, habitué au maniement des armes, rien n’est plus facile que de lever des renforts. Le soldat bolivien est naturellement brave, sobre, dur à la fatigue. Vêtu d’une capote de toile grossière, de pantalons larges, chaussé d’ojotas, sorte de sandale en cuir qu’il fabrique lui-même, il résiste aux marches les plus rudes et oppose aux privations une obéissance aveugle à ses chefs, une patience à toute épreuve qui compensent l’absence d’ardeur guerrière et de patriotique enthousiasme. Solide au feu, il meurt, mais ne plie pas. Habitué aux courses de montagnes et aux sables du désert, il franchit sans hésiter de grandes distances, se nourrit de peu, ingénieux à suffire à ses besoins, d’ailleurs très limités.

Moins nombreuse, mais plus enthousiaste, l’armée péruvienne se compose d’élémens différens. L’instruction y est supérieure. Les continuelles révolutions ont militarisé la population. Excellens cavaliers, bons piétons, d’une bravoure brillante, les officiers et les soldats péruviens ne mettaient pas en doute le succès. Ils voyaient dans la guerre entreprise une sorte de promenade militaire destinée à réduire l’arrogance du Chili, dont ils méprisaient l’esprit mercantile et dont ils tenaient l’armée en médiocre estime. Depuis vingt-cinq ans, le Chili, toujours en paix, n’avait pas eu l’occasion de l’aguerrir et lui avait imposé des réductions successives. Par contre, la discipline, la moralité et l’instruction technique régnaient parmi ses troupes ; les cadres étaient bons, et les hommes valides ne faisaient pas défaut.

Pour les causes que nous avons indiquées, les efforts du Chili s’étaient portés de préférence du côté de la marine. Elle se composait de deux frégates cuirassées, le Blanco Encalada et l’Almirante Cochrane, portant chacune six canons de 300, de quatre corvettes, d’une canonnière, la Magallanes, de deux pontons et de dix transports. Le Pérou disposait, lui, d’une escadre au moins égale : quatre vaisseaux cuirassés : la frégate Independencia, le monitor Huascar, les batteries flottantes Atahualpa et Manco-Capac, deux frégates, l’Union, l’Apurimac, une goélette, le Pilcomayo, deux pontons et six transports. De part et d’autre, les équipages étaient solides et bien exercés, les officiers à la hauteur de leur tâche.

Mais le Chili avait pour lui une organisation administrative supérieure et une excellente situation financière. Celle du Pérou était déplorable, le trésor vide, le crédit nul, La rente péruvienne, émise à Londres à 74, était déjà tombée deux ans avant la guerre à 14. Une légion de fonctionnaires épuisait le pays. Victimes de révolutions incessantes, ils se hâtaient de s’enrichir pendant leur courte gestion, et, remplacés par d’autres non moins âpres au gain, ils étaient encore retraités pour le reste de leurs jours aux frais de l’état. Leurs veuves et leurs enfans avaient droit à des pensions. Une partie de la population vivait des rentes que l’état lui faisait, et l’état, sans cesse obéré, voyait chaque année ses ressources diminuer et ses charges s’aggraver.

III

La nouvelle de l’occupation d’Antofagasta par les troupes chiliennes provoqua au Pérou une émotion plus vive encore qu’en Bolivie. La guerre était le vœu de la population ; la presse, en y poussant, n’était que l’écho de l’opinion publique, surexcitée et confiante dans le succès. Vainement quelques voix modérées s’élevèrent en faveur de la neutralité ; leurs sages remontrances furent couvertes par les clameurs belliqueuses de ceux qui voyaient dans une entrée en campagne contre le Chili des victoires, des annexions territoriales, la conquête d’Atacama, le monopole du salpêtre, la solution des difficultés financières au milieu desquelles le Pérou se débattait.

Don Mariano Ignacio Prado, président du Pérou, passait pour être sympathique au Chili. Renversé du pouvoir en 1867 par une de ces révolutions de caserne, si fréquentes dans la plupart des républiques hispano-américaines, il s’était réfugié à Santiago, où il avait vécu huit années ; en 1875, un revirement de l’opinion l’avait rappelé au pouvoir. De son séjour prolongé au Chili, don Ignacio Prado avait rapporté des idées moins superficielles que celles de la plupart de ses compatriotes sur les ressources et la puissance du Chili. Il n’estimait pas que l’annonce seule de l’alliance du Pérou avec la Bolivie frapperait le Chili de terreur, ainsi que le prédisaient les feuilles publiques, et l’amènerait à solliciter humblement la paix. Mais, d’autre part, il n’avait ni la fermeté de caractère ni l’autorité nécessaires pour se mettre résolument à la traverse des événemens. Le souci de sa popularité péniblement reconquise, l’expérience amère de l’exil et des brusques changemens qui, du pouvoir suprême, l’avaient rejeté dans l’obscurité, l’indolence naturelle de son esprit, qui lui faisait trouver plus facile de suivre, en paraissant le diriger, un courant national qu’il ne se sentait pas la force de remonter, la crainte des attaques de la presse, tout le poussait à se constituer l’avocat, en apparence, le plus ardent d’une guerre sur l’issue de laquelle il ne partageait pas l’illusion générale. Toutefois il crut de son de voir de chef d’état d’essayer de détourner la tempête. « Je réponds de la paix, dit-il, si le Chili évacue Antofagasta. » Cette timide velléité de résistance ne pouvait aboutir, non plus que l’offre de médiation faite au Chili, et à laquelle le gouvernement de Santiago répondait en sommant don Antonia Lavalle, plénipotentiaire péruvien, de déclarer si oui ou non le Pérou était lié avec la Bolivie par un traité tenu secret. Vainement don Antonio éludait la question, déclarant « qu’il n’avait pas connaissance de ce traité, qu’il croyait qu’il n’existait pas, mais qu’en ayant entendu parler au Chili, il avait demandé à ce sujet des informations à Lima. » Le gouvernement chilien redoublait d’instances, exigeant une réponse catégorique et mettant le Pérou en demeure de se déclarer neutre.

Le 21 mars, le Pérou faisait enfin savoir qu’une déclaration de neutralité était impossible, vu l’existence d’un traité secret d’alliance conclu entre la Bolivie et lui depuis 1873. Le 2 avril suivant, le ministre des affaires étrangères du Chili adressait au plénipotentiaire péruvien la note suivante :


« Santiago, 2 avril 1879.


« Monsieur,

« La déclaration faite par votre gouvernement, ces jours derniers, au ministre chilien à Lima, par laquelle il disait ne pouvoir se déclarer neutre dans notre conflit avec la Bolivie, à cause d’un pacte d’alliance défensive, qui est le même que celui que vous m’ayez lu dans la conférence du 31 mars, a fait comprendre à mon gouvernement qu’il ne pouvait maintenir des relations amicales avec le Pérou.

« En conséquence de la réponse que vous m’avez faite dans-nôtre première conférence du 17 mars, relativement à notre demande sur l’existence dudit traité, que vous croyiez ne pas exister, alléguant comme raison que cette convention n’avait pu être approuvée par le congrès péruvien de 1873, et encore moins par les congrès suivans, pendant lesquels vous faisiez partie de la commission diplomatique, en conséquence de cette réponse, dis-je, mon gouvernement a va que votre gouvernement, en vous cachant ce traité à vous et à nous, s’est mis dans une position irrégulière.

« Mon gouvernement a. été surpris d’apprendre que celui du Pérou projetait et signait ce traité dans le moment même ou. il manifestait au Chili des sentimens de cordiale amitié.

« À cet acte mystérieux, sur lequel on a gardé le silence le plus absolu, le gouvernement du Chili a répondu avec une pleine franchise que ses relations avec le gouvernement du Pérou étaient rompues et qu’il se considérait comme belligérant en vertu de l’autorisation qu’à cet effet et, à la date de ce jour, il avait reçue des hauts pouvoirs de l’état.

« En vous adressant vos passeports, je me fais un devoir de vous assurer que toutes les mesures ont été poses pour vous offrir, ainsi qu’au personnel de votre légation, toutes les facilités et considérations qui vous sont dues.

« Je viens vous réitérer, aurez les sentimens d’une considération distinguée, les expressions de la haute estime avec laquelle je suis, de Votre Excellence, le dévoué serviteur.

« ALEJANDRO FIERRO.

« A Son Excellence don José Antonio Lavalle, envoyé extraordinaire du Pérou. »


La guerre avec le Pérou était déclarée et, sur le terrain diplomatique, le Chili maintenait les avantages acquis sur le terrain militaire. Il n’y avait rien à reprendre à la note ferme et modérée qui terminait une négociation dès le début condamnée à ne pas aboutir. L’opinion publique approuva hautement les résolutions du gouvernement, expliquées dans un mémorandum publié le 5 avril dans le journal officiel de Santiago et qui se terminait par ces mots :

« Le Chili est à la hauteur de la grande œuvre qui s’impose à lui. Le gouvernement se sent fort en présence de l’attitude énergique et résolue du pays. Dans de telles conditions, nous avons l’assurance du succès. »

« Cette nation honnête, pacifique et laborieuse, qui n’a de longtemps employé le fer que pour les travaux des champs et pour le transport de ses produits, met ses destinées sous la protection de Dieu. Elle en confie la défense à la valeur, à l’énergie et à l’infatigable constance de ses enfans. »

Des événemens modifiaient la situation. Le terrain de la lutte se déplaçait ; le Pérou devenait le principal adversaire, celui contre lequel il importait de se mettre en garde et de diriger les premiers coups. La campagne contre la Bolivie demandait du temps. Séparés l’un de l’autre par de vastes déserts, le Chili ne pouvait pas plus diriger ses troupes sur La Paz que la Bolivie ne pouvait envahir son territoire avant d’avoir réuni un matériel considérable, assuré la subsistance des troupes et le transport de l’artillerie. L’occupation du littoral bolivien était chose facile pour le Chili, maître de la mer, mais elle n’empêchait en rien la jonction des armées du Pérou et de la Bolivie, puis l’escadre péruvienne allait entrer en ligne, Tant que le Chili n’avait eu devant lui que la Bolivie, la lutte était forcément circonscrite. La Bolivie ne possédant pas de marine militaire, le Chili n’avait rien à craindre pour l’immense étendue de ses côtes. Il n’en était plus ainsi : on tenait la flotte péruvienne pour redoutable ; on la savait prête à prendre la mer. Le blocus des porte boliviens devenait dangereux, les navires qui en étaient chargés pouvaient être assainis à l’improviste par des forces ennemies supérieures, détruits en détail. Une rencontre navale entre les deux escadres dans laquelle le Chili aurait le dessous pouvait lui porter un coup mortel, exposer ses ports un bombardement, Valparaiso a la ruine de son commerce, le pays enfin à une invasion par terre soutenue par une flotte victorieuse. Il importait donc avant tout de se mettre en mesure de tenir la mer et diriger de ce côté tous les efforts et toutes les ressources dont on disposait.

L’occupation d’Antofagasta et du littoral bolivien avait eu pour résultat de rejeter au nord les faibles détachemens que la Bolivie entretenait dans ces parages. Ils s’étaient repliés sur Calama, à quelque distance de la côte, attendant des renforts et prêts à reprendre l’offensive. Un avocat bolivien, Ladislas Cabrera, s’était mis à leur tête. Homme entreprenant et résolu, il avait réussi à rétablir la discipline, à relever le moral de ses troupes ; il se trouvait en mesure soit d’opposer une résistance sérieuse, soit de tenter une marche offensive. Située sur les bords du Loa, Calama est une sorte d’oasis dans le désert d’Atacama, le point de ravitaillement des caravanes qui se rendent de Potosi au littoral. Vivres et munitions y abondaient. L’endroit était donc bien choisi pour une concentration. En outre, de Calama on menaçait les mines de Caracoles ; par une marche hardie on pouvait se porter sur Cobija, ou attendre dans des conditions favorables l’avant-garde de l’armée bolivienne, avec laquelle on restait en communication.

Il importait au Chili de prévenir cette dernière éventualité, de nature à compromettre les résultats du hardi coup de main par lequel il s’était emparé du territoire contesté. Quatre bâtimens de l’escadre vinrent bloquer Cobija qu’occupa sans coup férir un corps de débarquement, pendant que le colonel Sotomayor, parti d’Antofagasta prenait possession de Caracoles, accueilli avec enthousiasme par les mineurs chiliens. Successivement débusqués de ces deux points, les détachemens boliviens se repliaient sur Calama, grossissant l’effectif de Cabrera.

Préoccupé de ce danger, Sotomayor se décida à se porter sur Calama avant que l’arrivée des renforts permît à Cabrera de prendre l’offensive. Divisant ses troupes en deux parties, il laissa un détachement dans Caracoles, choisit cinq cents hommes des plus robustes et marcha vers le nord, marche rude et difficile dans un pays aride où à l’étouffante chaleur du jour succèdent les froids intenses de la nuit, où dans vingt-quatre heures le thermomètre varie de 30 degrés. Il fallait tout transporter avec soi, vivres, eau, fourrages à travers des plaines de sable et des quebradas escarpées. Le 23 mars au matin, la colonne chilienne arrivait en vue de Calama. Sommé de se rendre, Cabrera répondit par un refus énergique. Il s’attendait à être attaqué et avait pris toutes ses mesures pour résister. Abandonner Calama, c’était livrer la clé d’Atacama. Habilement disposé le long du Loa derrière d’épais buissons qui leur servaient d’abri, les soldats boliviens ouvrirent un feu nourri contre les troupes chiliennes combattant à découvert un ennemi invisible. Dans ces conditions défavorables, les Chiliens subirent des pertes assez fortes, mais officiers et soldats ne se faisaient aucune illusion sur l’impossibilité d’une retraite. Derrière eux le désert qu’ils venaient de traverser avec tant de difficultés, devant eux l’ennemi, mais aussi le salut, l’eau, les vivres, qui allaient leur manquer. Vaincus, ils tomberaient tous soit sous les coups de l’ennemi qui les poursuivrait, soit de faim et de soif dans ces interminables solitudes. Sur les ordres de Sotomayor, ils se portèrent en avant, incendiant les broussailles derrière lesquelles s’abritait l’ennemi. La fumée de l’incendie rabattue par le vent enveloppait les Boliviens, forcés de lâcher pied. Une charge vigoureuse acheva leur défaite. Cabrera rallia les fuyards et, lentement, sans être poursuivi, prit la route de Potosi, laissant entre les mains des Chiliens, Calama, ses blessés et seulement une trentaine de prisonniers, dont un colonel et deux officiers.

La nouvelle de ce premier succès fut accueillie au Chili avec enthousiasme. La prise de Calama écartait, pour un temps, toute préoccupation d’une attaque par terre et permettait au gouvernement de concentrer son attention et ses efforts sur les opérations navales. L’escadre chilienne reçut l’ordre de prendre la mer ; quatre bâtimens chargés de troupes de débarquement occupèrent, sans coup férir, les ports boliviens de Cobija et de Tocopilla, pendant que les cuirassés chiliens bloquaient le port péruvien d’Iquique, centre d’un commerce important, défendu par une garnison de 3,000 hommes.

Dans l’intéressant ouvrage[1] que vient de publier sur la guerre du Pacifique un écrivain remarquable qui est en même temps un des hommes d’état les plus autorisés du Chili, don Diego Barros Arana, nous lisons que l’escadre chilienne pouvait alors, en se portant hardiment sur le Callao, s’en emparer par un vigoureux coup de main, détruire dans ce port la flotte péruvienne et s’assurer ainsi les avantages qu’elle n’obtint plus tard qu’au prix de combats acharnés et de sacrifices énormes. Le gouvernement chilien eut le tort, paraît-il, de prendre trop au sérieux les fanfaronnades du Pérou et de tenir en trop haute estime sa puissance navale et ses moyens de résistance. Peut-être, en effet, dans le premier moment de désarroi, une pareille tentative eût-elle pu réussir, mais le succès n’était rien moins que certain. Le Callao était en état de défense. Les cuirassés péruviens possédaient une artillerie formidable. Embossés dans le port, ils doublaient la force de résistance des batteries de terre ; les troupes de débarquement du Chili ne constituaient encore qu’un effectif insuffisant et un échec devant le Callao, au début même de la campagne, en compromettait gravement le succès. Si le gouvernement chilien conçut ce projet hardi, il y renonça après examen, et nous ne saurions l’en blâmer.

Dès le 7 avril, en effet, l’armement de l’escadre péruvienne était assez avancé pour que les navires l’Union et Pilcomayo prissent la mer sous les ordres du commandant Garcia y Garcia. Au nord d’Antofagasta, sur la frontière du Pérou et de la Bolivie se trouve le petit port de Loa, à l’embouchure de la rivière de ce nom. C’est là qu’eut lieu le premier choc entre le Pérou et le Chili. La canonnière chilienne Magallanes, détachée de l’escadre pour reconnaître cette partie de la côte et escorter un convoi, se trouva tout à coup en présence des navires péruviens. Engagée trop avant pour reculer, la canonnière chilienne dut accepter le combat, dans lequel la supériorité de son tir compensa l’infériorité de son armement. Aux décharges précipitées des bâtimens péruviens la Magallanes riposta par un feu plus lent et plus méthodique, mais aussi plus efficace. L’Union, passablement avariée, et le Pilromiyo, tenu à grande distance, durent laisser le champ libre à la canonnière chilienne, qui rallia l’escadre sans avaries graves.

Encouragé par ce premier succès, l’amiral chilien, W. Rebolledo, qui bloquait Iquique, décida de se diriger vers le Callao et d’offrir le combat à l’escadre péruvienne. Le maintien du blocus d’Iquique fut confié à deux vaisseaux chiliens, l’Esmeralda et la Covadonga, que la lenteur de leur marche et leur état de vétusté rendaient peu propres à l’expédition projetée. Leur rôle devait se borner à interdire l’accès et la sortie du port d’Iquique aux navires de commerce. Remontant vers le nord, l’amiral chilien longea la côte, bombardant successivement les ports de Mollendo, Pisagua ; toute cette partie de la côte est entièrement dépourvue de végétation et privée d’eau. Il faut, comme à Iquique, recourir à des condensateurs et distiller l’eau de mer. Le 18 avril, Pisagua fut bombardée, le matériel d’exploitation du guano détruit. On évalue à 500,000 soles, plus de 2 millions de francs, les dommages causés par le feu de l’artillerie chilienne. Pas plus à Pisagua qu’à Mollendo, les Péruviens, pris au dépourvu, n’avaient eu le temps d’élever des batteries. Arica seule était mise en état de défense.

Immobile dans le port de Callao, la flotte péruvienne ne donnait pas signe de vie et laissait impunément dévaster les côtes. L’amiral chilien le savait et poursuivait l’exécution de son plan. A Lima, au Callao, l’opinion publique, surexcitée, réclamait des mesures énergiques et s’irritait de l’inertie de l’escadre. Le gouvernement résistait et annonçait le départ prochain d’un ou deux bâtimens, non pour protéger les côtes du sud, mais pour remonter au nord et aller chercher à Panama un matériel de guerre attendu d’Europe. Ces bruits, habilement mis en circulation, n’avaient d’autre but que de donner le change à l’escadre chilienne, l’entraîner vers le nord et masquer un coup de main sur Iquique. Rassuré par cette inaction et les avis qui lui parvenaient, l’amiral Rebolledo, prenant le large, se dirigeait sur le Callao.

Le 16 mai, le monitor Huascar et la frégate cuirassée Independencia quittaient furtivement ce port et, dans la matinée du 21, ils arrivaient en rade d’iquique. L’Independencia, revêtue d’un blindage de quatre pouces et demi, portait 22 canons Armstrong et dont 2 à pivot et un éperon de 12 pieds de long. Le Huascar, monitor à tourelles, était armé de 5 canons Armstrong et construit de façon à pouvoir abaisser son bordage supérieur et ne présenter à l’ennemi qu’un plat-bord de dix pouces au-dessus de la ligne de flottaison. Contre ces deux redoutables adversaires, la Covadonga et l’Esmeralda étaient hors d’état de lutter, mais leurs commandans, jeunes, actifs, résolus, décidèrent de combattre jusqu’au bout et de couler plutôt que de se rendre.

Sommée de se rendre par le Huascar, l’Esmeralda répondit par une bordée à bout portant. Deux fois le Huascar se lança sur elle pour la percer de son formidable éperon, deux fois la corvette chilienne réussit à se dérober, maintenant toujours son feu. A la troisième attaque, le Huascar la troua. Au moment où elle coulait bas, son commandant, Prat, parvint à gagner le pont du Huascar avec quelques hommes et à engager une lutte inégale dans laquelle il succomba avec ses compagnons. L’Esmeralda disparut sous les flots après avoir d’une dernière bordée balayé le pont du cuirassé. Sur cent quatre-vingts hommes dont se composait l’équipage du bâtiment chilien, on n’en recueillit que soixante.

Pendant ce temps, la frégate cuirassée péruvienne l’Independencia poursuivait la Covadonga. Son commandant ripostait avec une froide énergie au feu de son adversaire. Ses deux uniques canons, admirablement pointés, balayaient le pont ennemi, mais ne pouvaient mordre sur la cuirasse de fer. Profitant de son faible tirant d’eau et de sa parfaite connaissance de la côte, le commandant Condell engage audacieusement son navire dans les récifs, entraînant l’Independencia acharnée à sa poursuite, qui s’échoue sur un bas-fond. Bien que la Covadonga fasse eau de toutes parts, criblée comme elle l’était par la puissante artillerie du cuirassé, elle revient sur lui, l’écrase de son feu et ne le quitte qu’après avoir vu achever l’œuvre de destruction. Alors seulement elle parvient, non sans peine, à rallier Antofagasta.

Ce combat d’Iquique était désastreux pour le Pérou. Non-seulement il lui coûtait un de ses plus formidables bâtimens et n’infligeait à ses adversaires qu’une perte facile à réparer, mais il soulevait au Chili un enthousiasme indescriptible ; il donnait la mesure de ce que le pays pouvait espérer de sa flotte et de l’énergie de ses marins. De part et d’autre, on avait fait preuve de courage, et l’on ne saurait reprocher aux officiers péruviens qu’un excès d’ardeur à tirer parti des avantages d’une tactique habile. En déjouant la surveillance de l’amiral chilien, en se portant en forces supérieures sur Iquique, l’escadre péruvienne mettait à profit la faute commise. Trahie par la fortune et par son impatience, elle sortait de cette rencontre considérablement amoindrie, mais redoutable encore. Le capitaine Grau commandait le Huascar ; marin habile, officier intrépide, il devait plus tard illustrer son nom et provoquer l’admiration de ses ennemis. Réduit à ses seules forces, il ne pouvait, après la perte de l’Independencia, reprendre Antofagasta. L’amiral Rebolledo venait d’apprendre au Callao le départ des navires péruviens pour le sud. Il arrivait à toute vapeur. Le commandant du Huascar reprit la route du Callao, serré de près par l’escadre chilienne, à laquelle il ne put échapper que grâce à sa supériorité de marche et à son sang-froid. Le 7 juin, il ralliait le Callao, où la population l’accueillit avec transport. Salué du nom de premier et illustre défenseur du Pérou, le commandant Grau ne songea plus qu’à prendre sa revanche du malheureux combat d’Iquique.

Pendant que ces événemens s’accomplissaient sur mer, le Pérou et la Bolivie hâtaient la concentration de leurs forces militaires. Les trois premières divisions de l’armée bolivienne, soit environ six mille hommes, avaient fait leur entrée à Tacna, dans la province péruvienne d’Arequipa, sous le commandement du général Daza, président de la Bolivie ; mais Tacna était encore à 175 lieues de la frontière chilienne, dont La séparait le désert d’Atacama. Pour franchir cette distance, il fallait longer la côte, soutenu par une escadre de ravitaillement, ou embarquer l’armée dans le port d’Arica sur des transports. L’une ou l’autre de ces deux opérations supposaient la libre possession de la mer, tout au moins pour un temps. On comptait sur la campagne du Huascar et de l’Independencia pour obtenir ce résultat.

Les forces péruviennes, sous le commandement du général Prado, président du Pérou, occupaient Arica, où devait s’effectuer la jonction des deux armées. Le congrès péruvien, donnant pleins pouvoirs au président pour augmenter les forces de terre et de mer, l’avait autorisé à élever de 125 millions de francs l’émission du papier-monnaie et à négocier des achats d’armes et de munitions en Europe. Le général J. Buendia commandait en chef l’armée de Tarapaca. Le 20 mai, les présidens Prado et Daza opéraient à Arica la jonction des deux armées. Ce fut un jour de fête. On avait redouté une attaque et un débarquement des troupes chiliennes sur ce point important. Les forces considérables dont on disposait écartaient ce danger. On savait, en outre, l’heureuse sortie du Huascar et de l’Independencia du port du Callao ; on attendait d’heure en heure la nouvelle de la levée du blocus d’Iquique, de la reprise d’Antofagasta et de la destruction d’une partie de l’escadre chilienne.

Le lendemain on sut à quoi s’en tenir. Le succès n’avait pas répondu aux espérances. Sans se décourager toutefois on pressa les travaux de défense du port d’Arica, dont on fit une place de guerre formidable. Iquique reçut une garnison considérable, on y leva des fortifications garnies de canons de gros calibre ; Pisagna, fortement occupée par un corps péruvien et bolivien, fut mis a l’abri d’un coup de main. En même temps, on poussait activement avec la république Argentine les négociations en vue d’une alliance offensive contre le Chili ; on proposait de lui céder, pour prix de sa coopération dans la campagne entreprise, 60 lieues de côtes sur le Pacifique à distraire du territoire du Chili, depuis le 24e jusqu’au 27e degré. La Bolivie décrétait en outre la délivrance de lettres de marque à tous navires de toute nationalité qui s’attaqueraient au commerce du Chili. L’argent manquait. La Bolivie confisqua les propriétés des citoyens chiliens dans les mines de Coro-Coro et de Huanchacha et vota un emprunt forcé de 5 millions de francs dont on ne put faire rentrer qu’une partie insignifiante. Enfin une amnistie générale, mesure plus heureuse, dont l’honneur revient au président Daza, eut pour résultat de rallier à son gouvernement et de ramener sous les drapeaux un grand nombre de mécontens, dont les rancunes désarmèrent devant le péril commun.

De son côté, le gouvernement chilien, encouragé par ses premiers succès, pressait activement l’armement de ses troupes. Les mineurs chassés du territoire péruvien constituaient d’excellentes recrues. Durs à la fatigue, exaspérés par les mesures de rigueur prises contre eux, connaissant bien le pays, habitués aux marches et à la vie du désert, ils s’enrôlèrent en foule et fournirent en peu de semaines un contingent de cinq régimens dont l’instruction militaire, la discipline et le courage ne laissaient rien à désirer. L’organisation d’une garde nationale locale permit de disposer des troupes régulières dont les cadres étaient excellons. On fit venir d’Europe les munitions et les équipemens nécessaires ; tous les achats furent payés comptant et le service de la dette publique ne subit aucun retard. Le crédit du Chili se maintenait, mais il traversait, lui aussi, une crise économique, résultat de trois années consécutives de mauvaises récoltes et des dépenses considérables faites pour les grands travaux publics. Ces derniers furent suspendus, une stricte économie fut introduite dans l’administration, enfin on eut recours à une émission de papier-monnaie ayant cours forcé, mais grâce aux mesures prises et aux sages tempéramens apportés à cette émission, la dépréciation du papier fut de courte durée et ne dépassa pas 25 pour 100.

Depuis le combat d’Iquique, l’escadre péruvienne se préparait à la lutte. Si le blocus d’Iquique paralysait le commerce péruvien en empêchant l’exportation du nitrate, il paralysait également une partie de la marine chilienne ; il laissait libres les ports de Pisagua et d’Arica, situés plus au nord et par lesquels le gouvernement péruvien acheminait ce qui était nécessaire à son armée ; il facilitait en outre un coup de main hardi, l’expérience l’avait prouvé, et obligeait l’amiral chilien à une incessante surveillance, difficile à exercer sur une étendue considérable de côtes. C’est ainsi que la goélette péruvienne Pilcomayo réussit à tourner l’escadre de blocus, à débarquer à Arica un chargement important, à surprendre le port de Tocopilla occupé par les Chiliens, à couler bas un navire de transport, les pontons et les barques et à se dérober par une fuite habile aux poursuites de ses adversaires. Ce que le Pilcomayo venait de tenter avec succès, le commandant Grau se préparait à l’entreprendre avec le Huascar sur une tout autre échelle. Instruit par l’expérience, il faisait renouveler et changer une partie de son armement, réparer ses machines, compléter son équipage, enrôler des matelots éprouvés ; le 6 juillet, il prenait la mer et commençait cette campagne héroïque qui devait immortaliser son nom et illustrer son pays.

On avait déjà vu par l’exemple de l’Alabama, lors de la guerre de sécession aux États-Unis, les dommages considérables que pouvait infliger à un ennemi bien supérieur en forces et en nombre un navire isolé, de marche rapide, habilement manœuvré, dissimulant ses mouvemens, apparaissant à l’improviste sur les points où on l’attendait le moins, menaçant sur tous, n’acceptant le combat qu’avec certitude de succès et se dérobant en présence d’adversaires redoutables. Le capitaine Grau, promu amiral, s’inspira de cette tactique. Du Callao il se rendit à Arica, communiqua ses plans au président Prado, obtint de lui la liberté d’opérer à son gré, et se dirigea sur Iquique que bloquait l’escadre chilienne. Il savait qu’à la tombée de la nuit les bâtimens chiliens gagnaient le large pour éviter les torpilles que les assiégeans pouvaient diriger contre eux dans l’obscurité. Le 9 juillet, à minuit, le Huascar pénétrait dans le port d Iquique, l’amiral s’abouchait avec les autorités péruviennes, obtenait d’elles les renseignemens qui lui étaient nécessaires et, avant le jour, reprenait la mer. Prévenu de l’arrivée prochaine du Matias-Cousino, vapeur chilien qui approvisionnait de charbon l’escadre de blocus, il se porta à sa rencontre, le surprit à peu de distance du port et lui intima l’ordre de se rendre. Hors d’état de lutter contre le Huascar, ce bâtiment amenait son pavillon, lorsque la canonnière chilienne Magallanes, commandée par don José La Torre, vint auclacieusement disputer sa proie au monitor péruvien. Surpris de tant d’audace, l’amiral Grau, trompé par la distance et la nuit, se crut attaqué par la frégate cuirassée Cochrane, bien supérieure en force à son navire. Il se préparait à éviter le combat quand il reconnut son erreur.

Revenant à toute vapeur, le Huascar se porta sur la canonnière pour la couper en deux, mais le commandant La Torre éluda le choc et riposta par un feu nourri. Le Huascar ouvrit le sien, gagnant de vitesse sur son adversaire, dont la perte semblait assurée quand apparut à l’horizon le cuirassé Cochrane attiré par le bruit de l’artillerie. Le Huascar dut abandonner la poursuite et s’abriter sous le feu des batteries d’Arica.

Il y retrouva la corvette péruvienne l’Union, bâtiment de haute marche et d’évolution rapide. L’amiral Grau la prit sous ses ordres, l’estimant propre à la guerre de surprises qu’il entreprenait, et se dirigea avec ses deux bâtimens sur Antofagasta. En route il captura deux transports chiliens, qu’il achemina sur Callao. Longeant ensuite la côte, il détruisit les pontons chiliens à Chanasal, Huasco, Carrizal, et, virant de bord, remonta vers le nord. En vue d’Antofagasta, le Huascar rencontra un grand transport chilien, le Rimac, chargé de vivres, de munitions, portant deux cent cinquante-huit hommes de cavalerie et des chevaux. Le Rimac fut pris et convoyé à Arica. À bord se trouvait la correspondance officielle du gouvernement chilien. Par elle on apprit qu’il attendait deux chargemens d’armes qui venaient d’Europe, destinés à l’équipement de l’armée d’Antofagasta.

Convaincu d’après la teneur de ces dépêches que l’armée chilienne cantonnée à Antofagasta était hors d’état de prendre l’offensive jusqu’à l’arrivée de ces convois, l’amiral Grau intima l’ordre au commandant de l’Union de se porter à leur rencontre et de s’en emparer. Suivant toutes probabilités, il devait les rejoindre dans le détroit de Magellan. Si ce coup de main réussissait, on prévenait pour longtemps une marche en avant des troupes chiliennes. Le commandant Garcia fit immédiatement route vers le sud. Assailli par les gros temps, il réussit enfin, non sans peine, à pénétrer dans le détroit de Magellan, mais il y entrait au moment même où le premier vapeur venait d’en sortir et, gagnant le large, faisait voile pour Valparaiso. Peu après l’Union arrivait en vue de Punta-Arenas, station chilienne dans le détroit de Magellan. Le commandant Garcia s’en empara, mais, trompé par les indiscrétions calculées du commandant chilien, il crut que les deux navires qu’il cherchait avaient tous deux franchi le détroit, et il se mit à leur poursuite. Le but de l’expédition était manqué, mais l’occupation de Punta-Arenas, l’audace dont avait fait preuve le commandant Garcia en pénétrant impunément dans le détroit et en éludant la surveillance des croiseurs chiliens, la capture du Rimac et des soldats qu’il avait à bord, la divulgation des dépêches du cabinet de Santiago, avaient surexcité et alarmé l’opinion publique au Chili. On se sentait en présence d’adversaires actifs, résolus, dont les coups portaient juste et qui infligeaient des échecs répétés. On reprochait au gouvernement de ne pas imprimer aux opérations navales une direction plus énergique. Sans doute le Chili n’avait subi sur aucun point une défaite importante, mais une série d’insuccès et de contre-temps ne laissait pas que d’éveiller l’inquiétude et de blesser le patriotisme.

On crut, au Pérou, que ces symptômes de mécontentement aboutiraient à une insurrection et au renversement du président. Il n’en fut rien. Le gouvernement chilien, s’inspirant des vœux de l’opinion publique et prenant conseil des événemens, modifia ses plans de campagne. Le blocus d’Iquique fut levé, les navires rappelés à Valparaiso furent réparés et ravitaillés. L’amiral Williams Rebolledo, fatigué et malade, fut remplacé par don Riberos, capitaine de vaisseau, déjà âgé, mais plein d’énergie et de résolution. Il prit le commandement de l’une des frégates cuirassées, le Blanco Encalad&, confia celui du Cochrane à don José La Torre, qui venait de faire ses preuves en disputant et arrachant au Huascar sa prise en vue d’Iquique, et se prépara à entreprendre, de concert avec lui, une campagne énergique contre le Huascar.

Ce dernier poursuivait le cours de ses succès. Le 7 août, il se présentait inopinément devant le port chilien de Taltal, qu’il bombardait. Échappant à toute poursuite, il reparaissait brusquement à Antofagasta, où se trouvaient la canonnière chilienne Magallanes et l’Abtao. Antofagasta essuyait un nouveau bombardement, l’Abtao subissait de sérieuses avaries, mais un boulet de 300 traversait la cheminée du monitor péruvien, éclatait sur son pont et lui tuait plusieurs hommes.

Le 1er octobre, l’escadre chilienne prenait la mer sous le commandement de don Riberos, décidé à en finir avec le Huascar et à tout tenter pour obtenir cet important résultat. Outre le Blanco Encalada et le Cochrane, il avait sous ses ordres la corvette O’Higgins et la goélette Covadonga. L’escadre se dirigea sur Arica ; le Huascar n’y était plus, mais l’amiral chilien apprit par des pêcheurs que l’Union avait rejoint l’amiral Grau et que les deux bâtimens faisaient route vers le sud. A Mejillones, il sut, par des communications télégraphiques de Santiago, que les deux navires qu’il poursuivait, après avoir longé la côte en détruisant toutes les chaloupes qu’ils rencontraient, avaient rallié le port d’Arica. Sur les ordres du commandant Riberos, le Cochrane, le O’Higgins et un transport passèrent la nuit en vue de Mejillones, pendant que le reste de l’escadre croisait un peu plus au sud, au large d’Antofagasta. Si, comme tout l’indiquait, l’amiral Grau se portait vers le sud, il devait rencontrer l’une des deux divisions chiliennes.

Le 8 octobre, avant le jour, un officier de quart, à bord du Blanco, signala près du cap d’Agamos la fumée de deux navires à vapeur. C’étaient le Huascar et l’Union, qui serraient de près le rivage et avaient, grâce à l’obscurité, passé sans être aperçus par la division postée plus au nord. Immédiatement le commandant Riberos se mit à la poursuite du Huascar, qui, se voyant découvert, vira de bord et fit route au nord. Le Huascar, de marche supérieure, gagnait rapidement sur son adversaire et se croyait hors de danger quand il aperçut devant lui trois navires qui manœuvraient de manière à lui barrer le passage. C’était l’escadre du nord qui, sous les ordres du commandant La Torre, lui offrait le combat. Pour la seconde fois, ainsi qu’au combat d’Iquique, La Torre et Grau se retrouvaient en présence, mais à armes égales, fer contre fer, cuirasse contre cuirasse.

La situation de l’amiral Grau était des plus critiques. Derrière lui, Riberos avançait à toute vapeur ; devant lui, La Torre lui barrait la route ; il fallait forcer le passage sans attendre le Blanco Encalada. Mais le commandant du Huascar n’était pas homme à désespérer de la fortune ; il avait foi en lui-même ; son équipage, aguerri, composé de marins intrépides, lui inspirait toute confiance, et puis l’audace seule pouvait lui venir en aide. Inquiet toutefois pour le sort de l’Union, que sa coque en bois mettait hors d’état de tenir contre là formidable artillerie des cuirassés chiliens, il lui télégraphia de gagner le large et de refuser le combat. Grâce à sa marche rapide, l’Union put se dégager et prendre la fuite, suivie par la corvette O’Higgins, que le commandant La Torre détacha à sa poursuite.

Resté seul, le Huascar, serrant la côte de près, se dirigea vers le nord en forçant de vapeur et en diminuant la distance qui le séparait du Cochrane. A 3 kilomètres de distance, il ouvrit le feu, que son adversaire essuya silencieusement ; puis, arrivé à courte, distance, il laissa porter et, par une manœuvre hardie, lança son navire à toute vitesse sur le cuirassé chilien pour le couler bas avec son éperon. Grâce à sa double hélice, le Cochrane évita le choc et, les deux navires glissèrent l’un près de l’autre à quelques mètres de distance en échangeant de terribles bordées. Revenant sur ses pas, le Huascar s’acharna après son adversaire, décidé à le mettre hors de combat avant l’arrivée du Blanco Encalada, qui accourait en toute hâte. En moins d’une heure, le Huascar fit vingt-cinq décharges de ses pièces de 300 sur le Cochrane, qui ripostait avec énergie, lui barrant résolument la route. A onze heures, le Blanco Encalada entrait en ligne et ouvrait le feu contre le Huascar.

Sur son avant, les projectiles n’avaient pas de prise ; l’arrière était sa partie vulnérable : l’amiral chilien concentra sur ce point le tir de ses pièces de 300 et réussit à démonter son gouvernail. Vainement l’équipage du Huascar essaya de le réparer. Les matelots chiliens, postés dans les hunes, balayaient le pont par d’incessantes décharges de mousqueterie. Le monitor péruvien ne gouvernait plus ; épave ballottée par les flots, il combattait toujours. A toutes les sommations de se rendre et d’amener son pavillon, il répondait par les feux de sa tourelle blindée. Renfermé dans ce poste périlleux, l’amiral Grau soutenait une lutte désespérée. Sur l’ordre de l’amiral chilien, les deux cuirassés dirigèrent simultanément leur tir sur la tourelle. Un obus finit par la transpercer, et l’amiral Grau fut tué sur le coup.

L’amiral mort, toute résistance semblait inutile, mais l’équipage du Huascar était résolu à périr plutôt que de se rendre. Le capitaine Elias Aguirre prend le commandement et s’établit dans la tour blindée. Acharnés à la lutte, exaspérés par le combat, les adversaires échangeaient leurs coups meurtriers à une distance de 300 mètres. Le Blanco Encalada, sur l’ordre de La Torre réussit même à s’approcher jusqu’à 10 mètres pendant qu’on rechargeait à l’intérieur une des pièces du Huascar. Dans l’embrasure béante il décharge un obus de trois cents livres qui éclate dans la tourelle, tue le commandant Elias Aguirre, les servans des pièces et démonte un des canons du Huascar. Il n’en restait plus qu’un seul en état de service. C’est assez pour continuer la lutte. Le capitaine de pavillon Garbajal la dirige. De nouveaux servans pénètrent avec lui dans la tourelle, le feu reprend plus lent, mais soutenu, jusqu’au moment où un obus du Cochrane, pénétrant par la brèche ouverte, fait éclater le blindage, blesse Garbajal et tue les servans. Il était onze heures, le combat durait depuis deux heures. Le pont du Huascar inondé de sang, la tourelle encombrée de cadavres, attestaient l’héroïsme de la lutte ; les mâts brisés ne permettaient plus d’utiliser les mitrailleuses dans les hunes ; pourtant le Huascar combattait toujours avec son unique pièce, et le lieutenant José Rodriguez soutenait l’ardeur des combattans. Une décharge de mousqueterie, partie des hunes du Cochrane, l’abattit sur le pont. Le Huascar désemparé flottait au hasard ; les canonniers étaient tués ; les matelots qui essayaient de les remplacer tombaient sous le feu de l’artillerie ennemie, les obus ayant fait éclater la toiture de la tourelle. Sur ce pont ensanglanté, incessamment balayé par le feu de douze pièces déchargeant presque à bout portant des boulets de trois cents livres, il n’était plus possible de tenir. Cependant le lieutenant don Pedro Hareson prend le commandement de cette épave. Vainement l’amiral chilien fait cesser le feu, met ses chaloupes à la mer et lance ses hommes à l’abordage ; les derniers défenseurs du Huascar les reçoivent à coups de hache, de revolvers, et les rejettent à la mer. C’était leur suprême effort. Une seconde tentative d’abordage réussit. Les Chiliens sont maîtres du Huascar, mais les survivans ont ouvert les soupapes, le navire menace de couler : les Chiliens n’ont que le temps de les refermer et de maintenir le navire à flot.

Ce combat d’Agamos assurait, la suprématie maritime du Chili. Glorieux pour lui, il ne l’était pas moins pour le Pérou. De l’équipage du Huascar, 61 hommes étaient morts, les cinq officiers les plus élevés en grade avaient succombé, sept autres agonisaient. Pendant le combat, engagé en vue de Mejillones, le télégraphe de ce port informait les autorités chiliennes des péripéties de la lutte. Le résultat fut accueilli dans tout le Chili par une explosion de joie. Les vainqueurs toutefois rendirent aux vaincus l’hommage dû à leur vaillance et, dans son rapport officiel, l’amiral chilien par la en termes émus de l’intrépidité et du courage de l’amiral Grau, qu’il appela lui-même un grand homme de mer.

Il était en effet. Avec lui disparaissait le plus habile et le plus hardi des officiers du Pérou. Ses compatriotes ne s’y trompèrent pas. Le sénat péruvien vota, aux acclamations publiques, la résolution suivante : « A l’appel, abord de la flotte nationale, le nom de Michel Grau sera prononcé ; l’officier le plus élevé en grade répondra : Présent au séjour des héros. »

Maître incontesté de la mer, le gouvernement chilien pouvait désormais imprimer une impulsion énergique aux opérations de terre et tenter l’invasion du Pérou. Ce qu’avait commencé l’intrépidité de ses marins, c’était à ses généraux de l’achever. Nous les suivrons sur ce terrain nouveau, où vont désormais se dérouler les dernières péripéties de la guerre du Pacifique.


C. DE VARIGNY.

  1. Histoire de la guerre du Pacifique, par don Diego Barros Arana ; Paris, 1881 ; Domaine.